Paru sur « Il Sole 24 Ore », le 5 décembre 1965 et reproduit dans le bulletin de l’Instituto Bruno Leoni (IBL) le 12 novembre 2005 (voir plus bas)
Traduction par Solène Tadié, Institut Coppet
En décembre 1965, alors que l’Italie se dirigeait tout droit vers l’« automne chaud » et la rude conflictualité des années soixante, Bruno Leoni rédigeait un article dans lequel il introduisait certaines de ses thèses qu’il illustrera par la suite- sous des formes bien plus amples et approfondies- dans ses écrits fondamentaux de 1967.
Leoni défend le marché et le caractère pacifique de l’échange et du contrat contre les logiques conflictuelles des visions syndicalistes, fortement influencées par le marxisme et par l’hypothèse d’un conflit radical entre la bourgeoisie et le prolétariat, entre le capital et le travail.
Mais au-delà de cela, en tant que juriste, il conteste également l’idée que la grève puisse être un droit, dès lors que ce qu’il définit comme le « manquement à une obligation » ne peut constituer un droit. Si la grève est une violation contractuelle, le fait de la définir comme un droit (ce que fait la Constitution italienne) signifie ruiner d’entrée de jeu toute relation contractuelle, et par conséquent toute la société libérale. Ce n’est pas par hasard que Leoni traite de la même manière la grève et le lock-out : et il condamne aussi bien la « grève » des travailleurs que celle des patrons.
Sa recommandation conclusive est que l’on devrait au moins l’encadrer en légiférant ; et ce, afin d’éviter les pires abus et la prévalence de toute vocation instrumentaliste, visant à faire de la grève un moyen de nier tout droit et d’imposer par voie révolutionnaire la domination d’une poignée d’individus sur tous les autres.
Ce texte- ainsi que d’autres sur le même thème- se trouve dans : Bruno Leoni, La libertà del lavoro. Scritti su concorrenza, sciopera o serrata, collana a cura dell’IBL, Treviglio – Soveria Mannelli, Leonardo Facco – Rubbettino, 2004, pp. 166, 12 euro.(C.L.)
Y a-t-il un droit de grève ?
La grève ne paie pas, c’est bien connu. À chaque fois que les rémunérations salariales sont tirées vers le haut, par l’effet d’une grève « victorieuse » qui repousse les limites du marché, le marché se « venge » : augmentations des prix et réduction de la production sont les conséquences inéluctables. À cet égard, et comme toujours en économie, on en examine l’effet domino : les entreprises deviennent moins actives, pour ne pas dire passives, les investissements qui auraient pu intensifier le travail (et donc les rémunérations salariales) ne peuvent se faire, l’entreprise vacille. Réduction de l’emploi existant, emploi manqué dans les nouveaux secteurs de travail, hausse parallèle du coût de la vie : autant de corolaires inévitables des « victoires » syndicales contre le marché.
Les théoriciens de la « grève » comme moyen pour améliorer les conditions des travailleurs sont donc de mauvais économistes. Mais hélas, comme nous le verrons, la mauvaise économie génère le mauvais droit.
L’exemple le plus éclatant de « mauvais » droit est ce que l’on appelle « droit » de grève. Ce « droit » est solennellement prévu par la Constitution à l’art. 40. Comme chacun le sait, la grève était considérée comme un délit dans le Code Pénal « fasciste », de même qu’aujourd’hui, en Union Soviétique et dans les autres pays communistes.
Précisons d’emblée que l’on ne voit pas en quoi le fait de s’abstenir de travailler puisse être comparé à du vol ou à d’autres crimes condamnés par la conscience morale de tous : de fait, l’idée que la grève puisse être un crime constitue assurément une abjection dans la conscience de tout homme libre. Mais il y a un monde entre cette constatation et l’affirmation que la grève peut être considérée comme un « droit ».
Ne perdons pas de vue en effet que « faire grève » ne veut pas simplement dire s’abstenir de travailler : cela suppose de s’abstenir de travailler dans le cadre d’un « contrat de travail en cours de validité ». En d’autres termes, cela signifie manquer à ses obligations, prévues par le contrat. Naturellement, ces considérations sont également valables pour le lock-out. Si le fait de fermer les portes de l’entreprise sans motif valable peut signifier, de la part de l’entrepreneur, une violation du contrat de travail, il n’y a pas de raison pour que le lock-out soit considéré comme un « droit », bien qu’évidemment on ne puisse le condamner en tant que « délit », cela heurterait une fois encore la conscience de tous les hommes libres.
Par ailleurs, la « solution » donnée par nos « refondateurs » à ce problème est connue: la grève est devenue un « droit »; et ne parlons pas du lock-out. Le silence autour du lock-out résulte d’un compromis entre ceux qui voulaient perpétuer la présomptueuse appellation de « délit » à l’égard du lock-out (comme aux temps du fascisme) et ceux qui- au contraire- en appelaient au même traitement pour le lock-out que pour la grève.
C’est ainsi que la violation de contrat de travail, commise de la part de l’employeur sous la forme d’une grève, devint un « droit », bien qu’il ne serait en aucun autre cas admis qu’une personne liée par un contrat puisse tranquillement le violer. Il est bien vrai, en effet, que dans notre système juridique, comme dans celui de tous les pays civilisés, il existe des cas où le manquement est autorisé : mais même dans ces cas là il appartient au juge de décider si en définitive la partie au contrat avait le droit de le faire, par exemple dans un cas de force majeure, ou dans le cas d’une rétorsion face au manquement avéré de l’autre partie, et ainsi de suite.
Quelqu’un pourrait objecter que la grève est un « droit » dans d’autres pays également. Toutefois, nous pouvons remarquer que l’exercice d’un tel « droit » est soumis à la vérification de certaines conditions, lesquelles peuvent être validées par le juge, afin d’empêcher que les fournisseurs de main d’œuvre ne puissent violer à tout moment et à leur guise, l’obligation contractuelle de travailler.
Cela vaut pour le pays le plus avancé industriellement parlant, les États-Unis d’Amérique. Le recours à la grève n’est envisageable qu’après une longue procédure complexe de conciliation et après avoir vérifié une série de conditions qui limitent fortement, voire empêchent complètement l’exercice arbitraire des motivations propres des parties opposées dans le rapport de travail.
Chez nous, il n’y a rien de tout cela. L’art. 40 de la Constitution a un parfum vaguement irénique : celui-ci prévoit en effet que le « droit de grève s’exerce dans le domaine des lois qui la régulent».
Sauf que lorsque notre Constitution est entrée en vigueur, les seules et uniques lois qui « régulaient » la grève étaient celles qui l’interdisaient en tant que délit prévu par le Code Pénal. Depuis lors, aucune loi n’a été promulguée pour réguler le droit de grève.
La Cour Constitutionnelle, la Cour de Cassation et le Conseil d’État (de même que les cours mineures) se sont trouvées, à plusieurs reprises maintenant, confrontées au grave problème de ce « vide juridique » qui s’est créé en matière de grève, et le manque de pouvoir législatif à ce sujet a été sévèrement déploré, à commencer par la Cour Constitutionnelle.
Mais dans un système de « droit écrit » comme le nôtre, dans lequel tout dépend- ou du moins feint de dépendre- de la législation, aucun juge, même à très haut niveau, n’oserait se substituer ouvertement au pouvoir législatif.
Ce que les juges ont fait jusqu’à présent en matière de « grève » a été de toute évidence très utile.
Mais l’œuvre des juges ne suffit pas. Une loi s’impose. Celle-ci ne pourra guère éliminer la notion arbitraire de « droit » attribuée par la Constitution. Mais elle pourra au moins en préciser les conditions d’exercice et en réduire le dommage. Par les temps qui courent, il y en a certains- parmi les travailleurs- qui ont fort heureusement compris que la grève ne paie point. Toutefois il y en a aussi qui- hélas- ont compris que la grève posée comme droit sans limites est une arme redoutablement efficace pour subvertir la société. Ayons donc un peu de courage, au moins pour une fois, et créons cette loi nécessaire. Notre pays en dépend.
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