Ancien ministre des travaux publics, l’économiste Yves Guyot dresse un portrait sans concession de l’administration qui lui a succédé. Il en illustre les illusions et les échecs avec l’aide des faits et des statistiques.
LA CRISE DES TRANSPORTS. ILLUSIONS ET RÉALITÉS
par YVES GUYOT
(1908)
AVANT-PROPOS
Le rôle du Sénat.
Le Sénat vient de discuter, dans ses séances du 13, du 14 et du 18 février, l’interpellation de M. César Duval sur la crise des moyens de transport.
Je constate que mes prévisions à l’égard du Programme Baudin se sont réalisées : on a voté des dépenses, on a diminué des crédits déjà insuffisants, on a détourné l’attention vers des moyens de transport régressifs, on a négligé les ports. On a lancé un programme illusoire au lieu de faire des travaux.
L’exécution du programme de 1879 n’est pas encore terminée, le programme de 1902, qui devait être commencé en 1903, n’est amorcé que pour amuser les badauds : et cependant déjà, des sénateurs comme MM. Gourju et Audiffred affirment que le canal de Marseille au Rhône exige la construction du canal latéral au Rhône avec prolongement jusqu’au Rhin par les lacs de Genève, de Neuchâtel et de Constance.
De pareilles audaces venant du Palais du Luxembourg ont une autre conséquence que si elles s’étaient produites au Palais-Bourbon, où la politique de manifestations joue le premier rôle. Parmi ceux qui y votent la loi sur les Retraites ouvrières, le rachat de l’Ouest, l’impôt personnel et progressif sur le revenu, beaucoup n’y attachent pas d’autre importance que de flatter des préjugés qu’ils ont endossés au lieu de les combattre. Ils disent avec désinvolture : — le Sénat arrangera cela.
Ils se réservent les promesses chimériques et attribuent au Sénat le rôle ingrat mais essentiel d’en empêcher les conséquences. En agissant ainsi, la Chambre des députés change la constitution. Elle se décharge sur le Sénat du contrôle des finances. Elle croit lui donner généreusement l’impopularité et se réserver la popularité, comme si une politique d’illusions ne devait pas provoquer le mépris des gens sérieux et, tôt ou tard, les colères et les huées de ceux qui eu auront été dupes.
Le Sénat a accepté de remplir les devoirs qui incombent à la Chambre des députés et auxquels elle se dérobe.
Si « le Sénat n’arrangeait pas cela », qui l’arrangerait ?
Aussi, j’ai été effrayé en entendant quelques-uns des membres de la Haute-Assemblée lancer un nouveau programme de dépenses, au moment où sa commission des finances, sa commission des Retraites ouvrières et sa commission du Rachat de l’Ouest, viennent de constater le danger dont nous menacent les entreprises démagogiques, grâce à l’audace et au charlatanisme des uns, à la faiblesse des autres.
Je crois nécessaire d’opposer des faits indéniables à certaines assertions et à certains lieux communs auxquels des sénateurs éminents et sérieux ont eu le tort de donner la caution de leur autorité personnelle, avant d’en avoir vérifié la valeur.
Dans des circonstances graves, le Sénat a sauvé la République de périls politiques. Maintenant il sait qu’il a pour premier devoir d’arrêter les gaspillages qui tariraient les sources de la richesse et compromettraient la sécurité de la France, en ruinant ses finances et son crédit.
YVES GUYOT
8 Mars 1908.
PREMIÈRE PARTIE. — Chapitre I. La situation financière. — Chapitre II. L’exécution du programme de 1903. — Chapitre III. Les ports. — Chapitre IV. Conclusions.
CHAPITRE PREMIER
La situation financière.
Il est inutile de se dissimuler que les frais généraux de la France sont lourds et que les budgets ne se règlent pas facilement.
Au début de la discussion du budget de 1908, au Sénat, M. Goirand rappelait que le budget de 1900 s’est soldé par un déficit de 9 millions ; celui de 1901 par un déficit de 201 millions ; celui de 1902 par un déficit de 84 millions.
Le budget de 1903 s’est soldé par un excellent de 58 millions ; celui de 1901 par un excédent de 88 millions ; celui de 1905 de 18 millions.
Le budget de 1906 a subi un déficit de 46 millions.
Pendant ces sept années, les excédents ont été de 196 millions, les déficits de 441 millions, soit une différence de 245 millions.
Le projet de budget de 1907 n’avait été équilibré que par l’autorisation donnée au Ministre des Finances d’émettre 84 millions d’obligations à court terme. Grâce aux plus-values, on n’a pas eu besoin d’y avoir recours, et le budget de 1907 se règle en équilibre ; mais le projet comportait 28 millions de ressources exceptionnelles, et on avait voté un certain nombre de taxes nouvelles.
Quand il a été question d’équilibrer le projet de budget de 1908, on s’est trouvé en face d’un déficit de 90 millions.
Le projet de budget a subi beaucoup de remaniements. M. Poincaré, qui l’établit tout d’abord, en faisait ressortir toutes les insuffisances.
M. Caillaux eut recours à des expédients. Mais le Sénat refusa d’admettre l’ajournement de 23 441 000 francs pour le paiement des arrérages des pensions et celui de 28 418 000 pour les primes à la marine marchande, et quelques autres dispositions du même genre. Il en résulta une augmentation apparente de dépenses de 52 958 000 francs. Des réductions de recettes de 3 854 000 francs établirent un écart, entre les recettes et les dépenses, de 57 760 000 francs, auxquels le Sénat pourvut par l’autorisation d’émettre des obligations à court terme. Il y eut quelques remaniements apportés par la Chambre des députés. La loi de finances prévoit 3 910 millions de crédits ; mais il est certain qu’il y aura des demandes de crédits supplémentaires pour insuffisance de prévisions.
Le projet de budget est donc en déficit, puisqu’il n’est équilibré que par des ressources d’emprunt. On compte sur des plus-values de recettes pour les atténuer ou les supprimer ; mais, si elles ne se produisent pas, le budget se liquidera en perte.
Est-ce le moment d’élaborer de nouveaux programmes, d’engager de nouvelles dépenses ? Et d’abord ne faut-il pas se demander où en sont les programmes votés ?
CHAPITRE II
L’exécution du programme de 1903.
Le 13 février dernier, la séance du Sénat commença par la lecture d’un rapport de M. Cuvinot, président de la Commission des Retraites ouvrières. Il exposait au Sénat les charges financières que comportait le projet voté par la Chambre des députés.
La charge annuelle de l’État serait, au minimum, à l’origine de l’application de la loi, de 282 millions de francs.
Elle atteindrait, à l’époque du maximum, 545 millions de francs, et descendrait, pour la période constante, à 425 millions.
Comment un budget déjà en déficit, peut-il assumer une pareille charge ? Et les partisans de l’impôt sur le revenu croient-ils qu’ils pourront la demander aux 500 000 otages qui auront à subir l’impôt complémentaire ?
Ensuite vint l’interpellation de M. César Duval sur la Crise des transports, à laquelle, le lendemain, prirent part MM. Gourju, sénateur du Rhône, et Audiffred, sénateur de la Loire.
Ces messieurs confirmèrent un certain nombre des prévisions que j’avais émises au moment du vote du grand programme de canaux et de ports, voté à la veille des élections de 1902 et devenu la loi du 22 décembre 1903. [1]
Il était prévu d’abord à 611 millions ; la Chambre le porta à 703 millions, et avec une merveilleuse logique diminua de 4 271 000 francs le crédit de 31 737 000 francs qui devait y pourvoir, le ramenant à 27 466 000 francs.
Mais la Chambre ne modifia pas la durée d’exécution qu’elle avait fixée à seize ans. Les crédits ne pouvaient devenir disponibles qu’après l’achèvement du programme de M. de Freycinet de 1879 ; et aujourd’hui, l’exécution n’en est pas encore terminée.
En 1907, on inscrivait au budget du Ministère des Travaux publics comme dépenses résultant des lois votées et des engagements pris :
Chapitre 59 : Amélioration des rivières : 308 000 francs ;
Chapitre 60 : Établissement et amélioration des canaux de navigation (loi du 22 décembre 1903 et lois diverses) : 255 000 francs ;
Chapitre 61 : Amélioration et extension des ports maritimes : 791 000 francs.
Tels sont les chiffres donnés par le rapport général pour le budget de 1907.
Voici, pour le budget de 1908, la situation des trois chapitres 58, 59, 61, qui doivent pourvoir à l’exécution du programme de 1903. On a encore réduit les chapitres 60 et 61.
Le chapitre 60 : Établissement et amélioration des canaux, prévu à 10 937 000 francs, a été ramené à 9 587 000, donc diminué de 1 million 350 000 francs, dont on a gratifié le chapitre des routes nationales.
Le chapitre 61 : Amélioration et extension des ports maritimes, était prévu à 12 500 000 francs ; on lui a enlevé un million pour équilibrer le budget et un second million pour le donner aux routes.
Le chapitre 59 : Amélioration des rivières avait en 1902 une dotation de 4 millions : il fut réduit à 2 700 000, puis relevé en 1907 et en 1908 à 2 930 000 francs.
Sur ce chapitre, les travaux se rattachant au programme Freycinet, qui devaient être tous terminés en 1906, et qui restaient à faire au 1er janvier 1908, comprennent sept entreprises et se montent à 8 557 000 francs dont 7 526 000 sur fonds du Trésor et 1 031 000 sur fonds de concours.
Voici de quelle étrange manière le rapporteur, M. Janet, comprend l’achèvement de ces travaux :
On voit qu’il faudrait moins de trois années pour terminer les travaux, à condition d’y affecter toutes les ressources du chapitre. Mais, en réalité, comme il importe de poursuivre la réalisation du programme de 1903, l’achèvement des entreprises antérieures audit programme semble devoir exiger environ cinq années.
Y a-t-il une pire manière de procéder ? Tout entreprendre et ne rien finir ! Le programme Freycinet date de 1879, et trente ans après, les parties qui en ont été conservées ne seront pas achevées !
Ce n’est pas tout. Il y a encore pour 9 463 000 francs, dont l million 850 000 francs de fonds de concours de projets autorisés postérieurement au programme de 1903. On y a dépensé 502 000 francs, dont 191 000 francs fournis par les fonds de concours. De ce train, on peut en prévoir l’achèvement dans une période de quinze à vingt ans.
Le chapitre 60 est intitulé : Établissement et amélioration de canaux de navigation. Réduit à 9 587 000 francs, il doit pourvoir à des travaux répartis en trois catégories :
Première catégorie. — Travaux se rattachant au programme Freycinet ou ayant fait l’objet de lois ou décrets particuliers.
Le rapporteur dit avec désinvolture : « Il a paru possible de ne plus faire figurer au tableau de développement un certain nombre d’entreprises qui y étaient portées antérieurement. On doit considérer, en effet, ces entreprises comme terminées… » Seulement on aura encore à payer 16 517 000 francs, auxquels il faut ajouter 345 000 francs de fonds de concours.
Deuxième catégorie. — Travaux compris au programme approuvé en principe par la loi du 22 décembre 1903. Ils se montent à 201 328 000 francs, dont 112 282 000 francs à la charge de l’État.
Troisième catégorie. — Travaux entrepris postérieurement à cette loi.
Ne comptons que les deux premières catégories. Les travaux auxquels le crédit de 9 587 000 francs a à pourvoir s’élèvent, pour la part de l’État, à 128 800 000 francs. En admettant qu’il n’y ait pas de retards ou de dépassements de crédits, ces travaux doivent se répartir sur douze ans !
Mais M. Janet dit que dans le budget, en 1908, il est prévu 6 millions pour les travaux du canal du Nord. Pour le canal de Marseille au Rhône, il prévoit 7 millions.
Ensuite nous trouvons :
Canal de Cette au Rhône 1 000 000 fr.
Canal de la Deule 500 000
Canal d’Air 300.000
Canal de Combleux à Orléans 1 000 000
Canal de Lens 200 000
3 000 000 fr.
Les travaux prévus dépassent donc le montant du chapitre. Mais on me dira qu’on n’y compte pas les fonds de concours. Soit, mais ils ne doivent être versés qu’au prorata des dépenses faites par l’État. Donc nous avons 6 millions et demi pour le canal du Nord et le canal de Marseille au Rhône. Pour le canal du Nord, les dépenses prévues, fonds de concours compris, sont de 6 millions. Les travaux devaient être exécutés en sept ans : or, à la fin de 1908, il y aura cinq ans révolus ; on avait dépensé 985 000 francs au 31 décembre 1906 ; on a du dépenser 3 500 000 francs en 1907 : on dépensera 6 millions en 1908, cela fait donc 10 050 000 francs sur 60. Si par insuffisance de crédits, l’État retarde les travaux, la Chambre de Commerce de Douai sera légalement dégagée, et le Gouvernement aura à supporter tout le poids de la dépense.
Le chapitre 61 a pour litre : Amélioration et extension des ports maritimes. Avec un crédit de 10 millions de francs, il y a encore dix-sept entreprises se rattachant au programme Freycinet. Au 1er janvier 1908, la dépense à faire s’élevait à 19 millions environ, dont 5 millions de francs sur fonds du Trésor et 14 millions de francs sur fonds de concours.
D’après les auteurs du programme de 1903, ils auraient du être terminés en 1906.
Sur les 10 millions de ressources du chapitre 61, on poursuit en même temps les dix entreprises du programme de 1903 : et, à partir du 1er janvier 1908, il restera à dépenser 64 millions, dont 29 millions sur fonds du Trésor et le surplus sur fonds de concours. De ce train, les travaux ne seront pas finis dans sept années.
Voilà une nouvelle preuve de l’impossibilité pour l’État d’exécuter des travaux publics.
CHAPITRE III
Les ports.
M. Janet a été rapporteur du projet de loi du canal de Marseille au Rhône. Je retrouve, dans son rapport sur le budget du ministère des Travaux publics la condamnation de son rapport sur le canal et la confirmation des objections que j’y faisais dans ma brochure : Gaspillages régressifs et Dépenses nécessaires (1903).
J’y disais :
Los auteurs et les partisans du programme Baudin se résignent à cette situation : nous n’avons pas, en France, un port en rapport avec le progrès de la navigation actuelle. Nous n’avons qu’un port où les grands transatlantiques peuvent entrer et sortir sans difficulté : c’est un port de guerre, et les paquebots qui touchent à Cherbourg sont allemands et anglais.
La plus petite partie du programme Baudin était consacrée aux ports ; dans le projet adopté par le Sénat, il y a une somme de 86 880 000 francs. Cependant, la part contributive des intéressés pour les travaux des ports était de 69 000. Ces crédits sont dispersés sur dix ports : il n’y a pas un centime pour Marseille, il y a 8 500 000 francs pour le Havre.
Quand les crédits votés par le Sénat auront été dépensés, la question suivante ne pourra recevoir qu’une réponse négative : où seront les ports dans lesquels les navires de plus de deux cents mètres de long, ayant besoin d’un tirant d’eau de dix mètres, pourront entrer, aborder au quai et repartir à toute heure de jour et de nuit ?
Tous nos ports, sauf Marseille, ont des fonds qui leur en interdisent l’entrée pendant la plus grande partie de la journée. Le port de la Pallice était destiné à devenir un port d’escale ; l’avant-port a un fond de cinq métros et bassin un fond de quatre mètres.
Les travaux qu’on fait au Havre, commencés trop tard, établis d’une manière insuffisante, en feront un port déjà démodé quand ils seront achevés. La profondeur de la nouvelle entrée sera de quatre mètres cinquante au-dessous du zéro des cartes : les seuils de la nouvelle écluse en construction sont arasés à la même cote, de manière que les grands paquebots ne pourront entrer dans le port et n’en sortir qu’aux heures de marée.
La Chambre de Commerce de Marseille garantit 35 millions et demi pour le canal de Marseille au Rhône, en frappant les marchandises qui débarquent à Marseille d’un nouveau droit de tonnage de dix centimes par tonneau ou par colis ; en frappant les navires d’un nouveau droit de tonnage de dix centimes à l’entrée ; en affectant au canal le péage actuel de cinq centimes par tonne et par colis, établi pour la construction du canal de la Pinède ; en ayant recours à une prolongation, discutable au point de vue du contrat intervenu entre elle et ses préteurs, de l’emprunt contracté pour la construction de ce bassin. Ces charges constituent-elles un moyen d’attraction pour détourner les navires de Gênes ? Sont-elles compensées par les services rendus à la navigation ? Il n’y a pas un centime dans le projet actuel pour l’amélioration du port de Marseille, dont la situation est ainsi dépeinte dans le rapport de M. P. Mallet à la Chambre de Commerce de Paris :
« Les aménagements du port de Marseille sont loin aussi d’être satisfaisants. La plupart des bateaux postaux qui le fréquentent sont relégués dans le vieux bassin de la Joliette, obligés d’amarrer en pointe, ne peuvent charger et décharger que par l’intermédiaire de chalands. Les quais de ce bassin, d’une exiguïté lamentable, pourvus d’engins mécaniques trop peu nombreux, mal reliés aux voies ferrées, ne peuvent être mis en relation directe avec les trains de voyageurs. Et encore faute de fonds, cette situation aussi indigne de notre premier port que préjudiciable aux intérêts du pays, n’est pas appelée à se modifier avant plusieurs années. »
Est-ce que les 71 millions prévus pour le canal de Marseille au Rhône ne seraient pas mieux employés à améliorer la situation du port qu’à essayer d’établir un débouché pour des marchandises qu’on éloigne par les taxes et dont on ne se préoccupe pas de faciliter l’arrivée par un aménagement du port à la hauteur des exigences de la navigation actuelle ?
El j’opposais aux gaspillages régressifs jetés dans les voies navigables intérieures les dépenses nécessaires à nos grands ports.
Or, je lis, dans le rapport actuel de M. Janet sur le ministère des Travaux publics, la confirmation de ce que je disais en 1903. Je cite :
La question du port du Havre a pris une acuité toute particulière. M. Brindeau, député, a publié en février 1907, une note des plus intéressantes, intitulée « le Havre et les Transatlantiques » où il montre combien la situation actuelle laisse encore à désirer et où il se prononce en faveur de la création d’un grand bassin de marée. M. Charles Roux, président du Conseil d’administration de la Compagnie Générale Transatlantique, a fait paraître dans la Revue des Deux Mondes du 13 mars 1907, un article fort remarqué sur la grande navigation et les ports français, dans lequel il signale tout spécialement les lenteurs apportées à l’exécution des travaux faits dans les deux ports du Havre et de Marseille.
L’histoire du Havre et de Marseille prouve de quelle aberration nous faisons preuve, quand nous engageons des dépenses inutiles et laissons de côté les dépenses nécessaires. Je sais que pour certains ministres et certains administrateurs, cette manière de procéder constitue un système : — Faisons les choses qui flattent certains préjugés ; il faudra bien, ensuite, faire les choses utiles ! Non seulement on retarde celles-ci, mais le jour où elles sont urgentes, les ressources manquent.
En 1882, la Chambre avait adopté un projet très étendu pour le port du Havre. Il fallait l’exécuter ; mais on arrivait au moment où les dépenses engagées dans le programme Freycinet étaient telles que la commission du budget devait se préoccuper de réduire ce budget extraordinaire. Ce projet ne vint en discussion devant le Sénat qu’en 1889. Il fut repoussé à quelques voix. Les membres de la droite firent l’appoint de la majorité ; et, en 1891, il fut repoussé définitivement, sur l’intervention de M. Teisserene de Dort, qui soutint ouvertement la thèse suivante :
— Est-ce que les éleveurs du Limousin doivent contribuer aux dépenses d’un port qui peut servir à introduire du bétail américain ? » S’il eût poussé jusqu’au bout son argumentation, il eût demandé de le combler et d’éteindre les feux de la Hève.
En 1892, fut présenté un projet plus restreint que celui de 1882. Ce projet insuffisant, voté en 1895, comportait une dépense de 24 millions, dont moitié à la charge de l’État et moitié à celle de la Chambre de commerce de la ville du Havre et du département de la Seine-Inférieure. Il devait être exécuté dans un délai de sept années.
Mais au cours des travaux, on reprit des parties du projet primitif. On eut l’air de s’apercevoir que les travaux en cours étaient démodés avant d’être achevés : et ils l’étaient avant d’être commencés ! On demanda d’agrandir l’avant-port et d’en augmenter la profondeur. On obtint deux lois successives du Parlement, avec de nouveaux crédits ; et les travaux, commencés en 1895, qui auraient du être achevés en sept ans, « sont encore loin de l’être aujourd’hui », disait le rapporteur à la fin de 1907, cinq ans après le terme prévu !
Mais ce programme ne concerne que la partie extérieure du port. Les bassins destinés aux navires dont le Havre est le port d’attache n’ont pas été améliorés. Il en résulte que les paquebots de la Compagnie transatlantique sont condamnés à un tirant d’eau et à une longueur insuffisants pour supporter la concurrence des grands paquebots anglais et allemands. Le Mauritania de la Cunard a 245 mètres de longueur.
Le Gouvernement a dressé un projet, d’accord avec la Chambre de commerce, comportant un établissement maritime actuel en dehors du port, pris sur l’estuaire de la Seine. Il sera limité par des digues, à l’intérieur desquelles on construira un vaste bassin de marée et une forme de radoub de 300 mètres de longueur.
La dépense des travaux serait de 85 millions de francs, dont la moitié serait à la charge de la Chambre de commerce du Havre, aidée par le département de la Seine-Inférieure et la ville.
En même temps, on poursuivrait la construction de la digue nord de l’estuaire de la Seine, de façon à compléter l’amélioration essentielle entreprise en vertu de la loi du 19 mars 1893 pour la fixation et l’approfondissement du chenal de la Seine maritime. Le prolongement serait conduit de façon à permettre le raccordement ultérieur de la digue avec les nouveaux ouvrages du port du Havre. La dépense atteindrait 12 millions de francs, dont la moitié à la charge de la Chambre de commerce de Rouen, aidée par le département et la ville.
Voilà donc 97 millions de dépenses à engager.
Quant à Marseille, voici ce qu’en dit M. Janet :
La situation du port de Marseille n’est guère plus favorable. La construction du bassin de la Pinède a été votée par le Parlement en 1893. Elle n’est pas encore terminée aujourd’hui. Les plus grandes cales de radoub de Marseille n’ont que 163 mètres de longueur.
On prépare un projet de loi comprenant la construction d’un nouveau bassin à flots dit de la Madrague ; et je reproduis cette phrase du rapport : « Le projet de ce bassin avait été déjà compris au programme de 1901, et sa construction n’a été écartée de la loi du 22décembre 1903 que par mesure d’économie. »
Le rapporteur n’ajoute pas : « pour faire place au canal de Marseille au Rhône. »
Le bassin établi au nord du bassin de la Pinède aurait à peu près les mêmes dimensions. La dépense en est évaluée à 32 millions de francs, dont la Chambre de commerce s’est engagée à fournir la moitié.
Voilà donc 130 millions de travaux, pour les ports du Havre, l’estuaire de la Seine et Marseille. Qu’ils soient utiles, cela ne fait pas de doute, mais pourquoi sont-ils en retard ? Pourquoi en parle-t-on aujourd’hui, tandis qu’ils devraient être, sinon achevés, au moins en cours d’exécution? Parce qu’on s’est attardé à des programmes et à des projets inutiles.
M. Janet dit que la Chambre de commerce de Marseille s’est engagée à fournir la moitié des dépenses du nouveau bassin. Mais est-ce que toutes ses ressources ne sont pas engagées dans la construction du canal de Marseille au Rhône ? Est-ce qu’elle ne vient pas de prendre à sa charge le doublement du canal souterrain, ce qui ajoute un certain nombre de millions aux 30 millions quelle doit verser ?
Le décret du 18 juillet 1906 impose à la marine marchande fréquentant le port de Marseille, un péage de 10 centimes par tonne de jauge nette légale ; 5 centimes par colis emballés : caisses, sacs, futailles et autres ; 5 centimes par tonne de marchandise en vrac et 5 centimes par animal vivant ou abattu des espèces chevaline, bovine, ovine, porcine et caprine. Ce péage représente un impôt de 0 fr. 35 c. par tonne effective de marchandise débarquée sur les quais, qui s’ajoute aux très lourdes redevances de toute nature, dont le port de Marseille est déjà grevé. La perception du péage dû en faveur du canal de jonction sera d’une durée de soixante-dix ans.
La Chambre n’a pas osé demander les ressources nécessaires à une augmentation de ces taxes. Elle a sacrifié la totalité de l’excédent de revenus annuels, qu’elle avait ménagé pour parer aux dépassements, qui pourraient se produire sur les provisions du projet : soit 133 000 fr.
Puis, comptant sur l’accroissement permanent des mouvements du port, elle a fait état d’une plus-value de recettes de 60 000 francs.
Enfin elle ajoute les 20 000 francs qu’elle avait économisés sur son contrat passé ave le Crédit Foncier, pour l’amortissement de l’emprunt destiné aux travaux du canal. Ces trois sommes font un total de 213 000 francs, suffisants pour garantir un nouvel emprunt de cinq millions, remboursable en soixante-cinq ans, sur le pied de 3.90 0/0.
Si après l’exécution des travaux, les dépassements de crédits s’élèvent à plus de cinq millions, la Chambre de commerce espère combler la différence avec le bénéfice des rabais qui pourront être consentis par les entrepreneurs lors des adjudications : elle espère que ces rabais s’élèveront à un chiffre important.
Tels sont les renseignements que je trouve dans l’Écho du Commerce de Marseille. Pour une majoration de 5 à 7 millions, la Chambre de commerce a épuisé en totalité les sommes qu’elle avait réservées, et elle garantit le reste avec des espérances.
Mais la Chambre de commerce de Marseille est engagée par la loi à faire face à tous les dépassements de crédits qui pourront se produire. Or, sur un travail de 80 millions, avec un tunnel de 7 kilomètres, destiné à une voie de navigation, il y aura certainement d’autres excédents de dépenses que ceux qui résultent de ce changement de programme, et la Chambre de commerce de Marseille n’a, pour y faire face, que des hypothèses.
Comment peut-elle se procurer les 10 millions de sa participation à la construction du bassin de la Madrague ?
Et d’un autre côté, l’État, pour les travaux du Havre et de Marseille montant à 130 millions, doit pourvoir à la moitié de la dépense. Où trouvera-t-il les 65 millions nécessaires ? Ce n’est pas sur les 10 millions du chapitre 61 qu’il peut les prendre.
CHAPITRE IV
CONCLUSION
La loi du 22 décembre 1903 n’a pas assuré l’exécution du programme qu’elle prévoit. Le Parlement, au lieu d’augmenter les crédits qui devraient y pourvoir, les restreint.
On veut entreprendre l’établissement de canaux ; et on ne peut pas faire les dépenses nécessaires pour avoir au moins deux ports répondant aux besoins actuels de la navigation.
________________
[1] V. YVES GUYOT, 400 millions à l’eau. Les voies navigables et le programme Baudin, 29 janvier 1902. — Le Repêchage des 500 millions à l’eau. Le programme Boudin devant le Sénat, 25 mars 1902. — Gaspillages régressifs et Dépenses nécessaires, octobre 1903. — Le Droit à la faillite de la Chambre de Commerce de Douai, 9 décembre 1903.
Laisser un commentaire