Ni véritablement antilibéraux ni véritablement libéraux, les philosophes des Lumières ont été, dans le développement de l’économie politique française au XVIIIe siècle, des acteurs curieux. Après avoir écrit dans les Éphémérides du Citoyen, Diderot s’armera contre les Physiocrates puis défendra la liberté du travail instaurée par Turgot. Voltaire connut un parcours similaire, à cause de l’absence de solidité dans les idées qu’il pouvait avoir sur l’économie. Admirateur de Vincent de Gournay, correspondant des économistes (Dupont de Nemours et Turgot notamment), il admire le travail des physiocrates notamment leur défense de l’agriculture. Il les encense dans cette Diatribe à l’auteur des Ephémérides. Cependant il critiquera (qui aime bien châtie bien ?) leur théorie fiscale de l’impôt unique sur les terres dans un livre, L’homme aux quarante écus, qui fit également beaucoup de bruit. Enfin, comme Diderot, il célèbrera le ministère Turgot, le qualifiant d’âge d’or et couvrant d’éloges ses deux grands édits sur la liberté du travail et la liberté du commerce. B.M.
Extrait des Écrits économiques de Voltaire.
Diatribe à l’auteur des Éphémérides
(1775)
Monsieur,
Une petite société de cultivateurs, dans le fond d’une province ignorée, lit assidûment vos Éphémérides, et tâche d’en profiter. L’auteur du Siège de Calais obtint de cette ville des lettres de bourgeoisie pour avoir voulu élever l’infortuné Philippe de Valois au-dessus du grand Édouard III son vainqueur. Il s’intitula toujours citoyen de Calais. Mais vous nous paraissez par vos écrits le citoyen de l’univers.
Oui, monsieur, l’agriculture est la base de tout, comme vous l’avez dit, quoiqu’elle ne fasse pas tout. C’est elle qui est la mère de tous les arts et de tous les biens. C’est ainsi que pensaient le premier des Catons dans Rome, et le plus grand des Scipions à Linterne. Telle était avant eux l’opinion et la conduite de Xénophon chez les Grecs, après la retraite des dix mille.
La religion même n’était fondée que sur l’agriculture. Toutes les fêtes, tous les rites n’étaient que des emblèmes de cet art, le premier des arts, qui rassemble les hommes, qui pourvoit à leur nourriture, à leurs logements, à leurs vêtements, les trois seules choses qui suffisent à la nature humaine.
Ce n’est point sur les fables ridicules et amusantes recueillies par Ovide que la religion, nommée depuis paganisme, fut originairement établie. Les amours imputés aux dieux ne furent point un objet d’adoration ; il n’y eut jamais de temple consacré à Jupiter adultère, à Vénus amoureuse de Mars, à Phœbus abusant de l’enfance d’Hyacinthe. Les premiers mystères inventés dans la plus haute antiquité étaient la célébration des travaux champêtres sous la protection d’un dieu suprême. Tels furent les mystères d’Isis, d’Orphée, de Cérès Eleusine. Ceux de Cérès surtout représentaient aux yeux et à l’esprit comment les travaux de la campagne avaient retiré les hommes de la vie sauvage. Rien n’était plus utile et plus saint. On enseignait à révérer Dieu dans les astres dont le cours ramène les saisons ; et on offrait au grand Démiourgos, sous le nom de Cérès et de Bacchus, les fruits dont sa providence avait enrichi la terre. Les orgies de Bacchus furent longtemps aussi pures, aussi sacrées que les mystères de Cérès. C’est de quoi Gautruche, Banier, et les autres mythologues, ne se sont pas assez informés. Les prêtresses de Bacchus, qu’on appelait les vénérables, firent vœu de chasteté et d’obéissance à leur supérieure jusqu’au temps d’Alexandre. On en trouve la preuve avec la formule de leur serment dans la harangue de Démosthène contre Nérée.
En un mot, tout était sacré dans la vie champêtre, si respectable, et si méprisée aujourd’hui dans vos grandes villes.
J’avoue que les petits maîtres à talons rouges de Babylone et de Memphis, mangeant les poulets des cultivateurs, prenant leurs chevaux, caressant leurs filles, et croyant leur faire trop d’honneur, pouvaient regarder cette espèce d’hommes comme uniquement faite pour les servir.
Nous habitions, nous autres Celtes, un climat plus rude et un pays moins fertile qu’il ne l’est de nos jours. La nation fut cruellement écrasée depuis Jules César jusqu’au grand Julien-le-Philosophe, qui logeait à la Croix de fer dans la rue de la Harpe. Il nous traita avec équité et avec clémence, comme le reste de l’empire ; il diminua nos impôts ; il nous vengea des déprédations des Germains ; il fit tout ce qu’a voulu faire depuis notre grand Henri IV. C’est à un païen et à un huguenot que nous devons les seuls beaux jours dont nous ayons jamais joui jusqu’au siècle de Louis XIV.
Notre sort était déplorable, quand des barbares appelés Visigoths, Bourguignons et Francs, vinrent mettre le comble à nos longs malheurs. Ils réduisirent en cendres notre pays sur le seul prétexte qu’il était un peu moins horrible que le leur. Alors tout malheureux agriculteur devint esclave dans la terre dont il était auparavant possesseur libre ; et quiconque avait usurpé un château, et possédait dans sa basse-cour deux ou trois grands chevaux de charrette, dont il faisait des chevaux de bataille, traita ses nouveaux serfs plus rudement que ses serfs n’avaient traité leurs mulets et leurs ânes.
Les barbares devenus chrétiens pour mieux gouverner un peuple chrétien, furent aussi superstitieux qu’ils étaient ignorants. On leur persuada que pour n’être pas rangés parmi les boucs quand la trompette annoncerait le jugement dernier, il n’y avait d’autre moyen que d’abandonner à des moines une partie des terres conquises. Ces bourgraves, ces châtelains, ne savaient que donner un coup de lance du haut de leurs chevaux à un homme à pied ; et quelques moines savaient lire et écrire. Ceux-ci dressèrent les actes de donation ; et quand ils en manquèrent, ils en forgèrent.
Cette falsification est aujourd’hui si avérée, que de mille chartres anciennes que les moines produisent on en trouve à peine cent de véritables. Montfaucon, moine lui-même, l’avouait, et il ajoutait qu’il ne répondait pas de l’authenticité de cent bonnes Chartres. Mais, soit vraies, soit fausses, ils eurent toujours l’adresse d’insérer dans les donations la clause de mixtun et merum imperium, et homines servos.
Ils se mirent donc aux droits des conquérants. De là vint qu’en Allemagne tant de prieurs, de moines devinrent princes, et qu’en France ils furent seigneurs suzerains, ce qui ne s’accordait pas trop avec leur vœu de pauvreté. Il y a même encore en France des provinces entières où les cultivateurs sont esclaves d’un couvent. Le père de famille qui meurt sans enfants n’a d’autres héritiers que les bernardins, ou les prémontrés, ou les chartreux, dont il a été serf pendant sa vie. Un fils qui n’habite pas la maison paternelle à la mort de son père voit passer tout son héritage aux mains des moines. Une fille qui, s’étant mariée, n’a pas passé la nuit de ses noces dans le logis de son père est chassée de cette maison, et demande en vain l’aumône à ces mêmes religieux à la porte de la maison où elle est née. Si un serf va s’établir dans un pays étranger et y fait une fortune, cette fortune appartient au couvent. Si un homme d’une autre province passe un an et un jour dans les terres de ce couvent, il en devient esclave. On croirait que ces usages sont ceux des Cafres ou des Algonquins. Non, c’est dans la patrie des L’Hospital et des d’Aguesseau que ces horreurs ont obtenu force de loi ; et les d’Aguesseau et les L’Hospital n’ont pas même osé élever leur voix contre cet abominable abus. Lorsqu’un abus est enraciné, il faut un coup de foudre pour le détruire.
Cependant les cultivateurs ayant acheté enfin leur liberté des rois et de leurs seigneurs dans la plupart des provinces de France, il ne resta plus de serfs qu’en Bourgogne, en Franche-Comté, et dans peu d’autres cantons ; mais la campagne n’en fut guère plus soulagée dans le royaume des Francs. Les guerres malheureuses contre les Anglais, les irruptions imprudentes en Italie, la valeur inconsidérée de François Ier, enfin les guerres de religion qui bouleversèrent la France pendant quarante années, ruinèrent l’agriculture au point qu’en 1598 le duc de Sully trouva une grande partie des terres en friche, faute, dit-il, de bras et de facultés pour les cultiver. Il était dû par les colons plus de vingt millions pour trois années de taille. Ce grand ministre n’hésita pas à remettre au peuple cette dette alors immense ; et dans quel temps ! lorsque les ennemis venaient de se saisir d’Amiens, et que Henri IV courait hasarder sa vie pour le reprendre.
Ce fut alors que ce roi, le vainqueur et le père de ses sujets, ordonna qu’on ne saisirait plus, sous quelque prétexte que ce fût, les bestiaux des laboureurs et les instruments de labourage. « Règlement admirable, dit le judicieux M. de Forbonnais, et qu’on aurait dû toujours interpréter dans sa plus grande étendue à l’égard des bestiaux, dont l’abondance est le principe de la fécondité des terres, en même temps qu’elle facilite la subsistance des gens de la campagne. »
Il est à remarquer que le duc de Sully se déclare dans plusieurs endroits de ses Mémoires contre la gabelle, et que cependant il augmenta lui-même l’impôt du sel dans quelques nécessités de l’état : tant les affaires jettent souvent les hommes hors de leurs mesures ! tant il est rare de suivre toujours ses principes ! Mais enfin il tira son maître du gouffre de la dépréciation de ses gens de finance ; de même que Henri IV se tira, par son courage et par son adresse, de l’abîme où la Ligue, Philippe II et Rome l’avaient plongé.
C’est un grand problème en finance et en politique, s’il valait mieux pour Henri IV amasser et enterrer vingt millions à la Bastille, que de les faire circuler dans le royaume. J’ai ouï dire que s’il faut mettre quelque chose à la Bastille, il vaut mieux y enfermer de l’argent que des hommes. Henri IV se souvenait qu’il avait manqué de chemises et de dîner, quand il disputait son royaume au curé Guincestre et au curé Aubri. D’ailleurs ces vingt millions, joints à une année de son revenu, allaient servir à le rendre l’arbitre de l’Europe, lorsqu’un maître d’école, qui avait été feuillant, et qui venait de se confesser à un jésuite, l’assassina à coups de couteau dans son carrosse au milieu de six de ses amis, pour l’empêcher, disait-il, de faire la guerre à Dieu, c’est-à-dire au pape.
Ses vingt millions furent bientôt dissipés, ses grands projets anéantis, tout rentra dans la confusion.
Marie de Médicis, sa veuve, administra fort mal le bien de Louis XIII son pupille. Ce pupille, nommé le Juste, fit assassiner sous ses yeux son premier ministre, et mettre en prison sa mère pour plaire à un jeune gentilhomme d’Avignon, qui gouverna encore plus mal ; et le peuple ne s’en trouva pas mieux. Il eut à la vérité la consolation de manger le cœur du maréchal d’Ancre, mais il manqua bientôt de pain.
Le ministère du cardinal de Richelieu ne fut guère signalé que par des factions et par des échafauds ; tout cela bien examiné, depuis l’invasion de Clovis jusqu’à la fin des guerres ridicules de la Fronde, si vous en exceptez les dix dernières années de Henri IV, je ne connais guère de peuple plus malheureux que celui qui habite de Bayonne à Calais, et de la Saintonge à la Lorraine.
Enfin Louis XIV régna par lui-même, et la France naquit. Son grand ministre Colbert ne sacrifia point l’agriculture au luxe, comme on l’a tant dit; mais il, se proposa d’encourager le labourage par les manufactures, et la main-d’œuvre par la culture des terres. Depuis 1662 jusqu’à 1672, il fournit un million de livres numéraires de ce temps-là chaque année pour le soutien du commerce. Il fit donner deux mille francs de pension à tout gentilhomme cultivant sa terre qui aurait eu douze enfants, fussent-ils morts, et mille francs à qui aurait eu dix enfants. Cette dernière gratification fut accordée aussi aux pères de famille taillables.
Il est si faux que ce grand homme abandonnât le soin des campagnes, que le ministère anglais, sachant combien la France avait été dénuée de bestiaux dans les temps misérables de la Fronde, et proposant en 1667 de lui en vendre d’Irlande, il répondit qu’il en fournirait à l’Irlande et à l’Angleterre à plus bas prix.
Cependant c’est dans ces belles années qu’un Normand nommé Boisguilbert, qui avait perdu sa fortune au jeu, voulut décrier l’administration de Colbert, comme si les satires eussent pu réparer ses pertes. C’est ce même homme qui fit depuis la Dîme royale sous le nom du maréchal de Vauban, et cent barbouilleurs de papier s’y trompent encore tous les jours. [1] Mais les satires ont passé, et la gloire de Colbert est demeurée.
Avant lui on n’avait nul système d’amélioration et de commerce. Il créa tout, mais il faut avouer qu’il fut arrêté dans les œuvres de sa création, par les guerres destructives que l’amour dangereux de la gloire fit entreprendre à Louis XIV. Colbert avait fait passer au conseil un édit par lequel il était défendu, sous peine de mort, de proposer de nouvelles taxes et d’en avancer la finance pour la reprendre sur le peuple avec usure. Mais à peine cet édit fut-il minuté, que le roi eut la fantaisie de punir les Hollandais ; et cette vaine gloire de les punir obligea le ministre d’emprunter, dans le cours de cette guerre inutile, quatre cent millions de ces mêmes traitants qu’il avait voulu proscrire à jamais. Ce n’est pas assez qu’un ministre soit économe, il faut que le roi le soit aussi.
Vous savez mieux que moi, monsieur, combien les campagnes furent accablées après la mort de ce ministre. On eût dit que c’était à son peuple que Louis XIV faisait la guerre. Il fut réduit à opprimer la nation pour la défendre : il n’y a point de situation plus douloureuse. Vous avez vu les mêmes désastres renouvelés avec plus de honte pendant la guerre de 1756. Qu’on songe à cette suite de misères à peine interrompue pendant tant de siècles, et on pourra s’étonner de la gaieté dont la nation se pique.
Je me hâte de sortir de cet abîme ténébreux, pour voir quelques rayons du jour plus doux qu’on nous fait espérer. Je vous demande des éclaircissements sur deux objets bien importants : l’un est la perte étonnante de neuf cent soixante-quatorze millions que trois impôts trop forts et mal répartis coûtent, selon vous, tous les ans au roi et à la nation ; l’autre est l’article des blés.
S’il est vrai, comme vous semblez le prouver, que l’état perde tous les ans neuf cent soixante-quatorze millions de livres, par l’impôt seul du sel, du vin, du tabac, que devient cette somme immense ?
Vous n’entendez pas, sans doute, neuf cent soixante-quatorze millions en argent comptant engloutis dans la mer, ou portés en Angleterre, ou anéantis ? Vous entendez des productions, c’est-à-dire des biens réels, évalués à cette somme immense, lesquels biens nous ferions croître sur notre territoire, si ces trois impôts ne nuisaient pas à sa fécondité. Vous entendez surtout une grande partie de cette somme égarée dans les poches des fermiers de l’état, dans celles de leurs agents, et des commis de leurs agents, et des alguazils de leurs commis. Vous cherchez donc un moyen de faire tomber dans le trésor du roi le produit des impôts nécessaires pour payer ses dettes, sans que ce produit passe par toutes les filières d’une armée de subalternes qui l’atténuent à chaque passage, et qui n’en laissent parvenir au roi que la partie la plus mince.
C’est là, ce me semble, la pierre philosophale de la finance ; à cela près que cette nouvelle pierre philosophale est aisée à trouver, et que celle des alchimistes est un rêve.
Il me paraît que votre secret est surtout de diminuer les impôts pour augmenter la recette. Vous confirmez cette vérité, qu’on pourrait prendre pour un paradoxe, en rapportant l’exemple de ce que vient de faire un homme plus instruit peut-être que Sully, et qui a d’aussi grandes vues que Colbert, avec plus de philosophie véritable dans l’esprit que l’un et l’autre. [2] Pendant l’année 1774, il y avait un impôt considérable établi sur la marée fraîche ; il n’en vint, le carême, que cent cinquante-trois chariots. Le ministre dont je vous parle diminua l’impôt de moitié ; et cette année 1776, il en est venu cinq cent quatre-vingt seize chariots ; donc le roi, sur ce petit objet, a gagné plus du double ; donc le vrai moyen d’enrichir le roi et l’état est de diminuer tous les impôts sur la consommation ; et le vrai moyen de tout perdre est de les augmenter.
J’admire avec vous celui qui a démontré par les faits cette grande vérité. Reste à savoir comment on s’y prendra sur des objets plus vastes et plus compliqués. Les machines qui réussissent en petit n’ont pas toujours les mêmes succès en grand ; les frottements s’y opposent. Et quels terribles frottements que l’intérêt, l’envie et la calomnie !
Je viens enfin à l’article des blés. Je suis laboureur, et cet objet me regarde. J’ai environ quatre-vingts personnes à nourrir. Ma grange est à trois lieues de la ville la plus prochaine ; je suis obligé quelquefois d’acheter du froment, parce que mon terrain n’est pas si fertile que celui de l’Égypte et de la Sicile.
Un jour un greffier me dit : Allez-vous-en à trois lieues payer chèrement au marché de mauvais blé. Prenez des commis un acquit à caution ; et si vous le perdez en chemin, le premier sbire qui vous rencontrera sera en droit de saisir votre nourriture, vos chevaux, votre femme, votre personne, vos enfants. Si vous faites quelque difficulté sur cette proposition, sachez qu’à vingt lieues il est un coupe-gorge qu’on appelle juridiction ; on vous y traînera, et vous serez condamné à marcher à pied jusqu’à Toulon, où vous pourrez labourer à loisir la mer Méditerranée.
Je pris d’abord ce discours instructif pour une roide raillerie. C’était pourtant la vérité pure. Quoi ! dis-je, j’aurai rassemblé des colons pour cultiver avec moi la terre, et je ne pourrai acheter librement du blé pour les nourrir eux et ma famille ! et je ne pourrai en vendre à mon voisin, quand j’en aurai de superflu ! — Non, il faut que vous et votre voisin creviez vos chevaux pour courir pendant six lieues. — Eh ! dites-moi, je vous prie, j’ai des pommes de terre et des châtaignes, avec lesquelles on fait du pain excellent pour ceux qui ont un bon estomac ; ne puis-je pas en vendre à mon voisin sans que ce coupe-gorge, dont vous m’avez parlé, m’envoie aux galères ? — Oui. — Pourquoi, s’il vous plaît, cette énorme différence entre mes châtaignes et mon blé ? — Je n’en sais rien. C’est peut-être parce que les charançons mangent le blé et ne mangent point les châtaignes. — Voilà une très mauvaise raison. — Hé bien ! si vous en voulez une meilleure, c’est parce que le blé est d’une nécessité première, et que les châtaignes ne sont que d’une seconde nécessité. — Cette raison est encore plus mauvaise. Plus une denrée est nécessaire, plus le commerce en doit être facile. Si on vendait le feu et l’eau, il devrait être permis de les importer et de les exporter d’un bout de la France à l’autre.
Je vous ai dit les choses comme elles sont, me dit enfin le greffier. Allez vous en plaindre au contrôleur général ; c’est un homme d’Église et un jurisconsulte ; il connaît les lois divines et les lois humaines, vous aurez double satisfaction.
Je n’en eus point. Mais j’appris qu’un ministre d’état, qui n’était ni conseiller ni prêtre, venait de faire publier un édit par lequel, malgré les préjugés les plus sacrés, il était permis à tout Périgourdin de vendre et d’acheter du blé en Auvergne, et tout Champenois pouvait manger du pain fait avec du blé de Picardie.
Je vis dans mon canton une douzaine de laboureurs, mes frères, qui lisaient cet édit sous un de ces tilleuls qu’on appelle chez nous un rosni, parce que Rosni, duc de Sully, les avait plantés.
Comment donc ! disait un vieillard plein de sens, il y a soixante ans que je lis des édits ; ils nous dépouillaient presque tous de la liberté naturelle en style inintelligible ; et en voici un qui nous rend notre liberté, et j’en entends tous les mots sans peine ! voilà la première fois chez nous qu’un roi a raisonné avec son peuple ; l’humanité tenait la plume, et le roi a signé. [3] Cela donne envie de vivre : je ne m’en souciais guère auparavant. Mais, surtout, que ce roi et son ministre vivent.
Cette rencontre, ces discours, cette joie répandue dans mon voisinage, réveillèrent en moi un extrême désir de voir ce roi et ce ministre. Ma passion se communiqua au bon vieillard qui venait de lire l’édit du 13 septembre sous le rosni.
Nous allions partir, lorsqu’un procureur fiscal d’une petite ville voisine nous arrêta tout court. Il se mit à prouver que rien n’est plus dangereux que la liberté de se nourrir comme on veut ; que la loi naturelle ordonne à tous les hommes d’aller acheter leur pain à vingt lieues, et que si chaque famille avait le malheur de manger tranquillement son pain à l’ombre de son figuier, tout le monde deviendrait monopoleur. Les discours véhéments de cet homme d’état ébranlèrent les organes intellectuels de mes camarades ; mais mon bonhomme, qui avait tant d’envie de voir le roi, resta ferme. Je crains les monopoleurs, dit-il, autant que les procureurs; mais je crains encore plus la gêne horrible sous laquelle nous gémissions, et de deux maux il faut éviter le pire.
Je ne suis jamais entré dans le conseil du roi ; mais je m’imagine que lorsqu’on pesait devant lui les avantages et les dangers d’acheter son pain à sa fantaisie, il se mit à sourire, et dit :
« Le bon Dieu m’a fait roi de France, et ne m’a pas fait grand panetier ; je veux être le protecteur de ma nation, et non son oppresseur réglementaire. Je pense que quand les sept vaches maigres eurent dévoré les sept vaches grasses, et que l’Égypte éprouva la disette, si Pharaon, ou le pharaon, avait eu le sens commun, il aurait permis à son peuple d’aller acheter du blé à Babylone et à Damas ; s’il avait eu un cœur, il aurait ouvert ses greniers gratis, sauf à se faire rembourser au bout de sept ans que devait durer la famine. Mais forcer ses sujets à lui vendre leurs terres, leurs bestiaux, leurs marmites, leur liberté, leurs personnes, me paraît l’action la plus folle, la plus impraticable, la plus tyrannique. Si j’avais un contrôleur général qui me proposât un tel marché, je crois, Dieu me pardonne, que je l’enverrais à sa maison de campagne avec ses vaches grasses. Je veux essayer de rendre mon peuple libre et heureux pour voir comment cela fera. »
Cet apologue frappa toute la compagnie. Le procureur fiscal alla procéder ailleurs ; et nous partîmes le bonhomme et moi dans ma charrette qu’on appelait carrosse, pour aller au plus vite voir le roi.
Quand nous approchâmes de Pontoise, nous fûmes tout étonnés de voir environ dix à quinze mille paysans qui couraient comme des fous en hurlant, et qui criaient : les blés, les marchés ! les marchés, les blés ! Nous remarquâmes qu’ils s’arrêtaient à chaque moulin, qu’ils le démolissaient en un moment, et qu’ils jetaient blé, farine, et son dans la rivière. J’entendis un petit prêtre qui, avec une voix de Stentor, leur disait : Saccageons tout, mes amis, Dieu le veut ; détruisons toutes les farines, pour avoir de quoi manger.
Je m’approchai de cet homme ; je lui dis : Monsieur, vous me paraissez échauffé, voudriez-vous me faire l’honneur de vous rafraîchir dans ma charrette ? j’ai de bon vin. Il ne se fit pas prier. Mes amis, dit-il, je suis habitué de paroisse. Quelques-uns de mes confrères et moi nous conduisons ce cher peuple. Nous avons reçu de l’argent pour cette bonne œuvre. Nous jetons tout le blé qui nous tombe sous la main, de peur de la disette. Nous allons égorger dans Paris tous les boulangers pour le maintien des lois fondamentales du royaume. Voulez-vous être de la partie ?
Nous le remerciâmes cordialement, et nous prîmes un autre chemin dans notre charrette pour aller voir le roi. [4]
En passant par Paris, nous fûmes témoins de toutes les horreurs que commit cette horde de vengeurs des lois fondamentales. Ils étaient tous ivres et criaient d’ailleurs qu’ils mouraient de faim. Nous vîmes à Versailles passer le roi et la famille royale. C’est un grand plaisir ; mais nous ne pûmes avoir la consolation d’envisager l’auteur de notre cher édit du 13 septembre. Le gardien de sa porte m’empêcha d’entrer. Je crois que c’est un Suisse. Je me serais battu contre lui si je m’étais senti le plus fort. Un gros homme qui portait des papiers me dit : Allez, retournez chez vous avec confiance, votre homme ne peut vous voir ; il a la goutte, il ne reçoit pas même son médecin, et il travaille pour vous.
Nous partîmes donc mon compagnon et moi, et nous revînmes cultiver nos champs ; ce qui est, à notre avis, la seule manière de prévenir la famine.
Nous retrouvâmes sur notre route quelques-uns de ces auto-mates grossiers à qui on avait persuadé de piller Pontoise, Chantilli, Corbeil, Versailles, et même Paris. Je m’adressai à un homme de la troupe, qui me paraissait repentant. Je lui demandai quel démon les avait conduits à cette horrible extravagance. Hélas ! monsieur, je ne puis répondre que de mon village. Le pain y manquait : les capucins étaient venus nous demander la moitié de notre nourriture au nom de Dieu. Le lendemain les récollets étaient venus prendre l’autre moitié. « Hé, mes amis, leur dis-je, forcez ces messieurs à labourer la terre avec vous, et il n’y aura plus de disette en France. »
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[1] Les allégations contre Boisguilbert, qui sont parfaitement erronées, sont suivies d’une autre erreur, la Dîme royale ayant bien été composée par Vauban.
[2] Turgot
[3] Édit de 1773 de libéralisation du commerce des grains, rédigé par Turgot, et signé par le Roi Louis XVI.
[4] Ces événements, qu’on qualifia plus tard de Guerre des Farines, affaiblirent grandement Turgot, et participèrent à sa chute. Sur ce point, voir l’étude classique d’Edgar Faure : La Disgrâce de Turgot (Gallimard, 1961)
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