Yves Guyot, préface à Henry Léon[1], Malentendus sociaux et politiques, Le Havre, L. Dombre/Paris, Guillaumin et Cie, 1896, 128 p.
Henry-Léon Follin (1866-1949), issu du monde des affaires havrais, devient un actif publiciste dévoué à la cause libérale, après avoir fondé en 1897 avec quelques amis la société Turgot du Havre, dont il sera le secrétaire général[2]. Il est aussi un très actif militant pacifiste, en tant que Président de la Société havraise pour l’Arbitrage entre Nations et membre de la Délégation permanente des Sociétés françaises de la Paix, au tout début du XXe siècle. Dans cet engagement passionné pour la cause pacifiste, il est amené à côtoyer notamment l’économiste libéral Frédéric Passy (1822-1912) – dont le pacifisme était, avec la défense d’un libéralisme sans concession, le grand combat d’une (longue) vie. Follin poursuit ce combat pour la paix après le premier conflit mondial, en préfaçant par exemple l’A. B. C. du citoyen supranational, publié en 1925 sous les auspices du Conseil de propagande et d’organisation de la République supranationale. Henry Léon Follin collabore aussi régulièrement au Journal des économistes, qui est alors le grand organe auquel s’agrègent tous les défenseurs d’un libéralisme intransigeant (vilipendé, comme il se doit, par ses ennemis de tous bords comme une doctrine surannée, pour ne pas dire archaïque).
Follin est par ailleurs l’auteur d’innombrables brochures, conférences et ouvrages, parmi lesquels : Quelle est la véritable définition de l’individualisme ? (Paris, Guillaumin, 1899) ; L’économie de la vie sociale : conférences faites au Havre (Paris, Guillaumin, 1902) ; La Marche vers la Paix (Paris, V. Giard et E. Brière, 1903) ; Principes sociaux de l’ordre naturel (Paris, Liber, 1905) ; L’idolâtrie politique : quelques réflexions et aphorismes pour aider à méditer sur la faillite de la civilisation au XXe siècle (Aix-en-Provence, S. Bourély, 1916) ; Les Conditions d’un Mouvement individualiste et supranational (Paris, Liber, 1922). Il est aussi l’auteur chez Grasset, sous le pseudonyme de Léon Hendryk, du Devoir du Bonheur (1909) et de La Volonté d’harmonie (1913). H.- L. Follin dirigea aussi diverses publications : L’individualiste (paru au Havre de 1900 à 1903 puis à Paris en 1913-1914), devenu en 1918 : L’Ordre naturel : bulletin de la Ligue pour l’ordre naturel (qui paraitra chaque mois, de 1918 à 1927).
Dans la déclaration de principes de la Ligue pour l’ordre naturel qu’il fonde en 1918, Follin oppose l’ordre naturel des sociétés à l’ordre artificiel. On peut notamment y lire ces quelques lignes qui résument assez bien les idées, à la fois pacifistes et libérales, de Follin : « L’ordre naturel est le produit naturel des activités et des bonnes volontés réalisant spontanément, grâce à l’échange de services qui est la faculté éminemment distinctive de l’espèce humaine, la satisfaction de chacun des besoins et la création des institutions adéquates. (…) La devise de la Ligue est : ‘‘Liberté, responsabilité, sincérité’’. Notre Ligue prétend et entend montrer en toute occasion ‘‘qu’il n’est pas de question’’, posée devant l’opinion publique, ‘‘dont la solution ne dépende d’une meilleure application des principes synthétisés par cette devise’’. Elle pense prouver aussi que cette meilleure application dépend des initiatives individuelles et asociales, et non pas d’institutions coercitives qui manquent rarement d’aboutir à un peu plus de contrainte, à un peu plus d’irresponsabilité, c’est-à-dire d’injustice, et à un peu plus de mensonge. Dans son programme d’action publique, elle dit : ‘‘La politique internationale qui doit inspirer la paix de demain peut se résumer en trois lignes : abolition du service militaire, liberté complète des échanges, répression impitoyable des excitations à l’antagonisme entre nations’’[3]. »
Jérôme Perrier
Ancien élève de l’ENS de Fontenay St-Cloud
Agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’IEP de Paris
Chargé de conférences à Sciences Po Paris
Préface d’Yves Guyot :
« Il y a un an, je n’avais pas l’honneur de connaître l’auteur de la brochure qui a bien voulu me demander de la présenter au public. Je reçus de lui l’hiver dernier trois ou quatre lettres signées Faubert. Je fus très flatté que mon ami, M. Faubert, eût trouvé un fils qui voulût bien l’adopter pour père. Je lui demandai : Qui êtes-vous ?
Qui ? un homme dans les affaires commerciales, qui s’occupe tout le jour de sa besogne, mais qui réfléchit aux rapports complexes qu’elle a avec le reste de l’univers, avec les directions politiques que suivent les différents peuples ; qui croit que la vérité est de toutes les choses la plus utile et qui considère que chacun a pour premier devoir de faire œuvre de propagande. Sait-on jamais la répercussion que peut avoir telle phrase dite dans une conversation, en tête à tête, et à plus forte raison dans une lettre adressée sous forme d’article, de brochure ou de livre à des interlocuteurs innombrables, puisqu’ils sont inconnus ?
Je trouvais dans ce correspondant, un continuateur de cette école qui, fondée par Quesnay et Gournay a été continuée si brillamment par Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Bastiat, Cobden, John Bright, Léon Say, pour ne parler que des plus illustres. C’est l’école du Laissez faire et du Laissez passer que les Anglais ont appelée l’Individualisme. C’est l’école de la plus grande concurrence possible, selon l’expression de Quesnay.
Hélas ! nous voyons combien cette formule était hardie, il y a un siècle et demi, puisqu’elle est méconnue encore par la presque unanimité de ceux qui composent les nations qui ont la prétention justifiée, à d’autres égards, d’être plus progressives.
Henry Léon me prouvait donc que la science économique faisait encore des recrues, spontanément, malgré toutes les entreprises dirigées contre elle. Il y en a cependant beaucoup et d’autant plus dangereuses qu’une foule de gens prennent son étiquette, s’installent dans des chaires, parées de ce titre, et n’y enseignent que le socialisme.
Les socialistes ont beau jeu pour nous railler de ces trahisons et pour nous montrer, avec orgueil, nos déserteurs et l’embauchage qu’ils en font.
Le socialisme ouvre d’autant plus facilement toutes les portes qu’il y a des socialistes de tous genres. Il y a des socialistes anarchistes, révolutionnaires, philanthropiques, chrétiens, administratifs. Tous s’entendent pour demander la mainmise des pouvoirs publics sur toute la vie économique du pays. Ils représentent l’école tendre qu’ils opposent à l’école dure. Ils apparaissent en Saint-Vincent-de-Paul, le cœur ouvert à toutes les souffrances humaines et ils annoncent qu’ils les soulageront, en prenant aux uns pour donner aux autres, selon leurs sympathies et leurs antipathies, leurs caprices et leurs passions. Ils déclarent qu’ils incarnent « la politique de la main tendue contre la politique du poing fermé » – comme si jamais un poing était ouvert ; – et ils commencent par montrer leur tendresse en menaçant ceux qui, par leur travail, leur épargne, les circonstances plus ou moins heureuses de la vie secondées par leurs efforts, ont su acquérir une situation aisée ou gagner quelque fortune.
Non seulement, il y a des démagogues riches qui, les uns par poltronnerie, les autres par ambition malsaine, marchent avec eux et donnent le branle, comme M. Berteaux, l’agent de change ; mais par une étrange aberration, il y a des femmes dans le salon luxueux desquelles le socialisme a ses grandes entrées avec l’Ibsénisme et le snobisme. On y exproprie la société capitaliste en mangeant des truffes et en buvant du champagne servi par des laquais en culottes courtes, qui se montreraient bien supérieurs à leurs maîtres, si de pareilles conversations n’en faisaient pas les premiers adeptes de la Révolution sociale.
Si un économiste ose élever la voix, dans un pareil milieu, on lui dit qu’il retarde, qu’il est vieux jeu, que la science est difficile à comprendre ; et comme des phrases sentimentales sont matière à développements littéraires beaucoup plus agréables, on le taxe de sécheresse et on insinue qu’il est sans cœur du moment qu’il n’abroge pas la loi de l’offre et de la demande.
L’économiste repoussé de ce côté est repoussé avec tout autant de violence par les protectionnistes. J’en sais quelque chose. Plus d’un brave homme m’a dit : « Quel malheur que vous soyez libre-échangiste ! comme nous vous aiderions dans la lutte contre le socialisme ! comme nous propagerions vos livres, vos brochures, les journaux auxquels vous collaborez ! mais vous êtes libre-échangiste. Alors tant pis. Nous vous combattrons avec autant d’acharnement que vous combattez les socialistes. Nous emploierons contre vous des procédés identiques aux leurs pour vous exclure du Parlement ».
Et La Réforme économique de M. Jules Domergue, le lieutenant de M. Méline, me combattait aux élections de 1893 avec autant d’énergie et de perfidie que la Petite République.
Les défenseurs de la liberté économique ne peuvent donc s’attendre qu’à recevoir des coups. Aussi n’est-il pas étonnant que leur recrutement soit limité. Les socialistes reprochent aux hommes qui la défendent d’être des ennemis des ouvriers, vendus à leurs exploiteurs ; les protectionnistes leur reprochent d’être des ennemis du travail national, vendus à l’étranger ; en réalité, ce sont des idéalistes qui, modestement, sacrifient leur vie à la vérité.
Les hommes disposés à agir de cette manière sont toujours rares. Il est vrai que la qualité compense la quantité.
Henry Léon en est une preuve. Il allie au courage civique une sûreté de doctrine que mon ami et collègue, M. Jules Fleury[4] lui-même, ne trouvera pas en défaut. Cette étude ne contient point de mots pompeux, mais un raisonnement serré, basé sur des faits précis.
L’auteur montre la vanité de certaines phrases que des gens répètent sans se donner la peine d’en chercher le sens exact, telle « la suppression de l’inégalité des conditions sociales ».
Tous les individus doivent-ils passer dans l’anneau du cantonnier qui mesure les morceaux de macadam ? Brisez ! car celui-ci est trop gros. Les hommes forts devront-ils être émasculés pour être ramenés au type des hommes faibles ? Un nommé Procuste, raconte la légende, avait eu cette conception de l’égalité.
Henry Léon montre bien la parenté des idées de ceux qui demandent au gouvernement « la suppression de l’inégalité des conditions sociales » et de ceux qui demandant des droits compensateurs pour « supprimer l’inégalité des conditions de la production ». Les uns et les autres sont imprégnés de l’esprit mendiant. Ils demandent protection, et par cela même, ils réclament la servitude. Ils demandent, adultes, qu’on leur applique ce qu’Herbert Spencer appelle la loi de famille, sans laquelle l’enfant ne pourrait vivre. Il doit recevoir des secours en raison de son incapacité. On ne le consulte pas sur ce qui lui plaît ou ne lui plaît pas ; tant qu’il ne peut pourvoir à ses besoins, il doit obéir.
Que cette conception pût exister sous la monarchie de droit divin, on le comprend. Le roi était un personnage extra-terrestre qui devait avoir en réserve de la richesse et du bonheur à dispenser à son peuple, comme il avait le don de guérir les écrouelles. Mais maintenant, cet être providentiel a disparu puisque nous avons pour gouvernement la République.
Mais qu’est-ce que la République ? – C’est une forme de gouvernement, dit M. Henry Léon qui est, lui, républicain d’origine. Rien de plus. « La désignation de républicain, ajoute-t-il, ne peut et ne doit s’appliquer qu’à l’adhésion d’un citoyen à la forme républicaine et à sa renonciation à toute agitation en faveur d’un changement de cette forme ».
Mais que demandez-vous à cette République ? une tutelle ? un César ? Voulez-vous qu’elle soit une cage où un maître vous donnera la pâtée et des coups ? Voulez-vous que le parti au pouvoir intervienne dans chacun des actes de votre vie, et substitue des arrangements d’autorité à la liberté des contrats ? Voulez-vous, au contraire, un gouvernement qui borne ses fonctions à garantir la sécurité nationale, la sécurité des individus et considère que son devoir est de maintenir leur liberté d’action au lieu de la restreindre ?
Voilà où il faut choisir. ‘‘Qu’on l’appelle autoritarisme ou interventionnisme, dit fort bien M. Henry Léon, l’opposition des tendances que désignera ce mot aux tendances du libéralisme constituera le seul classement normal des partis. On pourra être dans l’un ou l’autre sens, modéré ou radical ; on pourra, étant donné comme point de départ l’importance actuelle du rôle de l’Etat, la diminuer ou l’augmenter avec une prudence ou une rapidité plus ou moins grandes, dans les domaines plus ou moins étendus ; mais si l’on ne considère pas que le progrès soit dans la conception collectiviste qui est l’idéal de l’interventionnisme, on devra songer que chaque pas fait dans le sens d’une extension des attributions de l’Etat sera un pas en arrière.’’
La question est admirablement posée dans ces lignes. Elles suffisent pour montrer combien l’étude de M. Henry Léon est digne d’une sérieuse attention. »
Yves Guyot, août 1896
Table des matières de Henry Léon, Malentendus sociaux et politiques :
- Préface d’Yves Guyot.
- Laissez faire, Laissez passer
- La Justice Sociale et l’inégalité des Conditions.
- Les Affaires Publiques et le Classement des Partis.
- Les Institutions et les Mœurs Politiques.
- Les Grandes Entreprises, le Communisme et la limite de la capacité des direction.
- La Solidarité et l’Etat.
[1] L’un des pseudonymes de Henry Léon Follin, sous lequel est paru ce livre en 1896.
[2] Cf. Bulletin de la société Turgot publié par la Société Turgot, Cercle d’études sociales, Le Havre, n°1, janvier 1899, p. 1-22 : « Résumé des travaux de la société depuis sa fondation ».
[3] Cf. Le Journal des économistes, octobre 1918, p. 141-142.
[4] Jules-Auguste Fleury (1839-1906), auteur notamment de Libre échange ! Réponse au mémoire de M. E. Bert sur les traités de commerce et leur renouvellement, Paris, Baudry, 1890. Ingénieur ayant notamment travaillé au percement du canal de Suez et en Amérique du sud, il a collaboré au Génie civil, aux Annales de la construction, et à la Revue des deux mondes. Il était, comme Follin, membre de la Société Turgot du Havre.
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