extrait de : Yves Guyot, La gestion par l’État et les municipalités, Librairie Félix Alcan, 1913
Préface
Ce livre est préparé depuis longtemps : le difficile a été de mettre en œuvre les matériaux de provenances diverses, de valeur inégale, et plus ou moins incomplets, de manière à présenter avec précision un tableau d’ensemble des entreprises industrielles gérées par l’État ou les municipalités.
Les partisans de la nationalisation et de la municipalisation de toutes sortes de services ont pris un nom discret. Ils se donnent pour représentants de la régie directe. Leur leader en France est M. Edgar Milhaud, qui occupe à l’Université de Genève une chaire d’économie politique où il professe le socialisme[1]. Dans une petite revue intitulée les Annales de la Régie directe, il fait l’apologie de toutes les gestions d’État et de municipalités. Son enthousiasme reçoit quelquefois de cruels démentis, comme le suicide du maire d’Elbeuf ; mais il est tel qu’il l’a porté à faire plusieurs articles pour démontrer que les accidents sont moins fréquents sur les chemins de fer d’État que sur les lignes des compagnies. On verra plus loin (livre III, chap. II) ce que vaut cette tentative de démonstration, et on pourra juger par là de l’importance qu’il faut attacher à d’autres allégations.
Pour l’année scolaire 1911-1912, l’École des Hautes Études sociales avait organisé une série de conférences sur la Régie directe, sous la direction de M. Edgard Milhaud.
Cependant, elle jugea bon qu’à la fin une voix discordante pût se faire entendre. Elle eut la gracieuseté de me confier ce rôle. Je l’acceptai. M. Milhaud devait parler pendant quarante minutes, ajoutées aux dix leçons précédentes, et moi, je devais répondre, en quarante minutes, aux six cent quarante minutes pendant lesquelles avaient été développées la théorie et la pratique du socialisme national et municipal. Puis M. Milhaud devait répliquer en vingt minutes et moi dans le même espace de temps. J’eus la satisfaction de voir que l’Humanité attachait assez d’importance à cette conférence contradictoire pour annoncer pendant plusieurs jours qu’elle tenait des cartes d’entrée à la disposition des « camarades ». Il n’était pas difficile de prévoir que la salle de l’École serait, dans ces conditions, une salle de réunion publique.
J’emprunte à l’Humanité (14 novembre 1911) le résumé de la thèse de M. Ed. Milhaud :
Le monopole privé qui cherche le profit maximum est plus coûteux que le monopole public qui n’est pas tenu par les mêmes exigences. Il faut ajouter que l’argent coûte moins cher aux entreprises publiques, qu’elles amortissent et réduisent ainsi le chiffre général des dépenses. En revanche, les charges du personnel peuvent être plus grandes, les régies peuvent aussi chercher un bénéfice, mais elles peuvent faire tout cela dans des limites moins rigides que celles du monopole privé.
Milhaud a terminé en montrant le mouvement des régies vers l’autonomie administrative. Pour se soustraire aux ingérences politiques, pour éviter les pernicieuses influences bureaucratiques, elles tendent à transformer leur administration en entreprise distincte, commerciale ou industrielle. De même, les régies évoluent vers la socialisation, par le contrôle des consommateurs et par le contrôle du personnel.
Ainsi les régies, par l’abaissement des prix, amènent une couche de consommateurs plus large, et elles apportent un mécanisme plus souple entre l’entreprise et son personnel. Elles réunissent à la fois, pour un résultat de progrès social, les représentations de la collectivité sociale, des consommateurs particuliers et des producteurs.
L’auditoire préparé, entraîné et composé comme je viens de le dire, fit naturellement un accueil enthousiaste à M. Edgard Milhaud ; mais malgré quelques murmures, il voulut bien me permettre d’opposer des faits à certaines de ses affirmations.
Dès qu’on contrôle les assertions des propagateurs de la régie directe, on s’aperçoit qu’elles ne sont pas de meilleure trempe que celles des autres socialistes.
Leur aplomb déconcerte et intimide beaucoup de personnes. Cependant, aux élections de 1910, M. Paul Forsans, président de la Société des Intérêts économiques, a pu organiser une vigoureuse campagne contre le monopole de l’alcool et celui des assurances. Mais il est nécessaire de mettre à la disposition du grand public des faits précis qui permettent de montrer la vanité et le « bluff » de leurs programmes. J’ai écrit ce livre pour rendre ce service.
Ces socialisants et municipalisants, ne pouvant invoquer en faveur de leurs projets l’expérience de l’Ouest-État ou l’expérience d’Elbeuf, disent :
— Soit, mais en Prusse les chemins de fer d’État sont parfaits, et dans la Grande-Bretagne, dans toutes les grandes villes, triomphe le socialisme municipal.
Ils invoquent alors le témoignage d’administrations qui ne cessent de vanter leur œuvre et celui de municipalités qui, par orgueil local, déclarent qu’elles ont fait des miracles. Nous ne devons recevoir ces satisfécits intéressés que sous bénéfice d’inventaire.
Ce livre est une œuvre intègre, établie rigoureusement d’après la méthode objective. Si je n’ai pas constaté que des exploitations d’État ou de municipalités étaient utiles, ce n’est pas ma faute : c’est parce que je n’en ai pas trouvé.
Le célèbre Américain Hadley dit dans son livre Économies :
Le bien produit par l’intervention de l’État est souvent un fait visible et tangible : le mal qu’il fait est beaucoup plus indirect et ne peut s’apprécier qu’à la suite d’une étude attentive.
J’ai vainement cherché le bien produit par la gestion directe de l’État ou des communes : une étude sans parti pris permet d’apprécier le mal qui en résulte.
Yves Guyot
Novembre 1912.
__________
[1] V. La Démocratie socialiste allemande (Paris, F. Alcan).
Laisser un commentaire