Y a-t-il lieu, pour parer aux dangers de l’alcoolisme, de restreindre la liberté du commerce des boissons ?

Devant les progrès de l’alcoolisme, les sociétés de tempérance et la force des gouvernements offraient deux réponses assez distinctes. Étudiant la question en 1885, les libéraux de la Société d’économie politique ne se montrent guère favorable à une prohibition ; mais les bornes exactes de l’intervention de l’autorité font débat. Selon les uns, l’État peut légitimement contrôler le nombre des débitants de boissons alcoolisés, et il peut surveiller la production des alcools les plus dangereux ; pour d’autres, en dehors de prononcer une interdiction aux mineurs et de sanctionner les fraudes, l’État doit rester en retrait. « Il est souverainement injuste, dit notamment Arthur Raffalovich, de donner à une majorité le droit de contrôler les goûts de la minorité et de la priver de l’usage modéré des boissons, parce qu’il y a des ivrognes. »


Y a-t-il lieu, pour parer aux dangers de l’alcoolisme, de restreindre la liberté du commerce des boissons ?

(Journal des Économistes, 5 janvier 1885.)

 

SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE

RÉUNION DU 5 JANVIER 1885.

 

M. le président met aux voix le sujet à discuter. La réunion adopte la question suivante proposée par M. Léon Say :

Y A-T-IL LIEU, POUR PARER AUX DANGERS DE L’ALCOOLISME, DE RESTREINDRE LA LIBERTÉ DU COMMERCE DES BOISSONS ?

M. Léon Say prend la parole pour poser la question. Il rappelle que la Société d’économie politique s’est occupée à plusieurs reprises, depuis quelque temps, des limites qu’il y aurait lieu de fixer à l’intervention de l’État. On a examiné quelques-unes des attributions qu’il s’est données. Eh bien, ne pourrait-elle étudier en particulier si le principe de liberté auquel elle est si fermement attachée ne saurait fléchir un peu, et souffrir certaines restrictions pour parer aux dangers que l’alcoolisme fait courir aux populations et aux intérêts économiques d’un pays comme le nôtre ?

Les progrès de l’alcoolisme ne sont pas à démontrer ; ils sont malheureusement patents. Comment les combattre et les entraver ?

On a essayé, chez nous, d’une loi contre l’ivrognerie. Tout le monde est d’accord pour reconnaître qu’elle a été fort peu efficace. Le nombre des débits en France est peut-être aujourd’hui de 400 000 — 392 000 au moins, d’après les derniers relevés —, ce qui fait environ un débit par 100 habitants, soit, en ne comptant que le quart pour représenter la population mâle et adulte fréquentant les cabarets, 1 pour 25 consommateurs.

Cette statistique, certainement, est sujette à discussion, car les débits du Nord ne ressemblent pas à ceux du Midi ni à ceux de l’Ouest ; on n’y consomme pas les mêmes boissons, et les effets de l’alcool ici, du vin ailleurs ou du cidre, ne sont pas identiques. Mais le mal général n’en est pas moins constaté, réel, et l’alcoolisme se développe sans cesse, sous l’influence de causes variées.

On a essayé encore de combattre ces progrès par les droits énormes imposés, spécialement depuis la guerre de 1870-1871, sur les alcools. Ces droits considérables n’ont entravé ni la production, ni la consommation de l’alcool ; seulement, l’industrie a développé la fabrication des alcools autres que l’eau-de-vie, l’eau-de-vie de vin, et ces alcools nouveaux, qu’on peut vendre à des prix abordables, malgré une taxe de 156 fr. 25 et même, pour Paris, de 186 fr. 25, sont bien plus dangereux pour les consommateurs. De 1840 à 1850, la production annuelle de l’alcool en France était de 976 500 hectolitres environ, dont 900 000 d’alcool de vin, 500 d’alcool de betteraves, 40 000 d’alcool de mélasses et 36 000 de substances farineuses. Depuis, l’on a vu, principalement à cause des ravages du phylloxéra, l’alcool de vin diminuer constamment, et, aujourd’hui, sur une production de plus de 1 800 000 hectolitres, c’est à peine s’il y en a 60000 ou 62 000 provenant du vin, du cidre, des marcs et fruits, tandis que le reste, 500 000 à 600 000 hectolitres, est de l’alcool de betteraves, ou de l’alcool de mélasses (700 000 hectolitres environ), plus 500 000 à 510 000 ou 520 000 hectolitres d’alcools de pommes de terres et de diverses substances farineuses.

En 1884, les droits sur l’alcool, l’absinthe, les liqueurs, ont produit (droit de détail, droit de consommation et d’entrée) plus de 245 millions au Trésor.

Les droits élevés, les lois contre l’ivrognerie n’ont donc pas donné de résultats pour restreindre la consommation des spiritueux dangereux. A-t-on mieux réussi dans les pays où l’on a essayé de restreindre le nombre des débits de boissons ? L’Angleterre semble avoir échoué. En Suède, on a expérimenté un système consistant à laisser concéder par les communes l’exploitation des débitsà des sociétés privilégiées qui devaient organiser la vente de manière à ne pas « pousser à la consommation ».M. Chamberlain va même plus loin, en Angleterre, et conseille de réserver entièrement le monopole de la vente aux communes. Mais les communes se laissent aller à faire des travaux, il leur faut des ressources croissantes, et fatalement elles cèdent au désir de faire des bénéfices, et par conséquent de développer la vente des boissons. Pour les sociétés particulières, les compagnies privilégiées, il en est forcément de même. Ce n’est pas encore là une solution.

Reste seulement un moyen, la restriction, par voie législative, du nombre des débits. C’est une violation de la liberté commerciale. Les économistes libéraux doivent-ils admettre cette violation, dans un intérêt supérieur ? Et puis, la question est complexe ; la politique y tient une large place, et, pour ne signaler que ce détail, si le régime établi depuis 1871 est arrivé à laisser la plus grande liberté en la matière, n’est-ce pas sous l’influence d’une vive réaction contre le système de restrictions en vigueur sous l’Empire ?

Provisoirement, M. Léon Say pense que le moyen le plus efficace contre les progrès de l’alcoolisme serait le monopole de la vente et la réduction du nombre des débits.

M. Raffalovich ne croit pas à l’efficacité de la législation ni des mesures de police pour supprimer ou diminuer l’intempérance. Il n’y a pas grand espoir de succès de ce côté tant que les efforts de l’État ne sont pas soutenus par la libre volonté des populations. La commission d’enquête de la Chambre des lords en 1878 a dû reconnaître que la législation antérieure (notamment les lois de 1872-1874) n’avait pas eu d’effet appréciable et n’avait pas diminué la somme d’ivrognerie qui prévaut dans les districts populeux du pays. La commission a conseillé de donner des facilités pour tenter en Angleterre l’essai des systèmes de Gothenbourg et de M. Chamberlain, mais elle l’a conseillé par acquit de conscience, sans grandes illusions. Le système suédois et norvégien a pu donner de bons résultats dans le pays où il est né, et encore conteste-t-on aujourd’hui la permanence de ses effets bienfaisants. Il n’est guère applicable ailleurs, parce qu’il faudrait tenir compte des droits acquis des débitants et les exproprier, ce qui coûterait cher, et ce qu’on n’a pas été obligé de faire en Suède par suite de circonstances spéciales. Quant au système préconisé par M. Chamberlain, véritable socialiste autoritaire — système consistant à charger la commune du débit des boissons —, il soulève de formidables objections. Il est trop dangereux de transformer les municipalités en grandes sociétés de commerce. Il est souverainement injuste en outre de donner à une majorité le droit de contrôler les goûts de la minorité et de la priver de l’usage modéré des boissons, parce qu’il y a des ivrognes. On dit qu’il y a un rapport entre le nombre des cabarets et la somme d’intempérance, qu’ici l’offre fait naître la demande, que plus il y a de cabarets, plus on boit. Les statistiques anglaises contredisent cet a priori. ÀNorwich, ville où il y a le plus de cabarets, il y a le moins d’ivrognerie ; c’est le contraire à Liverpool, maximum d’ivrognerie (1 arrestation sur 24 habitants) et minimum de cabarets. Les circonstances locales font énormément, et il est impossible d’arriver à des conclusions d’une application générale. Est-ce qu’en limitant le nombre des débits, vous ne créez pas un monopole en faveur de ceux que vous laissez subsister?

Il y a une tendance dans certains pays à limiter le nombre des débits et à établir une relation déterminée entre le chiffre de la population et celui des cabarets. C’est ce que la Hollande a fait en 1881 ; elle a cherché à réduire de 85 000 à 15 000 le nombre des débits. Dans les villes de plus de 50 000 habitants, il peut y avoir un débit d’eau-de-vie par 500 habitants ; dans les communes de moins de dix mille âmes, un débit par 250 habitants. En Hollande, en dehors du droit sur l’alcool, il y a un droit de licence, qui est de 10 à 25% de la valeur locative du débit ; ce droit a produit à Amsterdam 75 000 florins par an ; à la Haye, 55 000 fl. : cela fait 0,2à 0,5florin par habitant, au profit de la commune ; de même en Suède, le bénéfice des sociétés de débit, après prélèvement des intérêts, est affecté à la ville pour des usages utiles : à Gothenbourg, 1 million de francs, à Stockholm 2 millions, c’est-à-dire 10 à 12 fr. par tête de population.

Il est impossible de généraliser les résultats. En Russie, la consommation par tête d’habitant a diminué considérablement à mesure que l’on élevait le chiffre du droit sur l’eau-de-vie (en 1863, quatre roubles par vedro, en 1882, huit roubles) et qu’on réduisait le nombre des débits de 257 000 à 146 000. La consommation en vingt ans est tombée de 1,28 vedroà 0,78 vedro. Le Trésor encaisse d’énormes revenus, 234 millions de roubles en 1882, 33% environ des recettes budgétaires. En Russie aussi on a réclamé qu’on déterminât le nombre des débits par celui de la population. En 1881, il s’est tenu à Saint-Pétersbourg une sorte de parlement de tempérance ; le gouvernement a convoqué une commission composée d’experts délégués par les assemblées provinciales, afin d’étudier les mesures à prendre contre l’intempérance. Après de longues délibérations, voici les principales recommandations qui ont été faites au gouvernement : 1° Liberté donnée aux communes de fermer tous les lieux de vente de boissons dans les limites communales. 2° Permission aux communes d’établir des monopoles communaux de vente, dans le genre de ce qui se fait en Suède, dans la Finlande russe et dans quelques localités de l’empire. 3° Un débit par 1 000 habitants. Les débits devront être à une distance donnée l’un de l’autre, ne pas être rapprochés au-delà d’un certain nombre de mètres des églises ou des écoles. 4° Obligation pour les débitants de vendre du thé et des aliments. 5° Mise en adjudication des licences de débitant, enfin maintien de l’interdiction aux israélites de tenir un débit.

En Allemagne, l’alcoolisme a fait d’énormes progrès apparents ; le nombre des débits a augmenté dans de très grandes proportions, de 1869 à 1879, dans certaines parties de 50 à 60%. À Berlin, par exemple, il y avait 3 637 débits en 1860, 5 395 en 1870, 11 609 en 1880, beaucoup trop pour que les propriétaires fassent de bonnes affaires. Un tiers des débits change de main tous les ans. Beaucoup sont obligés de vendre des boissons frelatées, de se servir de mesures trop petites et illégales, ou bien d’allécher le client par le service fait par des femmes. Il y a à Berlin un débit par 33 adultes mâles. En 1878, on a arrêté 6 890 ivrognes, 7 900 en 1880. On dépense en Prusse 261 millions de marcs par an en eau-de-vie. La Prusse est le pays où l’eau-de-vie est le moins imposée (33 fr. 92 par hectolitre, 239 en Hollande, 477 en Angleterre). Cela tient à des raisons politiques. Il se fait en Allemagne un mouvement pour combattre l’intempérance ; c’est un réveil après 30 ans. Il s’est fondé en 1883 une association contre l’abus des boissons alcooliques, qui emploie l’intervention de l’État pour introduire le système hollandais et prendre diverses mesures restrictives (interdiction de vendre aux mineurs ou aux gens ivres, d’accorder du crédit, obligation de servir des aliments, séparation du débit de tout autre commerce). Cette société, qui a son siège à Brème, est née de l’initiative spontanée de particuliers, elle aura peut-être une existence plus longue que les associations de tempérance créées de 1837 à 1848, sous les auspices du roi de Prusse, du ministre de l’intérieur. Le roi de Prusse s’était enthousiasmé pour le mouvement qui avait réussi en Amérique et il voulait l’implanter dans son pays. Ce furent des créations artificielles qui disparurent dans la tourmente de 1848. Rien ne vaut décidément l’initiative privée, le libre développement des institutions et le jeu de l’intérêt privé.

Une considération importante, c’est que le cabaret, le débit de boisson est un lieu de réunion, de distraction pour l’ouvrier qui est condamné à la vie la plus tristement monotone dans son atelier ou à la fabrique. Il y est chauffé, éclairé, il y va parce que son logement est étroit, insalubre. Au lieu de faire intervenir l’État et de s’enrôler parmi les apôtres de la tempérance, qu’on offre à l’ouvrier un endroit pour remplacer le cabaret, où on lui vendra du thé, du café, du chocolat, où il aura tous les agréments du débit d’eau-de-vie sans les tentations mauvaises.On l’a fait en Angleterre et avec grand succès, même au point de vue financier[1]. Il a été fondé des sociétés pour la vente de boissons chaudes (coffee houses societies) qui font d’excellentes affaires, en moyenne 8 à 8,5% de dividende. Les ouvriers les fréquentent ; à Liverpool, les ouvriers des Docks (15 000) ont pris l’habitude de s’y nourrir.

Nous voilà, dit en terminant M. Raffalovich, revenus aux mêmes conclusions que nous avons formulées à propos des logements insalubres. Il faut compter sur l’action simultanée et continue d’une foule de facteurs, non pas se fier à la panacée de l’intervention gouvernementale.

M. Yves Guyot désirerait communiquer certains renseignements empruntés à une enquête faite auprès des gouvernements d’Europe et d’Amérique, par le Dr Kumor, directeur de la Statistique fédérale suisse, et à une autre enquête faite dans les divers cantons suisses par le Dr Schuler, inspecteur général des fabriques.

La Suède, par la loi de 1855, a essayé de restreindre le nombre des distilleries et le nombre des débits. Elle mit ceux-ci en adjudication : bon moyen de les engager à pousser les consommateurs à la sobriété ! La statistique permettrait de conclure que les mesures prises ont augmenté l’alcoolisme ; car, de 1856 à 1860, le nombre des délits pour ivresse varie de 322 à 376 pour 100 000 habitants ; de 1876 à 1880, il ne descend pas au-dessous de 421, et il s’élève jusqu’à 493 en 1877. Le nombre des décès résultant de l’abus des boissons fortes a augmenté : de 1856 à 1860, moyenne annuelle, 60 ; de 1876 à 1880, 171 ; en 1882, 152. M. Y. Guyot n’accuse pas la législation d’avoir déterminé cette progression. Il se méfie du post hoc propter hoc, et constate qu’elle ne l’a pas empêchée, voilà tout.

Même résultat au Danemark. Le gouvernement, depuis 1843, a supprimé la distillerie rurale au profit de la distillerie industrielle : les communes sont autorisées à limiter le nombre des établissements de vente d’eau-de-vie. Or, l’alcoolisme augmente au lieu de diminuer. En 1871, on ne lui attribuait que 6,5 décès sur 100 ; en 1880, on lui en attribue 10,10. De 1871 à 1880, le nombre des aliénés alcooliques a doublé. Sur 1 000 suicides, les ivrognes étaient, pendant la période de 1856-1860, de 265 ; pendant la période de 1871-1875, de 362.

Ni en Finlande, ni en Allemagne, les mesures préventives ou répressives n’ont eu d’influence. Pas davantage en France. La loi sur l’ivrognerie date de 1874 ; le nombre des suicides causés par l’abus des boissons était de 564 de 1871 à 1875 ; il s’est élevé à 799 de 1876 à 1880. On ne peut pas dire que cette augmentation a pour cause l’abrogation du décret de 1852 sur les débits de boissons, puisqu’elle est antérieure. La consommation de l’alcool est de 4,3 litres par tête dans le nord-ouest, de 5,9 dans le nord, pays à cidre et à bière ; elle tombe dans le sud-ouest et dans le sud au-dessous de 1.

En Angleterre, le nombre des consommateurs d’alcool a diminué dans une proportion assez considérable pour produire une moins-value dans le budget : mais ce résultat est dû non à l’action du législateur, mais à la propagande des sociétés de tempérance, par paroles et par le fait, car elles mettent à la disposition du public et de leurs adhérents du café, du thé, du chocolat.

Aux États-Unis, les dernières mesures prises par les États n’établissent nullement une proportion entre l’alcoolisme et le nombre des débits de boissons. Dans certains États, on arriverait même à des résultats contraires.

Le président de la Ligue belge contre l’alcoolisme avait donc raison de conclure, à la suite du Congrès de 1882 : « Il n’y a que deux remèdes contre l’alcoolisme : c’est la suppression de la misère et la suppression de l’ignorance. »

Le Dr Schuler, dans son enquête sur les divers modes d’alimentation des cantons suisses, confirme cette appréciation.

Dans le riche canton de Vaud, à Genève, à la Chaux-de-Fond, dans le canton de Zurich, partout où l’on consomme beaucoup d’aliments azotés sous forme de viande, de fromage mi-gras, de pain de bonne qualité, la consommation de l’eau-de-vie est très faible.

Dans les cantons pauvres, dans la partie inférieure de l’Emmenthal, dans l’Oberghale, à Interlaken, dans la vallée de la Surh, dans le Hinterland, dans les petits cantons, dans les cantons primitifs, là où l’alimentation se compose surtout de pommes de terre et de maïs, seulement relevée par de mauvais café, où le lard est un objet de luxe, le schnaps, le brandevin, l’eau-de-vie de pomme de terre à 0,50 c. la bouteille au détail, jouent un rôle considérable.

Quand la protéine et les corps gras manquent, l’estomac a besoin d’être rempli, l’homme se sent débile, il essaye de tromper son besoin, de se donner une vigueur factice avec de l’eau-de-vie.

Telle est la conclusion du Dr Schuler. Mais que font donc les législateurs qui veulent restreindre à l’aide de tarifs douaniers la consommation du blé et de la viande ? Ils donnent une prime à l’alcoolisme !

M. Alglave pense que, s’il est très désirable de réprimer les progrès de l’alcoolisme, les divers moyens proposés jusque-là lui semblent bien insuffisants.

La restriction du nombre des débits ne donnerait aucun résultat, la statistique le démontre, en faisant voir que le nombre des cas d’alcoolisme n’est nullement proportionnel à la quantité des débits.

Quant à la propagande des Sociétés de tempérance, elle ne sera jamais plus efficace.

M. Yves Guyot a parlé des relations qu’on peut établir entre la qualité de l’alimentation d’une population et la quantité d’alcool qui s’y consomme. La consommation d’alcools de pommes de terre, dans certains pays, en Suisse, par exemple, pour suppléer dans quelque mesure à l’insuffisance de l’alimentation normale, cause les plus déplorables effets.

Ce qu’il faudrait, ce serait réduire, par l’intervention de l’État, la proportion d’alcools industriels, et spécialement de l’élément dangereux, toxique, de ces alcools (alcool amylique) offerte aux consommateurs. Pour cela, M. Alglave a imaginé tout un système d’impôt sur les alcools, par un monopole spécial de l’État.

D’abord, fait-il remarquer, l’hectolitre d’alcool, coûtant environ 75 fr., fournit 2 litres et demi de liqueur par litre d’alcool. Un litre donne 40 petits verres, 55 même en certaines localités, à Lille, par exemple, — soit 10 000 petits verres par hectolitre d’alcool. On voit quel est le bénéfice énorme du débitant. Une augmentation d’impôt pourrait intervenir sans augmenter le prix de détail du petit verre.

M. Alglave propose de réserver à l’État le monopole de la dernière vente en gros. L’État, seul, pourrait vendre au débitant (les neuf dixièmes de la consommation se font chez lui). Le prix resterait fixé à dix centimes le petit verre, c’est-à-dire quatre francs le litre. L’État se procurerait l’alcool et les liqueurs par voie d’adjudications nombreuses et par petites fractions au plus bas prix, et avant de recevoir livraison, il ferait faire une analyse préalable pour s’assurer de la qualité du produit et pour constater notamment qu’il ne contient pas d’alcools chimiquement supérieurs, si pernicieux pour la santé. Il livrerait l’alcool au débitant au prix de mille francs par hectolitre. Si l’on en réduit soixante-dix à soixante-quinze francs d’achat, plus une remise de dix pour cent par exemple pour le débitant, en comptant encore vingt-cinq à trente francs pour les manipulations et frais généraux, il resterait à l’État huit cents francs net, soit les quatre cinquièmes de bénéfices comme pour le tabac. Qui cela gênerait-il ? En revanche, le commerce de gros étant libre, l’exportation ne serait pas entravée ; la fraude ne serait pas possible, les fabricants et commerçants étant toujours exercés. Il est vrai que le débitant y perdrait, car il n’aurait que dix pour cent de bénéfices au lieu de quarante ou cinquante pour cent, mais cette remise serait encore suffisante, car on accorde encore moins aux débitants de tabac. L’alcool serait contenu dans des bouteilles et serait ainsi d’un maniement facile. L’eau-de-vie, par exemple, pourrait se mettre dans des quarts de litre munis d’un appareil laissant bien sortir le liquide, mais ne le laissant pas rentrer. Le quart de litre représenterait quatre-vingts centimes d’impôt, c’est donc ce que gagnerait le fraudeur : il perdrait plus de temps à remplir sa bouteille que ne vaudrait le produit qu’il en retirerait. Pour éviter aussi la fraude, on pourrait faire payer la bouteille elle-même un franc. Cette somme serait remboursée contre remise de la bouteille, et on aurait intérêt à restituer les bouteilles au plus tôt pour rentrer dans cette avance ; d’ailleurs, la détention d’un certain nombre de bouteilles pourrait faire soupçonner la fraude et amener une surveillance spéciale qui la ferait découvrir.

M. Lunier tient à bien établir le véritable rôle des sociétés de tempérance en France. Leur but, après 1870, a été surtout un but patriotique ; elles se sont toujours proposé de restreindre les ravages de l’alcoolisme en propageant la consommation des boissons dont l’usage est compatible avec la santé, et ce sont les boissons fermentées, vin, bière, cidre. Les boissons distillées sont celles qui sont particulièrement dangereuses. Ces sociétés ont toujours poursuivi aussi un but philanthropique élevé.

Le système de Gothenbourg dont on a parlé et que la Suède a inauguré, consiste à donner le monopole de la vente des spiritueux à des sociétés de tempérance qui ne devaient pas garder de bénéfices ; mais comme les meilleures choses, dans la pratique le système s’est altéré et a dévié de son véritable but.

M. Lunier est aussi d’avis qu’il n’y a pas de corrélation entre le nombre des cabarets et les ravages de l’alcoolisme, car plus l’on va, et plus la consommation se développe en dehors des cabarets. Or le cabaret répond à certains besoins de mœurs de l’homme vivant en société, c’est un lieu de réunion, un centre de conversations, etc., impossible à supprimer entièrement. C’est une nécessité sociale.

M. Frédéric Passy professe depuis longtemps que le véritable remède à l’alcoolisme est l’usage facile, économique et modéré du vin de bonne qualité. L’alcoolisme, tout le monde le sait, est bien moins fréquent dans les pays de vignobles. Il faudrait, par une réforme éclairée de nos lois fiscales sur les boissons, favoriser la consommation du vin.

Mais limiter le nombre des cabarets, ce serait, dit M. F. Passy, attenter gravement au principe de liberté, sans atteindre le but qu’on désire.

Seulement, l’État devrait poursuivre rigoureusement les fraudes sur la qualité des boissons, et, sans restreindre la liberté des débits, veiller sérieusement à ce que, contrairement aux lois existantes, ils n’accueillent pas les enfants, les jeunes gens, qui vont là comme à une école prématurée d’intempérance et d’immoralité.

M. Villain est d’avis, lui aussi, que la réglementation du nombre des débits ne donnerait pas de résultats. En outre, dit-il, le cabaret est une nécessité, c’est un lieu de réunion dont on n’a pas le droit de priver ceux qui n’ont pas de domiciles agréables, ni le moyen de se rassembler dans des locaux confortables comme ceux où se réunissent les classes aisées. C’est bien le « salon du pauvre » comme on l’a dit.Si l’on supprime le cabaret, l’on doit à l’ouvrier, aux classes laborieuses de leur ouvrir des lieux de réunion quelconques, où trouvent satisfaction les exigences de l’homme vivant en société.

M. Ameline de la Briselainnedésire présenter une seule observation au sujet du chiffre de 400 000 cabarets environ existant en France actuellement, suivant M. Léon Say. Or il y en avait 300 000 à peu près à la fin de l’Empire. Donc l’augmentation est énorme.

À quoi tient cette augmentation ? N’est-elle pas au moins en partie causée par la loi de 1880 ? Cette loi a modifié le régime antérieur, en ce sens que désormais les ouvertures de cabarets ne sont plus soumises à une autorisation préfectorale. Est cabaretier qui veut, sans restriction de nombre, sans garanties suffisantes de conduite, de moralité, sans qu’il y ait à examiner cette question préalable de savoir s’il n’y a pas déjà dix fois trop de cabarets là où l’on veut en créer de nouveaux.

Cette législation qui a évidemment, par-dessus tout, une préoccupation purement électorale, exige simplement une déclaration du futur cabaretier auprès de l’autorité, pas autre chose.

Reste à savoir si les cabarets augmentent ou non l’ivresse, l’ivrognerie et l’alcoolisme qui, neuf fois sur dix, ont une source commune, le cabaret. Certainement, dans les campagnes surtout, le cabaret est une tentation ; l’on succombe à la tentation d’autant plus et d’autant mieux qu’elle est plus voisine, plus nombreuse, plus à votre portée. Et si un plus grand nombre de gens vivent du métier de cabaretier, c’est évidemment qu’ils y trouvent un certain avantage en faisant un appel de plus en plus pressant au consommateur.

Toutes les enquêtes que les orateurs précédents ont citées, et qui reposent sur des statistiques très vagues, ne confirment peut-être pas nettement cette déduction de logique et de bon sens. Mais ce que M. Ameline n’admet pas, c’est qu’on dise, sans alléguer rien de précis à l’appui de cette affirmation, que l’ivrognerie est d’autant moins répandue que le nombre des cabarets est plus grand.

En somme, il importe à tous égards, physiquement, moralement, politiquement, de restreindre le cabaret qui s’étend comme une plaie. Cet accroissement démesuré du cabaret est un fléau des plus funestes et sous tous les rapports.

Le seul moyen de restreindre cette extension, le seul qui ait réussi jusqu’à présent, c’est, en dehors des considérations électorales, de faire appel à l’intervention de l’autorité. C’est de recourir à l’arme de la législation de 1851, en prenant à cette législation ce qu’elle avait de bon, et en répudiant ce qu’elle contenait d’inique.

Ce qu’elle avait de bon, c’était l’intervention nécessaire de l’autorité préfectorale pour l’ouverture d’un débit.

Ce qu’elle avait de politique, de contingent, d’arbitraire, de condamnable, c’était le droit de la même autorité de fermer un débit existant par « mesure de sûreté publique », ce que n’admet pas M. Ameline de la Briselainne. C’est une atteinte à la propriété, c’est une confiscation, et une pareille fermeture ne peut intervenir qu’après la constatation préalable d’une faute suffisamment grave, judiciairement formulée dans une décision du tribunal.

Mais la nécessité d’une autorisation préalableà l’ouverture se justifie facilement, pour M. Ameline ; elle s’impose. Elle a été appliquée même de 1870 à 1880 sans qu’on s’en plaignit autrement. Elle portait coup, puisqu’en moins de deux ans, en 1874 et 1875, l’autorité a refusé l’ouverture de 18 000 débits. Voilà donc une arme qui n’est pas rouillée, qui a été efficace, qui continuera d’être efficace, quand on voudra ; c’est, pour l’orateur, la seule solution véritablement pratique ; et en dehors de cet ordre d’idées, dans le domaine de l’intervention du législateur, le seul qui préoccupe la Société d’économie politique aujourd’hui, aucun moyen sérieux et réalisable n’a été indiqué pour lutter contre les progrès de l’ivresse, de l’ivrognerie et de l’alcoolisme.

M. Léon Say croit pouvoir résumer la discussion par l’énoncé des conclusions que voici :

1° Il y a quelques années encore, on pouvait croire que la limitation du nombre des cabarets avait une certaine efficacité pour combattre les progrès de l’alcoolisme. Aujourd’hui, d’après les arguments fournis par plusieurs des orateurs précédents, il semble que cette efficacité soit sérieusement contestée. Il n’y a donc pas lieu de sacrifier, pour un intérêt mal établi, le principe de liberté.

2° La source positive des progrès de l’alcoolisme, c’est l’augmentation de la production et de la consommation de certains alcools toxiques particulièrement dangereux. C’est contre ces véritables poisons qu’il faudrait agir par divers moyens qui sont à étudier. Parmi ces moyens, le plus intéressant, c’est encore celui qu’a signalé M. Yves Guyot lorsqu’il a montré que l’alcoolisme est moins redoutable dans les populations disposant d’une bonne alimentation. Or, il faut que les aliments de première nécessité, le pain et la viande, soient à bon marché, et par conséquent ne soient pas artificiellement renchéris par des droits de douane protecteurs.

La séance est levée à onze heures et demie.

 

 

—————

[1] En Angleterre, depuis 1875, le rendement de l’accise (droit sur les boissons) a fléchi de 8% environ, près de 125 millions de francs ; d’autre part, le produit des droits de douane sur le thé a augmenté. On consomme plus de thé. Est-ce que l’État ne pourrait pas faire sentir indirectement son influence en dégrevant le thé, le café, de manière à stimuler la consommation, de même qu’il devrait renoncer à l’impôt des portes et fenêtres ?

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