Yves Guyot, La Gestion par l’Etat et les municipalités, Paris, Alcan, 1913, 437 p.
Introduction par Jérôme Perrier*, chercheur associé à l’Institut Coppet
Yves Guyot (1843–1928)[1] est un homme politique, journaliste et économiste, figure de proue du libéralisme français intransigeant durant une bonne partie de la IIIème République. Après des études à Rennes, il « monte » dans la capitale en 1867 et se fait journaliste. Il s’engage aussi en politique, devenant conseiller municipal de Paris de 1874 à 1884, siégeant alors à gauche (à l’image de nombreux libéraux du XIXe siècle, et contrairement à ce que laisserait penser la curieuse tendance contemporaine consistant à identifier le libéralisme avec la droite)[2]. Remarqué et parrainé par Léon Gambetta, Yves Guyot se fait élire député du premier arrondissement de la capitale en 1885. Rapporteur général du budget à la Chambre en 1888, il devient ministre des Travaux publics l’année suivante, dans les gouvernements Tirard puis Freycinet. Son adhésion sans réserve au libre-échange et son opposition farouche au socialisme et au collectivisme sous toutes ses formes lui valent de perdre son siège de député en 1893, au moment précisément où les socialistes font une entrée remarquée au Palais Bourbon.
Guyot se consacre dès lors pleinement à sa carrière de journaliste, comme directeur du journal Le Siècle (1892-1902) et à la tête du Journal des économistes, qui est le point de ralliement, durant un siècle (de 1841 à 1940) de tous ceux que leurs adversaires qualifient d’ « ultralibéraux » ou de « libéraux orthodoxes » – et qu’il serait plus juste d’appeler les « libéraux intransigeants ». A la tête de cette revue, mi-académique mi-grand public, qui entend défendre un libéralisme sans concession face aux multiples attaques dont celui-ci est l’objet (attaques venues à la fois des protectionnistes, des socialistes et, au tournant du siècle, des solidaristes), Yves Guyot succède à Gustave de Molinari – un personnage dans lequel les libertariens américains comme Murray N. Rothbard verront, un siècle plus tard, un de leurs plus éminents précurseurs. Guyot dirige le Journal des économistes pendant presque vingt ans (de 1910 jusqu’à sa mort, en 1928), tout en présidant également, de 1913 à 1922, la « Société d’économie politique » (dont il était membre depuis 1881). La « Société d’économie politique » est organiquement liée au Journal des économistes, l’ensemble formant la principale tribune des défenseurs d’un libéralisme intrinsèquement anti-étatique et foncièrement individualiste.
Au moment de l’Affaire Dreyfus, qui déchire la France au tournant du siècle, Yves Guyot (comme nombre de libéraux) prend parti pour le capitaine Dreyfus, et ce dès la première heure – ce qui a bien failli lui valoir d’être incarcéré. Il est aussi un défenseur du droit des femmes à une époque où la chose est fort rare (pensons par exemple à quelqu’un comme Alain, que la défense intransigeante des droits individuels et de l’égalité n’a jamais conduit à faire du féminisme un de ses chevaux de bataille). Guyot est également un farouche partisan de la séparation de l’Église et de l’État et de la laïcité, et ses attaques régulières contre le Bureau des Mœurs (chargé de la réglementation de la prostitution en France) ont contribué à la dissolution de celui-ci dès 1881. Résistant à toute tentative hâtive de classement, Guyot était fondamentalement un non-conformiste épris de liberté individuelle et un individualiste qui entendait lutter contre toute forme de collectivisme et toute forme de tyrannie.
Dans cet extrait d’un livre publié en 1913 aux éditions Alcan, La Gestion par l’Etat et les Municipalités, Yves Guyot entend dénoncer ce qu’il appelle le « misonéisme » de l’administration française, c’est-à-dire une attitude qui consiste à rejeter toute forme d’innovation (il utilise également le terme de « néophobie » pour qualifier ce qu’il juge être une grave tare). L’idée qu’il développe est alors assez commune chez les libéraux de l’époque (on la retrouve par exemple chez quelqu’un comme Paul Leroy-Beaulieu, notamment dans son volumineux livre L’Etat moderne et ses fonctions, paru en 1890)[3], et elle contraste singulièrement avec ce qui deviendra un poncif au siècle suivant ; à savoir que l’Etat est un agent de modernisation indispensable face aux timidités d’un secteur privé, frileux et traditionnaliste. En effet, notamment après la Libération et à l’époque du gaullo-communisme triomphant, l’idée dominera dans l’Hexagone que la modernisation du pays devait absolument être prise en charge par un Etat-stratège, ou plus précisément par une haute administration (celle des Grands Corps), seule à même d’imposer aux hommes politiques et aux capitaux privés – obnubilés chacun par une forme de « court-termisme », qu’il soit électoral ou financier – les exigences de l’intérêt général et du long terme. Il est intéressant de relire aujourd’hui les libéraux de l’époque de la trempe de Guyot pour comprendre combien l’assimilation Etat/progrès technique n’a absolument rien de naturel, et s’enracine au contraire dans un contexte historique bien précis.
*Jérôme Perrier
Ancien élève de l’ENS de Fontenay-St-Cloud
Agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’IEP de Paris
Chargé de conférences à Sciences Po Paris
Yves Guyot, La Gestion par l’Etat et les municipalités, Paris, Alcan, 1913, p. 292-298 (Livre 3ème, chapitre V) : « Le misonéisme administratif ».
« Le progrès est l’œuvre d’individus et non de l’Etat. Ce n’est pas l’Etat qui a découvert la gravitation ; et si l’humanité avait attendu des gouvernements l’application de la vapeur et de l’électricité à nos usages quotidiens, nous n’aurions ni chemin de fer, ni télégraphes, ni téléphones.
Le fonctionnaire conserve et toute innovation lui fait peur, car il ne sait ce qui en résultera.
Même si un fonctionnaire a l’esprit éveillé, il se heurte à l’inertie de l’organisation dans laquelle il se trouve ; enfin, si le groupe administratif dont il fait partie veut changer quelque chose, il se heurte aux autres groupes ; et puis, il faut qu’il obtienne préalablement des crédits, en tout cas des autorisations. A insister, on risque quelque chose, ne fût-ce que sa responsabilité ; et comme les risques personnels à courir sont grands et que les gains personnels sont aléatoires et insignifiants, on laisse en l’état.
Ce misonéisme administratif se montre même dans les entreprises industrielles de l’Etat qui, par leur nature, paraissent devoir être les plus progressives.
Le ministère des Travaux Publics, en France, est chargé de la direction supérieure des eaux de la ville de Paris ; quand, en 1889, j’y arrivai, je trouvai, à ma grande stupéfaction, que le ministre et les employés de bureau n’avaient, pour boire, que de l’eau de Seine.
D’après Le Matin du 20 mars 1906, le ministre de l’Intérieur, qui assume la direction de l’hygiène, était encore à ce régime. Cela n’empêchait pas ministres et fonctionnaires de faire de beaux discours et rapports en l’honneur de la prévoyance, de l’habileté et de la sollicitude de l’Etat.
Les chemins de fer fédéraux suisses s’opposent à la création de nouvelles voies ferrées qui pourraient leur faire concurrence. La direction a exigé que toute nouvelle concession lui fût soumise, et elle a émis des avis défavorables pour le Loetschberg et la ligne Moûtiers-Longeau, qui doivent mettre le canton de Berne en relation directe avec le tunnel du Simplon. Si le canton de Berne a pu résister, des cantons plus faibles ne pourraient obtenir le même résultat. J’ai montré la rivalité des chemins de fer prussiens et des voies d’eau.
Les diverses administrations ont « l’esprit de corps », et chacun considère comme un attentat contre elle un acte utile, mais qui pourrait nuire à son développement.
Au moment de l’application de la loi sur les chemins vicinaux de 1836, le corps des Ponts et Chaussées eut la préoccupation de ne pas être chargé de cette besogne. Elle était considérée comme inférieure ; de plus, elle mettrait les ingénieurs en contact avec les conseils généraux et serait une source d’embarras.
Elle resta au ministère de l’Intérieur ; mais les agents voyers ont manifesté le désir d’éliminer complètement de la direction des routes nationales les ingénieurs des Ponts et Chaussées et de se l’attribuer, en la remettant au ministère de l’Intérieur qui aurait chargé les conseils généraux de leur entretien. Il leur aurait donné, comme subvention, ce qu’il coûte au ministère des Travaux publics ; et ils y auraient fait des économies au profit de leur réseau départemental.
Pendant mes trois ans de ministère, j’ai dû lutter chaque année, en posant la question de confiance, pour soustraire le réseau des routes nationales à cette destruction. Si l’administration des chemins vicinaux du ministère de l’Intérieur l’avait emporté, l’industrie de l’automobile n’aurait pas pris en France l’importance qu’elle a eue.
Mais la faute initiale en eût été au corps des Ponts et Chaussées qui n’avait pas compris, en 1836, l’importance du réseau vicinal et qui avait refusé, pour des convenances personnelles, son concours à une œuvre d’une utilité de premier ordre.
Dans son livre Public ownership of telephones on the continent of Europe le docteur A. N. Holcombe constate que, sauf en Allemagne et en Suisse, dans toute l’Europe, le téléphone a commencé par être exploité par des entreprises privées. Ce régime n’est plus conservé en Europe que par le Danemark et l’Espagne. L’administration des télégraphes étant centralisée par l’Etat, elle ne pouvait admettre la liberté du téléphone. Dès son apparition, il se heurta partout au misonéisme des administrations chargées du service télégraphique. Elles y voyaient un concurrent qu’il fallait contrarier ; plus tard, quand elles s’aperçurent qu’il résistait, elles décidèrent qu’elles devaient l’absorber. A leur tour, quand le téléphone fut devenu service d’Etat, les administrations du téléphone s’opposèrent au développement des autres industries électriques, spécialement de celles qui usaient des courants à haute fréquence pour protéger leurs courants plus faibles. L’introduction des progrès techniques aurait été plus rapide sous un régime de concurrence. L’auteur est plein de sympathie pour l’organisation téléphonique allemande ; mais il constate qu’en 1902, les téléphones étaient quatre fois aussi nombreux aux Etats-Unis qu’en Allemagne.
Dans la Grande-Bretagne, en 1880, le téléphone fut légalement déclaré être un télégraphe et devint un monopole du general Postmaster. En 1911, il n’y avait que 644 000 téléphones en service dans le Royaume-Uni, tandis que s’il y en avait eu la même proportion qu’aux Etats-Unis, ils auraient atteint le chiffre de 3 000 000.
Au dîner annuel de l’institution des Electrical Engineers, le 2 février 1911, son président M. S. Z. Ferranti disait : « On ne saura jamais ce que la municipalisation des services électriques a fait perdre. Elle en a retardé les progrès et elle est largement responsable du retard de l’industrie électrique dans la Grande-Bretagne ».
Quant à l’administration des téléphones français, voici ce que je trouve dans le rapport de M. Dalimier : « Après de longues hésitations, l’Administration s’est décidée à accepter l’installation d’un ‘‘multiple’’ télégraphique. Les premiers crédits ont été ouverts au budget de 1911 ; mais les études préalables n’avaient pas dû être bien sérieuses puisque, malgré les missions effectuées depuis 1903 dans les villes précitées où fonctionnaient des ‘‘multiples’’, il a fallu, en juillet 1911, charger à nouveau des techniciens de l’examen de ces systèmes en vue du choix de la solution à adopter à Paris ».
Protectionnistes et socialistes en sont toujours au vieux préjugé que l’Etat et les municipalités « doivent donner de l’ouvrage aux ouvriers ». Les exploitations qui en dépendent, loin de faire des économies de main d’œuvre, doivent, au contraire, augmenter toujours les dépenses de personnel. Parmi les motifs qui leur font réclamer des heures plus courtes de travail, se trouve l’argument que si chaque ouvrier ne fait que la besogne d’un demi-ouvrier, cela donnera de l’ouvrage à deux ouvriers. Donc, non seulement il faut des heures de travail courtes ; mais il ne faut pas de surproduction pendant le temps que l’ouvrier passe à l’atelier ou au chantier. Aussi partout y a-t-il des protestations contre le travail aux pièces et des demandes de travail à l’heure « pour lequel personne ne se foulera ». Non seulement chacun profitera partiellement du droit à la paresse proclamé par Lafargue, mais s’il ne fait pas l’œuvre pour laquelle il est payé, il fait une œuvre de haute solidarité sociale en laissant de la besogne aux camarades.
Si un directeur d’atelier veut introduire une machine qui peut faire ce que feraient quatre ouvriers, il est accusé d’enlever de l’ouvrage aux ouvriers, au lieu de leur en donner. Aussitôt il soulève contre lui tous les syndicats, tous les ouvriers municipaux ou nationaux, « il affame le peuple », il trahit le devoir fondamental des exploitations d’Etat ou de municipalités. C’est un traître : et comme pour affronter de telles colères, le fonctionnaire devrait être un héros, il se garde bien de les provoquer. S’il parvient à apprendre que quelque part une machine fait la besogne qu’il n’obtient qu’à grands frais de son personnel, il fait tout son possible pour paraître l’ignorer.
De là une dépression matérielle et morale dans toute administration d’Etat ou de ville.
J’ai reçu plusieurs fois des confidences extraordinaires à ce sujet.
Les socialistes ne manqueront pas de dire qu’ils ne sont pas des ennemis du progrès et de traiter, en dépit des faits, de calomniateurs ceux qui les en accusent. Ils déclarent qu’ils ne sont pas hostiles aux nouveaux procédés ou aux nouveaux engins de fabrication que s’ils mettent des ouvriers dehors et font plus de besogne à moins de frais. Il en résulte qu’ils acceptent les nouveaux procédés et les nouveaux engins à la condition que de leur emploi ne résulte aucune économie.
Mais alors à quoi bon ? »
[1] Bibliographie sélective : Louis Fiaux, Yves Guyot, Paris, Alcan, 1921 ; Jean-Claude Wartelle, « Yves Guyot ou le libéralisme de combat », Revue française d’histoire des idées politiques, n°7, 1er semestre 1998, p. 73-109 (l’article contient des informations intéressantes, même si l’on n’est pas obligé de partager tous les jugements que l’auteur porte sur Guyot).
[2] Il n’est que de se promener dans n’importe quelle librairie. Si par hasard vous trouvez un rayon consacré au « libéralisme » (ce qui est loin d’être gagné), il y a de fortes chances pour qu’il côtoie le rayon consacré à la droite, lorsque ce n’est pas l’extrême droite !
[3] On peut y lire notamment : « Tous les progrès humains ou presque tous se rapportent à des noms propres, à ces hommes hors cadre que le principal ministre du second empire appelait ‘‘des individualités sans mandat’’. C’est par ‘‘les individualités sans mandat’’ que le monde avance et se développe : ce sont ces sortes de prophètes ou d’inspirés qui représentent le ferment de la masse humaine, naturellement inerte. Toute collectivité hiérarchisée est d’ailleurs incapable d’esprit d’invention. Toute la section de musique de l’Académie des Beaux-Arts ne pourra produire une sonate acceptable ; toute celle de peinture, un tableau de mérite ; un seul homme, Littré, a fait son dictionnaire bien avant les quarante de l’Académie française. Qu’on ne dise pas que l’art et la science sont des œuvres personnelles et que les progrès sociaux sont des œuvres communes ; rien n’est plus inexact. Les procédés sociaux nouveaux demandent une spontanéité d’esprit et de cœur qui ne se rencontre que chez quelques hommes privilégiés. Ces hommes privilégiés sont doués du don de persuasion, non pas du don de persuader les sages, mais de celui de gagner les simples, les natures généreuses, parfois timides, disséminées dans la foule. Un homme d’initiative, parmi les 40 millions d’habitants d’un pays, trouvera toujours quelques audacieux qui croiront en lui, le suivront, feront fortune avec lui ou se ruineront avec lui. Il perdrait son temps à vouloir convaincre ces bureaux hiérarchisés qui sont les lourds et nécessaires organes de la pensée et de l’action de l’Etat. »
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