En étudiant la brochure de Dupont de Nemours sur l’éducation nationale, on comprend mieux pourquoi les idées des premiers libéraux sur l’éducation sont généralement dédaignées. S’il cherche à mettre en valeur la liberté, à la faire aimer, son projet repose sur une conception de l’éducation qui est elle fondamentalement dirigiste.
Une analyse de ce texte est disponible ici : Benoît Malbranque, « Les ‘Vues sur l’éducation nationale’ de Dupont de Nemours : Un curieux mélange de dirigisme et de libéralisme »
Vues sur l’éducation nationale par un cultivateur
ou Moyens de simplifier l’instruction : de la rendre à la fois, morale, philosophique, républicaine, civile, et militaire, sans déranger les travaux de l’agriculture et des arts, auxquels la jeunesse doit concourir.
par Dupont de Nemours
(1793)
VUES SUR L’ÉDUCATION NATIONALE
De la manière d’enseigner à écrire et à lire, et de l’organisation des Écoles Primaires dans les campagnes.
L’objet de l’instruction publique est de procurer aux citoyens, le plus qu’il sera possible, de connaissances utiles, en exigeant, pour chacune d’elles, le moins de travail qu’il soit possible.
Faciliter l’enseignement national, c’est diminuer les peines de l’enfance et contribuer au bonheur provisoire de cette intéressante portion de la vie, qui est tout ce que la nature en accorde à un quart du genre humain ; c’est étendre les lumières, assurer leurs progrès, et semer, dès le premier âge, dans le cœur des jeunes citoyens, l’amour de la liberté et de la république. Il ne naîtrait point, si, pour leur en parler, on les tenait sous la despotique férule du pédantisme : il jettera des racines profondes, si, dès qu’ils pensent et qu’ils agissent, on leur en fait goûter les premières douceurs.
Tous les citoyens doivent participer à l’instruction. Mais chez ceux qui forment la plus respectable partie du peuple, chez les citoyens laborieux des campagnes, dont les travaux produisent la subsistance et la richesse de la nation entière, les enfants ont très peu de moments qu’ils puissent consacrer, même à la première, à la plus simple instruction lettrée.
À peine commencent-ils à marcher, qu’on les envoie, une houssine à la main, garder les dindes ou les oies. Un peu plus grands, ils mènent une vache à la corde. Plus grands encore, on leur confie les troupeaux de gros bétail, ou les cochons, les moutons, les chèvres. Ils vont avec des paniers chercher le crotin sur les routes. Ils apportent à l’âtre le bois mort, et à la cour les feuilles sèches. Ils effrolent les ormes. Ils tondent les haies. Ils échenillent. Ils échardonnent. Ils sarclent. Ils écailloutent. Ils éparpillent les fumiers. Ils tirent les vaches. Ils retournent les fromages. Ils battent le beurre. Leur famille éprouverait une perte considérable et qui amènerait inévitablement la disette, s’il fallait les détourner de ces occupations indispensables pour les emprisonner dans une école.
Ceux-là seuls pourraient en trouver le temps, qui n’ont pas le bonheur d’avoir quelque chose à faire, et les lumières continueraient d’être un privilège exclusif de l’opulence.
Il faut donc prendre des mesures et adopter des plans tels que la première instruction littéraire, philosophique, patriotique, morale, leur soit donnée, sans interrompre cette instruction rurale qui a bien son mérite, qui roule sur des connaissances réelles, plus importantes peut-être que celles qu’on trouve dans les livres, cette instruction qu’ils tirent de leurs besoins et de ceux de leurs parents. Il faut que l’enseignement littéraire, loin de mettre obstacle à celui que donnent la maison, les étables, les champs, y concoure et le rende plus efficace.
Il faut accourcir la carrière, y marcher à pas plus sûrs et briser toutes les entraves de la routine, qui, dans tous les établissements d’instruction, n’avait songé qu’aux citadins et aux riches.
Un des premiers vices de cette éducation de classe ou d’école, dont nous avons tous été plus ou moins les victimes, est d’avoir consumé plusieurs années de notre jeunesse pour nous faire parvenir à savoir lire et écrire. Et encore, quand nous l’avons su, nous n’avions acquis qu’un moyen d’apprendre ; mais nous n’avions rien appris. Aucune vérité physique, ni morale, n’était entrée dans notre tête : excepté celles qu’avait recueillies notre expérience enfantine, indépendamment des leçons, et le plus souvent malgré nos maîtres. Heureux ! si nous n’avions pas appris à rebours ; si les erreurs de nos livrets et les préjugés de nos pédagogues n’avaient pas émoussé ou faussé notre esprit, et encombré les passages par lesquels il aurait pu et dû recevoir une instruction réellement avantageuse pour nous-mêmes et pour nos concitoyens !
On a longtemps poussé la barbarie jusqu’à obliger de pauvres enfants d’apprendre à lire en latin, avec une prononciation qui n’était ni latine, ni française, des mots qui ne leur présentaient aucun sens, sous la condition d’oublier promptement ce qu’on leur avait enseigné, le son qu’ils avaient donné à l’e, à l’um, au ch, au gn, au qu, pour apprendre une seconde fois à lire en français des mots et des choses qui ne leur étaient guères plus intelligibles.
Même encore aujourd’hui, et depuis l’invention du bureau typographique qui n’a jamais été connu dans les campagnes, et ne pouvait, dans les villes, l’être que des familles aisées, parce qu’il était trop dispendieux pour les autres, on aurait cru manquer à tous les principes, si l’on eut laissé manier une plume aux enfants avant qu’ils sussent parfaitement lire. L’écriture était un second métier, presque sans rapport avec celui qui avait jusqu’alors absorbé leur attention. On les forçait de s’y livrer, lorsqu’on avait épuisé sur la lecture, et répercuté par elle, cette ardeur juvénile qui porte les enfants à s’instruire quand on ne les en empêche pas, à faire quelque chose, à imiter les hommes. C’était après les avoir lassés de préceptes et d’obéissance, qu’on venait les asservir et les assujettir de nouveau, au moment où l’on aurait pu, en leur choisissant, en leur composant des livres, leur procurer quelque instruction et quelque amusement par cet art de lire qu’on leur avait si difficilement rendu praticable. On leur faisait déjà connaître, comme dit Montesquieu, le travail après le travail, ou et plutôt l’ennui après l’ennui ; et quelquefois on les dégoûtait pour la vie des occupations sédentaires, qui, mélangées et distribuées avec intelligence, peuvent être une si grande source de lumières et de plaisirs.
Dans cet ordre d’études, on avait oublié l’instinct de l’enfance qui aime plus à occuper ses doigts que sa tête, ou pour mieux dire, qui n’occupe bien sa tête que lorsqu’elle exerce ses doigts. On l’avait tellement oublié, on se le rappelle si peu, que je vais paraître paradoxal en disant qu’il faudrait, qu’il faut commencer l’instruction littéraire des enfants, par leur apprendre à écrire, et qu’on ne doit s’embarrasser aucunement de la lecture, dont on n’aura pas besoin de faire une étude à part, si l’écriture est bien enseignée.
Je me hâte de repousser la prévention qui fera d’abord regarder cette méthode comme absurde, et comme une rêverie de l’esprit innovateur, en ajoutant que j’ai eu le bonheur d’avoir à élever plusieurs enfants qui sont aujourd’hui des hommes de mérite, d’excellents citoyens, et qui n’ont jamais appris spécialement à lire, qui n’ont jamais su qu’ils apprenaient à lire. Je renouvelle l’expérience auprès d’une seconde génération. Il ne s’agit donc pas d’une idée ; mais d’un fait constaté avec succès sur un assez grand nombre d’individus.
Cela suffit, peut être, pour suspendre le jugement des routiniers qui aiment mieux savoir ce qu’on a fait, que songer à ce qu’on peut faire, à ce qu’il convient de faire.
Mais j’observerai de plus aux philosophes, aux penseurs, aux législateurs, que ce fait, que cette expérience sont conformes aux meilleurs principes de logique, et fondés sur l’histoire naturelle de l’homme qui sort de la première enfance et entre dans la puérilité.
À cet âge, il a un besoin perpétuel et pressant de remuer, d’agir, de faire. Il en a la confiance et l’ambition, justement établies sur une multitude d’épreuves heureuses qui lui ont appris tout ce qu’il sait ; et ce que sait un enfant de six ans est plus considérable qu’on ne pense. C’est quelquefois la moitié, ce sont toujours les germes de ce qu’il apprendra dans tout le reste de sa vie.
Comment l’a-t-il appris ? en se démenant, en courant, en palpant, en faisant. Ce sont ses mains, ses pieds, ses yeux, ses observations spontanées qui ont rassemblé et mis à son usage les idées déjà très nombreuses, les notions physiques et même métaphysiques déjà très multipliées, qui remplissent son jeune cerveau et dirigent ses actions. Il a peine au contraire à se réduire au rôle d’auditeur. L’immobilité que ce rôle exige répugne à ses organes que la nature pousse au développement, et accable son esprit impatient, non pas de mots, mais de choses nouvelles. Quand il écoute, ce sont d’autres personnes qui le maîtrisent et l’enseignent ; quand il agit, il s’enseigne lui-même. Il est donc plus libre dans ce dernier cas, et partant plus heureux.
Pour un enfant, lire, c’est écouter et comprendre : écrire, c’est agir, et créer quelque chose de rien.
Lire, oblige à se tenir dans la même place. Écrire peut se faire de trois ou quatre façons : sur le sable avec un bâton ; sur la muraille avec un charbon ; par terre ou sur une planche avec de la craie ; enfin, sur le papier, tantôt avec un crayon, tantôt avec une plume et de l’encre.
La fatigue est moins grande ; l’amour-propre est plus satisfait ; la variété des manières imprime davantage l’instruction et dissipe l’ennui.
Et ne demandez pas comment votre enfant fera pour lire ce qu’il aura écrit ? Il lui est impossible d’imiter l’A qu’on lui aura donné pour modèle, sans savoir que c’est un A. Dès qu’il l’a écrit, il sait donc le lire. Il en est de même des autres lettres.
L’ordre pour les lui enseigner en bâtarde, est de commencer par l’i ; c’est le jambage unique, c’est le chiffre un, c’est l’idée la plus simple, c’est la ligne droite, c’est la tige de l’arbre, c’est la base de tout.
Par son redoublement, d’abord dans le même ordre, puis avec inversion, l’i donnera l’u et l’n ; et, sans liaison entre les jambages, le chiffre II romain.
Son triplement est l’m ; qui, placée horizontalement sans liaison, est le chiffre III romain, et retournée sur le côté, avec liaison, le chiffre 3 oriental, que nous appelons arabe parce que ce sont les arabes qui nous l’ont transmis, et qui a gardé cette attitude perpendiculaire, parce que les orientaux écrivaient leurs lignes du haut en bas de la page.
L’n tronquée offrira l’r.
L’i prolongé sera l’l ou le grand UN en chiffre romain, ou le point admiratif !, qui veut dire que la chose à laquelle on l’applique en est UNE grande.
L’l barrée ressemble au marteau : elle en rendra le son ; elle tapera, elle sera le t.
Lorsque les lettres qui ne sont formées que de jambages droits, seront épuisées, il faudra passer à l’o qui sert à composer les autres lettres. C’est le second principe dont elles tirent leur Origine. C’est le zéro qui seul ne serait rien qu’un vide, et ne produirait rien ; mais qui multiplie, qui décuple la valeur des chiffres actifs auxquels il s’unit. En écriture, comme en géométrie, et peut être en bien d’autres sciences, tout se fait de l’i et de l’o, de la ligne droite et du cercle
L’o conduira naturellement au d qui n’est qu’un o dont on élève la seconde partie au double de la hauteur de la première.
Le 2 de chiffre oriental est une espèce de d, et il emporte aussi l’idée double.
En lui ajoutant un i sur la queue ou le joignant une fois à lui-même, on a le 4.
Si l’on unit l’o et l’i, on aura l’a, qui n’est pas la première lettre dans l’ordre d’ancienneté, puisque c’est une lettre composée ; mais qui est devenue la plus distinguée des lettres, et qu’on a placée à leur tête à raison de dignité, parce qu’on en a fait le symbole de l’union, de l’ADdition, parce que les orientaux y avaient attaché la signification du mot l’homme pris dans le sens général de l’espèce, qui en renferme les deux grands caractères, hic et hœc homo. Et l’A majuscule rend la même idée par une figure différente. Les lettres sont originairement des esquisses de tableaux.
En rapprochant l’l et l’o, ou commençant par l’l et finissant par un demi o, l’enfant trouvera le b dont le chiffre 6 arabe est une variété ; et le p qui se prononce avec plus de poids, et qui est un b plus puissant, et s’emploie dans les mots qui expriment le pouvoir, comme le b plus doux dans ceux qui ont rapport à la bonté.
Plaçant à la droite de l’o, en descendant, le long jambage qui mis à gauche on montant faisait le b, on formera le q ; et si l’on arrondit un peu l’extrémité de sa queue vers la gauche, il aura plus de grâce, il rendra un son moins rude, il sera le g, dont une variété légère est le chiffre 9 arabe.
Le c est un demi o ; un o coupé en deux, et il est racine de la plupart des mots qui signifient couper, creuser, ou qui dérivent de la même idée. Il est la première moitié de l’o, son commencement, et il s’applique aussi aux mots qui veulent dire chef, capitaine, commencer.
L’s est un c cédillé, ou adouci par une soustraction qu’indique un second c retournant sur lui-même, placé à rebours sous le premier, et qui en coupe, qui en retranche une partie de sa force. C’est par le même signe que le q adouci n’a plus été qu’un g.
Cette lettre s n’est pas d’à-plomb comme l’i, ni régulière et décidée comme l’o. Sa marche est douteuse ; elle semble hésiter : elle va en zig-zag d’un côté à l’autre. On en a fait le point interrogeant, qui peint le doute, et par lequel on demande si la chose est, ou n’est pas, de telle ou telle manière ?
Le z est une s dont la déviation est encore plus marquée, le son plus faible, la dégénération du c plus grande.
L’f est la même lettre durcie au contraire, rendue moins coulante par une barre. L’s se glissait comme un serpent. L’aspérité, la barre qu’on y ajoute, l’arrête et la fait frotter.
L’e est une autre lettre mitoyenne entre l’o et l’i, formée d’un petit o, vers lequel l’i se dirige, où il atteint à peine, qui est placé au sommet de l’i sur sa droite.
L’h est un composé de l’e renversé, et du long jambage de l’l ou du point admiratif. C’est un e aspiratif, emphatique.
Les enfants n’ont besoin, ni de l’histoire, ni de l’analyse philosophique de ces lettres. Il leur suffit de la méthode pratique par laquelle celles qui sont radicales en écriture servent à former les autres. Mais les maîtres doivent en savoir davantage. Il ne leur est pas permis d’ignorer que rien n’est arbitraire dans les bases, dans l’ordre, dans le progrès des connaissances humaines ; que la figure des lettres, leur son, leur sens, les idées que l’antiquité y avait attachées, leurs rapports avec les vérités physiques et métaphysiques, les éléments et les principes de la grammaire, n’ont pas été imaginés par fantaisie et sans raison. C’est à leur intelligence à juger, à mesure que leurs élèves deviennent hommes, jusqu’à quel point ils peuvent jeter de l’intérêt dans leur conversation par quelques-unes de ces vues, ou de celles qui leur sont analogues, selon la curiosité et l’ingéniosité que pourront montrer les jeunes gens.
Quand ceux-ci auront copié chaque lettre sur une page entière, au bas d’un exemple bien fait, ils la liront imperturbablement, sans nulle peine, sans aucun effort de mémoire : tandis qu’il leur en faut pour reconnaître dans un livre des lettres qu’on s’est borné à leur indiquer et qu’ils n’ont point tracées. C’est une expérience de toutes les éducations, et que nous pouvons encore répéter sur nous-mêmes, qu’on retient infiniment mieux une leçon qu’on a transcrite.
Au lieu donc de coller nos élèves sur un syllabaire, nous le leur ferons composer. Mais sans les arrêter longtemps à ces combinaisons de lettres qui ne présentent point d’idées. Tous les enfants sont des ramasseurs et des enregistreurs d’idées, et ne se plaisent qu’à cela.
On les amènera promptement à écrire des mots, d’abord courts, puis ayant plus de longueur, et lorsqu’ils y réussiront bien, de petites phrases.
Le choix des mots offerts en exemple n’est point indifférent. Ne mettez jamais sous les yeux d’un enfant, dans ses leçons, que ceux qui lui sont familiers, et dont la grande et perpétuelle leçon de la vie lui a fait connaître la chose. Qu’il ne soit pas un moment en pays perdu : car le dégoût et l’ennui viendraient à l’instant l’y joindre.
S’il habite une commune urbaine, il y faut employer la nomenclature des métiers, et celles de leurs principaux outils, lorsque l’enfant les a vus à la main de l’ouvrier et que leur destination ne lui est pas inconnue. Le comité d’instruction publique a très bien observé que de fréquentes visites dans les boutiques et dans les ateliers, et les notions les plus essentielles des métiers les plus utiles doivent être la partie la plus étendue de l’éducation pour la jeunesse citadine.
À la campagne, les instruments et les termes de la culture, ceux du charronnage, de la forge, de la charpente et de la maçonnerie, les arbres, les plantes, les fruits, les bestiaux, les engrais doivent fournir les noms qu’on fera écrire aux écoliers.
Dans toute la république, lorsque l’âge avance un peu, ces mots expressifs, ces phrases énergiques et simples, qui sont un abrégé de philosophie, de politique et de morale.
Égalité, liberté.
Travail, propriété, justice.
Vivre libre ou mourir.
Économie, sagesse.
Bienfaits et plaisirs.
Vertus et bonheur.
Amour de la Patrie.
Secours réciproques
Fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fit.
Ces maximes s’imprimeront dans le cœur, et la manière de les lire, dans l’esprit ; quoique les enfants ne se soient appliqués pour chaque exemple, qu’à former des caractères nouveaux ou un nouvel arrangement de caractères. Et celui qui saura bien écrire et lire une trentaine de lignes de cette espèce, saura lire et écrire tout ce qu’on voudra lui proposer. Il pourra faire et comprendre une copie de la déclaration des droits.
C’est en suivant une méthode absolument semblable, qui, jusqu’à présent, n’a pas été assez remarquée, même par la philosophie, que nous avons tous appris à parler notre langue maternelle, la seule que l’on sache jamais bien, et la seule dans laquelle on pense, tant que dure la vie. Car avec quelque facilité qu’on parvienne à s’exprimer dans une autre langue, les discours qu’on y fait ne sont que des thèmes rapides.
À tout âge, c’est l’expérience et notre raisonnement intime sur l’expérience, quelquefois réfléchi, plus souvent inapperçu, qui sont nos véritables maîtres. Les leçons qu’on nous fait, les préceptes qu’on nous donne, ne nous profitent et ne nous éclairent qu’autant qu’ils sont devenus nos propres idées. Nous jugeons involontairement nos instructeurs et leur doctrine. La nature, qui nous fit pour être libres, ne nous permet de comprendre et de croire que nous-mêmes. Et ce fait est si vrai, que le temps où nous apprenons le plus de choses et le plus aisément, est celui de notre vie où nous écoutons le moins et où nos pensées sont le plus intérieures et le moins communicables. Lorsqu’à notre adolescence, ou à l’âge d’homme, nous voulons avec le secours des instituteurs, des rudiments et des grammaires, apprendre une langue étrangère ou antique, nous sommes loin d’y faire des progrès aussi profonds et aussi solides que ceux qu’un enfant, même de peu d’esprit, fait dans la grammaire générale et dans la langue de son Pays, pendant sa seconde et sa troisième année.
Mais, professeurs, et vous, surtout, législateurs de l’instruction, puisque ce sont les facultés naturelles de l’homme que vous voulez développer dans sa jeunesse ; imitez la nature et respectez-en les lois. Elle varie ses leçons ; elle les multiplie, elle les fait intéressantes et courtes ; et peut être est-ce un avantage pour la bonne éducation des habitants de la campagne, que la haute importance de leurs travaux ne leur permette pas de rester chaque jour longtemps dans vos écoles : peut-être en seront-ils à perpétuité des hommes plus robustes, des Citoyens plus libres, des génies plus indépendants, plus mâles, plus fiers, des penseurs plus vigoureux.
Qu’ils ne soient pas obligés, d’un soleil à l’autre, à plus d’une heure d’étude sédentaire. Elle en aura pour eux plus d’attrait, et ceux qui sont propres à en tirer du fruit, se la répéteront assez au coin des bois, dans la prairie, au parc des moutons. Leurs travaux productifs n’en seront pas troublés, leur instruction littéraire en sera meilleure. Souvenez vous que les bergers furent les premiers astronomes, les premiers botanistes, les premiers philosophes, les premiers poètes.
Cette heure doit être prise l’été au milieu du jour avant le dîner. La chaleur et la longueur de la journée exigent alors que le travail des champs soit suspendu. Une occupation plus douce, à l’ombre, suivie du repos, deviendra un délassement. En hiver, elle doit être renvoyée à la soirée ; car la journée étant courte, tous les moments en sont plus précieux. Les leçons, dans cette saison, pourront être un peu plus longues, ou suivies de lectures, pourvu que les objets en soient variés et que leur diversité empêche qu’aucun d’eux ne fatigue l’attention. Rien de trop, pour que tout se fasse avec activité.
Mais il faut observer encore que les communes champêtres ont une grande étendue. Celle que j’habite est composée de dix-huit hameaux, placés ça et là, sur un territoire d’environ deux lieues quarrées. Celles même où le bourg principal est plus considérable, ont toutes ce qu’on appelle des écarts, des fermes, des manœuvreries qui se trouveront loin de la maison qu’habitera l’instituteur national. Il y aurait beaucoup d’inconvénients que la plupart des enfants fussent obligés d’ajouter, à l’heure qu’exigeront l’écriture et l’étude, deux autres heures qui se consumeraient pour aller à l’école et pour en revenir. L’intérêt majeur de la subsistance forcerait plusieurs familles d’éluder la loi, quelles que pussent être ses injonctions, et l’instruction serait répartie avec inégalité.
Comment pourvoir à cet inconvénient ?
En faisant tourner ces difficultés locales, mais universelles quoique différentes, au profit de l’instruction même, de l’égalité, de la moralité, et de toutes les vertus civiques. La science du gouvernement consiste à prendre les données telles quelles sont, à bien envisager leur ensemble, et à les conduire, par des pensées profondément législatives, au but commun, à l’utilité générale.
On ne tire point assez parti des facultés intellectuelles et morales des enfants. Les premières, cependant, sont dans leur sève de croissance, et peuvent, comme leurs forces physiques, s’augmenter ou s’énerver, en proportion de l’emploi qu’on en fait, ou de l’indolence à laquelle on les livre. Les secondes, encore pures, n’ont point été altérées par les passions corruptrices. Je n’ai vu que Pawlet qui eut songé à s’en servir ; et ses élèves, non seulement contribuaient à l’instruction les uns des autres ; mais remplissaient avec intelligence tous les soins économiques, domestiques et de police, de la maison. Ils se jugeaient mutuellement avec équité et sévérité. S’il est un lieu, s’il est un temps où il convienne plus particulièrement d’honorer ainsi la raison humaine jusque dans l’enfance, c’est au sein d’une république naissante, c’est au moment qui suit une révolution.
Nos enfants seront des citoyens qui se devront réciproquement des lumières, des secours, des conseils, la vérité, la justice. Qu’ils apprennent dès leurs plus jeunes ans, à connaître, à diriger, à distribuer ces grandes richesses des nations. C’est à l’instituteur public, sans doute, à leur ouvrir la voie et à les orienter ; mais il ne faut pas qu’il les contraigne et les pousse. Car ils ne doivent jamais, ni en rien, sentir la servitude ; et pour qu’ils arrivent, il est nécessaire qu’ils marchent d’eux mêmes avec volonté, plaisir, et courage. C’est à nos institutions à leur en inspirer le désir, à leur en faire contracter l’habitude. Si nous n’y réussissions pas, ce ne serait point eux qu’il faudrait blâmer : ce serait nous.
Faisons-leur chercher et trouver dans le travail, et même dans les jeux de leur enfance, ce qu’ils doivent tâcher d’obtenir toute leur vie, l’estime de leurs égaux et les dignités qu’elle peut conférer. C’est-à-dire, les moyens de travailler mieux encore. Que l’école soit l’image de la république ; qu’elle offre une première expérience de la cité ; qu’on n’y apprenne pas simplement à savoir ; mais encore à vivre, et surtout à vivre en républicains.
Tout cela se peut, se peut sans interrompre les opérations de l’agriculture et du pâturage ; se peut mieux, en respectant leurs travaux, que si l’on enlevait aux familles champêtres, les jeunes, les utiles, les indispensables agents dont la nature et l’amour ont par eux enrichi la patrie, pour les envoyer avec la fatigue et la perte de temps d’une longue marche, recevoir une éducation uniquement lettrée, dans une seule maison de la commune, chez l’instructeur national.
Voici les moyens d’y parvenir.
Les communes seront divisées, selon les localités, en petits arrondissements, dont les enfants pourront, sans qu’il y ait de temps perdu en chemin, se réunir dans la maison la plus commode, moyennant une légère indemnité accordée au propriétaire, qui, comme propriétaire et comme père de famille, exercera une inspection naturelle sur ce qui se passera chez lui.
On distribuera les arrondissements de manière qu’ils ne comprennent pas moins de huit, pas plus de douze élèves destinés à suivre le même cours. Les hommes ne combinent qu’avec peine un trop grand nombre d’idées et de soins : à plus forte raison les enfants. Ils ont l’esprit juste, et ne l’ont ni étendu, ni laborieux. Si nous voulons qu’ils influent utilement les uns sur les autres, il faut qu’ils se connaissent tous parfaitement et que leurs assemblées ordinaires ne renferment pas une multitude d’individus.
Il faudra, et c’est un des avantages de cette distribution des arrondissements d’étude, que la police en soit confiée à l’un des élèves qu’on y instruira, quoique sous la surveillance générale des pères de famille. Il ne faut donc point que la manutention de cette police surpasse les forces de son jeune administrateur. La nature donne rarement à un père plus de douze enfants : comment exigerions-nous d’un enfant qu’il remplisse bien une fonction qui serait trop lourde pour un homme ? Il faut la borner. Et encore avec cette précaution, nous ne pourrons rendre un enfant propre à en soutenir le poids, qu’en y faisant concourir l’intelligence et la morale de ceux mêmes qui doivent respecter l’autorité dont il sera l’organe ; en faisant qu’elle soit la leur en quelque façon. C’est ainsi que chacune de nos classes deviendra un véritable apprentissage de la société civile.
Pour commencer l’établissement, le professeur ou instituteur national devra parcourir successivement tous les arrondissements, afin d’y mettre le travail en activité, de montrer aux enfants à tenir la plume, et de leur donner la forme des lettres, ou au moins des lettres radicales qui servent à composer les autres.
J’aime mieux que dans les jours de travail, le professeur visite les divers arrondissements de la commune, que si tous les enfants de la commune allaient de tous ses points chercher le professeur. Il est plus convenable que quelques hommes se remuent pour la république, que la république pour quelques hommes : surtout, lorsqu’il s’agit d’hommes payés par l’État, et de jeunes gens obligés à des travaux domestiques et champêtres, dont le produit paye et alimente l’état entier.
Jusqu’à ce que les diverses subdivisions d’écoles soient en marche, et que les enfants s’y soient assez connus et assez fait connaître pour que les bons sujets y soient remarqués du maître et de leurs condisciples, le professeur continuerait ces tournées, indiquant alors la classe de chaque arrondissement, à l’heure où il pourra s’y rendre. Comme cette disposition préparatoire ne sera nécessaire que pendant un temps assez court, pendant deux ou trois décades au plus, et comme la durée du rassemblement n’excédera jamais une heure, les travaux rustiques n’en seront pas notablement dérangés.
Lorsque le professeur connaîtra ses élèves, et qu’eux-mêmes deviendront à portée de se juger les uns les autres, on élira dans chaque classe, entre les élèves, les deux qui auront le mieux réussi. Le premier aura le titre de sergent, et le second, celui de caporal. Je dirai tout à l’heure, ou peut-être n’aurai-je pas besoin de dire, pourquoi je préfère ces dénominations militaires.
L’élection sera faite par les élèves et le professeur conjointement. Celui-ci n’y parlera que le dernier. Sa voix n’y aura d’autre prépondérance que de départager en cas d’égalité de suffrages. Il sera de plus tenu de motiver son avis, quand il différera de celui de la majorité.
Le sergent sera, pour l’instruction, prévôt de l’instituteur national. Il tiendra la classe en l’absence du professeur, et l’heure alors en sera fixée à midi, pendant les mois floréal, prairial, messidor et thermidor ; après les coucher du soleil, dans les huit autres.
En cas d’indisposition du sergent, le caporal le suppléera.
Les heures de classe étant déterminées, le professeur national n’aura qu’à parcourir celles de deux ou trois arrondissement chaque jour, tantôt les unes, tantôt les autres, sans marche régulière, afin d’arriver à l’improviste, et de pouvoir juger mieux, tant du bon ordre qu’on y tiendra, que des soins du sergent et du caporal, et de l’application des écoliers.
S’il n’y a pas plus de vingt-sept arrondissements, ce qui suppose deux cent soixante-dix enfants, à peu près du même âge, ou qui ne sachent pas encore écrire, et une commune considérable, le professeur les aura tous inspectés dans leur propre classe, une fois chaque décade. S’il y a moins de vingt-sept arrondissements et de deux cent soixante-dix condisciples, il les verra au travail plusieurs fois dans le cours de la décade, n’ayant cependant lui-même qu’une bonne heure de service actif auprès d’eux chaque jour. Mais il n’aura pas trop de toutes les autres pour refaire sa propre éducation et préparer la leur.
Le sergent et le caporal recevront, comme marque de leur grade, l’un la lettre S, l’autre la lettre C, inscrite sur un jeton de bois mince. Ils garderont le signe et la chose au moins une décade, et ne pourront en être privés que par suite de plaintes que la moitié, ou plus de la moitié de leur classe, appuyée du père de famille chez qui elle s’assemblera, porterait contre eux, le décadi suivant, à l’assemblée générale des élèves, du professeur et des pères de famille de la commune, qui, après avoir entendu en ses défenses le sergent ou le caporal inculpé, décideront s’il y a lieu à délibérer. Supposé que la délibération soit admise, elle se fera dans leur classe, à laquelle le professeur, membre né de toutes les classes, se réunira. Mais la destitution ne pourra être prononcée que par une majorité des deux tiers au moins des élèves soumis à leur direction. Si cette majorité ne se trouve pas, ou si les inculpations ont été repoussées dans l’assemblée générale, ou s’il n’y a pas eu de plaintes contre eux, leur office durera deux mois : à l’expiration desquels chaque classe fera une nouvelle élection de sergents et de caporaux, dont les anciens seront toujours éligibles ; de sorte que le mérite et la bonne conduite qui les auront fait choisir pourront les perpétuer dans leur commission, et qu’il n’y aura qu’un plus grand mérite, développé sous leurs auspices mêmes, qui puisse la leur enlever.
Après eux, qui seront président et secrétaire de leur classe, l’ordre de séance n’y sera point laissé au hasard. Pour tenir l’émulation perpétuellement en haleine, à la fin de chaque leçon, on distribuera un certain nombre de places pour la leçon suivante. À cet effet, quatre chiffres, 1, 2, 3, 4, seront inscrits sur quatre jetons de bois semblables à ceux du sergent et du caporal ; et avant de se séparer, les élevés ayant bien regardé l’ouvrage les uns des autres, adjugeront pour le lendemain les quatre numéros, qui, suivant leur ordre, donneront une place distinguée. Dans cette élection journalière, dont le caporal tiendra registre, le seul avantage de la voix du sergent, donnée la dernière, sera de départager, ou de l’emporter à nombre égal.
Je ne propose de marquer le rang que des quatre premiers. Il faut encourager les enfants d’élite ; mais il ne faut pas décourager les faibles, et bien moins les tardifs, qui ont quelquefois un fond plus réel de capacité que ceux dont les talents sont précoces. Le dernier, ni l’avant dernier de la classe, ne doivent jamais être connus, ou du moins déclarés. Il est utile de leur laisser la consolation de croire que si l’on eut donné des numéros à tous les condisciples, ils auraient pu avoir le cinquième ou le sixième, et, qu’avec un peu plus d’efforts, ils parviendront au quatrième, au troisième, et peut-être au premier. Les diverses classes feront d’ailleurs des progrès inégaux. Il peut arriver que le dernier de celle qui travaillera le mieux, soit plus fort que le cinquième de celle dont les membres auront peu d’aptitude. Pour n’être ni dur, ni injuste envers personne, c’est un devoir de jeter du vague sur la médiocrité, par rapport à laquelle encore on se méprend aisément.
Il n y a que les pédants qui aient besoin d’humilier et de punir quelqu’un parmi leurs écoliers ; et qui, si l’on pouvait leur donner à élever ensemble Galilée, Descartes, Newton, Malebranche, Locke, Bayle, Pascal, Leibnitz, Linné, Jean-Jacques, et Voltaire, voudraient absolument mettre en pénitence un de ces gens-là, et lui faire porter des oreilles d’âne.
Tous les décadis, deux heures avant le rassemblement général des citoyens de la commune, les élèves de chaque arrondissement se rendront chez leur sergent, le bâton ou la houlette sur l’épaule. Il les rangera en bataille ; après quoi, de bataille en colonne, lui à la tête, le caporal à la queue, il les conduira bien régulièrement alignés, bien du même pied, portant leurs armes bien uniformément, à la porte de l’instituteur national. Là, tous les élèves de tous les arrondissements se mettront en bataille, chaque peloton ayant son sergent à sa droite, son caporal à sa gauche, et en première ligne, les élèves, qui, dans le cours de la décade, auront eu le plus souvent les premiers numéros.
Le petit bataillon d’espérance de la patrie ainsi formé, chantera en chœur un hymne civique dont l’instituteur, qui aura été averti par les sergents, donnera le signal et le ton, sabre nu à la main.
Ce devoir rempli, les bâtons seront mis en faisceaux. On entrera dans la salle d’étude de la commune. Le travail que chaque peloton ou classe aura fait, durant la décade, sera présenté par les sergents à l’instituteur national. Il examinera, et regardera plus particulièrement celui des élèves qui auront mérité des numéros. Il motivera ses éloges et sa critique. Il donnera ensuite une leçon générale à tous les pelotons réunis, leçon de morale qui puisse convenir également aux élèves de la première force, et à ceux de la dernière : elle sera terminée par la préparation et la distribution du travail de la décade suivante, dont le professeur remettra les exemples aux sergents, pour être suivis chacun dans leur peloton.
La leçon finie, on quittera la salle d’étude ; on reprendra les armes ; l’instituteur remettra la troupe en bataille sur la place, puis la reformant en colonne, la conduira, selon la saison, soit à la grande salle de la maison commune, soit au pied de l’arbre de la liberté, pour y assister à l’assemblée décadaire, à la lecture des décrets et du bulletin, au récit des actions héroïques, à l’instruction qui embrasse les citoyens de tous les âges.
L’après-midi du même jour, les pelotons rassemblés de nouveau, par leurs sergents, se rendront, en suivant le même ordre, avec le même cérémonial, chez l’instituteur qui les mènera au champ destiné pour la gymnastique, et y présidera aux jeux, à la course, à la saltation, aux diverses évolutions militaires.
Dans les communes qui ont des eaux sur leur territoire, ou à portée, la natation pendant l’été, fera partie des jeux auxquels tous écoliers devront employer le décadi. Mais ils ne s’y livreront que de grand matin, ou, si ce n’a pas été au point du jour, il faudra que ce soit au plus tard après l’assemblée décadaire et avant le dîner : tant afin que la fraîcheur de l’eau ne trouble pas la digestion, que pour éviter qu’il se passe aux jeux de l’après-midi rien qui ne puisse être mis sous les yeux des mères et des filles de la commune. Car elles orneront nos jeux, elles assisteront à nos recréations martiales. Leur présence y donnera plus de prix aux grades que l’application studieuse aura obtenue. Elles seront juges aussi du mérite naissant : il entreverra que les plus belles pourront un jour être portées à préférer les plus illustres et les meilleurs. Elles leur montreront en perspective l’amour et la gloire. Les officiers, les sous-officiers, les élèves numérotés, choisiront les premiers, suivant leur rang, la citoyenne timide et jolie, d’âge correspondant au leur, qu’ils inviteront à danser. Et le bal, au son des instruments militaires et civils, couronnera les travaux de la décade et les plaisirs de l’assemblée.
Mais la fête, mon cœur, et mon sujet m’entraînent. J’ai parlé des officiers et je n’ai pas encore dit comment on les nommerait.
Le troisième décadi de chaque mois, on fixera l’ordre des pelotons pour le mois suivant, en raison de leurs progrès. Tous les travaux faits par les élèves numérotés de chaque peloton, dans le mois qui viendra d’expirer, seront affichés, quand ils seront de nature à l’être, sinon étalés sur des tables, dans la maison commune, avec le nom de leur peloton. À la sortie de l’assemblée générale du matin, les élèves les examineront, et le rang des pelotons sera déterminé l’après-midi à l’ouverture des jeux, par une élection pour laquelle chaque élève ordinaire jouira d’une voix, chaque élève numéroté de deux, chaque caporal de trois, chaque sergent de quatre, et l’instituteur national de cinq[1].
Le sergent du peloton le plus distingué par son travail, prendra le titre et le rang de capitaine ; celui du second, de lieutenant ; celui du troisième, de sous-lieutenant ; celui du quatrième, d’enseigne. Tant qu’ils seront officiers, le caporal de leur peloton aura rang de sergent ; et le premier élève numéroté, du même peloton, celui de caporal. Tous les élèves numérotés du peloton, seront regardés comme avancés d’un numéro ; et ceux du même peloton, qui n’auront point de numéro dans leur peloton, en recevront un par rapport au reste du bataillon ou de la compagnie ; ils seront honorés du numéro cinq.
La troupe entière, le tambour de la commune, marchant avec elle, et battant, reconduira le premier peloton à son quartier, et le drapeau chez le capitaine. Les pelotons qui n’auront point de rang distingué, alterneront entre eux chaque décade.
Tous les mois, l’élection du rang des pelotons sera renouvelée, et si le premier peloton n’a pas soutenu sa supériorité, ou si elle a été effacée par les efforts d’un autre peloton, il descendra d’un ou de plusieurs grades. Le rang sera toujours aux plus dignes, jugés tels par leurs pairs, par leurs émules. Il ne sera jamais durable pour ceux qui cesseront de le mériter ; il sera toujours accessible à ceux qui n’avaient encore pu y parvenir.
Ainsi, nos jeunes gens des campagnes marcheront de progrès en progrès, même scientifiques, sans être détournés de leurs travaux champêtres, sans que leurs familles ni la république perdent le fruit de ces travaux si nécessaires ; et, ce qui importe encore plus, sans en perdre eux-mêmes l’habitude et le goût. Ils deviendront des hommes vraiment, essentiellement libres ; ils auront pris leur croissance dans la liberté, et dans l’exercice continuel, dans la jouissance non-interrompue d’une parfaite égalité de droits. Ils n’auront reçu aucune distinction qui n’ait été le prix de leur travail, décerné par leurs égaux et leurs rivaux. Ils n’en auront vu aucune à leurs camarades à laquelle ils ne pussent prétendre, où ils n’eussent pu atteindre en augmentant leurs efforts, et qui ait eu d’autre titre que les suffrages donnés par leur probité, par leur bon sens. La liberté, l’égalité n’auront donc pas été pour eux de vains noms, mais un bonheur très sensible, très doux, très positif, qu’ils auront savouré tous les jours. Ils n’auront été soumis à aucune autorité qu’à la leur propre, à celle de leur propre raison, de leur propre désir, de leur propre volonté, de leur propre sentiment sur ce qui sera bon, beau, et honorable. L’instituteur que leur aura donné la république n’aura été que leur instructeur, leur compagnon, leur ami, non pas leur maître. Souvent récompensés, jamais punis, leur dignité naturelle aura été exaltée sans cesse, et n’aura pas été flétrie un seul instant. On ne les aura forcés de rien apprendre : on leur aura seulement montré à s’instruire, on aura seulement dirigé la pente que tous les enfants y ont, et à laquelle ils se livrent tous avec ardeur, jusqu’à ce que l’ignorance ou l’ineptie de ceux qui les entourent, borne à leurs yeux la carrière, ou que le pédantisme les en dégoûte par sa tyrannique et sotte sévérité.
L’instruction des élèves qui auront des dispositions heureuses, ne sera point retardée par la faiblesse de ceux qui auront moins d’intelligence et de facilité : les leçons pourront être différentes selon les pelotons. On pourra laisser se porter en avant ceux qui en auront le talent et l’envie.
Il en est d’une classe d’étudiants comme d’une armée, comme d’un convoi de vaisseaux. Ceux qui marchent bien sont obligés d’attendre les traîneurs ; et plus le convoi est nombreux, plus l’armée est considérable, moins on fait de chemin.
Sur trois cents écoliers qu’on voudrait mener ensemble, les individus nés pour des succès, qui doivent faire un jour la gloire et la prospérité de la république, seraient rebutés par une lenteur, éprouveraient un refroidissement qui affaibliraient toujours, qui étoufferaient quelquefois leur génie, et qu’ils ne connaîtront pas, si les mêmes élèves marchent dix à dix.
Dans l’intérieur des pelotons, sept ou huit jeunes gens médiocres seront plus électrisés par deux ou trois garçons d’esprit qui feront voir une intéressante activité, que deux cents réunis, se gâtant l’un l’autre, se consolant sur leur nombre dans leur incurie, ne le seraient par l’exemple de cent autres que la même nécessité d’aller en grande troupe empêcherait de déployer toutes leurs forces.
La rivalité des pelotons sera un aiguillon de plus. On aura sa réputation personnelle et celle de son peloton, celle de son quartier, c’est-à-dire, celle de ses camarades et de ses amis les plus particuliers, et les plus intimes, à faire, à défendre, à garder. Il y a toujours, dans la patrie générale, une seconde patrie privée, un sanctuaire, même dans le temple de l’égalité et de la raison : ce sont la parenté, l’amitié, l’amour, germes précieux de tout effort, de tout courage, de tout bonheur, de toute moralité. Les vertus publiques ne peuvent naître que des vertus domestiques, le faisceau n’est formé que des flèches qu’il rassemble. On travaillera généreusement et gaiement à aider et à honorer ceux qu’on aime. On y travaillera, sans trop s’apercevoir qu’on travaille.
Toutes les études seront des jeux, et se mêleront à tous les jeux. Ce qui est la marche de la nature, qui a fait du jeu la première et la principale étude de l’enfance.
Nos élèves auront de moins que nous n’avons eu, la peine d’apprendre à lire ; et ils y réussiront mieux que nous ne l’avons fait à leur âge, attendu qu’ils ne liront rien qu’ils n’aient d’abord écrit et compris. Ils auront de plus que nous, l’avantage de recevoir de bonne heure des notions, et des notions justes, sur la culture, sur les arts, sur la société, sur les droits, les devoirs et les occupations des hommes. Les mots ne leur arriveront qu’à la suite des choses ; ce qui est encore une des méthodes de la nature qui environne les enfants de faits, et les engage à les discerner, à les connaître, à les juger, longtemps avant qu’ils sentent le besoin de les exprimer, et qu’ils songent à nommer ou à peindre ce qui les a frappés.
Si nos livres élémentaires sont bien faits, si le canevas de nos leçons est bien tissu, si nous pouvons apprendre aux philosophes qui rédigeront les cahiers de nos professeurs à n’embrasser que l’utile, à élaguer le superflu, à commencer par le commencement, à suivre l’ordre naturel, l’enchaînement, la généalogie des idées ; nos jeunes et dignes paysans, dans les neuf années de leur éducation publique, depuis sept ans jusqu’à seize, deviendront arithméticiens, géomètres-pratiques, arpenteurs, charpentiers, maçons, machinistes, meuniers, botanistes, jardiniers, tant pour les légumes que pour les arbres, vignerons, pradiers, bergers, laboureurs ; ils acquerront des connaissances sur les éléments, la composition, la fermentation, la croissance, la destruction des corps, sur l’art de soigner les hommes et les animaux en santé et en maladie, sans avoir eu besoin d’une longue application, sans avoir cessé un moment d’être, selon leur âge, pâtres, pionniers et cultivateurs, sans qu’il y ait dans la république un poulet, un fromage, ni une pomme de terre de moins.
Ils formeront leur cœur, leur corps, leur tempérament, leur morale surtout, et leur patriotisme, encore plus que leur esprit. Ils sauront comment donner un suffrage, et pourquoi ils le donnent ; comment on dit courageusement sa pensée en public et au public. Le système, le mécanisme de leur éducation rendront leur émulation vive, noble, grande. Leur respect pour la vérité, pour le mérite, pour les talents, pour le travail estimable sera naturellement excité : il leur donnera des jouissances légitimes et journalières : l’équité réciproque entre eux sera sévère, vigilante, scrupuleuse, glorieuse pour tous, enivrante pour les caractères élevés. Ces jeunes citoyens auront appris autre chose que les sciences qu’on leur aura enseignées, et dont ils auront néanmoins une teinture assez forte qui leur servira toute leur vie ; ils auront fait le véritable cours qui convient aux membres d’un souverain puissant. Ils arriveront à la virilité, à l’état de gardes nationales, aux assemblées primaires, au grade d’électeurs pour la république, aux places de l’administration, de la représentation et de l’armée,
Idonei pacis, belli quoque rebus agendis.
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Excepté la partie de ce plan qui consiste à faire précéder la lecture par l’écriture, et à réduire ces deux études à une seule qui deviendra fort abrégée, changement dans la méthode ordinaire d’instruction qui m’a paru d’assez grande conséquence pour m’engager à jeter cet écrit sur le papier, aucune des idées qu’il présente, n’est applicable à l’éducation des filles. Vouloir l’assimiler à celle des garçons, ce serait méconnaître la nature humaine et les principes de la société.
L’homme doit être fier, actif, avide de gloire ; il ne doit pas craindre de se montrer. L’honneur et la félicité des femmes sont dans la douceur, dans la modestie, dans le charme dont elles embellissent une vie paisible et retirée, dans le plaisir quelles savent y goûter, dans l’autorité qu’elles y exercent. Le citoyen est à l’État. Elles sont à la famille. Il doit servir la république en troupe, au milieu de ses égaux. Elles en font le bonheur tête à tête, et ne peuvent supporter ni égales ni rivales, auprès de l’homme qu’elles ont choisi pour récompenser ses vertus.
Laissons les filles de Sparte montrer leurs cuisses dans la place publique, danser tantôt nues, et tantôt armées, et devenir, après leur mariage, un effet de commerce, un bijou productif que se prêtent les guerriers ; être ainsi privées du véritable amour, dont les exclusives, délicieuses préférences sont le premier bienfait du ciel, et répandent sur les ménages heureux ses bénédictions les plus douces. J’espère que les français penseront qu’il vaut mieux pour eux et pour leurs femmes qu’elles ressemblent aux dames romaines des premiers siècles. Mais l’art de leur conserver, en les instruisant, cette dignité décente, et de leur assurer l’empire si touchant de la raison et des mœurs, en leur donnant part à la république des lumières, demande de très sérieuses réflexions.
Peut-être les hasarderai-je une autre fois. Peut-être même tenterai-je d’examiner les principes et les règles du développement des diverses branches de l’enseignement public ; la manière d’admettre et de guider chaque année à la suite des classes d’arrondissement, les jeunes enfants qui n’y ont point encore été reçus, et de conduire ceux qui ont des degrés inégaux d’instruction : les moyens enfin de faire marcher de front tant de cours différents avec peu de travail, sans qu’ils se croisent, et en facilitant l’un par l’autre.
Je conçois toute la difficulté de l’entreprise ; et cependant je vois son importance. Je sens ma faiblesse, elle m’effraye ; mais je sens mon zèle aussi.
Je me déterminerai selon que l’opinion de mes concitoyens sur ce premier essai m’apprendra, si je puis être de quelque utilité en me dévouant à le continuer, ou s’il vaut mieux que je me renferme dans mes devoirs rustiques, à l’exemple de ces aimables enfants que je ne veux pas qu’on en détourne.
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[1] Quand il s’agit d’élire des individus, tous les individus doivent avoir voix égale : car ils sont tous égaux. Mais pour choisir entre les pelotons, il suffit que chaque peloton ait autant de voix que son concurrent. Et le motif du choix ne portant que sur le travail des élèves distingués, ce qui est nécessaire pour ne pas trop humilier les autres, il serait assez raisonnable que la prééminence ne fût décidée que par ceux dont les ouvrages entrent au concours.
Les élèves qui n’ont jamais mérité ni obtenu de numéro, ne peuvent être que de médiocres juges d’un talent qu’ils n’ont point acquis. Exposés aux séductions de l’amitié, leur bonne foi même manquera des lumières.
Cependant, par amour pour les principes de la démocratie, et afin de les accoutumer à sentir que lien de ce qui regarde le public, ne doit leur paraître indiffèrent, on prendra leur suffrage dans l’élection. Mais par respect pour la justice, on croit devoir assurer les voix les plus décisives aux véritables rivaux de ceux qu’il faut avancer, à ceux qui leur disputent le pas, et qui savent pourquoi.
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