Y a-t-il des impôts moralisateurs, et, dans le cas de l’affirmative, à quels caractères les reconnaît-on ?

En décembre 1888, Frédéric Passy, Léon Say, Henri Baudrillart et quelques autres examinent à la Société d’économie politique la question des impôts moralisateurs. Ce n’est pas à proprement un objectif légitime pour l’impôt, disent-ils généralement, que de moraliser : s’il est justement réparti, et instauré pour de bons motifs, il donne un bon exemple ; mais au-delà, l’objectif de dissuader par ce moyen la consommation d’alcool ou de tabac, par exemple, n’est pas légitime. Entre deux impôts, celui qui moralise vaut mieux que celui qui démoralise, mais ce n’est pas l’objectif premier de la fiscalité : celle-ci doit pouvoir aux dépenses collectives, et non régenter et régénérer l’humanité.


 

Y a-t-il des impôts moralisateurs, et, dans le cas de l’affirmative, à quels caractères les reconnaît-on ?

Société d’économie politique, réunion du 5 décembre 1888.

[Bulletin de la Société d’économie politique, 1888.]

 

La réunion adopte comme sujet de discussion la question suivante, proposée par M. Lodin :

 

Y A-T-IL DES IMPÔTS MORALISATEURS ET, DANS LE CAS DE L’AFFIRMATIVE, À QUELS CARACTÈRES LES RECONNAÎT-ON ?

 

M. Lodin prend la parole pour exposer la question.

Il rappelle que cette question a été soulevée, il y a bien longtemps déjà, par les fondateurs de l’économie politique. Sans remonter jusqu’à M. de Montyon, qui écrivait à une époque où les doctrines économiques n’avaient pas encore revêtu leur forme actuelle, on peut trouver dans le traité d’économie politique de Jean-Baptiste Say les lignes suivantes : « Les meilleurs impôts, ou plutôt les moins mauvais, sont ceux qui sont plutôt favorables que contraires à la morale, c’est-à-dire aux habitudes utiles de la société. »

C’est une formule un peu vague sans doute, mais qu’il était difficile de préciser davantage sans entrer dans des détails peu compatibles avec la généralité des idées auxquelles devait se limiter un traité comme celui de J.-B. Say. De plus, la définition même de la morale est quelque peu contingente.

Si l’on cherche à se rendre compte de l’influence des impôts au point de vue moral, il y a lieu de distinguer entre ce qu’on peut appeler la moralité positive, c’est-à-dire l’observation stricte des lois, fiscales ou autres, et la moralité générale, c’est-à-dire l’état moyen de l’individu au point de vue intellectuel et physique, influençant indirectement sa moralité positive. Le deuxième point de vue au moins concerne incontestablement la science économique, car l’épargne, phénomène dont elle a si souvent à se préoccuper, est un des éléments principaux de l’amélioration du mode d’existence de l’humanité.

D’un autre côté, on peut considérer les impôts soit en eux-mêmes d’une manière abstraite, soit dans leur mode d’application. Le côté pratique a une grande importance dans les questions de cette nature ; son influence est souvent inverse de celle de l’impôt considéré en lui-même. Au point de vue moral, le mode de perception le plus satisfaisant est celui de l’impôt direct, du moins sous sa forme actuelle d’impôt de répartition, à assietteà peu près invariable. Le contribuable n’a aucune tentation de fraude, mais il en serait tout autrement si l’impôt devenait un impôt de quotité et si ses bases pouvaient être modifiées grâce à des influences politiques ou autres.

La base la plus défectueuse pour un impôt au point de vue moral est la déclaration du contribuable, à laquelle on est obligé de recourir dans la perception de la plupart des impôts indirects et de certains impôts d’un caractère mixte, comme ceux sur les mutations ou les successions. La tendance inévitable du contribuable à la dissimulation le conduit non seulement à frauder l’État, mais encore incidemment à léser parfois des tiers, à recourir à des altérations de produits alimentaires qui intéressent sérieusement l’hygiène publique, etc. Ces divers inconvénients varient beaucoup avec le taux de l’impôt, avec la nature des objets auxquels il s’applique, avec les détails du mode de perception. En fait ils n’ont rien de bien grave quand il s’agit d’impôts de consommation établis sur un taux qui ne soit pas trop exagéré ; leur influence s’efface relativement devant celle de l’impôt en lui-même, souvent contradictoire avec la précédente. L’influence de l’impôt direct est peu importante soit au point de vue de la moralité positive, soit à celui de l’amélioration des conditions d’existence de la masse. Ce qu’on a pu dire autrefois de l’action antihygiénique de l’impôt des portes et fenêtres n’a pas une bien grande portée aujourd’hui ; l’impôt mobilier, avec les atténuations qu’il comporte, ne pèse guère sur les petits contribuables ; enfin les inégalités de répartition qu’entraîne la fixité de l’impôt foncier peuvent avoir quelques inconvénients au point de vue de la justice abstraite, mais il faut reconnaître que cette fixité même a pu être parfois un stimulant pour de nombreuses améliorations agricoles.

L’impôt direct est donc à peu près neutre au point de vue moral ; il n’en est pas de même des impôts de consommation qui exercent une influence nécessaire sur la manière de vivre des populations. Établis convenablement, ils tendent à restreindre ou à limiter au moins la consommation de substances dont l’usage peut devenir nuisible à l’hygiène publique et par suite à la moralité.

La limite extrême d’une influence de ce genre serait atteinte par la prohibition, mais cette mesure, admissible à la rigueur pour quelques substances nuisibles sans réserve, ne le serait pas pour une foule d’autres, à la tête desquelles on doit placer l’alcool. La prohibition risquerait d’ailleurs de faire substituer à une substance donnée des succédanés plus nuisibles encore ou bien de donner lieu à toutes sortes de transactions arbitraires avec la loi, ainsi qu’on la constaté dans certaines localités d’Amérique où on avait voulu interdire absolument la vente des liquides alcooliques ; son application est toujours restée exceptionnelle et peu efficace.

Il en est tout autrement des taxes établies sur des articles de consommation tels que l’alcool ou le tabac, ou d’une manière générale sur ces stimulants du système nerveux qui paraissent correspondre à un besoin instinctif de l’humanité ; ces taxes n’arrêtent pas la consommation, mais la restreignent dans de justes limites. C’est un fait heureux au point de vue fiscal, car autrement les impôts établis sur une semblable base perdraient leur principale raison d’être, qui est de rapporter de l’argent ; ce n’est pas un inconvénient grave au point de vue moral, qui n’exige pas en somme une suppression absolue de la consommation de ces substances.

Un fait qui montre bien l’influence de l’impôt, c’est que la consommation de l’alcool qui est de 3,8 litres par an et par habitant en France n’est que de 2,7 en Angleterre, malgré l’influence du climat de ce dernier pays, et cela surtout parce que les droits sur l’alcool y sont triples de ce qu’ils sont en France.

La comparaison de la consommation du tabac en France et en Hollande, où cette matière est à peine imposée, conduit à un résultat presque identique.

Il ne faut pas cependant s’exagérer l’influence de l’impôt à ce point de vue ; s’il limite la progression d’une consommation telle que celle du tabac et de l’alcool, il est bien rare qu’il la fasse rétrograder. Le seul exemple bien caractérisé d’un phénomène de ce genre est celui de la diminution de consommation de l’alcool en Norvège, tombée en trente ans de 3 lit. 15 à 1 lit. 70 par an et par habitant. Encore faut-il connaître que la règlementation très sévère du mode de débit de l’alcool y a contribué au moins autant que l’impôt lui-même.

D’une manière générale, les taxes de consommation sont moralisatrices en ce sens qu’elles poussent à l’épargne, élément éventuel de progrès social, mais leur mode d’assiette n’est pas indifférent et il y a tout intérêt à les faire porter sur les substances dont la consommation ou au moins l’abus peut avoir des inconvénients pour l’hygiène publique. C’est à quoi on est d’ailleurs arrivé dans la pratique ; la plupart des États civilisés demandent au tabac, à l’alcool et à quelques excitants analogues une partie importante de leurs revenus. Il n’est pas sans intérêt de constater que cette manière de procéder est bien justifiée non seulement au point de vue des commodités fiscales, mais aussi au point de vue économique et moral.

 

M. René Stourm se borne à envisager à un point de vue exclusivement financier la question posée par M. Lodin : Ya-t-il des impôts moralisateurs ? M. Lodin pense qu’à titre secondaire le rôle que remplit l’impôt peut être moralisateur. Pour M. Stourm, au contraire, l’impôt ne doit pas être moralisateur. Il ne doit pas être moralisateur, plus qu’il ne doit être protecteur. L’impôt n’a qu’un but, qu’une raison d’être, qu’une excuse, c’est d’être productif.Aussitôt qu’il se détourne de ce but, aussitôt qu’il cesse d’être exclusivement le pourvoyeur du Trésor, il manque à l’objet unique de son institution et devient répréhensible. Jean-Baptiste Say, que citait tout à l’heure M. Lodin, a dit très justement que l’impôt est un vol lorsqu’il n’est pas appliqué dans son intégralité aux dépenses publiques.

Vers la fin du XVIIIsiècle, M. de Montyon composa un mémoire sur ce sujet mis au concours par l’Université de Göttingue, intitulé : De l’influence des impôts sur la moralité des peuples. Dans cet ouvrage — qui, du reste, n’a pas obtenu le prix parce qu’il était trop long, suppose l’auteur — Montyon prétend donner à la fiscalité une nouvelle forme, un nouvel attribut. Il veut l’élever au-dessus de cette industrie mesquine qui se borne à faire entrer quelques sommes de plus dans le Trésor : il veut en faire, en un mot, un instrument de moralisation.

À cet effet, il parcourt successivement les divers actes de la vie sociale et, suivant qu’il les approuve ou les condamne, au point de vue de la morale, il les exempte ou il les taxe. Par exemple, la chasse lui paraît un plaisir destructif des récoltes : il l’impose lourdement. Il établit un droit élevé sur les domestiques mâles que les riches enlèvent aux travaux de l’agriculture. S’agit-il de favoriser la fécondité des mariages ? Il assure une détaxe aux pères de famille proportionnellement au nombre de leurs enfants. Quant aux célibataires, à partir d’un certain âge, il punit d’une lourde amende pécuniaire leur égoïste solitude. Il favorise la danse qui unit agréablement les deux sexes. Mais il ne voit pas les spectacles d’un œil aussi bienveillant et les restreint par le poids de la fiscalité. En un mot, à chaque situation, il applique l’encouragement ou la pénalité du dégrèvement ou de l’impôt, suivant ses appréciations moralisatrices. Il veut conduire l’humanité à la vertu, au moyen de l’argent de tout le monde. Plus tard, il aura la sage philanthropie d’y consacrer son propre argent.

Ces théories ne sont plus les seules qui tendent à détourner aujourd’hui l’impôt de sa véritable destination. On emploie maintenant l’impôt à protéger l’industrie. Depuis longtemps, l’impôt protecteur règne à nos frontières. On vient de l’introduire jusque dans notre système d’impôts intérieurs. En 1884, les fabriques de sucre subirent une crise très grave. Si aucun impôt n’avait frappé le sucre, le gouvernement n’aurait pu que gémir d’une telle situation. Mais le Parlement, pressé de sollicitations, consentit à transformer l’impôt en instrument sauveur. Il combina son mécanisme dans des conditions nouvelles qui détournèrent une partie du tribut levé au profit du Trésor pour l’amener, sans bruit, dans les poches des fabricants de sucre. Depuis 1884, un compte officiel, produit récemment au Sénat, montre que 232 millions ont été ainsi payés par le public au profit des fabricants de sucre. Ceux-ci, sans doute, se défendent d’avoir tout reçu : ils ont partagé, disent-ils, avec les cultivateurs, avec les constructeurs, avec les ouvriers de leurs usines. D’un autre côté, les départements du Nord font ressortir les bienfaits qu’un tel système a procurés à l’agriculture et à l’industrie du pays. Ce n’en est pas moins l’impôt qui a payé les frais de toutes ces richesses, l’impôt détourné de sa véritable et seule légitime destination, l’impôt levé sur tous à l’avantage exclusif de quelques-uns.

Souvent, d’ailleurs, ces expériences ne réussissent pas : le mécanisme se refuse à exécuter un service pour lequel il n’est pas fait. On veut moraliser avec l’impôt et l’on obtient un résultat contraire. Par exemple, en 1872, on a tenté de proscrire l’absinthe en la surtaxant. Les hygiénistes, se sont bientôt aperçus que des compositions bien plus malfaisantes que l’absinthe naturelle lui étaient substituées et, en 1880, ils ont eux-mêmes, provoqué le retour de l’absinthe au niveau commun de l’imposition des boissons alcooliques.

Nous disions, au début, que la productivité de l’impôt constituait sa seule excuse. C’est un droit exorbitant, en effet, que possède l’État de dépouiller chacun de nous annuellement d’une partie de sa propriété. Ce droit exorbitant, comme tous ceux de même nature qui violent la propriété individuelle ou la personnalité du citoyen, ne saurait se comprendre s’il n’est strictement limité. Or, ici, la limite est celle des besoins budgétaires. L’impôt est légitime lorsqu’il est le pourvoyeur du Trésor, lorsqu’il amène exclusivement dans les caisses publiques les deniers qu’il recueille, lorsqu’il est productif, en un mot. En dehors de là, il excède son rôle et devient un instrument abusif au service des utopies ou des intérêts dont l’économie politique doit réprouver l’emploi.

 

M. Adolphe Coste ne partage pas ces idées absolues. Si l’on reconnaît avec M. Lodin, dit-il, qu’il y a des impôts démoralisateurs, il faut pourtant en conclure qu’il y a aussi des impôts moralisateurs. Mais la moralisation comporte des degrés divers, et l’on peut signaler un genre de moralisation qui, pour être peu élevé, n’en est pas moins efficace : c’est l’ensemble des mesures hygiéniques, l’hygiène étant une sorte de morale physiologique.

Or, il y a des fiscalités antihygiéniques et des fiscalités hygiéniques. M. Coste en trouve la preuve dans le document important qui vient d’être offert à la réunion : le très remarquable rapport fait au nom de la Commission extra-parlementaire des alcools par l’éminent président de la Société, M. Léon Say. La Commission demande par l’organe de son rapporteur que l’on surveille la rectification des alcools d’industrie et la mise en vente de toutes les boissons alcooliques, que l’on étende aux boissons nuisibles à la santé publique les dispositions de la loi de 1855 sur les falsifications, elle parle enfin du «frein à apporter à l’abus de l’alcool ».

Les mesures fiscales, dit M. Coste, proposées par une commission dont on connaît les membres éminents et les études consciencieuses, sont des mesures hygiéniques, par conséquent moralisatrices. Sans doute, ce serait une utopie de vouloir réunir à la fois dans les effets de l’impôt, et la grande productivité fiscale, et le résultat hygiénique et moral, puisque l’un doit empêcher l’autre ; cette utopie était celle de M. Alglave lorsqu’il présentait son projet de monopole de l’alcool ; la base positive de la fiscalité devra toujours être la proportionnalité aux éléments de la richesse ; mais il ne faut pas pour cela méconnaître qu’à côté des impôts proprement fiscaux, il y en a d’autres qui, lors même qu’ils seraient peu productifs, n’en offriraient pas moins un intérêt très grand pour la société.

 

M. Limousin fait remarquer à quelles singulières conséquences doit nécessairement aboutir un impôt moralisateur : il doit en arriver à se supprimer lui-même, s’il est efficace contre le vice qu’il combat. Un impôt moralisateur ne saurait produire beaucoup.

Au point de vue fiscal, à cause de cette dernière raison, il y a lieu d’écarter les impôts dits moralisateurs ou impôts somptuaires.

Mais il ne faut pas considérer seulement la productivité des taxes. Tel impôt immoral peut très bien être fort productif. Ce qu’il faut considérer, ce sont les intérêts des citoyens, des contribuables.

Si l’on taxe les vices, l’État sera facilement amené à désirer le développement des vices mêmes.

L’impôt peut-il être démoralisateur ? On en a cité des exemples. Il faudrait supprimer les taxes ayant ce caractère, et ne conserver que les impôts neutres, pourrait-on dire, ou bien l’on devrait garder seulement ceux qui n’auraient guère que cet effet préconisé par M. Stourm, lorsqu’il disait que la seule raison d’être d’une taxe, c’est de procurer des ressources au budget.

 

M. Ducrocq considère la question en discussion comme dépendant de la question générale et fondamentale consistant à savoir quelles sont les conditions essentielles qu’un impôt doit réunir pour mériter d’être admis dans la législation financière d’un pays. Or les principes à cet égard ne sont pas douteux ; les applications seules donnent lieu à des dissidences.

Tout impôt doit réunir deux conditions : il doit être productif et juste. À défaut de l’une ou de l’autre de ces deux conditions, il doit être repoussé. À quoi bon en effet tourmenter les contribuables pour la perception d’un impôt non productif ? Mais il ne suffit pas qu’un impôt fournisse au Trésor public les ressources dont il a besoin ; il faut en outre pour être admis qu’il soit juste.

La question de la justice dans l’impôt est très vaste et très complexe. L’impôt serait-il juste s’il était établi pour des dépenses inutiles ? Ou même pour des dépenses utiles, mais non consenties, année par année, par les représentants, des contribuables ? En outre, les questions de la proportionnalité et de la progression, des impôts directs et des impôts indirects, des droits fiscaux et des droits prohibitifs, protecteurs ou compensateurs, ne sont que des aspects divers, des applications plus ou moins exactes de la notion de justice dans l’impôt.

Ce serait sortir de la discussion que de chercher à l’expliquer sur tant de points à la fois. Mais c’est uniquement en se plaçant au point de vue de ce principe de la justice dans l’impôt, que la question posée peut être examinée et résolue. C’est un de ses aspects, une de ses applications.

Or que résulte-t-il de ce principe ? Il en résulte que si un impôt est démoralisateur, il pèche contre l’idée de justice et doit être repoussé. C’est par ce motif que la loterie et la ferme des jeux ont été avec raison rejetées de notre système financier. Il devrait en être de même des droits de douanes élevés qui poussent à la contrebande et violent l’adage de Frédéric Bastiat ; « On ne doit d’impôt qu’à l’État », si bien rappelé à l’inauguration du monument de Mugron.

Mais si un impôt ne saurait être juste lorsqu’il est démoralisateur, en est-il de même parce qu’il n’a pas de vertu moralisatrice ? Assurément non. Un impôt peut être parfaitement juste, bien que n’ayant aucune prétention de moraliser les contribuables. La productivité et la justice de l’impôt : voilà ce que demandent les principes. Quant à la moralisation des peuples ce n’est pas affaire d’impôt. D’une part, il usurperait un domaine qui n’est pas le sien ; et d’autre part il serait sans efficacité, mais non pas sans péril, en aggravant les maux qu’il prétendrait guérir.

M. de Montyon a commis, en soutenant que l’impôt devait être moralisateur, une erreur financière et économique des plus graves. L’impôt moralisateur est injuste ; mais l’idée de justice ne réclame pas que l’impôt soit moralisateur, et il n’est pas au pouvoir de l’impôt de moraliser.

 

M. Frédéric Passy avait craint un instant que les paroles de M. Stourm ne dépassassent la vérité et il croyait nécessaire de rappeler plus explicitement que si, au point de vue fiscal, l’État n’a à se préoccuper que de la productivité de l’impôt, à un point de vue plus élevé il doit se préoccuper de sa justice et de ses effets ultérieurs. Cette impression est actuellement dissipée et il reste bien entendu que tout le monde est d’accord pour proclamer le respect des règles bien connues de Smith.

Il n’y a point d’impôt moralisateur au sens direct ; mais il y a des impôts démoralisateurs et par conséquent il peut y avoir des réformes d’impôts moralisatrices et dont l’accomplissement soit pour les gouvernements un devoir moral. Il faut ajouter qu’il n’y a point contradiction, mais accord, au contraire, quand on regarde les choses de haut, entre cette amélioration morale et l’intérêt fiscal.

Au point de vue fiscal, dit-on, l’État doit désirer le développement de l’ivrognerie et de la consommation du tabac, oui, s’il ne se préoccupe que du rendement immédiat de l’impôt assis sur la consommation du tabac et des liquides ; non, s’il se préoccupe du rendement de l’ensemble des contributions et de l’état général de la richesse sociale à laquelle l’abus des boissons et du tabac porte fatalement atteinte. Et l’on a vu en effet, il y a quelques années, le gouvernement anglais, dans un document officiel, s’affliger de l’accroissement du rendement des impôts sur les boissons comme d’un signe fâcheux pour la prospérité du pays.

En fin de compte, ajoute M. Passy, les impôts ou pour mieux dire les contributions ne sont ou ne devraient être que les cotisations réclamées de chacun pour sa quote-part dans la rétribution des services qui sont rendus à l’ensemble des citoyens ; nous sommes des actionnaires, petits ou grands, de la société nationale et des sociétés secondaires, départements ou communes, dont nous faisons partie, et nous devons participer proportionnellement à notre part dans l’avoir social, sous les formes les moins gênantes et les moins onéreuses, à l’acquittement des frais généraux de la société.

 

M. Albert Delatour, répondant à M. Stourm, dit qu’il estime, comme lui, que l’impôt ne devrait jamais avoir pour objet, ni la protection, ni la moralisation. Le rôle de l’impôt, dit-il, n’est pas de protéger certains producteurs contre leurs concurrents, et encore moins de protéger les consommateurs contre eux-mêmes, contre leurs propres penchants, en leur interdisant certaines satisfactions ; son seul rôle est de donner au Trésor un gros produit, tout en assurant une équitable répartition de l’ensemble des charges fiscales entre les citoyens et en entravant le moins possible le développement économique du pays.

Mais est-ce à dire, ajoute M. Delatour, que, pourvu que ces conditions soient remplies, le législateur n’ait à tenir aucun compte, dans le choix de la matière imposable, du caractère plus ou moins recommandable des diverses consommations ? Certainement non. Il est tout naturel au contraire que, lorsqu’il lui faut demander aux impôts indirects un gros supplément de ressources, il s’adresse de préférence aux consommations qui ne correspondent qu’à des besoins artificiels, et, à plus forte raison, à celles dont l’abus peut constituer un danger public. Comme les impôts indirects ont toujours pour effet de déterminer une certaine restriction de la consommation, il vaut évidemment mieux que cette restriction, puisqu’elle est fatale, porte sur des consommations réputées dangereuses plutôt que sur des consommations reconnues indispensables et bienfaisantes. Tout le monde doit être d’accord sur ce point, et c’est là la justification de l’énorme contingent que la plupart des législations modernes demandent au tabac et à l’alcool.

 

M. René Stourm remercie MM. Ducrocq et Frédéric Passy d’avoir bien voulu interpréter et compléter sa pensée. Il s’est abstenu, en effet, de développer l’ensemble des règles qui doivent présiderà l’établissement des impôts : règles de justice, de proportionnalité, d’économie dans les frais de perception, etc., pour se concentrer exclusivement sur le sujet en discussion.

La productivité de l’impôt exprimait, dans sa pensée, l’antithèse de l’impôt moralisateur et protecteur. C’est pourquoi il en a parlé exclusivement. Mais il va sans dire qu’il attribue à un bon impôt beaucoup d’autres qualités, au moins aussi précieuses que la productivité.

Quant à la préférence à donner aux impôts susceptibles d’exercer une influence moralisatrice sur le peuple, M. Stourm reconnaît très bien que lhygiéniste et le moraliste peuvent, à la lecture des statistiques fiscales, recommander au choix du Ministre des finances les taxes qui, par leur influence, concourent au but qu’ils recherchent. Le Ministre des finances serait bien mal venu, de son côté, à ne pas suivre leurs conseils, si, après les avoir examinés au point de vue de la productivité, il les reconnaissait conformes aux intérêts du Trésor. Tout ce qu’a donc voulu dire l’orateur, c’est que la productivité de l’impôt ne doit jamais être sacrifiée à la morale ni à la protection.

 

M. Henri Baudrillart pense que la question morale rentre ici dans la vraie notion économique de l’impôt qui se ramène avant tout aux idées de sécurité et de justice. L’impôt n’a pas à se faire moralisateur, à moins qu’on ne regarde comme moralisateur le bon exemple, donné aux contribuables, de la justice, de la modération, du respect des droits et des intérêts individuels, par le soin scrupuleux à ne prendre que les sommes rigoureusement nécessaires pour les besoins publics.L’impôt évitera de même les abus, les vexations, la corruption dans le mode de percevoir. Mais ce que M. Baudrillart croit pouvoir démontrer plus particulièrement, c’est que les exemples invoqués par les orateurs qui inclinent à regarder l’impôt en certains cas comme ayant pour objet la moralisation, ne l’ont pas directement en vue, et se rattachent à la notion de sécurité ou de justice qui sert de fondement à l’impôt.

Ainsi on a cité les dépenses d’hygiène, et on a dit qu’elles étaient moralisatrices, puisque l’hygiène sert à la morale au moins indirectement. Soit, mais telle n’est pas la pensée génératrice de cette sorte de dépenses. Ce sont des dépenses de sécurité. Il s’agit de se défendre contre certaines maladies qui se propagent, contre des risques d’épidémies, c’est l’intérêt public qui est en jeu.

On a cité les impôts sur l’alcool qui ont ou auraient pour but un renchérissement tel qu’il diminuerait une consommation immorale. L’efficacité, au moins insuffisante pour empêcher l’ivrognerie, de ces surélévations de droits dispenserait peut-être d’entrer dans la discussion de principe. Mais, en admettant que le législateur se propose ici de combattre un vice, quelle raison serait-il autorisé à invoquer ? Moins encore une raison de moralisation qui risquerait de le faire pénétrer dans la vie privée, que la menace d’un danger public, s’il est vrai que l’ivrognerie, particulièrement sous la forme de l’alcoolisme, atteigne des populations entières, dont elle ruine les forces morales et physiques, de façon à détériorer profondément la vie. Alors le législateur peut être amené à se demander si d’une part le recrutement militaire, question de sécurité, n’est pas compromis, si les forces nationales ne reçoivent pas un déchet considérable ; il peut se demander si les forces productives appliquées au travail ne sont pas compromises également et s’il n’y a pas lieu de chercher des moyens de préservation. Il ne s’agit pas alors de moraliser Pierre ou Paul, mais de se défendre contre un grave péril qui menace la communauté.

On a parlé aussi de l’impôt sur le tabac et de la possibilité de refréner une mauvaise habitude par des droits élevés. M. Baudrillart n’admet pas davantage que le législateur ait à se proposer d’empêcher tel ou tel individu de fumer, mais il ne pense pas non plus que les raisons analogues à celles qu’on invoque pour l’alcool soient plus décisives. Sans doute on pourrait dire que le tabac a aussi des effets funestes. Mais ce n’est pas là qu’est le fondement et l’excuse de cet impôt. Le vrai motif est que, dans l’hypothèse des gros budgetson se rejetterait, si l’on se privait de cette ressource, sur d’autres impôts qui arriveraient forcément en s’exagérant à être des impôts d’injustice et d’exaction, et qui pèseraient sur des consommations nécessaires à la vie. Assurément l’impôt sur le tabac, qui renchérit une denrée, à l’aide d’un monopole, est le contraire de l’idéal des économistes. Mais c’est un « moindre mal ». Voilà sa raison d’être. Le chiffre énorme des budgets oblige le législateur à faire une certaine distinction entre des dépenses de fantaisie tout à fait facultatives et celles qui se rapportent aux besoins plus essentiels. Un état social où il n’y aurait pas à entrer dans ces distinctions serait assurément préférable. Mais nous n’en sommes pas là. L’objet de l’impôt sur le tabac n’est donc pas la moralisation : encore une fois il a pour but d’éviter un maximum d’injustice et d’exaction auquel nos énormes dépenses publiques nous condamneraient fatalement.

Les idées de justice et de sécurité suffisent en conséquence à expliquer les prétendues dérogations à cette maxime que l’impôt n’a pas à se faire moralisateur. Quant à la conclusion plus générale, ajoute en terminant M. Baudrillart, elle ne peut, selon lui, qu’être celle qui a été exprimée par plusieurs de ses collègues et par lui en commençant. L’État doit le bon exemple de la justice et de la moralité dans la manière dont les impôts sont établis et perçus : rien de plus moralisateur que cet exemple parti de haut du respect de la liberté individuelle, de la propriété, des ressources et de la personne des contribuables. Assurément il a été fait des progrès en ce sens. Mais il reste à en faire encore. Rattachons-nous à cette théorie si bien formulée par Frédéric Bastiat, qui réduit l’impôt et les besoins qu’il est chargé de satisfaire à une équivalence de services. Cet idéal, qui oblige nécessairement l’impôt à être modéré, devrait être constamment sous les yeux des législateurs. L’histoire de l’impôt n’a été trop souvent dans le passé que l’histoire même de l’injustice et des abus de la force. Il a démoralisé le fisc par la cupidité, par le mépris du faible ; il a démoralisé les populations elles-mêmes par la vue des iniquités, par l’habitude d’en profiter sous forme de privilèges ou de s’y soustraire par la fraude. Vienne le jour où l’impôt se trouvera complètement d’accord avec l’équité, la proportionnalité, avec toutes les conditions morales auxquelles il est tenu de se soumettre ; disons qu’en somme l’impôt, tel qu’il convient de le concevoir d’une manière rationnelle, doit se proposer d’être moral plutôt que moralisateur, et que l’impôt moral, c’est avant tout l’impôt juste.

 

M. Léon Say fait remarquer que, dans son Rapport sur la question des alcools, la Commission extra-parlementaire n’a pas négligé d’invoquer les principes économiques. Il suffit, par exemple, de se reporter aux passages suivants du rapport :

« Il ne faut pas considérer comme un principe général de taxation que les impôts doivent avoir pour objet de moraliser le peuple. La science financière et la philosophie politique ne sauraient l’admettre.

L’impôt n’est pas une peine ; il ne doit pas être payé par ceux que la société veut punir ou dont elle blâme la conduite. Il constitue un devoir que les honnêtes gens, dans leur conscience morale, demandent à acquitter. Les frais communs du gouvernement de la nation, les dépenses nécessaires pour assurer la sécurité publique et pour garantir la patrie contre les dangers qui peuvent la menacer, doivent être acquittés par tous les citoyens et répartis entre eux conformément à la justice… »

 

M. Ch. Letort rappelle qu’à la suite de la guerre, en 1871 et 1872, cette conception de l’impôt moralisateur a été plus d’une fois formulée dans les discussions de l’Assemblée nationale. Elle a été exprimée, par exemple, à propos des taxes votées en septembre 1871 sur les cercles et sur les billards publics et privés, bien que le rapporteur de la loi, M. Casimir Périer, ait cru devoir repousser ce caractère pour ces deux taxes.

 

M. Arnauné dit que c’est en s’attachant aux idées exprimées par M. Stourm que l’on court le moins de risques d’établir des impôts injustes. Lorsque le gouvernement veut faire du régime fiscal un instrument de protection ou de moralisation, il s’expose à oublier les principes fondamentaux de la science financière, et à créer des impôts improportionnels. C’est pour cela que les économistes ne peuvent approuver un système général de moralisation par l’impôt. Mais pourquoi réprouver un impôt moralisateur, si d’ailleurs il n’est pas injuste ? Envisageant la question sous ce point de vue, M. Arnauné se déclare partisan d’une augmentation de l’impôt sur l’alcool. Il fait d’ailleurs des réserves sur la valeur des statistiques établies à l’occasion de la question de l’alcoolisme. Il croit notamment que la consommation du vin n’a pas diminué dans les proportions effrayantes indiquées par le rapport de M. Claude (des Vosges).

 

M. Baudrillart répond à M. Letort que la pensée de moraliser par des taxes comme sont celles qu’on a établies sur les billards et sur les cercles peut bien être entrée en effet dans quelques esprits qui ont fait valoir ces motifs, mais il ne pense pas que l’idée assez étrange de moraliser les populations en les empêchant par exemple de se livrer dans le domicile privé à l’innocent plaisir et à l’hygiénique exercice du jeu de billard, ait été celle du législateur. Que l’on approuve ou que l’on improuve ces taxes, elles ne doivent pas être considérées comme somptuaires. Le législateur, en quelque sorte aux abois avec nos budgets élevés est, on ne saurait encore une fois l’oublier, fatalement conduit à entrer dans la distinction du superflu et du facultatif avec les dépenses de nécessité. Il met alors une taxe sur certaines jouissances. Son objet n’est pas de les décourager, mais tout simplement de les atteindre comme d’autres consommations. Une taxe sur le superflu n’est pas nécessairement une taxe dirigée intentionnellement contre le superflu. Elle n’aurait cet effet qu’en cessant d’être modérée. Il n’y a donc pas lieu, dit en terminant M. Baudrillart, de classer ces taxes parmi les impôt dits moralisateurs qui, tout compte fait, lorsqu’on examine de près les vraies raisons de l’existence de ceux qu’on veut y rattacher, n’ont pas grand chose à leur acquit.

 

La séance est levée à onze heures.

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