De par Louis Say, frère cadet du précédent, et établi à Nantes, la famille Say fut aux origines d’un grand nom de l’industrie alimentaire française : les sucreries Say, plus tard regroupées avec une autre sucrerie pour former la marque Beghin-Say. Également économiste, Louis Say a entretenu avec son frère une correspondance critique d’un grand intérêt scientifique.
Une dispute fraternelle :
Louis Say face à son frère Jean-Baptiste
par Benoît Malbranque
(Laissons Faire, n°5, octobre 2013)
La famille Say, d’origine lyonnaise, est restée célèbre dans l’histoire de l’économie française pour au moins deux grands accomplissements. D’un côté, grâce à Jean-Baptiste Say, elle offrit à la France son plus glorieux économiste. De l’autre, de par Louis Say, frère cadet du précédent, et établi à Nantes, elle fut aux origines d’un grand nom de l’industrie alimentaire française : les sucreries Say, plus tard regroupées avec une autre sucrerie pour former la marque Beghin-Say. Egalement économiste, Louis Say a entretenu avec son frère une correspondance critique d’un grand intérêt scientifique.
Si l’on insiste habituellement sur les grandes réalisations de Jean-Baptiste Say en matière de théorie économique, on oublie souvent son frère cadet, Louis Say. Pourtant, comme son glorieux aîné, Louis Say s’était également frotté aux questions économiques, et avait poursuivi, non sans un certain talent, la frange critique de l’économie politique, qui cherchait à l’époque à déstabiliser les grands principes de cette science, et qui finira par en causer la perte. De par sa relation privilégiée avec le plus grand représentant français de l’école libérale d’économie, Louis Say était comme prédisposé à jouer dans cette réaction critique un rôle d’avant-garde. De part sa connaissance approfondie de l’entreprise, il en était un redoutable adversaire.
Malgré cette double qualité, si l’on peut dire, la postérité fut peu tendre avec Louis Say. Son propre frère, à cause de l’opposition de principes qui avaient émergé entre eux, se fâcha. Par la suite, ni Horace Say, le fils de Jean-Baptiste, ni Léon Say, son petit fils, n’aideront à la réhabilitation de ce grand entrepreneur et de cet économiste courageux qu’était Louis Say. Ainsi, dans le Dictionnaire de l’économie politique dont il dirigea la rédaction, Léon Say se chargera des notices sur son père et sur son grand-père, mais ne consacrera pas une seule ligne pour vanter la mémoire de son grand-oncle Louis.
Pour comprendre cette inimité, il faut revenir à l’année 1817. À cette époque, Jean-Baptiste Say s’est construit une réputation internationale après la publication très remarquée de son Traité d’économie politique. Cette année là, c’est aussi la publication des Principes d’économie politique de David Ricardo, que Say lit l’année même, et dans lesquels il découvre une forte opposition avec ses propres idées.
Défenseur de la tradition française en économie politique, et protecteur auto- proclamé de l’héritage d’Adam Smith, Jean-Baptiste Say se voit donc, en cette année 1817, dans une position difficile. Sans doute cherchait-il, dès cette époque, des soutiens pour l’aider dans son combat intellectuel. Quoi qu’il en soit, c’est dans cet environnement que Say apprit la publication par son frère d’un ouvrage sur l’économie politique.
Le livre s’intitule Principales causes de la richesse ou de la misère des peuples et des particuliers, et tout indique que sa lecture a du être éprouvante pour Jean-Baptiste. Dès les premières pages, dans la préface, on y apprend les motivations critiques de l’auteur :
« Une considération qui m’a empêché pendant fort longtemps de publier mes idées sur la théorie des richesses, c’est qu’elles s’écartent presque entièrement de celles qui sont généralement reçues sur le sujet. » (p.VIII)
Et en effet, l’ouvrage est un réquisitoire contre certaines tendances de la société capitaliste, bien qu’on y perçoive que l’auteur est au fond partisan de la liberté économique et du fonctionnement de marché.
À la vue de cette première publication par son frère, Jean-Baptiste Say essaya d’abord de garder son calme, et de ne pas réprimander son frère. Peut-être pensait- il à l’époque que l’implication de Louis dans ses sucreries l’empécherai par la suite d’avoir du temps, par distraction, d’écrire en économie politique.
Seulement, dès 1822, Louis Say fit paraître un nouvel ouvrage d’économie : des Considérations sur l’industrie, avec, peut-être pour flatter un frère parfois si malmené, une très élogieuse dédicace. Encore une fois, Jean-Baptiste, soucieux de ménager la susceptibilité de son cadet, tâchera d’afficher sa satisfaction et n’indiquera que des corrections de détail aux idées de son frère.
Dans une lettre qu’il lui adresse après la réception de ce livre, il lui écrit :
« J’ai reçu tes Considérations sur l’industrie, et je te remercie de la belle dédicace qui précède cet ouvrage. Il faudrait que je fusse bien difficile pour n’être pas satisfait des expressions flatteuses qu’elle renferme. »
« Je te dirai peu de choses sur les controverses que lu as élevées, parce qu’il y aurait trop à dire. Seulement, par rapport à la principale, je te montrerai, ce qui t’étonnera peut-être, que tu es complètement d’accord avec moi. »
Il conclut même sa lettre : « Malgré tout, je ne t’en veux point et je t’embrasse très cordialement » ce qui indique bien qu’à l’époque il n’était pas encore très fâché.
Malheureusement pour lui, il semble que Louis Say ait pris goût aux réflexions économiques, et en 1827 il publia un nouvel écrit sur l’économie politique. La réaction de Jean-Baptiste fut plus tranchante que les précédentes fois. Au lieu de lui signaler quelques-unes de ses erreurs de raisonnement, il le pria, au fond, de changer de science. Le propos n’a sans doute été du goût de Louis, mais il était justifié : par son expérience au sein des très prospères sucreries Say, il aurait eu beaucoup à apprendre aux apprentis entrepreneurs que comptait alors la France.
La discussion roule aussi sur l’appréciation d’Adam Smith : Jean-Baptiste accuse son frère d’une lecture superficielle. Voici la lettre dans son intégralité :
J.-B. SAY À LOUIS SAY (1827)
J’ai reçu ton dernier ouvrage, et je te remercie de l’envoi. J’y ai trouvé beaucoup de bonnes choses, et toutes sont dictées par l’amour du bien et de l’humanité. Tu as donné souvent d’heureux développements à des passages de mon Traité, où je fais distinguer les profits qui sont dus à une production véritable, de ceux qui ne sont un gain pour un homme qu’aux dépens d’un autre ; et surtout à une considération importante de mon article dans l’Encyclopédie.
Cependant je ne te cacherai pas que je suis fâché de cette nouvelle publication ; je crois que tu aurais recueilli plus d’honneur en l’exerçant sur d’autres sujets. Je suis fâché, par exemple, que tu aies écrit sur la nature et l’usage des monnaies, sans avoir lu les nombreux écrits que les Anglais ont fait paraître dans ces dernières années sur ce sujet, où ils se sont instruits à leurs dépens, notamment, outre les brochures de Ricardo, celles de Th. Tooke, de Parhell et de A. Mushet. Tu aurais pu y suppléer en lisant les chapitres XXIII et XXVI, liv. I, de la cinquième édition de mon Traité. Tu aurais vu en même temps combien je suis empressé de me corriger du moment que la vérité brille à mes yeux ; mais il ne suffît pas de lire en courant, et ensuite de rouler sur ses propres idées. Il faut étudier profondément les bons auteurs, se pénétrer de leur sens, s’en rendre maître, et ne les combattre que lorsqu’on s’est convaincu, qu’on a vu la portée de leur sens, et qu’on a trouvé, comme disait l’abbé Galiani, le Gîte du Paralogisme. Autrement on se fait plus de tort qu’à eux.
Depuis trente-huit ans j’étudie l’économie politique, c’est-à-dire depuis le temps où j’étais secrétaire de Clavière, avant qu’il fût ministre : il avait un exemplaire de Smith qu’il étudiait fréquemment ; j’en lus quelques pages dont je fus frappé, et aussitôt que je le pus j’en fis venir un exemplaire que j’ai encore. Depuis ce temps, chaque fois que je me suis trouvé une opinion différente de celle des auteurs d’un grand jugement, j’ai frémi de me tromper ; j’ai remis mes essais sur le métier, et j’ai presque toujours trouvé que j’avais tort. Je crois que tu as lu trop légèrement, car c’est lire légèrement que de ne lire que pour trouver, non le sens intime d’un auteur et ses motifs, mais de lire seulement pour le critiquer, lorsqu’il s’éloigne de notre idée fixe. J’ai fait, pour mon usage, de nombreuses critiques marginales sur ton livre ; mais il n’est pas possible, dans une lettre, d’entrer en discussion sur des points multipliés de doctrine.
J’ai été affligé de la manière dont tu parles de Smith et du seul ouvrage de Malthus où il ait complètement raison : tu es dans ton tort ; la nature des choses te donne un démenti perpétuel. Ce n’est point ici le cas où un seul homme a raison contre un vulgaire ignorant. Tout le monde croyait la terre immobile au centre de l’univers ; mais ce monde n’était pas instruit. Quand les observations de Copernic, de Galilée, de Newton, eurent fourni des preuves que la terre tournait autour du soleil, ceux qui les ont combattus ont donné la mesure de leur instruction ; et ce qui pouvait leur arriver de plus heureux, c’est que leurs écrits fussent oubliés.
Tu t’imagines peut-être que je parle par prévention ou par jalousie ; dans ce cas, tu connaîtrais bien peu mon caractère. L’amour de la vérité l’a toujours emporté chez moi sur toute autre considération. Si l’attachement que j’ai pour ce qui est honnête et vrai avait été moins éclairé ou moins vif, je serais actuellement pair de France, comme plusieurs de mes anciens collègues qui ne me valent pas. Bien loin de t’en vouloir, j’aurais eu un plaisir extrême à trouver un prétexte pour te faire valoir. Je l’ai fait constamment pour notre frère tant qu’il a vécu. Je l’ai fait pour tous ceux dont je pouvais le plus redouter la concurrence dans la carrière de l’Économie politique.
Dans ma dernière lettre, je t’indiquais un travail littéraire où je pensais que tu pouvais rendre des services et te placer au premier rang, tu ne m’as pas compris, le ne prétendais pas que tu publiasses une Technologie, ou description des arts et métiers, entreprise contre laquelle j’aurais élevé précisément les mêmes objections que toi. Mais comme je crois que tu as beaucoup d’expérience des arts industriels en général, et des vues très-justes sur les qualités qui manquent à nos manufacturiers français pour réussir dans leurs entreprises, je crois que tu te serais rendu utile à l’industrie française en énonçant, avec clarté, tes soins généraux (c’est-à-dire convenables pour toutes les entreprises industrielles), sans lesquelles on n’obtient des succès que par hasard, et dont l’absence entraîne, sous nos yeux, tant de culbutes. Cet écrit, enrichi de beaucoup de faits que tu pouvais mieux que personne recueillir, soit par toi-même, soit par les autres ; cet écrit, où tu n’aurais rien cité de ce qui pouvait compromettre tes intérêts, aurait été recherché de tous ceux qui veulent se jeter dans tes entreprises utiles (et ils sont nombreux), et tu m’aurais fourni des occasions de te citer avec honneur dans l’impression que je vais faire l’année prochaine de mon grand Cours.
Voilà, mon cher ami, des observations qui sont dictées par l’amitié fraternelle ; si tu les apprécies mal, j’en gémirai, et tu ne t’en trouveras pas mieux.
Pour conclure cette présentation rapide de cette dispute, qui d’ailleurs n’entama pas entièrement les sentiments qu’éprouvaient les deux frères l’un pour l’autre, il convient de signaler que ce n’est pas un cas isolé dans l’histoire de la pensée économique. Au milieu du dix-neuvième siècle, les deux frères Blanqui, eux aussi, développèrent deux pensées économiques et politiques en complète opposition l’une avec l’autre : l’un, attaché au libéralisme économique, l’autre, adepte du socialisme révolutionnaire.
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