Du conservatisme et du libertarianisme. Par Hans-Hermann Hoppe.

Par Hans-Hermann Hoppe

(extrait de Democracy, the God That Failed, Transaction Publisher, 2001)

Titre original : On conservatism and libertarianism (chapitre 10).

Traduction de Stéphane Geyres et Damien Theillier, Institut Coppet

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I

Laissez-moi commencer par une réflexion sur les deux sens possibles du terme « conservateur ». Le premier sens se réfère au conservateur qui soutient de façon générale le statu quo ; c’est-à-dire une personne qui souhaite conserver les lois, règles, réglementations, codes moraux ou comportementaux, quels qu’ils soient, existant à un moment donné.

Puisque des lois, des règles et des institutions politiques différentes sont en vigueur à des moments ou endroits différents, ce qu’un conservateur soutient dépend et varie avec le temps et l’espace. Être un conservateur ne veut rien dire de particulier à part aimer l’ordre établi, quel qu’il puisse être.

Le premier sens peut donc être mis à l’écart. Le terme « conservateur » doit avoir un autre sens. Ce qu’il signifie, et ne peut que signifier, est ceci : « conservateur » fait référence à quelqu’un qui croit en l’existence d’un ordre naturel, un état naturel qui correspond à la nature des choses, du monde et de l’Homme. Cet ordre naturel existe et peut être perturbé par des accidents et anomalies : par les tremblements de terre et ouragans, maladies, pestes, monstres et grosses bêtes, par les chevaux à deux têtes ou hommes à quatre jambes, les paralytiques et les idiots, et par la guerre, la conquête et la tyrannie. Mais il n’est pas difficile de distinguer la forme normale de l’anomalie, l’essentiel de l’accidentel. Un peu d’abstraction supprime les contingences et permet à presque tous de voir ce qui est et ce qui n’est pas naturel et en accord avec la nature des choses. De plus, l’état naturel est en même temps l’ordre des choses le plus pérenne. L’ordre naturel est ancien et pour toujours le même (seules les anomalies et accidents subissent le changement), on peut donc le reconnaître partout et à tout instant.

Le « conservateur » reconnaît l’ancien et le naturel à travers la contingence des anomalies et accidents et le défend, le soutient et aide à le préserver du temporaire et de l’anormal. Au sein du domaine des humanités, y compris les sciences sociales, un conservateur reconnaît familles (pères, mères, enfants, petits-enfants) et ménages, sur la base de la propriété privée et en coopération avec une communauté d’autres ménages, comme les unités sociales les plus fondamentales, naturelles, essentielles, anciennes et indispensables. De plus, la famille-ménage représente aussi le modèle de l’ordre social en général. De la même façon qu’il existe un ordre hiérarchique dans une famille, il y a un ordre hiérarchique au sein d’une communauté de familles – fait d’apprentis, de servants, de maîtres, vassaux, chevaliers, seigneurs, nobles, et même rois – liés ensemble par un système élaboré de relations entre pairs ; de même pour les enfants, parents, prêtres, évêques, cardinaux, patriarches ou papes, et finalement le dieu transcendant. Des deux couches d’autorité, le pouvoir physique, terrestre des parents, des seigneurs et des rois est naturellement subordonné et sujet de contrôle par l’autorité spirituelle et intellectuelle ultime des pères, des prêtres, des évêques et finalement de Dieu.

Les conservateurs (ou plus spécifiquement, les conservateurs gréco-chrétiens occidentaux), s’ils soutiennent quelque chose, soutiennent et veulent préserver la famille, les hiérarchies sociales et les couches d’autorité matérielle comme spirituelle et intellectuelle, fondées sur les liens familiaux et les relations entre pairs.

II

J’en viens maintenant à une définition du conservatisme contemporain et j’expliquerai pourquoi les conservateurs, aujourd’hui, doivent être des libéraux antiétatiques et, tout aussi important, pourquoi les libéraux doivent être des conservateurs.

Le conservatisme moderne, aux États-Unis et en Europe, est une notion de nos jours confuse et diversifiée. Cette confusion est en grande partie due à la démocratie. Sous l’influence de la démocratie représentative et avec la transformation des États-Unis et de l’Europe en démocraties de masse à partir de la première guerre mondiale, le conservatisme, force idéologique antiégalitariste, aristocratique et antiétatique, évolua en un mouvement d’étatistes culturellement conservateurs : l’aile droite des socialistes et socio-démocrates. La plupart des conservateurs contemporains autoproclamés s’inquiètent, à juste titre, du déclin des familles, du divorce, de la non-légitimité, de la perte d’autorité, du multiculturalisme, des styles de vie « alternatifs », de la désintégration sociale, du sexe et du crime. Tous ces phénomènes représentent des anomalies et des déviations scandaleuses de l’ordre naturel. Un conservateur doit en effet être opposé à tous ces développements et essayer de restaurer la normalité. Cependant, la plupart des conservateurs contemporains (du moins la plupart des porte-paroles de l’establishment conservateur) ne reconnaissent pas que leur objectif de retour à la normalité exige les changements sociaux antiétatiques les plus drastiques, voire révolutionnaires, sans quoi (lorsqu’ils en sont conscients) ils deviennent membres de cette « cinquième colonne » lancée vers la destruction du conservatisme de l’intérieur (et doivent dès lors être considérés comme « mauvais »).

Le fait que cela soit largement vrai pour ceux qu’on appelle les néoconservateurs ne nécessite pas plus d’explication ici. En ce qui concerne leurs meneurs, en effet, on peut suspecter que la plupart soient de la seconde espèce – les « mauvais ». Ils n’ont en vérité que faire des questions culturelles mais reconnaissent qu’il leur faut jouer la carte du conservatisme culturel de manière à ne pas perdre de pouvoir et à promouvoir leur objectif très différent d’une social-démocratie globale. Cependant, cela est également vrai de nombreux conservateurs qui sont véritablement inquiets de la désintégration familiale ou du pourrissement culturel. Je pense ici en particulier au conservatisme représenté par Patrick Buchanan et son mouvement. (NdT : Buchanan a été conseiller des présidents Richard Nixon, Gerald Ford, et Ronald Reagan, et un invité régulier de Crossfire sur CNN. Il a tenté l’investiture républicaine en 1992 et 1996.) Le conservatisme de Buchanan n’est en fait pas aussi différent de celui des cadres du Parti Républicain que ses adeptes et lui ne l’imaginent. Au fond, leur compréhension du conservatisme est en accord complet avec celle du milieu conservateur : elles sont toutes deux étatistes. Elles diffèrent sur ce qui doit être fait pour faire revenir les États-Unis à la normale, mais elles s’accordent sur ce qui doit être fait par l’état. Il n’y a aucune trace d’un antiétatisme de principe chez ces deux compréhensions.

Permettez-moi d’illustrer cela en citant Samuel Francis, un des principaux théoriciens et stratèges du mouvement buchananien. Ayant déploré la propagande « anti-blancs » et « anti-Occident », ou « la laïcité militante, l’appât du gain, le mondialisme économique et politique, l’inondation démographique et le centralisme d’état débridé », il embraye sur un nouvel esprit de « l’Amérique d’abord » qui « implique non seulement de placer l’intérêt national au-dessus de celui d’autres nations ou d’abstractions comme le  ‘leadership mondial’, ‘l’harmonie globale’ et le ‘Nouvel Ordre mondial’, mais aussi de donner la priorité à la nation envers la satisfaction des intérêts individuels ou subnationaux ». Fort bien. Mais comment propose-t-il de traiter le problème de la dégénérescence morale et du pourrissement culturel ? Les parties du Léviathan fédéral responsables de la prolifération de la pollution culturelle et morale telles que le Department of Education (Ministère de l’enseignement), le National Endowment ot the Arts (Dotation nationale pour les arts), la Equal Employment Opportunity Commission (Commission pour l’égalité d’accès à l’emploi) et la justice fédérale devraient être supprimées ou réduites en taille. Pourtant il n’y a pas chez lui un tel de refus de l’implication de l’état dans les questions d’éducation. Il ne reconnaît pas que l’ordre naturel implique que l’état se désengage de l’éducation. Car l’éducation est entièrement du ressort des familles.

De plus, il ne reconnaît pas que la dégénérescence morale et le pourrissement culturel ont des causes plus profondes et ne peuvent tout simplement pas être traités par des déclamations, exhortations voire par des changements de programme d’enseignement imposés par l’état. Au contraire, Francis propose que la reprise en main culturelle – le retour à la normale – puisse être accomplie sans changement fondamental de la structure de l’état-providence moderne. En effet, Buchanan et ses idéologues défendent explicitement les trois institutions centrales de l’état-providence : la couverture sociale, la couverture maladie et l’assurance chômage. Ils veulent même étendre les responsabilités « sociales » de l’état en lui affectant la tâche de « protéger » via des restrictions sur les importations et exportations nationales, les emplois américains, spécialement dans l’industrie d’intérêt national et « d’isoler les salaires des ouvriers américains des travailleurs étrangers qui doivent travailler pour moins de un dollar de l’heure ».

En fait, les buchananiens admettent ouvertement qu’ils sont étatistes. Ils détestent et ridiculisent le capitalisme, le laissez-faire, les marchés libres et le libre-échange, la richesse, les élites et la noblesse ; et ils promeuvent un nouveau conservatisme populiste – prolétarien en fait – qui amalgame conservatisme social et culturel avec politique économique sociale ou socialiste. Ainsi, confirme Francis, « alors que la gauche pourrait gagner l’américain moyen par ses mesures économiques, elle le perd par son radicalisme social et culturel, et alors que la droite pourrait attirer l’américain moyen par la loi, l’ordre et la défense de la normalité sexuelle, la morale et la religion conventionnelles, les institutions sociales traditionnelles, l’invocation du nationalisme et patriotisme, elle le perd quand elle ressasse ses vieilles formules d’économie bourgeoise ».

Ainsi, il est nécessaire de combiner les politiques économiques de la gauche et le nationalisme et le conservatisme culturel de la droite pour créer « une nouvelle identité faisant la synthèse des intérêts économiques et des loyautés nationales-culturelles de la classe moyenne prolétarisée en un mouvement politique séparé et unifié ». Pour des raisons évidentes, cette doctrine n’est pas ainsi dénommée, car il y a un terme pour ce type de conservatisme : il s’appelle nationalisme social ou national-socialisme.

Je ne vais pas me préoccuper ici de savoir si oui ou non le conservatisme buchananien séduit les masses et si oui ou non son diagnostic de la scène politique américaine est sociologiquement correct. Je doute que ce soit le cas, et certainement le destin de Buchanan lors des primaires présidentielles républicaines de 1995 et 2000 n’indique guère autre chose. Je souhaite plutôt répondre à des questions plus fondamentales : en supposant qu’il ait une telle séduction, c’est-à-dire en supposant que le conservatisme culturel et l’économie social-socialiste puissent être psychologiquement combinés (c’est-à-dire que les gens puissent suivre les deux vues simultanément sans dissonance cognitive), peuvent-ils être aussi effectivement et pratiquement (économiquement et praxéologiquement) combinés ? Est-il possible de garder le niveau actuel de socialisme économique (couverture sociale…) et d’atteindre le but de restaurer la normalité culturelle (familles naturelles et règles normales de conduite) ?

Buchanan et ses théoriciens ne ressentent pas le besoin de soulever cette question parce qu’ils considèrent la politique comme une stricte question de volonté et de puissance. Ils ne croient pas en des choses comme les lois économiques. Si les gens veulent simplement une chose, et qu’il leur est donné le pouvoir pour mettre en œuvre cette volonté, alors tout peut être accompli. « L’économiste autrichien mort » Ludwig von Mises, auquel Buchanan fit référence avec mépris pendant sa campagne, caractérisait cette croyance comme de « l’historicisme », la posture intellectuelle des Kathedersozialisten allemands, les universitaires socialistes, qui justifiaient n’importe quelle mesure étatique.

Mais le mépris historiciste et l’ignorance de l’économie n’altèrent en rien le fait que des lois économiques existent. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, par exemple. Ainsi ce qu’on consomme maintenant ne peut pas être à nouveau consommé dans le futur. Ou bien produire plus d’un produit exige de produire moins d’un autre. Aucun vœu pieu ne peut faire disparaître de telles lois. Croire qu’il en va autrement ne peut que conduire à l’échec en pratique. « En fait, » notait Mises, « l’histoire économique est une longue liste de politiques gouvernementales qui échouèrent parce qu’elles furent conçues avec un grossier dédain pour les lois économiques. » A la lumière des lois économiques élémentaires et immuables, le programme buchananien de nationalisme social n’est rien d’autre qu’un autre rêve utopique. Aucun vœu pieu ne peut changer le fait que conserver les institutions centrales de l’état-providence actuel et vouloir retourner aux familles, normes, conduites et culture traditionnelles sont des objectifs incompatibles. On peut avoir l’un – le socialisme (état-providence) – ou l’autre – morale traditionnelle – mais on ne peut pas avoir les deux, car l’économie nationaliste sociale, le pilier du système actuel d’état-providence que Buchanan veut laisser intact, est la cause même des anomalies culturelles et sociales.

Afin de clarifier cela, il suffit de se souvenir d’une des lois les plus fondamentales de l’économie selon laquelle tout enrichissement forcé ou redistribution de revenus, indépendamment des critères pris pour les concevoir, implique de prendre à certains – ceux qui ont quelque chose – et de le donner à d’autres – ceux qui n’ont pas ce quelque chose. En conséquence, l’incitation à posséder est réduite tandis que l’incitation à ne rien posséder est accrue. Ce qu’on possède est considéré comme « bon » par définition et ce qu’on ne possède pas est considéré comme « mauvais » ou déficience. C’est, en effet, l’idée même sous-jacente à toute redistribution : certains ont trop et d’autres pas assez. Le résultat de toute redistribution est qu’on produira donc moins de choses « bonnes » et parfaites mais plus de choses « mauvaises » ou déficientes. En subventionnant avec des fonds issus de taxes (donc des fonds pris à d’autres) les gens qui sont pauvres, plus de pauvreté sera créée. En subventionnant les gens parce qu’ils sont sans emploi, plus de chômage sera créé. En subventionnant les mères seules, il y aura plus de mères seules et plus de naissances illégitimes, etc.

A l’évidence, cette analyse basique s’applique à tout le système dit de « sécurité sociale » qui a été mis en œuvre en Europe occidentale (à partir des années 1880) et aux États-Unis (depuis les années 1930) : « l’assurance » gouvernementale obligatoire contre la vieillesse, la maladie, les blessures professionnelles, le chômage, l’indigence, etc. En conjonction avec le système encore plus ancien d’éducation obligatoire, ces institutions et pratiques aboutissent à une attaque massive des institutions de la famille et de la responsabilité personnelle. En dégageant les individus de l’obligation d’obtenir leur propres revenus, santé, sécurité, vieillesse, et l’éducation des enfants, le champ et l’horizon temporels de la responsabilité privée est réduit et la valeur du mariage, de la famille, des enfants et des relations entre pairs est amoindrie. Irresponsabilité, courte vue, négligence, maladie et même nihilisme sont promus, et responsabilité, anticipation, diligence, santé et conservatisme sont punis. Le système obligatoire d’assurance vieillesse en particulier, où les retraités sont subventionnés à partir de taxes prélevées aux salariés actuels, a systématiquement affaibli le lien intergénérationnel entre parents, grands-parents et enfants. Les retraités n’ont plus besoin de l’assistance de leur enfants s’ils n’ont pas épargné pour leur propre vieillesse ; et les jeunes (qui ont forcément accumulé moins de richesse) doivent subvenir aux anciens (qui ont forcément accumulé plus de richesse) et non dans l’autre sens, comme c’est typique dans les familles. En conséquence, non seulement les gens souhaitent avoir moins d’enfants – et en effet, les taux de natalité sont tombés de moitié depuis l’aube des politiques de sécurité sociale moderne (état-providence) – mais de plus le respect que les jeunes accordaient traditionnellement à leurs aînés se réduit et tous les indicateurs de désintégration et de dysfonctionnement familiaux, tels les taux de divorce, les relations illégitimes, les maltraitances parentales, infantiles ou maritale, le célibat, les mères célibataires, les modes de vies alternatifs et les avortements, ont augmenté.

De plus, avec la socialisation du système de santé via des institutions comme Medicaid et Medicare (NdT : organismes publics d’assurance maladie et sociale) et la réglementation de l’industrie de l’assurance (en restreignant les droits de l’assureur à refuser tout risque individuel comme non-assurable, et discriminer librement, selon les méthodes actuaires, entre différents groupes à risque) une machinerie monstrueuse de redistribution de la richesse et des revenus, au dépens des individus responsables et groupes à bas risque, en faveur des acteurs irresponsables et des groupes à haut-risque, a été mise en marche. Les subventions pour la maladie et les affections favorisent les pathologies, les handicaps et affaiblissent le désir de travailler et d’avoir des vies saines. On ne peut pas mieux faire que de citer « l’économiste autrichien mort », Ludwig von Mises, une fois de plus : « Être malade n’est pas un phénomène indépendant de la volonté consciente. […] L’efficacité d’un homme n’est pas le simple résultat de sa condition physique ; elle dépend grandement de son esprit et de sa volonté […] L’aspect destructeur des assurances médicales réside avant tout dans le fait que de telles institutions promeuvent accidents et maladies, gênent la guérison et très souvent créent, ou du moins intensifient et prolongent, le désordre fonctionnel qui suit maladies ou accidents. […] Se sentir sain est tout autre chose qu’être sain au sens médical. […] En affaiblissant voire détruisant complètement la volonté d’être bien et capable de travailler, l’assurance sociale crée des maladies et des incapacités à travailler ; elle produit l’habitude de se plaindre et des névroses d’autres types. […] En tant qu’institution sociale, elle rend un peuple malade physiquement comme mentalement ou du moins aide à multiplier, allonger, et intensifier la maladie. […] L’assurance sociale a donc fait de la névrose de l’assuré une maladie publique dangereuse. Que ces institutions soient étendues et les maladies se multiplieront. Aucune réforme ne peut être d’aucune aide. On ne peut pas affaiblir ou détruire la volonté de santé sans produire des maladies. »

Je ne souhaite pas expliquer ici le non-sens économique de l’idée encore plus marquante de Buchanan et de ses théoriciens d’une politique protectionniste (protégeant les salaires américains). S’ils avaient raison, leur argument en faveur de la protection économique reviendrait à la mise en accusation de tout commerce et une défense de la thèse selon laquelle chacun (chaque famille) irait mieux si on ne commerçait avec personne. Certainement, dans ce cas personne ne pourrait perdre son emploi, et le chômage dû à une concurrence « injuste » serait réduit à zéro. Pourtant, une telle société du plein-emploi ne serait ni prospère ni forte ; elle serait composée de gens (familles) qui, bien que travaillant de l’aube au crépuscule, seraient condamnés à la pauvreté et à la famine. Le protectionnisme international de Buchanan, bien que moins destructeur qu’une politique protectionniste interpersonnelle ou interrégionale, aboutirait précisément au même effet. Cela n’est pas du conservatisme (les conservateurs veulent des familles prospères et fortes). C’est du nihilisme économique.

En tout cas, ce qui devrait être clair désormais c’est que tout ou presque de la dégénérescence morale et du pourrissement culturel – les signes de décivilisation – tout autour de nous sont les résultats inévitables et inéluctables de l’état-providence et de ses institutions centrales. Les conservateurs classiques, à l’ancienne mode, savaient cela et ils s’opposèrent vigoureusement à l’éducation publique et à la sécurité sociale. Ils savaient que les états, partout, étaient faits pour briser et in fine détruire la famille, les institutions et les couches de hiérarchie d’autorité qui sont le produit naturel des communautés familiales, afin d’accroître et de renforcer leur propre pouvoir. Ils savaient que pour ce faire les états auraient à tirer parti de la rébellion naturelle de l’adolescent contre l’autorité parentale. Et ils savaient que l’éducation socialisée et la responsabilité socialisée étaient les moyens de mener cet objectif à bien. L’éducation sociale et la sécurité sociale fournissent une ouverture à la jeunesse rebelle pour échapper à l’autorité parentale (et continuer ailleurs les mauvais comportements). Les anciens conservateurs savaient que ces politiques émanciperaient l’individu de la discipline imposée par la vie familiale et communautaire pour l’assujettir au contraire au contrôle direct et immédiat de l’état. Par ailleurs, ils savaient, ou du moins avaient dans l’idée, que cela mènerait à l’infantilisation systématique de la société – une régression, émotionnelle et mentale, de l’âge adulte à l’adolescence et à l’enfance.

Au contraire, le conservatisme populiste-prolétarien de Buchanan – le nationalisme social – fait montre d’une complète ignorance de tout cela. Combiner conservatisme culturel et étatisme providentiel est impossible et de ce fait, un non-sens économique. L’étatisme providentiel – la sécurité sociale sous toutes ses formes – nourrit la dégénérescence et le pourrissement culturels. Ainsi, si d’aucun est inquiet du déclin moral américain et veut restaurer la normalité de la société et de la culture, il devra s’opposer à tous les aspects de l’état-providence moderne. Un retour à la normalité n’exige rien de moins que la complète élimination du système de sécurité sociale actuel : l’assurance chômage, la couverture sociale et médicale, la retraite, l’éducation publique etc. – et donc ainsi la dissolution et la déconstruction quasi complètes de l’appareil actuel de la puissance gouvernementale. Si d’aucun devait jamais restaurer la normalité, alors les budgets et les pouvoirs gouvernementaux devraient fondre et tomber en dessous de leur niveau du XIXe siècle. Dès lors, les conservateurs véritables doivent être de rudes libertariens. Le conservatisme de Buchanan est erroné : il veut revenir à la morale traditionnelle mais en même temps soutient ces institutions mêmes qui sont responsables de la perversion et la destruction de la morale traditionnelle.

III

La plupart des conservateurs, donc, spécialement parmi les favoris des médias, ne sont pas conservateurs, mais socialistes – soit du type internationaliste (les nouveaux étatistes et néoconservateurs favorables à l’état providence et belliqueux et les socio-démocrates globalistes), soit de la variété nationaliste (les populistes buchananiens). Les véritables conservateurs doivent être opposés à ces deux types. Afin de restaurer la normalité sociale et culturelle, les vrais conservateurs ne peuvent être que des libertariens radicaux, et ils doivent exiger la démolition – en tant que perversion morale et économique – de la structure entière de la sécurité sociale. Si les conservateurs doivent être des libertariens, pourquoi les libertariens doivent-ils être des conservateurs ? Si les conservateurs doivent apprendre des libertariens, les libertariens doivent-ils aussi apprendre des conservateurs ?

En premier lieu, quelques clarifications de terminologie s’imposent. Le terme libertarien, comme utilisé ici, est un phénomène du XXe siècle, ou plus précisément, un phénomène postérieur à la seconde guerre mondiale, avec des racines intellectuelles à la fois chez le libéralisme classique des XVIIIe et XIXe siècles et même chez la philosophie de l’ordre naturel. C’est un produit du rationalisme moderne des Lumières. Trouvant son point culminant dans les travaux de Murray N. Rothbard, la figure emblématique du mouvement libertarien moderne et en particulier dans son Ethique de la Liberté, le libertarianisme est un système d’éthique légal rationnel. Travaillant au sein de la tradition de philosophie politique classique – de Hobbes, Grotius, Pufendorf, Locke et Spencer – et employant les mêmes outils analytiques qu’eux, le libertarianisme (le rothbardianisme) est un code de loi systématique, dérivé à l’aide de déductions logiques, d’un unique principe.  Sa validité (et c’est ce qui en fait un principe ultime, c’est-à-dire un axiome éthique et ce qui fait du code de loi libertarien une théorie de la justice axiomatico-déductive) ne peut être contestée sans être la proie de contradictions logico-pratiques (praxéologiques) ou performatives (c’est-à-dire sans implicitement affirmer ce qu’on nie explicitement). Cet axiome est l’ancien principe de l’appropriation originelle : la propriété de ressources rares – le droit d’une maîtrise exclusive de ressources rares (propriété privée) – est acquise à travers un acte d’appropriation originelle (par lequel les ressources passent d’un état de nature à un état de civilisation). S’il n’en était pas ainsi, personne ne pourrait commencer à « agir » (faire ou décider de quelque chose) ; dès lors, tout autre principe est impossible praxéologiquement (et indéfendable). Du principe d’appropriation originelle – le principe du premier occupant – sont définies les règles relatives à la transformation et à l’échange des ressources originellement appropriées et toute l’éthique, y compris les principes de punition, est alors reconstruite selon les termes d’une théorie des droits de propriété : tous les droits de l’homme sont des droits de propriété et toutes les violations des droits de l’homme sont des violations de droits de propriété. Le produit de cette théorie libertarienne de la justice est bien connu dans ces cercles : l’état, selon la lignée la plus influente de la théorie libertarienne, celle de Rothbard, est une organisation hors-la-loi et le seul ordre social qui soit juste consiste en un système anarchique [1] de propriété privée.

Je ne veux pas analyser plus avant la théorie libertarienne de la justice. Laissez-moi juste confesser que je tiens cette théorie comme exacte et même irréfutablement vraie. Je souhaiterais passer à la question des relations entre libertarianisme et conservatisme (la croyance en un ordre naturel basé et centré sur la famille). Certains commentateurs superficiels, essentiellement du côté conservateur, tel que Russell Kirk (NdT : son livre en 1953, The Conservative Mind, donna forme au mouvement conservateur, peu structuré, après la seconde guerre mondiale.), ont caractérisé le libertarianisme et le conservatisme comme des idéologies incompatibles, hostiles ou même antagonistes. En fait, cette vue est totalement erronée. La relation entre libertarianisme et conservatisme relève de la compatibilité praxéologique, de la complémentarité sociologique et du renforcement réciproque.

Afin d’expliquer ceci, il me faut tout d’abord rappeler que la plupart des penseurs libertariens phares étaient de fait des conservateurs socio-culturels : défenseurs des manières et morales traditionnelles, bourgeoises. Tout spécialement, Murray N. Rothbard, celui des penseurs libertariens le plus important et influent, fut un conservateur culturel assumé. Et de même pour le principal professeur de Rothbard : Ludwig von Mises. Il n’en va pas de même pour Ayn Rand, bien sûr, qui eût également une influence majeure sur le libertarianisme contemporain. Même si cela ne prouve que peu de choses (cela ne prouve pas que libertarianisme et conservatisme puissent être réconciliés), c’est un indicateur d’une affinité substantielle entre les deux doctrines. Il n’est pas difficile de reconnaître que les vues conservatrice et libertarienne de la société sont parfaitement compatibles (congruentes). Certes, leurs méthodes sont sensiblement différentes. L’une est (ou du moins semble être) empirique, sociologique et descriptive, l’autre est rationnelle, philosophique, logique et constructiviste. A cette différence près, les deux tombent cependant d’accord sur un aspect fondamental. Les conservateurs sont convaincus que le « normal » et le « naturel » sont anciens et omniprésents (et peuvent donc être discernés toujours et partout). De façon similaire, les libertariens sont convaincus que les principes de justice sont éternels et universellement valides (et donc, doivent pour l’essentiel avoir été connus de l’humanité depuis ses tous débuts). Autrement dit, l’éthique libertarienne n’est pas nouvelle et révolutionnaire, mais en fait ancienne et conservatrice. Même les primitifs et les enfants sont capables de saisir la validité du principe d’appropriation originelle et la plupart des gens la reconnaissent comme un fait acquis indiscutable.

De plus, s’agissant de l’objet sur lequel conservateurs et libertariens se focalisent – d’un côté la famille, les relations entre pairs, les communautés, l’autorité et la hiérarchie sociale et de l’autre la propriété et son appropriation, la transformation et le transfert – il doit être clair que même s’ils ne se référèrent pas aux mêmes entités, ils parlent néanmoins d’aspects différents d’un seul et même objet : les hommes comme acteurs de la coopération sociale. C’est-à-dire que, globalement, leur champ d’étude est identique. Familles, autorité, communautés et rangs sociaux sont une concrétisation empirico-sociologique des catégories et concepts philosophico-praxéologiques de propriété, production, échange et contrat. La propriété et les relations entre propriétaires n’existent pas hors des familles et des relations entre pairs. Ces dernières déterminent les configurations spécifiques de la propriété et des relations entre propriétaires, tout en étant en même temps contraintes par les lois éternelles de la rareté et de la propriété. En fait, comme on l’a déjà vu, les familles considérées comme normales par les normes conservatrices sont les ménages et la désintégration familiale comme le déclin moral et culturel que les conservateurs contemporains déplorent, sont largement le résultat de l’érosion et de la destruction des ménages (et des terres) comme base économique de l’état providence moderne. Ainsi, la théorie de la justice libertarienne peut en fait fournir au conservatisme une définition plus précise et une défense plus rigoureuse de sa propre finalité (le retour à la civilisation sous la forme d’une normalité morale et culturelle) que ce que le conservatisme lui-même pourrait offrir. Ce faisant, elle peut aiguiser et renforcer la perspective traditionnellement antiétatiste du conservatisme.

IV

Alors que les créateurs intellectuels du libertarianisme moderne furent des conservateurs culturels, et alors que la doctrine libertarienne est totalement compatible et congruente avec la vision conservatrice du monde (et n’amène pas, comme le prétendent certains conservateurs critiques, à un « individualisme atomisé » ou à un « égoïsme possessif »), sous la corruption de l’état-providence moderne, le mouvement libertarien a connu une transformation significative. A bien des égards (et même dans son ensemble aux yeux des médias et du public), il est devenu un mouvement qui combine antiétatisme radical et économie de marché avec gauchisme culturel, contre-culture, multiculturalisme et hédonisme personnel ; c’est-à-dire l’exact opposé du programme buchananien de socialisme culturellement conservateur : le capitalisme contre-culturel.

Plus haut, on notait que le programme buchananien de nationalisme socialiste ne semble pas connaître un grand attrait, du moins aux États-Unis. Cela est vrai dans une plus grande mesure encore de la tentative libertarienne de synthèse de l’économie de marché avec la contre-culture et le multiculturalisme. Cependant, comme pour le conservatisme auparavant, mon inquiétude centrale n’est pas tant le manque d’attrait des masses, ni le fait de savoir si certaines idées peuvent être psychologiquement combinées et intégrées, mais bien de savoir si ces idées peuvent être combinées en pratique et de manière effective, ou non. C’est mon intention de montrer qu’elles ne le peuvent pas, et qu’une large part du libertarianisme contemporain est un faux libertarianisme contre-productif (tout comme le conservatisme de Buchanan est un faux conservatisme contre-productif).

Le fait qu’une large part du libertarianisme moderne soit culturellement à gauche n’est pas dû à un quelconque enseignement des principaux théoriciens libertariens. Comme nous l’avons remarqué plus haut, ils étaient pour la plupart culturellement conservateurs. Ce fut plutôt le résultat d’une compréhension superficielle de la doctrine libertarienne par bien de ses adeptes et cette ignorance trouve son explication dans une coïncidence historique : la tendance évoquée, inhérente à l’état-providence social-démocrate à promouvoir un processus intellectuel et émotionnel d’infantilisation (la décivilisation de la société).

Les débuts du mouvement libertarien moderne aux États-Unis remontent au milieu des années soixante. En 1971 le parti Libertarien fut fondé et en 1972 le philosophe John Hospers fut le premier candidat à la présidence (NdT : des États-Unis). C’était le temps de la Guerre du Vietnam. Simultanément, promu par les grandes « avancées » de la croissance de l’état-providence du début et du milieu des années soixante et suivantes aux États-Unis et de façon similaire en Europe Occidentale (la soi-disant législation des droits civils et la lutte contre la propriété), un phénomène de masse nouveau émergea. Un nouveau « Lumpen-prolétariat » (NdT : terme marxiste signifiant « sous-prolétariat ») d’intellectuels et jeunes intellectualisés se fit jour – le produit d’un système toujours croissant d’un système socialiste d’éducation (publique) – « agacés » par la morale et la culture « bourgeoises » prépondérantes (quoique vivant bien plus confortablement que le vrai et ancien Lumpen-prolétariat sur la richesse créée par cette même culture prépondérante). Le multiculturalisme, le relativisme culturels (vivre et laisser vivre) et l’antiautoritarisme égalitariste (ne respecter aucune autorité) furent élevés des phases temporaires et transitoires du développement mental (adolescence) à une attitude permanente entre les intellectuels et leurs étudiants.

L’opposition de principe des libertariens à la Guerre du Vietnam coïncida avec l’opposition quelque peu diffuse à la guerre de la part de la Nouvelle Gauche. En outre, l’aboutissement anarchique de la doctrine libertarienne séduisit la gauche contra-culturelle. Car la non légitimité de l’état et l’axiome de non-agression (voulant qu’on doit pas initier ou menacer d’initier la force physique contre autrui ou sa propriété) n’impliquaient-ils pas que tout le monde ait la liberté de choisir le style de vie – non-agressif – qui lui soit propre ? Cela n’impliquait-il pas que la vulgarité, l’obscénité, la profanation, l’usage de la drogue, la promiscuité, pornographie, prostitution, homosexualité, polygamie, pédophilie ou tout autre perversité concevable ou anormalité, en tant que crimes sans victime, ne soient aucunement des offenses mais des activités et styles de vie normaux et légitimes ? Sans surprise donc, dès le début le mouvement libertarien attira un nombre inhabituellement élevé d’adeptes anormaux et pervers. Par la suite, l’ambiance contra-culturelle et la « tolérance » relativiste multiculturelle du mouvement libertarien attira un nombre encore plus grand de désaxés, ratés professionnels ou personnels, ou encore carrément minables. Murray Rothbard, par dégoût, les appelait les « nihilo-libertariens » et les identifiait comme des libertariens « modaux » (typiques et représentatifs). Ils imaginaient une société où chacun serait libre de choisir et d’entretenir n’importe quel style de vie non-agressif, la carrière ou le personnage qu’il voudrait, et où, comme conséquence de l’économie de marché libre, tout le monde serait sur un niveau élevé de prospérité générale. Ironiquement, le mouvement qui s’était formé pour démanteler l’état et restaurer la propriété privé et l’économie de marché était largement repris et son image déformée, par les produits mentaux et émotionnels de l’état-providence : la nouvelle classe d’adolescents permanents.

V

Cette combinaison intellectuelle ne pouvait finir bien. Le capitalisme de propriété privée et le multiculturalisme égalitaire font une combinaison aussi improbable que le socialisme et le conservatisme culturel. Et à essayer de combiner ce qui ne peut l’être, une grande partie du mouvement libertarien moderne contribua en fait à accroître l’érosion des droits de propriété (tout comme une grande partie du conservatisme contemporain contribua à l’érosion de la famille et des traditions morales). Ce que les libertariens contra-culturels n’arrivent pas à reconnaître et ce que les vrais libertariens ne sauraient assez mettre en avant, c’est que la restauration des droits de propriété privée et l’économie du laissez-faire impliquent une augmentation drastique et aigue de la « discrimination » sociale et éliminera promptement la plupart sinon toutes les expériences de vie égalitaro-multiculturels si chères au cœur des libertariens de gauche. En d’autres termes, les libertariens doivent être des conservateurs radicaux et sans compromis.

Contrairement aux libertariens de gauche assemblés autour d’institutions comme le Cato Institute et l’Institute for Justice, par exemple, qui recherchent l’assistance du gouvernement central pour le respect de diverses politiques de non-discrimination et appellent à une politique non-discriminatoire, ou « politique de libre immigration », les vrais libertariens doivent adopter la discrimination, qu’elle soit interne (nationale) ou externe (politique étrangère). En effet, la propriété privée suppose la discrimination. Je possède ceci, cela, et non vous. Je suis autorisé à vous exclure de ma propriété. Je peux mettre des conditions à votre usage de ma propriété et je peux vous exclure de ma propriété. De plus, vous et moi, propriétaires privés, pouvons nous engager et conditionner notre propriété à une convention restrictive (ou protectrice). Nous et d’autres pouvons, si nous le considérons bénéfique, imposer des limitations sur l’usage futur que chacun de nous sera autorisé à avoir de notre propriété.

L’état-providence moderne a grandement vidé les propriétaires privés du droit d’exclusion impliqué par le concept de propriété privée. La discrimination est rendue hors-la-loi. Les employeurs ne peuvent pas engager qui il veulent. Les propriétaires fonciers ne peuvent pas louer à qui ils veulent. Les vendeurs ne peuvent pas vendre à qui ils souhaitent ; les acheteurs ne peuvent pas acheter auprès de quiconque ils souhaitent acheter. Et les groupes de propriétaires privés ne sont pas autorisés à convenir d’accords de restriction quelconque qu’ils pensent leur être mutuellement bénéfiques. L’état a ainsi dérobé au peuple le plus clair de sa protection physique et personnelle. Le résultat de cette érosion des droits de propriété privée sous l’état-providence démocratique, c’est l’intégration forcée. L’intégration forcée est omniprésente. Les Américains doivent accepter des immigrants dont ils ne veulent pas. Les enseignants ne peuvent se débarrasser des écoliers / étudiants douteux ou se comportant mal, les employeurs sont coincés avec des salariés peu utiles ou incompétents, les propriétaires fonciers sont obligés de faire avec les mauvais locataires. Les banques et les assurances ne sont pas autorisées à éviter les « mauvais » risques, les restaurants et les bars doivent s’accommoder de client non-bienvenus tandis que les clubs privés et les associations sont conduits à accepter des membres en violation de leurs propres règles ou restrictions. De plus, s’agissant de propriété publique, c’est-à-dire du gouvernement, l’intégration forcée a pris une forme dangereuse : celle de la norme et de l’absence de loi.

Exclure autrui de sa propre propriété est le mécanisme même selon lequel un propriétaire peut éviter les « maux » d’arriver : les événements qui feront baisser la valeur de sa propriété. En n’étant pas autorisé à exclure librement, l’incidence de ces « maux » – étudiants, employés, clients au mauvais comportement, fainéants, individus peu fiables, fourbes – augmentera et la valeur de la propriété baissera. En fait, l’intégration forcée (le résultat de toutes les politiques non-discriminatoires) nourrit mauvais comportement et pauvre caractère. Dans une société civilisée, le prix ultime pour  un mauvais comportement est l’expulsion et les personnages douteux ou mal éduqués (même s’ils ne commettent aucun acte criminel) se trouveront bien vite délogés par tous et seront bannis, exclus physiquement de la civilisation. C’est là un dur prix à payer ; de ce fait, la fréquence de tels comportements se voit réduite. A l’opposé, si on est empêché de déloger les autres de sa propriété lorsque leur présence et considérée comme malvenue, les mauvais comportements, les mauvaises conduites et les personnages clairement douteux sont encouragés (et rendus moins coûteux). Plutôt que d’être isolés et in fine totalement exclus de la société, les « clochards » – dans tous les domaines imaginables d’incompétence (de « clochardise ») – se voient autorisés à perpétrer leurs nuisances partout et donc les comportements douteux et les clochards prolifèrent. Les résultats de l’intégration forcée ne sont que trop visibles. Toutes les relations sociales – que ce soit en privé ou au travail – sont devenues toujours plus égalitaires (tout le monde tutoie tout le monde) et inciviles.

Selon un fort contraste, une société dans laquelle le droit d’exclusion est entièrement restitué aux propriétaires privés serait profondément inégalitaire, intolérante et discriminatoire. Il y aurait peu ou aucune « tolérance » ou « ouverture d’esprit » si chères aux libertariens de gauche. A l’inverse, on serait sur le bon chemin vers la restauration de la liberté d’association et d’exclusion impliquées par l’institution de la propriété privée si seulement les villes et villages pouvaient et voulaient faire comme ils firent en réalité jusqu’au XIXe siècle en Europe et aux États-Unis. Il y aurait des signaux indiquant les exigences d’admission pour entrer dans la ville et, une fois en ville, des exigences d’accès propres aux diverses propriétés (par exemple, pas de mendiants, clochards, ou de sans abris, mais aussi pas d’homosexuels, d’usagers de drogue, de Juifs, de Musulmans, d’Allemands ou de Zoulous), et ceux qui ne respecteraient pas ces exigences d’entrée seraient fichus dehors comme des intrus. Presque instantanément, la normalité morale et culturelle se reconstituerait.

Les libertariens de gauche et expérimentalistes de styles de vie multiculturels ou contre-culturels, même s’ils sont sans rapport avec un crime quelconque, auraient à nouveau à payer le prix de leur comportement. S’ils devaient conserver leur style de vie ou comportement, ils se verraient exclus de la société civilisée et en vivraient physiquement séparés, dans des ghettos ou en marge de la société et de nombreux postes ou professions leur seraient inaccessibles. A l’inverse, s’ils devaient vouloir vivre et progresser au sein de la société, il leur faudrait s’adapter et assimiler les normes morales et culturelles de la société qu’ils souhaitent rejoindre. S’adapter de la sorte n’impliquerait pas forcément devoir totalement abandonner leur comportement ou style de vie non-standard ou anormaux. Mais cela impliquerait néanmoins de ne plus pouvoir « sortir » et afficher leur comportement ou style de vie en public. De tels comportements devront rester au placard, cachés aux yeux du public et confinés entre quatre mur. Les mettre en avant ou les afficher en public conduirait à l’expulsion.

En complément, les vrais libertariens conservateurs – par opposition aux libertariens de gauche – doivent non seulement reconnaître le fait qu’il y aura une brusque augmentation de la discrimination (exclusion, expulsion) dans une société libertarienne où les droits de propriété sont entièrement restitués aux propriétaires de maisons et de terrains privés. Mais plus important, il leur faudra reconnaître – et l’éclairage conservateur peut être utile pour y arriver – qu’il est bien qu’il en soit ainsi : c’est-à-dire, qu’il devrait y avoir stricte discrimination si on veut atteindre l’objectif d’une anarchie de propriété privée (ou une pure société de droit privé). Sans une discrimination continue et sans relâche, une société libertarienne s’éroderait rapidement et dégénérerait en un socialisme d’état-providence. Chaque ordre social, y compris libertarien ou conservateur, exige un mécanisme d’autocontrôle. Plus précisément, les ordres sociaux (contrairement à la mécanique ou aux systèmes biologiques) ne s’entretiennent pas automatiquement ; ils nécessitent l’effort conscient et l’action intentionnelle de chaque membre de la société pour leur éviter de se désintégrer.

VI

Le modèle standard libertarien d’une communauté est celui d’individus qui, au lieu de vivre physiquement séparés et isolés les uns des autres, s’associent entre eux comme voisins vivants sur des terres adjacentes mais possédées séparément. Cependant, ce modèle est trop simpliste. Probablement, le fait de préférer des voisins à l’isolement tient au fait que pour des individus participant et prenant part aux bénéfices de la division du travail, un voisinage offre l’avantage supplémentaire d’un faible coût de transaction ; c’est-à-dire, un voisinage facilite l’échange. Comme conséquence, la valeur d’un terrain appartenant à un individu se verra améliorée par l’existence de terrains avoisinants appartenant à d’autres. Cependant, même si cela peut être vrai et constitue une raison valable pour préférer un voisinage à l’isolement, ce n’est en aucune manière toujours vrai. Un voisinage suppose aussi des risques et peut conduire à la baisse au lieu de la hausse de la valeurs des propriétés, car même si on suppose, en accord avec le modèle considéré, que l’établissement initial de propriétés avoisinantes est mutuellement bénéfique et même si on suppose en plus que tous les membres d’une communauté se gardent de toute activité criminelle, il pourrait encore arriver qu’un voisin précédemment « bon » devienne odieux. C’est le cas s’il ne s’occupe pas de sa propriété ou la change au point que cela affecte négativement la valeur des propriétés des autres membres de la communauté, ou s’il refuse simplement de participer à tout effort coopératif destiné à améliorer la valeur de la communauté dans son ensemble. Dès lors, afin de dépasser les difficultés inhérentes au développement de communautés lorsque la terre est maintenue en une propriété divisée, la formation des voisinages et des communautés a en fait suivi un processus selon des lignes très différentes de celles suggérées dans le modèle ci-dessus.

Plutôt que d’être composées de terres adjacentes possédées par plusieurs, donc, les voisinages étaient typiquement des propriétés ou des communautés fondées sur une convention. Elles étaient fondées et possédées par un possesseur unique qui « louait » alors des parties séparées de la terre, selon des conditions spéciales, à des individus choisis. A l’origine, de telles conventions étaient basées sur des relations de pairs, le rôle du possesseur étant assuré par le chef de famille ou de clan. En d’autres termes, de même que les actions des membres de la famille immédiate sont coordonnées par le possesseur ou chef du ménage dans une famille à ménage unique, la fonction de direction et de coordination de l’usage de la terre par des groupes de ménages voisins était traditionnellement remplie par le chef d’un groupe étendu de pairs. Dans les temps modernes, caractérisés par une croissance massive de la population et une perte significative de l’importance des relations entre pairs, ce modèle libertarien original d’une communauté propriétaire a été remplacé par de nouvelles évolutions familières telles que les centres commerciaux et les « communautés grillagées ». Les centres commerciaux comme les communautés résidentielles grillagées sont possédés par une seule entité, soit un individu soit une entreprise privée, et la relation entre le possesseur de la communauté et ses habitants et résidents est purement contractuelle. Le possesseur est un entrepreneur recherchant le profit en développant et gérant des communautés résidentielles ou d’affaire qui attirent du monde en tant qu’endroits où ils souhaitent résider ou mener leurs affaires. Le « possesseur », selon Spencer MacCallum,

« construit de la valeur via l’inventaire d’une communauté de terre principalement en satisfaisant trois exigences fonctionnelles d’une communauté que lui seul en tant que propriétaire peut apporter convenablement : la sélection des membres, la planification des sols, et la direction… Les deux premières fonctions, la sélection des membres et la planification des sols, sont automatiquement réalisées par lui alors qu’il détermine qui pourra utiliser la terre et pour quoi faire. La troisième fonction, la direction, constitue sa responsabilité naturelle et aussi son opportunité propre, puisqu’il est de son seul intérêt de voir le succès de la communauté entière plutôt que celui d’intérêts spéciaux en son sein. L’attribution de la terre établit automatiquement le type de résidents et leur juxtaposition spatiale les uns par rapport aux autres et de ce fait, la structure économique de la communauté […] La direction inclut également l’arbitrage des différences entre résidents, ainsi que l’orientation et la participation aux efforts communs. [En effet], en un sens fondamental, la sécurité de la communauté est une partie de la fonction du propriétaire terrien. Par la planification des sols, il supervise la conception de toutes les constructions du point de vue de la sécurité. Il choisit aussi les résidents avec à l’esprit leur compatibilité et leur complémentarité avec les autres membres de la communauté et apprend à anticiper les habitats et à prévenir les différends émergeant entre résidents. Par ce rôle informel d’arbitrage et de pacification, il résout des conflits qui sinon pourraient devenir sérieux. De ces multiples façons, il assure une « possession tranquille », ainsi que cela fut admirablement exprimé dans la langue de la Common Law (NdT : la Loi commune, base du droit anglo-saxon), pour ses résidents. »

Ainsi, clairement, la tâche d’entretenir la convention comprise dans une communauté (possession) libertarienne appartient en premier lieu et principalement au possesseur. Pourtant, il n’est qu’un homme et il lui est impossible de réussir cette tâche à moins de disposer du soutien dans cette entreprise de la majorité des membres de la communauté en question. En particulier, le possesseur a besoin du soutien de l’élite de la communauté, c’est-à-dire les chefs des ménages et les firmes les plus lourdement investies dans la communauté. Afin de protéger et si possible d’améliorer la valeur de leur propriété et investissements, le possesseur comme l’élite communautaire doivent vouloir et être prêts à prendre deux formes de mesures protectrices. En premier lieu, ils doivent être prêts à se défendre par la force physique contre les invasions externes et à punir les criminels locaux. Mais en second et tout aussi important, ils doivent aussi vouloir se défendre par le recourt à l’ostracisme, l’exclusion et in fine l’expulsion, contre ces membres de la communauté qui prônent, promeuvent ou font la propagande d’actions incompatibles avec l’objet même de la convention : protéger la propriété et la famille.

A cet égard, une communauté fait toujours face à la double menace – entremêlée – de l’égalitarisme et du relativisme culturel. L’égalitarisme, sous toutes ses formes, est incompatible avec l’idée de propriété privée. La propriété privée implique exclusivité, inégalité et différence. Et le relativisme culturel est incompatible avec le fait – en fait fondamental – des familles et des relations intergénérationnelles entre pairs. Les familles et les relations entre pairs impliquent l’absolutisme culturel. Comme fait socio-psychologique, les sentiments égalitaires et relativistes trouvent tous deux un ferme soutien parmi chaque nouvelle génération d’adolescents. Du fait de leur développement mental encore incomplet, les juvéniles, spécialement de la variété mâle, sont encore réceptifs aux deux idées. L’adolescence est marquée par des pics (normaux pour cet âge) de rébellion du jeune contre la discipline imposée sur eux par la vie de famille et l’autorité parentale. Le relativisme culturel et le multiculturalisme fournissent l’instrument idéologique pour s’émanciper soi-même de ces contraintes. Et l’égalitarisme – basé sur la vue infantile que la propriété est « donnée » (et donc distribuée de manière arbitraire) et non individuellement appropriée et produite (et donc, justement distribuée, i.e. en accord avec la productivité personnelle) – fournit le moyen intellectuel sur lequel les jeunes rebelles peuvent poser des revendications sur les ressources économiques nécessaires à une vie libre du et hors du cadre disciplinaire de la famille.

Faire respecter une convention est pour beaucoup une question de prudence, bien sûr. Comment et quand réagir et quelle mesure protectrice prendre, requiert du jugement de la part des membres de la communauté et spécialement du possesseur et des élites de la communauté. Ainsi, par exemple, tant que la menace de relativisme moral se limite à une petite part des adolescents et des jeunes adultes sur une courte période de la vie (jusqu’à qu’ils s’installent comme adultes avec des contraintes familiales), il se peut très bien que ne rien faire du tout soit suffisant. Les promoteurs du relativisme culturel et de l’égalitarisme ne représenteraient guère plus qu’une gène ou une irritation temporaire et la punition sous forme d’ostracisme pourrait être vraiment légère et peu sévère. Une petite dose de ridicule et de mépris pourrait suffire pour contenir la menace relativiste et égalitaire. La situation est très différente, cependant, et des mesures nettement plus drastiques pourraient être requises, une fois que l’esprit de relativisme moral et d’égalitarisme a pris pied parmi les membres adultes de la société : parmi les mères, pères et chefs de ménages et de firmes.

Dès que des membres de la société expriment avec régularité l’acceptation ou même le soutien aux sentiments égalitaires, que ce soit sous forme démocratique (règle de la majorité) ou communiste, il devient essentiel que les autres membres et en particulier les élites sociales naturelles, soient prêts à agir de façon décisive et, en cas de non-conformité qui perdure, excluent et in fine bannissent ces membres hors de la société. Dans une convention conclue entre un possesseur et des résidents communautaires avec pour but la protection de leur propriété privée, il n’existe rien de tel que la liberté (illimitée) de parole, pas même le doit illimité de parole sur sa propre propriété de résident. On peut dire des choses innombrables et promouvoir presque toute idée sous le soleil, mais naturellement personne n’est autorisé à soutenir des idées contraires à l’objet même de la convention – qui vise à préserver et à protéger la propriété privée, telles que la démocratie et le communisme. Il ne saurait y avoir de tolérance envers les démocrates ou les communistes au sein d’un ordre social libertarien. Il leur faudra être physiquement séparés et bannis de la société. De même, au sein d’une convention fondée pour la protection des familles et des proches, il ne peut y avoir de tolérance envers ceux qui promeuvent régulièrement des styles de vie incompatibles avec cet objectif. Ils – les avocats des styles de vie alternatifs, non familiaux et « entre eux », tels que par exemple, l’hédonisme individuel, le parasitisme, l’adoration de la nature-environnement, l’homosexualité, ou le communisme – devront être physiquement retirés de la société, aussi, si on veut pouvoir maintenir un ordre libertarien.

VII

C’est pourquoi il est évident que les libertariens doivent être des conservateurs moraux et culturels de l’espèce la moins prête au compromis. L’état actuel de dégénérescence morale, de désintégration sociale et de pourrissement culturel est précisément le résultat de trop de tolérance – et avant tout, une tolérance totalement erronée et faussement appréhendée. Au lieu de faire en sorte que tous les habituels démocrates, communistes et autres styles de vie alternatifs soient rapidement isolés, exclus et bannis de la civilisation en accord avec les principes de la convention, ils sont tolérés par la société. Pourtant cette tolérance ne fait qu’encourager et promouvoir encore plus de sentiments et d’attitudes égalitaires et relativistes, jusqu’à ce que soit atteint le point où l’autorité s’est effectivement évaporée (alors que le pouvoir de l’état, s’exprimant par les politiques d’intégration forcée qu’il sponsorise, se sera accru d’autant).

Les libertariens, dans leur tentative d’établir un ordre social naturel libre, doivent lutter pour regagner de l’état le droit d’exclusion inhérent à la propriété privée. Cependant, avant même qu’ils accomplissent cela et afin de rendre un tel résultat seulement possible, les libertariens ne sauraient trop tôt commencer à réaffirmer et à exercer, autant que la situation le leur permet encore, leur droit d’exclusion dans la vie de tous les jours. Les libertariens doivent se distinguer des autres en pratiquant (ainsi qu’en promouvant) la forme la plus extrême d’intolérance et de discrimination contre les égalitaristes, démocrates, socialistes, communistes, multiculturalistes, environnementalistes, mauvaises manières, mauvais comportements, incompétence, grossièreté, vulgarité et obscénité. Comme de vrais conservateurs, qui devront se dissocier des faux conservateurs socialistes tels les buchananiens et néoconservateurs, les vrais libertariens doivent se dissocier visiblement et avec ostentation de ces imposteurs que sont les faux libertariens de gauche, adeptes du multiculturalisme, de la contre-culture et de l’antiautoritarisme égalitariste.


[1] « Anarchie » ne signifie pas absence de repères, d’ordre ou de règle mais de pouvoir étatique.

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