En cette année 1918, le temps est pour la France à la reconstruction et au redémarrage de l’économie nationale. Pour se relever des ruines, il faut compter, dit Georges de Nouvion, sur l’initiative individuelle et la concurrence, et refuser tous les monopoles que des esprits bornés et imprudents proposent, comme celui de l’assurance.
UNE ATTEINTE À LA LIBERTÉ DU TRAVAIL
Le Monopole des Assurances
PAR
GEORGES DE NOUVION
PARIS,
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108 BOULEVARD SAINT-GERMAIN
1918
AVANT-PROPOS
À diverses reprises la question de certains monopoles industriels d’État, et particulièrement du monopole des assurances, a été agitée. Une publication récente vient de la poser de nouveau. On veut faire de l’institution de ce monopole la clé de voûte de notre système financier de demain.
Que vaut cette panacée ?
De quelles illusions se bercent ceux qui la préconisent ?
Quels en seraient les effets et quelles déceptions l’application réserverait-elle à ceux qui se seraient laissé fasciner par les mirages d’une théorie oublieuse des réalités ?
C’est ce que nous nous sommes proposé d’examiner dans les pages qui suivent.
Le Monopole des Assurances
UNE ATTEINTE À LA LIBERTÉ DU TRAVAIL
La guerre aura des répercussions financières sur la pesanteur desquelles nous ne saurions nous faire aucune illusion. De longtemps, nous ne verrons nos budgets ramenés aux quelque cinq milliards qui nous paraissaient si considérables il y a bien peu de temps encore.
Ces charges nouvelles, conséquence d’une guerre que nous n’avons pas voulue, que tous nos efforts ont tendu à empêcher, mais qui devait fatalement se produire, nous les supporterons d’autant moins difficilement que nous trouverons une compensation dans la sécurité assurée du lendemain, que nous n’avons pas connue pendant quarante-cinq ans, dans la guérison de la blessure que nous gardions saignante depuis que l’Alsace-Lorraine nous avait été arrachée par violence, et dans la possibilité que nous aurons de consacrer au développement de notre commerce et de notre industrie, aux travaux féconds de la paix, dans tous les domaines, la plus large part de notre activité.
Dans cette immense entreprise de reconstitution, de rénovation, toutes les bonnes volontés, toutes les initiatives, toutes les énergies, tous les concours, ont une place à prendre. Plus largement ils l’occuperont, mieux s’affirmera cette vitalité dont la France a donné tant de preuves, aux heures les plus critiques de son histoire et notamment après les revers de 1870 ; mieux aussi et plus rapidement iront en s’atténuant les grosses difficultés du début.
De cette œuvre, à laquelle est lié l’avenir de la France, une grande part revient à l’État et il a même plusieurs moyens de s’y associer.
Il a besoin de ressources considérables pour faire face à ses engagements. Son premier devoir est donc d’être rigoureusement économe des deniers publics, de proscrire toutes les dépenses inutiles, d’apporter toutes les simplifications possibles dans le fonctionnement de l’administration. Cette besogne devrait être, sinon achevée, du moins très avancée à l’heure actuelle. La guerre a fait, malheureusement, de grands vides parmi les fonctionnaires ; beaucoup d’emplois sont tenus par des agents maintenus en activité bien qu’ayant droit à leur retraite, d’autres par des hommes nommés pour la durée de la guerre et envers lesquels il n’y a pas d’engagement durable pris. On ne se trouve donc pas, à l’heure actuelle, en présence des fameux « droits acquits » par respect desquels tant de réformes administratives ont été ajournées et finalement abandonnées.
Cette réorganisation doit rendre plus souple le fonctionnement de la lourde machine administrative, rendre disponible pour les occupations productives une partie appréciable de ceux, de plus en plus nombreux, qui ne visaient qu’à se faire une existence médiocre, mais exempte de préoccupations. Avec l’œuvre immense en présence de laquelle nous allons nous trouver, les temps ne sont plus propices à cet engourdissement. Il faut, au contraire, que toutes les activités soient en éveil dans tous les ordres d’idées, que toutes les énergies se manifestent afin de recueillir, aussi largement que possible, les avantages de l’état de choses nouveau à la préparation duquel travaillent en ce moment avec tant de vaillance les soldats du droit, de la liberté et de la civilisation.
Ces activités, ces énergies, ne peuvent s’épanouir que si l’État — et c’est la partie principale de son rôle — leur laisse leur liberté d’action, si les hommes qui dirigent les affaires publiques comprennent que l’intérêt général, loin d’être en antagonisme avec les intérêts privés, leur est lié par une étroite solidarité et que si, au lieu de ménager ces intérêts privés, ils veulent, dans un esprit de fiscalité maladroit, étendre les attributions de l’État et le charger de besognes pour lesquelles il est incompétent, le seul résultat sera de ralentir la vie économique et de provoquer un irrémédiable dépérissement.
Cependant les partisans des monopoles d’État n’ont pas renoncé à leurs illusions. Malgré les expériences décevantes du passé, telles que le monopole de fabrication des allumettes, l’exploitation industrielle des téléphones et celle des chemins de fer de l’État, la guerre elle-même a fourni à l’État une occasion d’étendre ses attributions et de mettre en pleine lumière ses capacités.
Par les taxations et les interventions variées, il a raréfié le sucre, le beurre, les pommes de terre, le fromage, le pétrole. Devenu l’organisateur des transports, il a créé dans les gares et les ports un encombrement inextricable, grevé de lourdes surestaries des marchandises dont beaucoup ont été perdues. Le régime auquel il a soumis le commerce des grains est incohérent, et, le jour où il a voulu se faire l’unique marchand et distributeur de charbon, les particuliers et même beaucoup d’industriels ont dû renoncer à s’en procurer.
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Ces expériences d’aujourd’hui, rigoureusement concordantes avec celles de jadis, n’ébranlent cependant pas la foi des partisans des monopoles d’État. Ils vont même jusqu’à soutenir que leur système seul peut fournir au Trésor les ressources suffisantes pour faire face aux énormes dépenses que la guerre fera peser sur nos budgets.
Comme toujours, on ne manque pas d’alléguer tout d’abord que les industries dont on veut attribuer l’exploitation à l’État sont concentrées entre un très petit nombre de mains et que ceux qui les exercent sont en possession d’un « monopole de fait ».
Ce sont des mots vides de sens.
Pour qu’il y ait monopole, la condition première et essentielle est qu’il soit interdit par la loi de créer des établissements aptes à concurrencer ceux qui jouissent de ce privilège. C’est le cas pour les Compagnies de chemins de fer.
Mais si cette condition n’est pas remplie, il n’y a pas de monopole. Les exploitants restent sous le régime de la loi du 2 mars 1791, par laquelle l’Assemblée constituante a proclamé la liberté du commerce. Rien n’empêche un établissement nouveau de se former et de s’assurer des probabilités de succès en offrant au public des avantages plus grands que ses rivaux. S’il ne se fonde pas d’établissement nouveau, cela prouve simplement que les chances de succès paraissent très douteuses.
L’argument du « monopole de fait » n’est donc pas à prendre en considération.
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L’une des industries actuellement visées par les partisans des monopoles d’État est l’assurance contre l’incendie.
Ils n’ont pas le mérite de l’invention. Au cours de l’avant-dernière législature, deux propositions de loi ayant pour objet l’institution du monopole des assurances par l’État avaient été présentées, l’une par M. Vincent Carlier, député des Bouches-du-Rhône, et ses collègues du groupe socialiste[1], l’autre par M. Couderc, député de la Haute-Garonne[2], qui ne furent réélus ni l’un ni l’autre en 1910.
L’un comme l’autre se préoccupaient de fournir à l’État de nouvelles ressources. « Les retraites ouvrières, disait M. V. Carlier, exigent plusieurs centaines de millions par an. Nous avons pensé que l’heure était venue de proposer à la Chambre l’organisation d’un monopole d’État, d’une source de revenus déjà monopolisée en fait par un petit nombre de bénéficiaires. » Cette source de revenus est l’assurance, dans laquelle il englobait les branches : incendie, vie, accidents, inondations, risques maritimes.
De son côté, M. Couderc disait :
« La création des grands monopoles d’État est un des articles essentiels et les plus importants du programme radical-socialiste. Ces monopoles constitués par l’État et gérés par lui ont pour but de procurer à la démocratie de ce pays les ressources indispensables à la réalisation des réformes politiques, économiques et sociales. L’institution des retraites ouvrières, l’enseignement intégral, le nécessaire développement des travaux publics, la gratuité de la justice, les œuvres de solidarité sociale, etc., représentent d’énormes dépenses auxquelles, le plus tôt possible, le pays républicain devra parer progressivement mais inévitablement, par la création de ressources correspondantes. »
M. Couderc proclamait donc « hautement » son intention d’ « augmenter les revenus de la nation par la création de monopoles d’État. »
Sa proposition instituait deux sortes d’assurances : les unes obligatoires, comprenant l’assurance contre l’incendie, l’assurance agricole et l’assurance collective contre les accidents (loi de 1898) ; les autres facultatives, comprenant les assurances individuelles contre les accidents et les assurances maritimes.
M. Couderc n’évaluait pas à moins de 250 millions de francs le produit du monopole.
Dans sa proposition parlementaire, M. Carlier ne donnait aucune évaluation. Mais, dans une brochure répandue par le parti socialiste, il faisait grand état de la plus-value du capital-actions des compagnies d’assurances.
Pour les seize principales compagnies d’assurance-incendie, il montrait que cette plus-value s’élevait à 275 270 500 francs, chiffre qui, après rectification d’une erreur matérielle, doit être ramené à 272 770 500 francs.
Quant aux quatorze principales compagnies d’assurance-vie, il arrivait à cette constatation que le capital de cinq d’entre elles subissait une moins-value de 9 829 996 francs. Mais la plus-value des neuf autres s’élevait, suivant lui, à 1 240 831 965 francs.
Le chiffre est impressionnant. Mais cette plus-value est attribuée pour la majeur partie à la Compagnie d’assurances générales, dont le capital initial aurait été formé, d’après M. Carlier, de 4 000 actions de 750 francs. Chacune de ces actions ayant été divisée d’abord en cinq, puis en deux, il y aurait actuellement 40 000 actions.
Or le capital initial a été formé de 400 actions de 7 500 francs. Par des divisions successives, chacune d’elle a été fragmentée en dix. Le nombre actuel est donc de 4000.
La plus-value, pour l’ensemble des compagnies, défalcation faite de la moins-value de certaines d’entre elles, se trouve ramenée à 231 001 969 francs.
Et voilà encore un milliard qui s’évanouit !
Que prouvent ces plus-values, qui, pour certaines compagnies, représentent le fruit de près d’un siècle de travail et d’effort ?
Elles montrent que, pendant cette longue période, ces entreprises ont été dirigées avec prudence, qu’elles ont su développer leur champ d’opérations et que ceux qui, au début, ont eu assez de confiance dans leur avenir pour y engager des capitaux ont été bien inspirés : ils ont atteint le résultat que l’on espère toujours en pareil cas — et qui, malgré tout, est toujours aléatoire — celui de faire une affaire lucrative et non pas de perdre son argent.
***
Les propositions Couderc et Carlier n’ont pas été discutées par la Chambre.
Mais les circonstances actuelles, la nécessité qui va s’imposer de créer de nouvelles ressources permettant à l’État de faire face aux énormes dépenses résultant de la guerre, ont stimulé l’ingéniosité fiscale des réparateurs de nos finances.
L’un d’eux, professeur d’économie politique dans une Faculté de droit, a consacré une série d’articles, qu’il a ensuite réunis en volume, à l’étude de la politique fiscale de la France après la guerre.
Passant en revue les divers impôts dont le remaniement ou la création lui paraît possible, M. Girault évalue à environ 7 milliards les ressources que l’État en tirera, et cette somme ne lui paraît pas suffisante pour équilibrer les budgets de l’avenir. « Force sera donc, dit-il, de chercher autre chose, et autre chose qui puisse donner un milliard. »
Pourquoi un milliard ? Il n’est, à l’heure actuelle, personne qui soit en état de dire à quelle somme s’élèveront les ressources dont l’État aura besoin annuellement. Cela est subordonné à la durée de la guerre, aux conditions de la paix, et à une foule de circonstances dont chacune aura une influence sur la situation à laquelle nous aurons à faire face.
Mais passons.
M. Girault estime que ce milliard ne peut être obtenu que par « l’établissement d’un gros monopole, largement productif ». Tout en ayant soin de manifester son peu de goût pour les monopoles fiscaux, il conclut néanmoins que « c’est, en somme, la solution la moins mauvaise ».
Ayant écarté divers monopoles qui, du reste, réduisant ou supprimant des consommations, ne produiraient à peu près rien, il en vient à ceci :
« Ce monopole ne peut être qu’un monopole des assurances. Rendre l’assurance contre l’incendie obligatoire et en attribuer le monopole à l’État, c’est, tout bien pesé, la solution la plus utile et la plus sage. »
L’affirmation est formelle, mais il convient d’examiner les motifs sur lesquels M. Girault essaie de s’appuyer pour la soutenir.
Le premier est que tout le monde contribuerait sous cette forme aux dépenses publiques. Seuls, ceux qui n’ont absolument rien échapperaient à l’obligation de l’assurance. Ce n’est évidemment pas le cas de la majorité des habitants de la France. Cependant, en réunissant la population sédentaire qui vit en garni, la population sans domicile fixe, celle des maisons de retraite, des asiles de vieillards et d’aliénés, des établissements hospitaliers et pénitentiaires, cela constitue un nombre assez important de personnes qui échapperont à l’obligation comme elles échappent à tout ce qui n’est pas impôt de consommation.
Le second motif de M. Girault est que par le monopole de l’assurance-incendie sera atteinte « cette partie de la fortune de chacun de nous qui consiste en meubles corporels », lesquels ne sont pas astreints à des taxes, comme la propriété immobilière ou les valeurs mobilières.
Jusqu’ici le fisc ne s’est, en effet, pas avisé de pénétrer dans notre domicile pour vérifier si notre mobilier est somptueux ou modeste, pour apprécier la valeur des œuvres d’art que nous possédons, pour contrôler l’abondance et la richesse de notre garde-robe. Le monopole de l’assurance comblerait cette lacune. Mais il est de toute évidence qu’il l’assurance n’est qu’un prétexte, et que le monopole a pour but réel de frapper de l’impôt sur le capital les capitaux improductifs représentés par des meubles, des tableaux, des livres, des vêtements. L’acte de prévoyance que doit, normalement, constituer l’assurance se transforme d’emblée, de l’aveu de M. Girault lui-même, en un « impôt sur la fortune », et le monopole de l’État, joint à l’obligation de l’assurance, donne au fisc le moyen de se livrer à toutes les violations de domicile et d’exercer partout les plus indiscrètes investigations.
Ceci suffirait déjà à provoquer contre l’assurance obligatoire et le monopole d’État les protestations indignées qui s’élevèrent jadis contre les impôts personnels de l’Ancien régime, qui furent pour une large part la cause de la Révolution française, protestations dont Dupont de Nemours se faisait l’interprète quand il disait à l’Assemblée constituante, le 24 juin 1791, dans l’Adresse aux Français :
« Vos représentants, regardant comme leur premier devoir d’établir et de consolider votre liberté, sachant par leur expérience et par les instructions que vous leur aviez données que les visites domiciliaires et les vexations qu’elles entraînent sont insupportables à des hommes libres, se sont crus religieusement obligés de repousser toute idée, tout projet d’impositions dont la perception aurait exigé qu’on pût violer l’asile sacré que chaque citoyen a droit de trouver dans sa maison lorsqu’il n’est prévenu d’aucun crime. »
La troisième raison alléguée par M. Girault est ainsi formulée : « Il y a un avantage incontestable à substituer un assureur unique à des assureurs multiples, pour une raison tirée de la loi des grands nombres. » Et M. Girault s’évertue à établir que le monopole d’État est bien supérieur au système des compagnies multiples, parce que la proportion probable des sinistres au cours d’une année peut être calculée d’autant plus sûrement que le nombre des assurés est plus considérable.
Le calcul des probabilités fournit, en effet, des indices d’une certaine valeur à l’assureur-industriel qui choisit ses risques avec prudence, et il serait oiseux de démontrer que s’il étend le champ de ses opérations sans se départir de cette prudence, il augmente proportionnellement ses chances de n’être pas trop éprouvé par les sinistres ; calcul cependant dépourvu de précision, car non seulement les sinistres peuvent atteindre, dans la même année, les compagnies d’une manière inégale, mais ils atteignent inégalement la même compagnie dans des années successives.
L’assurance obligatoire imposerait à l’État l’obligation d’imposer tous les risques, les bons comme les pires, et le monopole serait seul pour répondre de tous les sinistres. Ce ne serait pas sans péril pour les finances publiques.
La règle de nos budgets est, en effet, d’équilibrer les prévisions de dépenses avec les prévisions de recettes. On sait à peu près exactement, par avance, ce que coûtera le fonctionnement d’un service public, et l’effort d’un parlement soucieux de ses devoirs est d’empêcher qu’en cours d’exercice des ouvertures de crédits supplémentaires, n’ayant pas comme contre-partie la création de recettes correspondantes, ne viennent rompre un équilibre le plus souvent établi avec difficulté.
Quelles prévisions de dépenses pourrait-on inscrire au budget pour le règlement des sinistres ? Tout au plus serait-il possible, après une assez longue période d’observation, de déterminer une moyenne approximative. Mais qu’il se produise un de ces grands sinistres dont le règlement coûte des millions. Il faudra demander aux Chambres des crédits supplémentaires qui feront un assez large trou dans les finances publiques, que le parlement est, assez généralement, peu pressé de voter et jusqu’au vote desquels la victime du sinistre devra attendre pour toucher son indemnité et commencer à réparer les ruines de son établissement.
Mais à « l’avantage incontestable » sur lequel il vient d’insister, M. Girault ajoute ceux qui résulteraient de « la suppression de la concurrence ». L’argument étonne, venant d’un professeur d’économie politique. Les économistes se sont toujours accordés à reconnaître les bienfaits de la concurrence. Ils ont montré à satiété qu’elle tourne invariablement au profit du consommateur, auquel, suivant le précepte de Bastiat, il faut toujours penser.
C’est la concurrence des compagnies qui a fait le bon marché de l’assurance. Ce sont les efforts persévérants de leurs agents qui ont vulgarisé, qui développent encore chaque jour cette forme de la prévoyance. Loin de « se disputer la clientèle, sans profit pour le pays », ils sont les innombrables ruisselets dont chacun contribue à amener à l’assurance de nouveaux adeptes, recrutés par la persuasion, déterminer par la compréhension de leur intérêt personnel et non pas contraints par la loi de se soumettre aux exigences du fisc.
M. Girault est tout ému de l’importance des frais généraux des compagnies dont chacun « a tout un état-major à rémunérer » et fait des dépenses de réclame et de publicité. « L’assurance par l’État, affirme-t-il, ferait disparaître tous ces gaspillages. »
Toutes les expériences qui ont été faites, en France comme à l’étranger, d’exploitation industrielle par l’État ont, sans aucune exception, prouvé l’incapacité industrielle de l’État et le gaspillage auquel se livrent toutes les administrations d’État.
Après les expériences du monopole des allumettes, des téléphones, des chemins de fer de l’État, après celle des arsenaux, sans parler des capacités que l’État montre depuis la guerre dans l’organisation des services de transport, de ravitaillement, de production, dont il a pris la direction, il faut une foi robuste, mais un peu candide dans les aptitudes de l’État pour croire encore qu’il peut gérer économiquement une industrie.
Nul ne conteste que les compagnies d’assurance, comme toutes les industries, ont des frais généraux d’une certaine importance. Mais la notoriété et la compétence des hommes qui les dirigent, acquises au prix d’un lourd labeur et qui représentent une valeur, sont une garantie pour le public et contribuent au bon renom de l’assurance. Les deux cent mille personnes qui tirent, en totalité ou en partie, de l’assurance leurs moyens d’existence, souvent très modestes, ne sont pas des inutiles, mais des travailleurs qui, dans une société ayant pour charte la Déclaration des droits de l’homme, laquelle proclame la liberté du commerce et de l’industrie, se sont, par leur effort, assuré des moyens d’existence honorables.
L’État, à la souveraineté duquel certains ne veulent assigner aucune limite, a-t-il le droit de les en priver et de les rejeter au rang des misérables ? C’est pourtant ce que propose M. Girault quand il allègue que « l’assurance par l’État serait d’autant plus économique que celui-ci aurait l’immense avantage de pouvoir utiliser dans ce but des organismes déjà existants qui rayonnent sur toute la surface du territoire ».
Il s’agit donc bien, dans la pensée de notre auteur, de déposséder de ses moyens actuels d’existence le « personnel nombreux » qui vit de l’assurance. Il « se trouverait ainsi rendu aux occupations véritablement productives de l’agriculture et de l’industrie ».
M. Girault va un peu loin dans l’irréel. S’imagine-t-il que l’homme qui a, pendant vingt ans, consacré son intelligence et son travail à la spécialité de l’assurance, qui s’est fait une situation plus ou moins prospère, mais qui lui suffit, va, à l’heure où sa carrière est à plus de moitié parcourue, recommencer sa vie et s’improviser agriculteur ou industriel ? Est-ce que cela n’exige pas une préparation, des connaissances lentement acquises par le travail ?
Mais, d’autre par, M. Girault ne va pas moins loin dans l’irréel quand il allègue que « dans chaque commune, l’instituteur pourrait être chargé d’établir les polices et de constater les sinistres, et que le percepteur serait tout naturellement désigné pour encaisser les primes et payer les indemnités. »
Il ne paraît pas se douter, lui professeur, que c’est déjà une tâche bien lourde et bien grave que celle de former des citoyens dignes de ce nom. Si l’on peut, en outre, confier aux instituteurs les fonctions de secrétaire de mairie pour lesquelles ils ont toutes les qualités requises, des protestations unanimes se sont élevées — et avec raison — toutes les fois qu’il s’est agi de les distraire pour d’autres motifs de leurs véritables attributions. Quelle compétence, du reste, auraient-ils, aussi bien pour établir les polices que pour constater et évaluer les sinistres ?
De même pour les percepteurs. M. Girault ne paraît pas se douter de l’énormité de la surcharge qu’il songe à leur imposer. Non seulement dans une grande usine ou dans un magasin important, mais dans une modeste exploitation rurale, les risques se modifient sans cesse ; il y a un travail constant pour établir les polices et les avenants qui se chiffrent par des millions. Il faut en outre confectionner les états détaillés des sommes assurées et des primes dues.
Ne parlons pas de la rédaction des quittances annuelles. N’y eût-il qu’un chiffre à ajouter sur chaque feuille d’imposition, cela représente un gros accroissement de besogne.
Mais il y a tout un travail de vérification qui serait d’autant plus considérable sous le régime du monopole que la préoccupation constante devrait être d’éviter la fraude, l’évasion fiscale.
Est-ce les instituteurs, est-ce les percepteurs qui pourront ajouter cet énorme labeur à leurs occupations actuelles, assumer des responsabilités auxquelles rien ne les a préparés, faire fonctionner d’une façon productive un mécanisme délicat auquel ils ne connaissent rien ? Ce serait, une fois de plus, le triomphe de l’incompétence avec tous ses périls pour les finances publiques.
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De toute évidence, il faudra augmenter le nombre des répartiteurs, reprendre, pour en faire des fonctionnaires d’État, les agents dépossédés des compagnies, alourdir de rouages nouveaux la machine administrative.
Quand il s’est agi d’instituer les retraites ouvrières et paysannes, le premier geste du ministre du Travail d’alors a été de demander la création de sept cent cinquante emplois. Et l’on soutiendrait que l’on peut faire fonctionner l’assurance obligatoire portant sur 12 ou 15 millions d’assujettis non seulement sans créer d’emplois nouveaux, mais en jetant sur le pavé tous ceux qu’occupe l’assurance d’une partie seulement de ce nombre !
Faut-il encore parler du règlement des sinistres ? M. Girault semble en confier le soin à l’instituteur. Même dans les cas les plus simples, si trois bottes de paille ont flambé, sa compétence serait inquiétante. Mais si le dommage a quelque importance, son incompétence est notoire. Il faut des expertises, pour lesquelles des connaissances techniques sont indispensables, et si, sous prétexte de simplification, on les supprime ou on les fait à la légère, le monopole, au lieu de rapporter à l’État, creuserait dans les finances publiques un gouffre qui irait sans cesse s’aggravant.
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Dans son zèle monopoleur, M. Girault ne recule pas devant les affirmations les plus surprenantes.
N’affirme-t-il pas que le monopole produirait « une amélioration sensible de la situation de l’assuré » ?
Il reproche aux compagnies d’insérer dans leurs polices une foule de clauses léonines, imprimées en tout petit texte, que l’assuré ne lit pas ou ne comprend pas et qui sont invoquées pour ne pas le payer.
Si l’assuré ne lit pas les clauses qu’il accepte en signant la police, s’il ne se fait pas expliquer celles qu’il ne comprend pas, c’est un tort de sa part et on est d’autant moins fondé à en faire grief aux compagnies que certaines au moins de celles-ci ne se bornent pas à insérer les clauses dans les polices et font remettre par avance à leurs clients éventuels une feuille spéciale reproduisant ces mêmes clauses imprimées en gros caractères.
Les conditions générales des polices ne renferment, du reste, pas les pièges dont M. Girault s’émeut. Elles ont été établies après de sérieuses études par les groupements syndicaux et économiques. La Ligue des assurés et la Ligue des propriétaires se sont mises d’accord avec les assureurs pour unifier ces conditions générales dans un sens très libéral, consacrant, étendant encore, les interprétations de la jurisprudence. Le résultat a été que le chiffre des procès après sinistre, qui, auparavant, était inférieur à 2 p. 100, a encore diminué. Les compagnies savent depuis longtemps qu’une transaction, même mauvaise, vaut mieux qu’un bon procès.
M. Girault affirme que « l’État se montrerait plus loyal et ne soulèverait pas les mêmes difficultés » que les compagnies. Suffirait-il de montrer à l’instituteur un tas de cendres pour recevoir de lui un mandat permettant de passer à la caisse du percepteur ? La profession de sinistré deviendrait évidemment lucrative. Mais la caisse du percepteur se viderait et celle du Trésor à la suite.
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M. Girault est très réservé au sujet du fonctionnement de ce merveilleux monopole, et il nous oblige aux hypothèses. Nécessairement, il faudrait une loi pour instituer le monopole. Mais cette loi résoudrait d’autant moins les questions relatives à l’application que les Chambres ont pris l’habitude de laisser à des règlements d’administration publique le soin de passer de la théorie aux faits. Nous l’avons bien vu pour la loi sur les retraites ouvrières : trois règlements d’administration publique ont à peine suffi pour la rendre applicable.
On peut donc supposer qu’un règlement d’administration publique, compliqué peut-être de décrets et d’arrêtés ministériels, déterminera le fonctionnement du monopole et établira les clauses générales remplaçant celles des polices actuelles. Cela ne supprime pas les contestations éventuelles ; mais cela change la juridiction compétente. Ce n’est plus devant le juge de paix siégeant au canton que les petits litiges, les plus nombreux devraient être portés ; ce n’est plus le tribunal d’arrondissement, lequel n’est jamais bien éloigné, qui connaîtrait des autres contestations. Ce serait, dans tous les cas, le conseil de préfecture siégeant au chef-lieu. Non seulement le plaideur serait éloigné du juge, ce qui est le contraire des conditions ordinaires du bon fonctionnement de la justice, mais encore la procédure de la justice civile diffère de celle des tribunaux administratifs. Le public n’est guère au courant de celle-ci et il verrait avec inquiétude ce changement de juridiction.
Ce serait, du reste, bien mal connaître l’État que de partager à son égard les illusions de M. Girault. Il y a douze ans, Paul Leroy-Beaulieu, à propos d’un projet de monopole des assurances par l’État, disait : « L’État, par sa nature et pour tous les cas qui comportent de l’imprévu, est un mauvais payeur, du moins un payeur lent et tardif. »[3] Il lui reprochait en outre d’être « mauvais plaideur ». En revanche, il est démesurément chicanier. Quelque mal fondées que soient ses prétentions, il porte les litiges, quelle qu’en soit l’importance, devant les tribunaux et il ne se tient pour battu que lorsqu’il a épuisé toutes les juridictions et qu’elles lui ont unanimement donné tort. Ce n’est pas cette méthode, dont les exemples sont courants, qui donne à croire que l’État-assureur simplifierait les clauses et hâterait les paiements.
Donc le dernier motif allégué en faveur du monopole ne vaut pas mieux que les autres et, puisque l’on affecte de prendre l’intérêt des assurés, les assurés ont tout intérêt à refuser le cadeau qui leur est offert.
***
Nous n’avons, dans ce qui précède, rien dit du rendement du monopole. Si nous étions réellement en matière d’assurance, il y aurait à examiner les questions des tarifs. Les compagnies ont des tarifs différentiels suivant les régions ; le taux varie selon qu’il s’agit d’une région industrielle ou agricole, de bâtiments couverts en chaume ou en ardoise, d’une maison d’habitation ou d’une usine. Si, depuis la guerre, elles ont accepté d’assurer les fabriques d’explosifs, il y a cependant des risques qu’elles n’acceptent pas, soit à cause des dangers propres d’incendie qu’ils présentent, soit parce que la moralité des habitants ne leur inspire aucune confiance.
Mais le projet très sommaire, à peine ébauché, n’entre pas dans ces détails. Il semble vouloir frapper d’un taux uniforme l’établissement le plus dangereux et l’étable, la maison de l’homme le plus honorable et celle de l’incendiaire avéré, ce qui, commercialement parlant, crée un traitement de défaveur contre les moins risques. Le procédé est expéditif, mais rudimentaire.
M. Girault ne s’inquiète pas de rechercher par quel miracle de transmutation les onze millions de bénéfice moyen annuel des compagnies se convertiront en un milliard.
La formule sous laquelle il exprime son idée dominante est simpliste : « Le monopole de l’assurance-incendie rapporterait à l’État ce que celui-ci voudrait lui faire rapporter » ; et un peu plus loin : « En réalité, le monopole de l’assurance-incendie peut donner tout ce que les pouvoirs publics voudront lui faire rendre. »
Et le moyen ? Il n’est pas moins simple ! M. Girault estime que « tous les biens susceptibles d’être détruits par un incendie, et par conséquent d’être assurés, non seulement toutes les constructions, quelle que soit leur destination, mais encore les meubles, les vêtements, le linge, les ustensiles et provisions de ménage, les objets de luxe ou d’ornement, les voitures et harnais, les animaux, les instruments, les récoltes, les bois, les marchandises, et, d’une manière générale, tous les objets détaillés dans les polices d’assurances, représentent plus de 200 milliards de valeurs à assurer. » Il suffirait d’élever le taux de la prime à 5 p. 1000[4] du capital assuré en moyenne pour en retirer un milliard.
C’est trop vague pour qu’il soit possible de discuter. Que faut-il entendre par cette moyenne de 5 p. 1000 ?
Les bâtiments et leur contenu seront-ils frappés d’une prime uniforme ? Dans ce cas, les établissements actuellement tarifés à plus de 5 p. 1000 verraient leur prime diminuée. Moyen bizarre de faire que « tout le monde contribue aux dépenses publiques ».
S’agit-il de quintupler les primes actuellement payées ? Dans ce cas l’iniquité est encore plus fragrante et atteindrait lourdement le petit propriétaire.
En Seine-et-Oise, l’assurance d’un bâtiment d’habitation (5 000 fr.), du mobilier (3 000 fr.) et du recours des voisins (5 000 fr.) paie une prime de 3 francs. Dans le Tarn-et-Garonne, le même risque paie 9 fr. 40. Il est déjà excessif de porter cette prime à 47 francs. Mais si le bâtiment est construit en bois ou couvert en chaume, la prime actuelle, très élevée en raison de la gravité du risque, passerait de 69 fr. 40 à 347 francs. Ce serait un impôt de 4,33 p. 100 sur le capital du petit propriétaire. En vingt-cinq ans, ce capital serait absorbé par l’assurance. Le contribuable serait écrasé sous ce nouvel impôt venant s’ajouter à d’autres déjà très lourds.
Ce quintuplement de la prime ne suffirait encore pas pour obtenir le milliard. Le taux moyen des sinistres (réassurances déduites) est, pour les compagnies, de 55 à 60 p. 100 environ. Ce taux relativement faible est obtenu par un choix rigoureux des risques et par la réassurance des plus importants et des plus dangereux.
L’assurance obligatoire astreindra l’État à garantir tous les risques, même ceux qu’une expérience séculaire a fait considérer comme non assurables. L’État ne pourra pas limiter ses pertes par la réassurance, puisque, du fait du monopole, il sera le seul assureur en France et qu’il ne saurait faire à l’étranger, avec des compagnies commerciales, des opérations d’une nature purement commerciale. Il devra donc supporter seul tous les sinistres et, du fait de l’extension de l’assurance à tous les risques, le nombre des indemnités à payer se trouvera considérablement accru.
M. Girault ne touche qu’en passant ce côté de la question. Il mérite cependant mieux qu’une mention incidente. L’histoire des assurances a conservé le souvenir d’années marquées par des incendies qui ont imposé aux assureurs de rudes sacrifices. Celui du Printemps en 1881 leur a coûté 6 millions ; d’autres leur ont même coûté davantage et celui du Bon marché en 1914 a montré que, malgré toutes les précautions, de grands désastres pouvaient toujours se produire.
Même sans sinistres exceptionnels, il est arrivé que pour l’ensemble des compagnies certains exercices se sont soldés en déficit, et il est bien évident que cela peut se produire encore.
Par le jeu des règles de la comptabilité publique, l’État ne peut pas constituer une caisse de réserve pour payer les sinistres. Il ne pourrait qu’inscrire tous les ans au budget un crédit de provision. Mais, ce crédit épuisé, il faudrait que le ministre des Finances, auquel les compagnies d’assurance versent, sous forme d’impôts multiples, sans frais, automatiquement, 38 millions par an, vînt demander aux Chambres des crédits supplémentaires jusqu’au vote desquels le règlement des sinistres serait ajourné. On voit quelles lenteurs cela entraînerait et quelle menace permanente l’éventualité d’un gros sinistre serait pour l’équilibre du budget.
Mais M. Girault ne s’en inquiète guère. « L’élévation du taux de la prime, toujours possible, offre aux pouvoirs publics un moyen toujours facile de porter le produit net de ce monopole à la somme qui leur paraîtra nécessaire pour les besoins de l’État. Rien de plus simple que de donner un nouveau tour de vis, une fois la machine montée. »
Rien de plus simple en effet. Ainsi compris, le monopole d’État de l’assurance n’est plus seulement un formidable instrument de fiscalité ; il peut devenir le moyen de toutes les confiscations.
C’est bien commode et bien tentant pour un ministre des Finances dans l’embarras — et ils y sont tous — de se procurer des ressources supplémentaires par un seul changement de coefficient. Cela passe à peu près inaperçu dans les Chambres, tandis qu’un impôt nouveau provoque des discussions et que le Gouvernement avant de le proposer, les Chambres avant de l’accepter, sont obligés de recherche par quelles économies pourraient être compensées les dépenses nouvelles.
Seulement cette facilité a une contre-partie : chaque nouveau « tour de vis » détruit une fraction de la matière imposable. Pour empêcher le rendement de fléchir, il faut donner des « tours de vis » de plus en plus nombreux et de plus en plus destructeurs de richesses.
Avec un régime dont tout l’effort ne tend pas vers la fiscalité, et puisque c’est de l’assurance qu’il est ici question, avec le régime de liberté, contrôlée dans l’intérêt de l’assuré, qui existe actuellement, les nombreux impôts qui pèsent — à tort ou à raison — sur l’assurance-prévoyance donnent un rendement de plus en plus élevé parce qu’ils suivent le développement de la richesse au lieu de l’empêcher, et l’État n’a qu’à percevoir, sans courir les aléas ni supporter les conséquences, parfois onéreuses, de la gestion.
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Les questions graves que soulèverait l’établissement du monopole sont innombrables. On ne saurait les aborder toutes ici. Il en est une cependant dont M. Girault ne dit rien et qui a une importance particulière au seuil d’une période où le développement de nos relations commerciales avec l’étranger apparaît comme un des plus puissants moyens de rétablir notre situation financière et de faire rentrer en France les capitaux que la guerre nous a obligés à exporter.
Les compagnies françaises d’assurance ne limitent pas au territoire français leur champ d’opérations. Elles sont également établies à l’étranger et elles sont même un élément puissant d’influence française au dehors.
Le monopole pourrait bien concentrer entre les mains de l’État toute l’assurance-impôt en territoire français ; mais l’État ne saurait se faire assurer-industriel à l’étranger.
L’établissement du monopole empêcherait les compagnies étrangères de pratiquer l’assurance en France, ce qui est pour plaire aux partisans du nationalisme économique. Mais, d’autre part, les compagnies françaises dépossédées en France ne pourraient continuer leurs opérations au dehors.
Ce débouché leur serait d’autant plus sûrement fermé que, dans les conférences tenues en novembre 1916 au ministère du Travail pour préparer la solution des questions économiques après la guerre, il a été admis qu’un traitement de réciprocité serait établi pour les assurances, c’est-à-dire que les compagnies françaises pourraient exercer leur industrie dans les pays contractants aux mêmes conditions que les compagnies des pays contractants pourraient exercer la leur en France.
Or, si le monopole exclut celles-ci de France, automatiquement les compagnies françaises seraient exclues des pays étrangers et elles devraient laisser la place libre à leurs concurrents. Étrange moyen de maintenir le prestige de la France, d’étendre son influence, de développer nos relations économiques et de défendre nos intérêts dans le gigantesque conflit d’intérêts qui se poursuit en ce moment !
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Incidemment, M. Girault dit un mot d’une autre question qui, en droit et financièrement, mérite attention. Il reconnaît qu’ « il y aurait, au début, à indemniser les compagnies d’assurance-incendie actuellement existantes ». Le principe n’est pas discutable. Par l’établissement du monopole, elles seraient frappées d’expropriation et l’article XVII de la Déclaration des droits de l’homme dit : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » L’État qui, récemment, en même temps qu’il interdisait la fabrication de l’absinthe, a indemnisé les cultivateurs et les fabricants d’absinthe, s’est conformé à la règle ainsi posée et il ne pourrait méconnaître le droit à indemnité des compagnies d’assurances.
Mais quel serait le coût de l’opération ? M. Couderc avait inséré naguère dans sa proposition de loi un article 29 et dernier ainsi conçu : « Un crédit de 500 millions de francs est ouvert au ministre des Finances pour indemniser les compagnies et établir le monopole des assurances par l’État. » Cette évaluation ne paraît pas très éloignée de la réalité. Seulement, le rendement du monopole se trouve d’emblée réduit de moitié et, pour qu’il produise le milliard promis au Trésor, il faudra commencer par donner le « tour de vis » de plus.
Encore ne parlons-nous que de l’indemnité des compagnies. Nous avons dit plus haut que les agents de tout grade ne pouvaient être dépossédés de leurs moyens d’existence sans indemnité. Ils sont fondés à invoquer, eux aussi, l’article XVII de la Déclaration des droits et l’article 1382 du Code civil. Le préjudice que leur causerait la suppression de leur emploi est évident. Leur droit à réparation est certain. D’où encore un nombre respectable de millions à dépenser et nécessité de donner encore un « tour de vis ».
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Parvenu au terme de cette étude dans laquelle nous nous sommes efforcé de dissiper les illusions que nourrissent sur les monopoles d’État des réformateurs superficiels et imprudents, nous ne voulons pas passer d’une question déterminée à des généralisations.
Tout a été dit, et depuis longtemps, sur le danger des monopoles et des exploitations industrielles d’État et sur les déceptions qu’ils apportent invariablement à ceux qui, malgré les avertissements, les ont établis. Sans remonter aux fondateurs de la science économique, il nous suffira de rappeler avec quelle énergie des hommes comme Léon Say, Paul Leroy-Beaulieu, Maurice Rouvier, auxquels, certes, les intérêts financiers de l’État n’étaient pas indifférents, ont combattu l’esprit de monopole, et de renvoyer au volume, bourré de faits probants, que M. Yves Guyot a consacré récemment à la Gestion par l’État et les municipalités.
Même quand les monopoles sont lucratifs — et il n’y en a qu’un dans ce cas, celui des tabacs — l’État aurait tout avantage à se décharger de son rôle de fabricant et de marchand pour se renfermer dans celui de percepteur d’impôt.
Il a voulu, au contraire, étendre ses exploitations industrielles ; sa dernière expérience a été le rachat de l’Ouest, dont les résultats les plus clairs ont été de reculer de 1935 à 1956, c’est-à-dire de prolonger de vint et un ans la période pendant laquelle les actionnaires de l’ancienne compagnie jouissent d’un revenu garanti par l’État et d’inscrire annuellement au budget une dépense de plus de 100 millions pour indemnité de rachat. Comme compensation, il y a les recettes du trafic. Mais si nous prenons les comptes de 1913, dernière année normale, nous voyons que le produit net d’exploitation a été de 37 millions et demi et que le coefficient d’exploitation est de 85,17 p. 100. (La même année, pour les cinq grandes compagnies, il donnait une moyenne de 58,51 p. 100.) En tenant compte des charges du capital, le résultat définitif pour 1913 était une insuffisance des produits de l’exploitation de 75 millions et demi « couverte par le budget des Travaux publics ». La même insuffisance avait été, en 1912, de 76 millions. La garantie d’intérêt pour la Compagnie de l’Ouest n’avait jamais dépassé 19 millions. Au point de vue de l’intérêt de l’État à se faire industriel, cet exemple ne saurait être trop médité.
Mais il ne suffit pas aux monopoles d’être très peu productifs, lorsqu’ils en sont pas nettement onéreux. Détruisant le grand ressort de toutes les initiatives et de toutes les énergies, qui est l’intérêt personnel, ils déterminent et ils entretiennent l’engourdissement et la stagnation.
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Qui ne voit cependant qu’après la victoire que nous attendons, sur laquelle nous sommes en droit de compter, toutes les forces vives de la France devront entrer en ligne pour développer l’essor économique indispensable pour relever les ruines accumulées par la guerre et pour rendre supportables les nouvelles et lourdes charges qu’elle imposera ?
Pour que notre pays conserve l’existence, pour qu’après le triomphe des armes il sorte encore triomphant des difficultés qui l’attendent, il faut que son commerce, son industrie, son activité sous toutes les formes s’étendent sans cesse. Le soumettre à un régime étatiste, paralyser les initiatives par les monopoles, détruire préventivement les capitaux par les « tours de vis » d’une fiscalité aveugle, serait le vouer à l’anéantissement.
Nous sommes tous d’accord pour ne pas vouloir la catastrophe finale. Ne nous engageons pas dans la voie qui, fatalement, nous y conduirait.
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[1] Chambre des députés, 9e législature, session de 1908, n°1543, annexe au procès-verbal de la séance du 27 février 1908.
[2] Chambre des députés, 9e législature, session de 1909, n°2690, annexe au procès-verbal de la première séance du 12 juillet 1909.
[3] L’économiste français, 1905, 1er volume, p.214
[4] Par une erreur typographique, le texte porte « 5 p. 100 ».
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