Frédéric Passy, Utilité d’un guide du colon en Algérie, Journal des économistes, décembre 1872.
UTILITÉ D’UN GUIDE DU COLON EN ALGÉRIE.
Mon cher collègue, des observations présentées, dans la réunion de novembre de la Société des économistes, par M. Bénard, il paraîtrait permis de conclure que la colonisation n’est pas encore en bien grand progrès dans notre possession d’Afrique et que les difficultés de diverse nature auxquelles se heurte depuis quarante ans la bonne volonté des émigrants, sont loin d’avoir toutes disparu. Cela m’a remis en mémoire une conversation que j’ai eu l’occasion d’avoir, il y a une dizaine d’années environ, avec l’un des hommes les plus connus par leur amour passionné de l’Algérie, le général Daumas, alors chargé du commandement de Bordeaux. Il ne semble que cette conversation est caractéristique.
Nous causions un jour, le général et moi, — de l’Algérie naturellement — et il me faisait l’honneur de m’indiquer, avec son esprit habituel, quelques-unes des idées qu’il se proposait de développer devant le Sénat : il poussa même la bonne grâce jusqu’à me communiquer, par avance, une partie du discours qu’il avait, disait-il en souriant, l’intention d’improviser au moment opportun. Entre autres choses qui me frappèrent, j’ai retenu celle-ci :
« Une innovation bien nécessaire, me disait ce général, ce serait un Guide des colons, dans lequel l’homme qui arrive en Algérie ou celui qui s’y rend pourraient trouver les renseignements dont ils ont besoin pour ne pas être à peu près livrés au hasard. En l’état actuel, c’est la confusion des confusions. J’ai cherché pour ma part à m’éclairer sur ce que peut bien avoir à faire le Français qui songe à se transporter en Algérie, sur les moyens d’information mis à sa portée, les autorités à consulter, les formalités à remplir, etc. Je n’ai jamais pu parvenir à obtenir une réponse nette, pas même à savoir au juste qui est compétent pour la donner. Qu’est-ce pour le pauvre diable qui n’est au courant de rien, et qui risque de se voir, pendant des semaines et des mois, ballotté d’un bureau à un autre pour se trouver finalement, quand il a perdu temps et argent, en face de la fatale réponse : Vous n’êtes pas en règle ? Qu’on nous dise au moins ce qu’il faut faire pour être en règle ou comment et en quel endroit on peut l’apprendre. Pour moi, tout général d’Afrique que je suis, je déclare que je ne le sais guère. »
Le même général racontait, dans la même circonstance, comment l’on s’y était pris pour favoriser la culture du coton, un moment à l’ordre du jour, par suite de la crise américaine, qui faisait chercher partout des lieux de production supplémentaires. De puissantes compagnies, dans lesquelles figuraient les plus grands noms et les plus gros capitaux de Mulhouse et de Manchester, s’étaient formées. Elles avaient fait étudier la question sur place, avec le sérieux propre aux capitaux ; et, les études achevées, elles avaient demandé une concession considérable dans le lieu le plus favorable à leur avis. Mais leur avis n’était pas l’avis de l’administration : on leur répondit que cette région n’était pas suffisamment éloignée des frontières du Maroc, qu’il serait difficile de les y protéger convenablement et qu’on leur faisait leur lot ailleurs. Les éminents industriels qui étaient à la tête de l’affaire, répliquèrent, en gens pratiques qu’ils étaient, que, pour faire du coton, il faut du terrain où le coton pousse, et que c’était à eux, une fois avertis du péril, à apprécier les bons et mauvais côtés de leur opération et à voir s’il leur convenait d’en courir les risques. Rien n’y fit. Nous sommes là pour protéger les colons, leur répondit-on ; nous ne permettrons pas qu’on nous reproche d’avoir laissé s’établir un centre colonial en dehors du cercle que peut efficacement embrasser notre protection.
Le nouveau centre ne s’établit pas du tout, ni là ni ailleurs, comme l’on peut penser ; et l’esprit d’entreprise, qui est l’esprit colonisateur, continue de se détourner d’un pays où l’on pousse le soin de la peau et de la bourse des gens jusqu’à les emmailloter amoureusement, de peur qu’ils ne se blessent et à leur tracer officiellement leurs plans d’opérations agricoles et industrielles, de peur qu’ils ne se ruinent. Oh ! virile et féconde liberté de l’erreur, quand donc comprendrons-nous en France que vous seule pouvez conduire graduellement vers la vérité ; et que ce n’est qu’en se trompant qu’on s’instruit et en risquant de tomber qu’on avance !
FRÉDÉRIC PASSY.
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