Conférence donnée par Alain Laurent au week-end de la liberté 2012, organisé par le Cercle Frédéric Bastiat du 6 au 8 juillet.
« Ce n’est pas moi – c’est lui », « ce n’est pas de ma faute », « je ne l’ai pas fait exprès » (ou voulu) : il n’y a pas que dans l’enfance que sont proférées ces tentatives verbales de s’exonérer de sa propre responsabilité (sans d’ailleurs que le mot soit prononcé !) et de la reporter sur d’autres ou des circonstances fortuites. Dans la vie courante et sous des formulations plus élaborées, elles sont monnaie courante dès que surgissent les ennuis, s’accompagnant de conduites d’esquive ou de défausse de ladite responsabilité. Ce qui signale d’emblée que son statut est beaucoup plus problématique qu’on aimerait idéologiquement le croire. Mais de quoi retourne-t-il sémantiquement avec elle ? Le mieux, pour commencer, est de se référer à une étymologie des plus instructives. D’une part le terme procède du latin « respondere » qui renvoie au fait de répondre de ses actes devant une instance donnée ; et d’autre part et peut-être plus fondamentalement à « spondere », soit se porter garant – l’idée de base étant la prise d’initiative d’un individu qui s’engage à réussir ce qu’il entreprend ( on en retrouve trace dans les actuels termes « spontané » connotant un libre surgissement, et « sponsor », pour évoquer celui qui s’engage à garantir une entreprise …). Cette dualité lexicale initiale servira de fil conducteur au voyage intellectuel qu’on va entreprendre en essayant de répondre à ces simples mais décisives questions : en fin de comptes, qui est responsable ou peut logiquement l’être, pourquoi, jusqu’où et comment ?
L’individualisation de la responsabilité
Pour des raisons de fond qu’il va falloir assez discursivement développer, la seule réponse pertinente et grosse de conséquences à la question « qui ? » est : l’individu, et forcément un individu particulier, un individu agissant en vue de fins et animé d’intentions – ce qui n’implique cependant pas que tout évènement ou situation suscitant l’interrogation « pourquoi ? » soit imputable à des actions humaines, et encore moins des actions individuelles intentionnelles. C’est pourquoi on est venu à parler de « responsabilité individuelle », en notant au passage que c’est avant tout le fait des libéraux, dont c’est pratiquement un marqueur distinctif matriciel. Si lexicalement l’expression n’apparaît qu’au milieu du XIX° siècle, le concept, lui, est implicitement présent depuis l’antiquité. Dans L’Éthique à Nicomaque (III, 5), Aristote écrit ainsi dans une traduction française réputée pour sa fidélité au texte grec que « le coupable est responsable de son ignorance » puisque celle-ci ne dépendait que de lui et qu’il a été négligent; au sujet d’autres mis en cause, il juge que « leur responsabilité est établie » ; et toujours selon lui, si « les défauts du corps n’engagent notre responsabilité », il faut savoir que « chacun [c’est moi qui souligne] est, dans quelque mesure, responsable de ses habitudes » et que « nous sommes, dans quelque mesure, responsables de nos dispositions ».
Quelques siècles plus tard, l’avènement du christianisme jour un rôle crucial, c’est le cas de le dire, dans l’inscription de sa responsabilité propre au plus profond d’une âme nécessairement individuelle, en rendant chaque croyant d’abord responsable de son salut personnel et comptable de ses péchés fussent-ils seulement intentionnels devant Dieu. Bien plus près de nous, Kant en établit les fondements philosophiques lorsque dans la Critique de la raison pratique, les Fondements de la métaphysique des mœurs et la Doctrine du droit, il promeut l’homme en être par nature doté d’une « autonomie de la volonté » qui le rend libre auteur de ses choix et à ce titre imputable de leurs conséquences. Et l’on ne saurait oublier qu’il commence son célèbre texte Qu’est-ce que les lumières ? en se livrant le tout premier des Modernes à une décapante apologie de la responsabilité morale de chacun : « Les Lumières, c’est la sortie hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable […] On est soi-même responsable de cet état de tutelle… ».
Mais, alors que le terme « responsabilité » commence à s’imposer en Occident dans les textes juridiques de la fin du XVIII° siècle, ce n’est qu’au milieu du XIX° et en France que surgit explicitement la notion de « responsabilité individuelle » qui désigne l’exact champ d’application du principe de responsabilité : l’individu. Et que le concept dont l’expression est porteuse s’affirme dans toute sa force et sa logique. Cela n’a rien d’un hasard : ceux qui en sont les initiateurs sont des penseurs libéraux, et avant tout Bastiat, auquel en revient la co-paternité il est vrai partagée avec son frère ennemi, Proudhon (cf. des occurrences dès La philosophie de la misère en 1846, puis dans L’idée de la Révolution en 1850), qui inaugure là un tropisme libéral peu souvent relevé chez ceux qui l’ont mal lu. Chez Bastiat, la responsabilité individuelle jour un rôle intellectuel moteur dont on trouve trace déjà dans son fameux texte La loi (1850) où il fait allusion à « cette responsabilité individuelle que Dieu a ménagée comme juste rétribution des vertus et des vices ». Mais c’est dans son opus magnum, les Harmonies économiques (1850), qu’il se réfère avec le plus d’insistance et de profondeur de vues à cette notion.
Déplorant que l’État absorbe « la responsabilité individuelle » en même temps que « l’activité privée » et « la liberté », il ajoute plus loin dans toujours dans le chapitre 17 que « dès que la satisfaction d’un besoin devient l’objet d’un service public, elle est soustraite en grande partie au domaine de la liberté et de la responsabilité individuelles ». S’il émet ce constat négatif, c’est qu’il a d’emblée tout compris de l’importance primordiale de la responsabilité, de sa logique et ses enjeux : « La responsabilité ! Mais c’est tout pour l’homme : c’est son moteur, son professeur, son rémunérateur et son vengeur. Sans elle, il n’a plus de libre arbitre, il n’est plus perfectible, il n’est plus en être moral… ». Dans le chapitre 20 justement intitulé « Responsabilité », Bastiat poursuit cette apologie en expliquant admirablement comment opère cette responsabilité forcément individualisée : « La responsabilité, c’est l’enchaînement naturel qui existe, relativement à l’être agissant, entre l’acte et ses conséquences ; c’est un système complet de peines et de récompenses fatales, qu’aucun homme n’a inventé, qui agit avec toute la régularité des grandes lois naturelles […] Elle a évidemment pour objet de restreindre le nombre des actions funestes, de multiplier celui des actions utiles ». Revenant plus loin encore sur ce qu’il appelle « la loi de responsabilité », il ajoute qu’elle se « manifeste par trois sanctions » dont la première est « la sanction naturelle » : « C’est la peine ou la récompense nécessaire que contiennent les actes et les habitudes ». D’une certaine manière, tout était déjà dit et bien dit de la responsabilité individuelle ! Il est par ailleurs hautement significatif que peu de temps après, ce soit à un autre intellectuel libéral, Hippolyte Passy, que soit revenu le privilège de publier le premier texte consistant (une cinquantaine de pages) exposant les raisons de la légitimité et de la nécessité de ce principe : De l’importance morale et matérielle de la contrainte et de la liberté, ou de la responsabilité individuelle, développement d’un article paru dans le « Journal des économistes » en juin 1855.
Causalité, liberté et responsabilité
Dans la perspective commune à Kant et Bastiat mais aussi plus tard d’Ayn Rand lorsqu’elle mettra le thème de la « loi de causalité » au centre de la philosophie, le paradigme de la responsabilité individuelle repose sur le substrat objectif de la « causalité par la liberté ». Contre les multiples visages réducteurs du déterminisme (sociologique selon Marx ou Bourdieu, pseudo-freudien ou neurobiologique) qui font de l’être humain rien de plus qu’une sorte d’automate ou un mécanisme principalement « agi » par des causes extérieures à son esprit, la compréhension pertinente du principe de responsabilité individuelle érige le fait psycho-moral de la libre volonté humaine (libre arbitre, « free will »…) en moteur de la causalité. Si, dans l’ordre naturel, tout ce qui se passe résulte de causes matérielles antérieures, celles qui sont à l’œuvre dans l’action humaine sont d’un genre tout à fait particulier : elles se situent dans l’esprit de chacun, entraînant tout autant de nécessaires conséquences. Bien qu’il soit certes toujours exposé aux pressions de multiples influences externes et internes, l’esprit humain est intrinsèquement lui-même une cause agissante (K. Popper parlera de « causalité descendante ») et une libre cause. Cela tient à sa nature réflexive, délibérative et tissée d’intentionnalité : il est capable d’autodétermination.
De ce fait, l’individu est à l’origine et à la source de ses actes, dans lesquels il lui faut se reconnaître. Voici pourquoi il doit par suite « en répondre » et assumer la paternité et les conséquences de ses libres choix – que ceux-ci concernent son propre sort ou celui d’autrui. Dans cette optique, on considère qu’armé de sa volonté (un pouvoir sur soi), il aurait pu de lui-même réprimer toute impulsion dévastatrice et s’en abstenir, et se déterminer autrement qu’il ne l’a fait. La responsabilité objective (je suis effectivement l’auteur de l’acte et de ses conséquences) s’exhausse ainsi en responsabilité morale (j’en suis le libre auteur et cela ne peut être sans conséquences – malheureuses mais aussi éventuellement heureuses, il convient de le noter dès maintenant). On relèvera que cette conception objective et déontologique de la responsabilité individuelle s’oppose à celle qu’a défendue Hayek. Dans La Constitution de la liberté en effet, ce dernier assortit sa judicieuse proposition « Pour être effective, l’imputation de responsabilité doit être individuelle » de considérations surprenantes lui assignant le statut de simple convention sociale : « l’imputation de la responsabilité n’implique pas l’assertion d’un fait. Elle est plutôt de la nature d’une convention visant à induire les gens à respecter certaines règles » (I, ch. 5).
De la responsabilité individuelle à la responsabilité personnelle
En même temps qu’elle acquiert une dimension morale, la responsabilité individualisée se vit et se pratique « à la première personne » comme l’a si bien observé le grand philosophe que fut Vladimir Jankélévitch. Toujours dans Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien (1957), il ajoutait que dans les grandes affaires de l’existence qui exigent de faire des choix, « c’est à moi de le faire, c’est de moi qu’il s’agit […] quelque chose m’incombe ». Alors, je « ne peux plus me cacher derrière les autres, me dérober ». Cette implication existentielle et éthique de soi en particulier, un autre philosophe d’ailleurs contemporain de Bastiat, Kierkegaard, l’avait déjà pointée dans ses Discours édifiants, en relevant qu’on ne peut échapper à l’alternative : ou on fuit sa responsabilité en se réfugiant et se diluant dans le collectif et l’anonymat de « la foule » – ou on se conduit en « individu » et en être libre, et l’on paye de sa personne. Le principe général de la responsabilité individuelle ne peut en effet prendre vie que dans l’épreuve personnelle : c’est moi personnellement et pas un autre qui est en cause, c’est à moi personnellement qu’il revient de faire ce qu’il faut pour éviter des conséquences dommageables ou de les réparer, ou pour réussir à atteindre un objectif désirable en déployant des stratégies efficientes, de ne pas être négligent et de faire preuve de prudence (encore Aristote !) et de prévoyance. En l’occurrence, loin de s’opposer, déontologie (assurer ses obligations) et conséquentialisme (anticiper des conséquences funestes pour y parer en amont) se complètent comme le font l’individuel et le personnel.
Mais de quoi et jusqu’où suis-je au juste personnellement responsable ? La première déclinaison pratique de la responsabilité individuelle s’applique logiquement d’abord à soi-même : responsabilité de soi, au sens d’un « devoir envers soi-même » (Kant). Plus concrètement, c’est la résolution de faire tout ce qu’il faut pour assurer ses propres « conservation » (préparation de sa retraite) et accomplissement. Un « bon » égoïsme au sens d’Aristote ou « souci de soi » au sens des stoïciens et des épicuriens, meilleure manière de s’opposer au « mauvais », puisqu’il consiste à éviter de reporter sur autrui la charge et la responsabilité de ce qui nous incombe et avons le pouvoir de faire.
Cependant, notre responsabilité personnelle n’est logiquement pas bornée par les strictes frontières de notre individualité. Dès lors que nous sommes implicitement, par l’initiative d’une action, ou explicitement, par contrat ou promesse, engagés envers d’autres individus, nous sommes personnellement responsables de ce qui est normalement attendu de nous. Comme Saint-Exupéry l’a fait dire au renard dans Le Petit prince : « Tu es responsable de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose » – et le Petit prince d’en convenir : « Je suis responsable de ma rose », ce qui lui impose d’en prendre soin. Et au-delà ? Ne sommes-nous pas tout autant responsables envers ceux qui, pour une raison ou pour une autre, se trouvent dans l’impossibilité pratique d’exercer la responsabilité d’eux-mêmes – ce dont découle par exemple l’imputation pénale de non-assistance à personne en danger ?
Pathologies et perversions de la responsabilité individuelle
Si l’on n’y prend pas garde et à vouloir trop en faire ou attendre des autres sur ce plan, le risque est grand de sombrer dans un processus pathologique en hypertrophiant le champ d’application et l’implication « altruiste » de soi dans l’exercice de sa propre responsabilité individuelle, comme c’est vite le cas dans cette politique du « care » si vantée par la camarade Martine Aubry. On s’abîme alors dans ce que Ayn Rand a appelé la « culpabilité imméritée » : non seulement on n’y est pour rien tandis que d’autres sont en cause, mais on n’y peut rien tant la tâche est hors de portée humaine. Ainsi en va-t-il quand on se veut le « gardien de son frère » de manière universelle et indifférenciée. On en vient vite à se sentir et se décréter comptable de tout le malheur et la misère du monde, ce qui dégénère vite en auto-culpabilisation morbide (ce que toujours Ayn Rand pointe en parlant de « consentement des victimes ») ou en procès inquisitorial intenté à ceux qu’on accuse de ne rien faire.
À vouloir rendre l’homme « responsable de tout » comme le voulait Sartre, on le rend finalement responsable de rien. À beaucoup d’égards, les déclamations contemporaines sur la responsabilité envers « les générations futures » (dont procède l’inepte « principe de précaution » !) participent de la même perversion, illustrée par le propos d’un Hans Jonas dans ce bréviaire de l’écologisme qu’est son Le Principe Responsabilité. Une remarque qui vaut également pour ce que la bien-pensance dominante convoque avec ferveur sous le nom de « responsabilité sociale », laquelle ou bien est déjà contenue dans les implications naturelles de la responsabilité individuelle, ou bien les outrepasse si grandement qu’elle participe à plein de son hypertrophisation… irresponsable. On notera que cette disposition à l’imputation excessive de responsabilité se manifeste sur un mode rétrospectif tout aussi morbide et ravageur dans la recherche effrénée et à tout prix de responsables bien localisés à sanctionner lorsque surviennent échecs, externalités dommageables ou catastrophes : chasse au « bouc émissaire « ou à la « victime émissaire ».
C’est dans cette perspective fanatiquement imputative et punitive que l’on en vient aussi à proférer le tristement fameux « Nous sommes tous responsables », qui permet d’impliquer des individus qui ne sont aucunement responsables ou le sont inégalement de telle ou telle situation dégradée, et de dissimuler en la diluant la responsabilité personnelle de ceux qui en sont effectivement à l’origine. Avec cette auto-culpabilisation collective, on se situe sur le registre d’une « responsabilité collective » qui, sauf dans le cas exceptionnel et cumulé d’une réelle responsabilité de tous les individus concernés, représente l’arme idéologique fatale destinée à éradiquer le principe de responsabilité individuelle en renvoyant à un collectif anonyme – ou à une sorte de péché originel de groupe à valeur rétrospective. Je dois dire qu’à titre personnel, je ne me sens pas plus responsable de la colonisation ou de l’esclavagisme d’antan que de la faim dans le monde, de la montée alléguée du racisme ou du naufrage grec.
Irresponsabilité et déresponsabilisation
Cette destruction de la responsabilité individuelle par overdose n’est cependant qu’une expression parmi d’autres d’une tendance globale délétère si significative de l’air du temps : son rejet délibéré et le déclin croissant de son exercice concret. Cette fois-ci, c’est d’atrophie qu’il s’agit.
« C’est la faute à la société » (forcément « ultralibérale »…) vont en gémissant et accusant bien des individus qui n’ont de cesse d’adopter la posture de victimes non responsables des maux qui leur arrivent, alors que leur refus de toute autodiscipline et de l’anticipation rétroactive en est la cause majeure. Symptomatique de ce victimisme si prégnant sont ces fumeurs invétérés qui portent plainte contre l’industrie du tabac alors qu’il ne tenait qu’à eux-mêmes de prendre connaissance des informations publiques sur les méfaits du tabagisme et d’en tirer les conséquences pour leur santé. Ou bien ces « Indigènes de la République » qui attribuent le ratage d’une partie de la population dont ils défendent la cause au colonialisme, voire à l’esclavage d’il y a 2 siècles – et osent même réclamer des réparations aux actuels citoyens français. Le pire étant que bien souvent, ce discours déresponsabilisant provient d’abord de la caste intello-médiatique qui serine continuellement à cette population qui finit par l’intérioriser : « Vous êtes des victimes, vous ne portez aucune responsabilité personnelle de votre sort »… Un champ d’application maximal et pervers au possible de cette victimisation est la justice pénale où, grâce aux séides et aux idéologues du Syndicat de la Magistrature s’est diffusée une culture quasi-officielle de l’excuse qui exonère a priori de leur responsabilité personnelle délinquants et criminels : ce n’est pas leur faute mais celle du chômage et de la précarité de masse, de l’ « argent-roi » et du règne sans partage de la « marchandise » – voire de la stigmatisation raciste. Il y a une douzaine d’années déjà, cette idéologie laxiste était si dominante et pernicieuse que même le Premier ministre socialiste Lionel Jospin avait du la dénoncer en déclarant au sujet de l’insécurité galopante non sanctionnée : « Chacun reste responsable de ses actes. Tant qu’on admettra des excuses sociologiques et qu’on ne mettra pas en cause la responsabilité individuelle [c’est moi qui souligne], on ne résoudra pas ces questions » (interview au Monde, 7 janvier 1999), ou encore « On peut dire que c’est le chômage, le cadre urbain ou le défaut d’intégration, mais cela ne supprime pas la responsabilité individuelle [id] de ses actes pour chacun… » (sur TF1, 30 août 2001).
Mais pour que les comptes soient bons, il convient à tout cela d’ajouter la prolifération quasiment assumée des comportements irresponsables au quotidien, quand l’endettement chronique à grands coups de crédits devient un mode de vie même si l’on n’a été réellement victime d’un « accident de la vie » (mais puisqu’il est question d’endettement, que dire de celui, public et devenu incommensurable, légué par nos politiciens totalement dénués du moindre sens de leurs responsabilités !), ou lorsque le téléphone portable tout en conduisant devient un sport national où le souci de la sécurité des autres et de la sienne propre est totalement banni, ou avec la démission parentale massive en matière d’éducation de leurs enfants. Il faudrait en outre parler des effets pervers de l’assurance : puisque je suis assuré, se disent le skieur, le spéléologue ou le surfeur fous, tout m’est permis ; exemple insigne du choix responsable, s’assurer devient parfois désormais une incitation à l’irresponsabilité.
Sans que ce soit l’unique explication (la débâcle de l’éducation morale des enfants depuis une quarantaine d’années en est aussi une), le grand…responsable de cette irresponsabilité de masse et banalisée n’est autre que l’État-providence, ce Big Mother tentaculaire et intrusif qui a peu à peu déresponsabilisé les individus, non seulement en les déchargeant matériellement de leurs responsabilités personnelles fondamentales mais en allant jusqu’à détruire les ressorts psychiques et moraux du sens de la responsabilité individuelle en chacun. Je rappellerai que cette production massive d’assistés à vie, d’individus infantilisés et avant tout désireux d’être pris en charge dans tous les aspects de leur vie par une puissance publique tutélaire, c’est un autre grand penseur libéral, Tocqueville, qui l’a vue venir et l’a dénoncée dès les dernières pages de La Démocratie en Amérique II en 1840. Mais sait-on que dans chez les sociologues de la gauche intellectuelle et malgré ce contexte de déresponsabilisation généralisée, on accuse le « néolibéralisme » de prôner une extension inique et arbitraire de la responsabilité individuelle, de vouloir étendre la responsabilisation pour transformer chacun en « entrepreneur de sa propre vie » ? Disciple de Bourdieu, Loïc Wacquand compte au nombre des projets néolibéraux « le trope de la responsabilité individuelle qui envahit toutes les sphères de l’existence », Danilo Martuccelli (CNRS !) dénonce « la responsabilisation, nouvelle forme de domination » et Alain Ehrenberg fait de la dépression son résultat…
L’autre visage de la responsabilité individuelle : fierté et récompense
Je voudrais pour conclure mon propos aller contre cette tendance actuelle qui voit surtout dans la responsabilité individuelle un fardeau dont on aspire à se débarrasser ou à libérer les nos infortunés contemporains. Et souligner le lien fort qu’elle entretient avec les idées de fierté personnelle, d’estime de soi et de récompense bien méritée. Tout en ayant par ailleurs critiqué la responsabilité, Nietzsche est tout de même aussi le seul penseur a avoir su repérer en elle la quintessence de la force morale quand il parle « du fier savoir du privilège extraordinaire de la responsabilité, la connaissance de cette rare liberté, de cet empire sur [soi]-même qui pousse l’individu « à pouvoir se porter garant de soi, et avec fierté, à pouvoir dire oui à soi-même » (Généalogie de la morale). S’il veut vivre à son compte, on peut aussi compter sur lui, il est fiable. Car la responsabilité n’est pas que le « revers » de la liberté : elle en est aussi l’avers, le meilleur usage possible, où s’expriment l’envie et la certitude de réussir ce qu’on entreprend volontairement ou dont on se porte garant, en prenant des risques : responsabilité roborrative. Et comme Bastiat l’avait bien vu d’emblée, l’exercice de la responsabilité individuelle implique la récompense qui découle logiquement du déploiement d’initiatives et efforts judicieux. Croit-on que ceux qui répondent aux offres de recrutement professionnel demandant des « responsables » (de produit, de projet, de département…) le fassent par envie d’être punis ou sanctionnés ? Non, ce qui les motive c’est bien sûr le besoin de faire leurs preuves et de recevoir le fruit de leur engagement : l’individu pleinement responsable ne se contente pas d’assumer : il assure ; et il se veut capable avant d’être éventuellement coupable. De la tâche qui lui est confiée, il va faire son affaire. Et la plupart du temps, contre un John Rawls prétendant que « nul ne mérite ses talents personnels » et donc le produit de leur mise en oeuvre, cette capacité à réussir résulte de bon emploi de notre responsabilité personnelle : savoir et avoir le courage de faire fructifier nos talents réputés « naturels ».
Ayn Rand a pour cette raison mis en avant le principe du « gagné-mérité » : on mérite ce qu’on a gagné en se conduisant de manière responsable aussi sûrement et heureusement qu’on mérite une peine pour avoir violé les droits d’un autre. Si une précoce éducation concrète à la responsabilité individuelle habituait les enfants à faire ce qu’il faut autant en recevant sans tarder la récompense de l’action judicieuse et réussie qu’en supportant immédiatement les conséquences néfastes des actes transgressant les règles de juste conduite, la responsabilité pourrait enfin ne pas seulement être la vertu par excellence de l’autorégulation individuelle mais le principe d’autorégulation des sociétés libres. Et en convoquant une dernière fois Aristote, on rappellera que selon celui-ci (Les Politiques, II/3) rien autant que la propriété privée ne peut avec efficience responsabiliser les individus : on ne sent vraiment responsable que de ce dont il nous revient personnellement de prendre soin parce cela nous appartient (fait intimement partie de notre être), que personne d’autre ne le fera à notre place et mieux que nous-mêmes, et que c’est une œuvre offrant l’une des meilleures manières de s’accomplir…
Alain Laurent, philosophe, essayiste et éditeur.
L’Anthologie des penseurs libéraux, un recueil de textes choisis et présentés par Alain Laurent et Vincent Valentin, est à paraître aux Belles Lettres à la rentrée. Pour en savoir plus, voir ici.