À la Société d’économie politique, le docteur Brochard est appelé à exposer ses convictions en faveur du rétablissement des tours, ces endroits où les mères pouvaient abandonner légalement leur enfant à la charité publique. Mais Frédéric Passy et Joseph Garnier ne sont pas convaincus par son exposé. D’après eux, les tours détruisent la responsabilité individuelle et provoquent plus de mal que de bien. Leur mérite supposé, de diminuer infanticides et avortements, n’est pas prouvé. Il faut les laisser fermés, et chercher des solutions du côté de la reconnaissance de la paternité.
Y A-T-IL LIEU DE RÉTABLIR LES TOURS POUR LES ENFANTS ABANDONNÉS ?
Société d’économie politique, réunion du 5 octobre 1877.
La parole est d’abord donnée au docteur Brochard.
Le docteur Brochard se propose de traiter la question de la suppression des tours, au point de vue seulement de la médecine et de l’humanité, c’est-à-dire au point de vue de la suppression des existences humaines que l’absence des tours occasionne. Il sera facile aux membres de la Société d’en tirer les conclusions qui en découleront au point de vue de la démoralisation et de la dépopulation de la France.
Le docteur Brochard fait d’abord observer que la suppression des tours est un acte illégal. Le décret de janvier 1811, qui instituait des tours dans tous les hospices dépositaires d’arrondissements, n’a jamais été abrogé. Des circulaires ministérielles ou préfectorales n’avaient pas le droit de prescrire la fermeture des tours, tant que ce décret n’a pas été abrogé. Tel est l’avis du savant légiste M. Bérenger, qui a présenté au Sénat la pétition du docteur Brochard sur le rétablissement des tours, et dont le rapport, longuement étudié, longuement motivé, est inséré dans le Journal officiel du 20 mai 1877, dont il occupe vingt-huit colonnes.
L’objet de la pétition du docteur Brochard est non seulement le rétablissement des tours, mais encore l’abrogation de la loi du 5 mai 1869, qui a enlevé le service des enfants trouvés aux administrations hospitalières pour le donner aux administrations départementales. Cette loi, qui a été excessivement funeste aux enfants trouvés, donne lieu à des conflits incessants entre les administrations hospitalières et les administrations départementales, puisque, d’après le décret de 1811, la tutelle des enfants trouvés appartient exclusivement, en fait et en droit, aux administrations hospitalières. Il est impossible, lorsque l’on n’a pas étudié, d’une manière toute spéciale, le service des enfants trouvés dans les départements, de se faire une idée du trouble que jette dans le service cette confusion d’autorité. Il en résulte que personne, aujourd’hui, n’est responsable des faits scandaleux qui se passent dans ce service, et que personne ne cherche à y porter remède.
On a fait au rétablissement des tours trois objections principales qui ont l’air très graves, mais qui ne sont que spécieuses.
1° Le tour provoque aux mauvaises mœurs.
Cette objection n’est nullement fondée, loin de là. En substituant au secret et au mystère qui partout accompagnaient le dépôt d’un enfant au tour, le régime de l’investigation de l’enquête administrative, on a, au contraire, de beaucoup augmenté le nombre des avortements et des infanticides. Les chiffres donnés par M. Brochard dans la Vérité sur les enfants trouvés, ceux que cite M. Bérenger dans son rapport ne laissent aucun doute à cet égard. Ce résultat, du reste, était une conséquence fatale de la suppression des tours. Lorsqu’une fille se livre à son amant, elle ne pense nullement aux conséquences que peut avoir la faute qu’elle commet. Elle ne pense à ces conséquences qu’au moment où elle se voit enceinte. Alors, deux idées se présentent à son esprit : le moyen de cacher sa faute, le moyen de faire disparaître le fruit de sa faute. Le secret, le mystère du tour n’existant plus pour cette feinte, le crime lui tend les bras pour faire disparaître le fruit de sa faute, et elle obéit, pour sauver son honneur, à cette provocation coupable. Elle se fait avorter, et si elle n’a pas pu réussir dans ses tentatives d’avortement, elle tue son enfant au moment où il vient au monde. L’infanticide est, malheureusement, un crime très facile à commettre et très difficile à découvrir. Le docteur Brochard cite un très grand nombre d’infanticides dont il a été témoin, comme médecin légiste, et qui, quoique commis dans des circonstances atroces, ont presque toujours été suivis d’un acquittement pour les filles qui les avaient commis.La loi, aujourd’hui, est impuissante à punir l’infanticide, parce que rien, dans nos lois, ne punit la séduction.
Les mort-nés qui ne sont, la plupart du temps, que des infanticides déguisés et toujours impunis augmentent d’une manière effrayante. Le nombre des mort-nés qui était, il y a vingt ans, de 4 sur 100 naissances, est, aujourd’hui, de 20 sur 100 naissances, presque le quart ! La criminalité joue évidemment un grand rôle dans cette lugubre statistique, car M. Brochard a remarqué, à Bordeaux, que le nombre des mort-nés était toujours plus considérable chez les mêmes sages-femmes, et, en général, chez des sages-femmes mal famées. La même remarque a, depuis, été faite à Lyon et à Marseille.
Depuis vingt ans, le nombre des enfants illégitimes augmente sans cesse. La suppression des tours n’a donc produit, dans la population, aucun effet moralisateur, comme on le prétend à tort. Elle a, au contraire, occasionné la mort d’un nombre considérable de nouveau-nés.
Les secours aux filles mères qui ont remplacé le tour ne remplissent nullement le but que l’on se proposait. Ces secours sont insuffisants. Ils sont, en outre, très mal employés. Pour qu’une fille mère nourrisse son enfant, il faut qu’elle le veuille, il faut, en outre, qu’elle le puisse. Or ces deux conditions manquent presque toujours chez les filles mères des grandes villes, qui sont vouées à la débauche ou qui sont dans la misère. Sur 20 enfants confiés à leurs mères (filles mères) sous prétexte d’être allaités par elles, à Lyon, le docteur Brochard en a trouvé 2 seulement qui étaient nourris au sein, parce que leurs mères avaient chacune un amant qui les entretenait.
Les autres, ne recevant de leurs mères que des aliments grossiers et manquant de tout, étaient voués à une mort certaine. Et cependant tous ces enfants, qui ne sont surveillés par personne, étaient, sur les registres du service, tous censés allaités par leurs mères. Les décès de ces enfants ne sont jamais comptés, la moitié mourant dans les premiers jours de leur vie, et pendant qu’on fait l’enquête administrative sur la position de la mère. Comme ils ne sont pas encore inscrits parmi les enfants assistés, ils ne figurent pas parmi les morts. C’est ce qui fait que toutes les statistiques de l’inspection départementale sont fausses. Les secours aux filles-mères ne sont bons que dans les campagnes et dans les petites villes. Dans les grandes villes, ils augmentent considérablement la mortalité.
2° On dépose des enfants légitimes au tour.
Sans doute, cette objection est grave, mais il me semble cependant qu’il vaut mieux pour un enfant légitime qu’il soit déposé au tour par sa mère, que d’être tué par elle. Jamais les crimes contre enfants n’ont été aussi fréquents qu’aujourd’hui. Lorsque des parents sont assez dénués du sentiment de la paternité et de la maternité pour exposer un enfant, il vaut mieux que l’enfant soit entre les mains de l’administration qu’entre les mains de ces parents indignes qui le feront certainement mourir.
3° Le tour rompt les liens entre l’enfant et la mère.
Ces liens n’existent plus, du moment où la fille-mère expose son enfant. Entre les mains de sa mère, l’enfant courrait les plus grands dangers. D’ailleurs, tous ces enfants laissés entre les mains de filles perdues sont mal élevés et, lorsque leurs mères meurent, ils n’appartiennent à personne et peuplent les grandes villes de vagabonds et de mauvais sujets. Élevés à la campagne par les soins de l’administration, ils seraient devenus de bons sujets, de bons cultivateurs.
La suppression des tours augmente les avortements, les infanticides et les mort-nés. Elle augmente considérablement la mortalité parmi les enfants des filles mères.
Il doit être rétabli jusqu’au moment où la recherche de la paternité sera permise.
M. Frédéric Passy répond à M. Brochard. Il commence par déclarer qu’il n’entend pas discuter la douloureuse énumération du préopinant. Il lui serait aisé à lui-même de l’allonger encore. Mais ce n’est pas, à son avis, par des faits isolés, quelque pénibles qu’ils soient, que la question doit être résolue. Ces exemples attestent que le mal est grand ; qui en doute ? L’homicide, hélas ! nous entoure de toutes parts et sous mille formes ; mais nulle mesure ne saurait avoir la vertu de le faire disparaître d’un trait. Qu’il y ait des tours ou qu’il n’y en ait pas, il y a et il y aura longtemps des filles séduites, des parents dénaturés, des enfants négligés ou sacrifiés. On peut émouvoir notre pitié par de tristes détails ; cela ne suffit pas, et l’on n’a rien prouvé en montrant que le régime actuel laisse place à bien des abus. Ce qu’il faudrait établir, c’est que le régime qu’on lui oppose y remédierait moins imparfaitement; et c’est, dit M. F. Passy, ce qu’on n’établira pas, par le double motif que, ni le raisonnement, ni l’expérience n’autorisent cette conclusion. Fût-il hors de doute, ce qui est loin d’être, que dans tels ou tels cas le tour aurait pu prévenir les extrémités qu’on déplore, il resterait à démontrer qu’à leur place d’autres méfaits ou d’autres malheurs au moins égaux ne se seraient pas produits.
C’est toujours l’histoire de ce qu’on voit et de ce qu’on ne voit pas ; et ce n’est pas à des économistes qu’il est nécessaire de rappeler dans quelle mesure la bienfaisance inconsidérée est exposée à devenir malfaisante. Or, qu’est-ce donc que le tour, sinon l’une des formes, et l’une des plus aveugles, de cette assistance inconsidérée ? L’aumône banale, comme la semence jetée au hasard, peut tomber en bonne terre, et arracher efficacement un malheureux à la faim ou au désespoir ; mais que de fois aussi, par les encouragements et les facilités qu’elle donne à la paresse, à l’imprévoyance ou au vice, elle devient un agent de démoralisation et de misère ! Le tour, indistinctement ouvert, sans conditions et sans contrôle, à quiconque veut se débarrasser d’un enfant, peut de même sauver de la honte et du désespoir quelque pauvre créature qui ne voyait plus devant elle que le suicide ou l’infanticide ; mais que de fois ne deviendra-t-il pas la ressource de l’insensibilité, l’auxiliaire de la séduction, l’instrument du crime même ? L’État, en rangeant officiellement dans la catégorie des actes indifférents le fait d’abandonner son enfant, n’a-t-il pas l’air d’amnistier en quelque sorte, par avance, l’insouciance des parents ?
Quelle excuse, non seulement pour les entraînements de la passion, mais pour les calculs de l’immoralité, que la perspective de cette commode ressource ? Quel coup, pour mieux dire, porté à ce sentiment de la responsabilité sur lequel tout repose, que cette déclaration générale d’irresponsabilité ! À quoi bon, après cela, s’inquiéter des conséquences de ses actes ou s’épuiser pour suffire à ses devoirs ? L’État est là, il est le père universel ; on n’a qu’à faire appel à ses inépuisables entrailles et à sa non moins inépuisable bourse, et tout sera dit. Est-ce ainsi, en vérité, qu’on s’imagine relever la famille, alléger les charges publiques et rendre moins lent le développement relativement si faible de la population ?
Voilà, en quelques mots, ce qu’indique le raisonnement. Et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on l’a pensé. Le roi Charles VII, en fondant l’hôpital du Saint-Esprit, défendait d’y recevoir les enfants naturels, de peur que ses sujets ne se laissassent aller plus volontiers à pécher, par la facilité de se débarrasser du fruit de leurs fautes.
L’expérience ne tient pas un autre langage, et elle est d’autant plus significative qu’elle est double, les deux régimes ayant été successivement pratiqués, ce qui donne à la fin l’épreuve et la contre-épreuve.
En 1811, par un décret de Napoléon, le système des tours fut généralisé. Chaque arrondissement dut avoir le sien. Quel fut le résultat ? En dix ans, dit M. de Villeneuve-Bargemont dans son Économie politique chrétienne, le nombre des enfants trouvés admis dans les hospices avait doublé; et l’augmentation des enfants illégitimes s’était mise en rapport avec la facilité de cacher leur origine et de se décharger de leur entretien. Et non seulement il mourait plus d’enfants trouvés, parce qu’il en naissait davantage, mais ces enfants mouraient dans une proportion beaucoup plus grande que ceux gardés dans leurs familles. La mortalité, loin d’être diminuée, était considérablement accrue. Les charges de l’État, des départements, des communes et des hospices étaient, d’autre part, incessamment augmentées, et il devenait impossible d’y suffire. En somme, concluait M. de Villeneuve-Bargemont, lequel était loin d’avoir des idées préconçues contre les tours, on pouvait admettre, sans que cela fût cependant certain, que la législation favorable aux expositions avait prévenu quelques infanticides qui se seraient commis sans son intervention ; mais on était en droit de se demander si cette législation, en multipliant le nombre des enfants naturels n’avait pas augmenté LA MATIÈRE DU CRIME ET FAIT NAÎTRE DES INFANTICIDES NOUVEAUX.
Pour être exprimée sous une forme quelque peu étrange, cette conclusion n’en était pas moins sérieuse et digne d’attention.
C’est, on le sait, celle qu’avait adoptée M. Duchatel dans son livre trop oublié. Ce fut aussi celle de M. Davenne, prédécesseur de M. Husson à la direction de l’Assistance publique, ennemi déclaré des tours, dit M. Joseph Lefort qui les soutient ; et ce n’est pas une mince autorité que celle de cet homme modeste et droit. M. le vicomte d’Haussonville, dans ses études sur l’enfance à Paris, arrive à la même solution en s’appuyant de nouvelles raisons. Il constate d’abord, comme M. de Villeneuve-Bargemont, que la généralisation des tours avait prodigieusement augmenté le nombre des abandons, que la mortalité était effroyable, et que les départements succombaient sous le faix, si bien que les tours, vigoureusement attaqués, entre autres par J.-B. Say et de Gérando, furent peu à peu abandonnés. En 1860, lors de l’enquête faite à leur sujet, il n’en restait plus que 25 ; et cette enquête leur porta le dernier coup. Depuis lors, ils furent remplacés par des bureaux d’admission qui, dans certains cas extrêmes, peuvent remplir le même office sans avoir les mêmes inconvénients, et un nouveau système, celui des secours temporaires, destinés à permettre à la mère d’élever son enfant, fut mis en pratique. Ce système a été consacré par la loi du 5 mai 1869, qui peut être considérée comme sanctionnant explicitement la suppression des tours. La mortalité, certes, est encore très considérable, et l’on doit savoir gré au docteur Brochard et à quelques autres d’avoir secoué à cette occasion l’indifférence publique. Mais l’hésitation cependant n’est plus permise.
Deux résultats, en effet, dit M. d’Haussonville, sont hors de doute : d’une part, la suppression des tours a augmenté le nombre des infanticides ; de 92 en 1828, le chiffre des condamnations pour ce crime s’est élevé graduellement jusqu’à 224 en 1858. Il est resté ensuite stationnaire. D’autre part, le nombre des abandons a progressivement diminué. De 62 000 en l’an IX, 65 000 en 1809, il était monté rapidement à plus de 130 000 en 1833.
En 1849, alors que les secours temporaires étaient déjà adoptés par environ les deux tiers des départements, on ne comptait plus que 100 119 enfants assistés, dont plus de 8 000 secourus chez leurs mères. En 1859, le chiffre était de 91 134, dont 14 614 conservés par les mères ; en 1870, de 84 378, dont 28 220 dans ce dernier cas, et en 1875, après nos désastres, il était remonté à 93 048, dont 22 667 encore de la seconde catégorie. Or, fait observer M. d’Haussonville, la mortalité n’est que de 29% pour les enfants secourus à domicile, tandis qu’elle est de 57, ou à peu près exactement le double pour les autres.
Donc, et sans discuter le chiffre des condamnations pour infanticides, dont on pourrait supposer que l’accroissement a été dû en partie au moins à une répression plus vigilante et à l’amélioration des moyens d’information par le développement des voies de communication, on aurait, en mettant tout au pire, 125 morts environ par an à porter au passif du régime actuel, et l’on aurait, d’autre part, à porter à son actif, une réduction de 28%de mortalité sur plusieurs dizaines de mille d’enfants. Est-il possible d’hésiter ? Et n’est-ce pas le cas de dire qu’entre deux maux il faut choisir, non pas le moindre, hélas ! mais le moins considérable, et le moins considérable de beaucoup ?
On dit, il est vrai, et le docteur Brochard, notamment, a insisté sur ce point, que le secours temporaire est mauvais, parce qu’il est à la fois insuffisant et immoral. Insuffisant, en ce qu’il n’est pas assez élevé, assez prolongé ni assez sérieusement subordonné à une surveillance exacte de la mère pour donner à celle-ci les moyens et l’obligation de remplir convenablement ses devoirs et de soigner son enfant sans retomber dans le désordre ou dans la misère. Immoral, en ce que c’est un contraste humiliant et douloureux pour la femme mariée (laquelle ne reçoit rien ou ne reçoit, dans des cas extrêmes, qu’une minime allocation de 5 francs par mois du bureau de bienfaisance) de voir donner à la fille mère, sa voisine, une somme deux et trois fois supérieure, véritable prime à l’inconduite. M. F. Passy fait observer que ces critiques, pour une grande partie, se neutralisent elles-mêmes, et pour ce qu’elles ont de juste, il est aisé d’y remédier. S’il est vrai, malheureusement, que le secours à la fille mère (ce secours qui ne représente pas au maximum plus de moitié de ce que coûte l’enfant à sa mère, et qui lui impose des devoirs) ait pu agir quelquefois comme un encouragement à l’inconduite, par quel aveuglement peut-on se refuser à voir la même influence,portée à la suprême puissance, dans le tour, qui n’exige rien et qui accorde tout ? Si ce secours est, en effet, dans nombre de cas, au-dessous de ce qu’il faudrait pour en obtenir tout ce qu’on en attend, il est démontré cependant par les faits que l’effet en a été réel, tant sur la mortalité des enfants que sur la moralité des mères. Ce ne serait pas, en tout cas, la suppression de ce secours, mais son application plus sérieuse, plus large comme temps et comme chiffres, et plus sévère comme conditions, qu’il faudrait demander ; et c’est, en effet, ce que demandait au Havre le docteur Marjolin, partisan du tour, cependant, en exprimant le vœu que le secours pût être maintenu trois ans, mais sous la condition de la bonne conduite et des bons soins de la mère.
Quant à ce qui est de l’exclusion des mères légitimes, cette exclusion,dit M. F. Passy, est loin d’être aussi absolue que l’affirme le docteur Brochard. Voici, par exemple, le rapport de l’inspecteur des enfants assistés du département de la Seine, et daté d’août 1877. On y trouve, parmi les enfants admis aux secours en 1876, 26 enfants légitimes contre 16 naturels, et ce n’est pas là un accident particulier à cette année sur ce département. Le même rapport constate, d’ailleurs, que « l’abandon des enfants naturels est plus facile à prévenir et à faire cesser que celui des enfants légitimes » ; ce qui autorise à penser que le tour ne servait pas seulement à parer à des cas extrêmes de honte ou de désespoir, mais qu’il devenait souvent la ressource déplorable de familles peu soucieuses de leurs devoirs. L’inspecteur de Seine-et-Oise, comme son collègue de la Seine-Inférieure, qui s’en est expliqué au Congrès du Havre, est à cet égard parfaitement explicite. Ces messieurs déclarent, au nom de leur expérience, que le tour était une institution déplorable, honteusement exploitée par la plus immonde cupidité. Une grande partie des enfants déposés, la majeure partie, dit l’un d’eux, étaient des enfants légitimes. Les uns étaient apportés par leurs mères, qui les reprenaient ensuite comme nourrices ; et personne n’ignore que l’administration, pour obvier à cette exploitation, avait dû prendre le parti de déplacer les enfants et de les faire voyager, avec tous les risques qu’on peut entrevoir, de département à département. D’autres étaient remis à des messagers, qui faisaient métier d’aller, moyennant 50 francs par tête, les porter à des tours éloignés, et qui, non contents de les garder souvent plusieurs jours, au risque de leur vie, afin d’en avoir plus d’un à mener à la fois, les dépouillaient des signes de reconnaissance et même des vêtements dont ils étaient porteurs. Dans nombre de cas, enfin, c’était à dessein que ces pauvres créatures étaient déposées mortes ou mourantes, et le tour ne servait qu’à masquer des infanticides qu’il avait contribué à provoquer. On voit que, de quelque côté qu’on envisage la question, les conclusions sont les mêmes. Et quant à ces cas, véritablement exceptionnels et extrêmes que l’on allègue toujours, on pourrait dire peut-être, après tout : à chacun la responsabilité de ses actes et tant pis, quelque triste que ce soit, pour ceux qui se trouvent dans un de ces cas.Mais, en fait, il y est suffisamment pourvu par la latitude laissée dans la pratique actuelle, aux employés supérieurs, lesquels peuvent, lorsqu’il y a des raisons confidentielles de le faire, dispenser de l’enquête et procéder d’office à la réception de l’enfant. C’est ce qu’on appelle à Paris les cas réservés.
Avec le système actuel, c’est l’exception ; avec le tour, ce serait la règle.
Mais tout cela, dit M. F. Passy, n’est qu’un côté, et il ne craint pas de le dire, le petit côté, quelque grand qu’il soit, de cette grave question. Ce sont les effets du mal, non le mal lui-même ; et c’est au mal, tout en en combattant les effets, qu’il faut s’attaquer. Or, la cause du mal est dans l’immoralité, dans l’imprévoyance, et dans tout ce qui les favorise. Elle est aussi dans une fausse et inégale répartition de la responsabilité trop lourde d’un côté et trop légère de l’autre.
Aujourd’hui, dans l’état de nos mœurs et de nos institutions, tout le poids en retombe sur la femme ; l’homme en est presque complètement exempt, parfois plus qu’exempt. C’est un double tort. Il faut à la fois atténuer la responsabilité, pour la femme, l’atténuer, non la supprimer, comme on tendrait à le faire par une assistance mécanique et banale, et la rétablir pour l’homme. Que la femme qui a failli ne soit pas, par une exagération cruelle, condamnée à tout jamais et sans être entendue ; que la pitié et l’indulgence existent pour elle, et que le relèvement même lui soit possible, sous la condition qu’elle sache s’en montrer digne ; mais que l’homme de son côté ait à compter avec l’opinion, et quand il y a lieu avec la loi. On ne se fait pas faute de demander quand un crime est commis par un homme : Où est la femme ? À plus forte raison devrait-on toujours se demander quand une femme est en faute : Où est l’homme ? Le fait-on ? La séduction, les trois quarts du temps, loin d’être un opprobre, n’est qu’une plume au chapeau. La promesse de mariage, même lorsque de sa violation résulte un préjudice matériel ou moral, ne donne lieu que très exceptionnellement à l’ouverture d’une action en dommages-intérêts, et la victime a plus à perdre qu’à gagner à se plaindre. Le fait d’obtenir par de fausses allégations de l’argent ou du crédit est qualifié d’escroquerie et puni comme tel ; le fait de surprendre, par les promesses les plus solennelles, en abusant parfois de l’autorité, de l’âge ou de la situation, la confiance d’une jeune fille, d’une enfant même, demeure impuni lorsqu’il n’y a pas eu violences caractérisées. Et Dieu sait ce que les avocats entendent par violence et par consentement ! Tous les jours de malheureuses filles, convaincues d’avoir, dans un moment d’égarement, cherché à se venger de celui qui les a mises à mal ou troublé de leur présence la cérémonie de son mariage, sont traduites devant les tribunaux. Et le drôle, cent fois plus coupable, qui a abusé de leur jeunesse avec l’intention bien arrêtée de les planter là quand il en aurait assez, ou quand l’arrivée d’un enfant viendrait le gêner dans ses plaisirs ou dans ses affaires, se pavane tranquillement au banc des témoins, parmi les rieurs de la galerie, en attendant le moment de réclamer sa taxe pour la peine qu’il a prise de venir déposer contre son ancienne maîtresse.
À tout cela, dit M. F. Passy, il n’y a qu’un remède, et c’est la recherche de la paternité. Elle offre des dangers, sans nul doute, et il conviendra de tenir grand compte des circonstances et du caractère des parties et de ne se rendre qu’à l’évidence. Mais les dangers de l’irresponsabilité sont bien autres, et l’expérience des pays dans lesquels cette recherche est admise atteste qu’elle n’est pas aussi féconde en abus qu’on le veut dire et qu’elle tend à assurer aux femmes un respect dont nous n’avons malheureusement guère l’idée.
En somme, chacun est responsable de ses actes, et l’acte si grave d’appeler un être humain à la vie ne peut faire exception à cette loi. Puisqu’on veut réduire la mortalité de l’enfance, et puisqu’on veut en même temps activer le mouvement relativement insuffisant de la population dans notre pays, il n’y a qu’une chose à faire : c’est de réduire le nombre des relations irrégulières et d’élever le nombre des naissances régulières. Toute mesure tendant au respect de la morale aura ce double effet.
À ce point de vue, bien d’autres choses seraient à dire assurément, et bien d’autres réformes seraient à réclamer. Il y aurait à s’occuper, plus qu’on ne le fait, et de la situation des domestiques reléguées dans les conditions qu’on sait, loin de l’appartement des maîtres, dans une promiscuité presque fatale avec des hommes grossiers et entreprenants, et de celles des apprenties, souvent bien pire encore et trop imparfaitement surveillées, malgré les améliorations de la loi de 1874. Il y aurait à se demander quelle est l’influence de ces bals, de ces cafés concerts, de ces exhibitions des fêtes publiques, dans lesquels tout semble calculé pour enseigner le mal et pour y pousser, tandis que si peu de facilités sont accordées aux efforts des hommes de bien et d’étude, qui songent à instruire, à moraliser, à réunir honnêtement par les cours, les bibliothèques et le reste. Il y aurait à apprécier l’influence de cette littérature des chansons à 2 sous, des journaux amusants ou galants, Figaro, Journal des Abrutis, Vie parisienne, dessins de Grévin et autres, véritables cours quotidiens de dépravation, investis souvent par privilège du droit de s’étaler partout, et jusque dans les gares où nul ne peut éviter de les voir en passant, au lieu d’aller, comme il conviendrait souvent, répondre en police correctionnelle de leurs obscénités et de leurs ordures bêtes.
Il y aurait aussi, mais le sujet est trop vaste et trop délicat pour être traité incidemment, à parler de la prostitution et de son influence. Un congrès, qui paraît avoir été très sérieux, vient d’être tenu à Genève, pour s’occuper de cette grande plaie. M. F. Passy ne songe pas, pour le moment, à se placer sur le même terrain, et il ne veut pas aborder le fond du débat. Mais, sans avoir la prétention ou le courage de s’attaquer au cœur de la plaie, n’y a-t-il pas, dit-il, dans ce qu’on peut appeler ses approches, des points sur lesquels tous les honnêtes gens doivent être unanimes ? La mère doit être respectée, et il y a dans le Code pénal des articles qui visent les outrages publics à la pudeur et l’excitation publique à la débauche.
Nous n’avons pas besoin d’aller, en sortant d’ici, jusqu’à la première rue à droite ou à gauche, pour constater qu’il y a une catégorie de personnes à laquelle ces articles ne sont pas appliqués, et que le vice le plus effronté jouit du privilège d’adresser, sous le regard de la police, je ne veux pas dire sous sa protection, ses appels scandaleux aux passants. Qui mesurera jamais les conséquences de cet étalage quotidien d’immondices ? Qui dira combien d’honnêtes adolescents, de pères de famille même, entraînés plus ou moins volontairement (car ces harpies de la luxure ne se font pas faute de mettre matériellement la main sur leur proie), ont contracté pour le reste de leur vie cette infection du cœur, pire encore que celle du corps, qui, en dégradant leur propre existence, a préparé pour le pays d’autres existences dégradées ou misérables.
Il y aurait enfin, dit M. F. Passy, à étudier les causes et l’influence du célibat, volontaire ou forcé, dans lequel est maintenue, pendant les années de la jeunesse, et parfois pendant la vie entière, une portion si considérable des populations dites civilisées. Mais cette étude, comme la précédente, et plus qu’elle encore, est à la fois trop étendue et trop difficile pour être entreprise à la fin d’une discussion : Il suffit de la rappeler à l’attention de tous ceux qui savent par quels étroits liens l’impureté des mœurs et la mortalité de l’enfance se trouvent fatalement unies.
M. Joseph Garnier ne veut ajouter que quelques mots aux intéressantes observations qui viennent d’être présentées par les deux honorables préopinants.
La question du rétablissement des tours revient à propos du ralentissement de l’accroissement de la population. En général, on s’inquiète de ce ralentissement ; mais il faut plutôt s’en applaudir, car le nombre de Français misérables est encore assez considérable, et il est parfaitement inutile de l’accroître.
En tout cas, le procédé des tours est un des plus détestables moyens d’augmenter la population. Ils multiplient les enfants sans famille, les vagabonds, les filles perdues et les autres catégories de classes dangereuses et maltraitées par la société ; ils diminuent la responsabilité des mères, des pères, celle des familles ; ils provoquent les abandons des enfants dans les familles pauvres. Sans doute, ils peuvent prévenir quelques infanticides, mais à quels prix ? En aucune façon, ils n’évitent les avortements et les autres pratiques malsaines énumérées par le docteur Brochard, car ils ne peuvent éviter la honte des grossesses illégitimes. Ils sont un encouragement à la faiblesse des femmes ; ils neutralisent les bons effets de la sévérité des mœurs.
Il peut se faire que les secours aux filles-mères aient les inconvénients signalés par le docteur Brochard ; mais, outre qu’on peut donner ces secours avec plus de soin, plus de vigilance, plus d’efficacité, les inconvénients ne peuvent légitimer la pratique d’un procédé plus mauvais encore. Il faut déplorer les infanticides et les avortements ; il faut réprimer les premiers par la justice, quand on le peut, et les seconds par le perfectionnement des mœurs. C’est une variété de sauvagerie qui s’en ira peu à peu avec les progrès de la civilisation. Mais le remède des tours est pire que le mal. Le tour est une machine de démoralisation, comme l’a dit lord Brougham.
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