Extrait des Causeries économiques d’un grand-père (réédition Institut Coppet, 2014) de Frédéric Passy, économiste français et premier prix Nobel de la paix (1901). Sur Richard Cobden, on lira également avec profit l’article suivant : Richard Cobden, le modèle anglais de Frédéric Bastiat.
VINGT-QUATRIÈME CAUSERIE
Un vrai grand Homme : Richard Cobden.
LES ENFANTS. — Bon papa, tu vas nous conter l’histoire de Cobden ?
LE GRAND-PÈRE. — Et avec plaisir ; car j’aime à parler et à entendre parler de cet excellent homme ; et nous venons justement, comme vous l’a dit Jenny, de célébrer, au mois de juin dernier, son centenaire : il était né le 3 juin 1804.
YVETTE. — Alors il n’y a pas longtemps qu’il est mort ?
LE GRAND-PÈRE. — Si, malheureusement. Il est mort en 1865 ; il n’avait que soixante ans ; mais il avait tant travaillé et il avait eu tant de chagrins !
SIMONE. — Est-ce que tu l’as connu ?
LE GRAND-PÈRE. — Pas autant que je l’aurais voulu ; mais j’ai correspondu avec lui, et je l’ai vu trois fois. J’ai même dîné chez lui, à Paris, avec votre bonne maman, et en tout petit comité. Je dirai tout à l’heure à quel propos. Pour le moment, écoutez son histoire ce n’est pas seulement celle d’un grand homme, c’est celle d’un brave homme, ce qui vaut mieux, et, comme Jenny vous l’a dit, d’un homme qui s’est formé lui-même, lui seul, en dépit de toutes les difficultés.
SIMONE. — Comme Stephenson, ton petit Poucet ?
LE GRAND-PÈRE. — Et comme beaucoup parmi les plus illustres : comme Pasteur, comme Edison, comme Franklin, etc. Il y a eu un pape très célèbre, Sixte-Quint, qui avait gardé les cochons dans sa jeunesse. Cobden avait, dans son enfance, gardé les moutons. Son père était un pauvre fermier de Middhurst, pas bien fort, peut-être pas très habile, qui avait grande peine à donner du pain à ses enfants, et il fallait que tout le monde se rendit utile dans la famille.
MARTHE. — C’est peut-être parce qu’il avait eu du mal, quand il était petit, que Cobden, quand il a été grand, a cherché à améliorer la condition de ses compatriotes.
LE GRAND-PÈRE. — Justement. Il avait eu faim, et il souffrait de la faim des autres. Il avait eu aussi de la peine à s’instruire, et il voulait aider les autres à apprendre. À quinze ans, après avoir été mis dans une mauvaise pension, où il avait été très maltraité, il était entré comme commis chez un oncle, un beau-frère de sa mère, qui n’était pas méchant, mais qui n’était pas intelligent, et qui ne voulait pas lui permettre d’étudier dans sa chambre, en se levant de grand matin ou en se couchant tard.
MATHILDE. — C’était bien sot. Il aurait dû être content de voir son neveu devenir plus habile.
LE GRAND-PÈRE. — Très sot, en effet. Mais il y a beaucoup de gens comme cela qui s’imaginent que si leurs employés savent faire autre chose que la besogne matérielle qu’ils leur donnent à faire, ils la feront moins bien. Il y a toujours avantage à avoir affaire à des gens intelligents. L’oncle de Cobden finit par s’en apercevoir ; et il fut bien heureux un jour, ayant besoin d’un voyageur habile pour ses affaires, de le trouver sous sa main dans la maison. Cobden aussi ne fut pas malheureux d’avoir l’occasion de voir du pays et de s’instruire autrement que par les livres. Ce fut même dans ce voyage qu’il rencontra deux autres jeunes gens capables, avec lesquels il s’associa d’abord pour ouvrir, à Londres, une maison où ils recevaient, pour les vendre, les colonnades de Manchester. Il avait eu, par sa figure ouverte et par sa façon de se présenter, le bonheur d’obtenir la confiance de grands industriels, qui leur livraient des marchandises à crédit et, comme on dit, « à condition ».
Plus tard, nos trois jeunes gens s’établirent eux-mêmes manufacturiers, imprimeurs sur cotons à Manchester ; et Cobden devint bientôt un des hommes importants de la ville. Il était en train de faire fortune, et il fût devenu certainement très riche en quelques années sans deux circonstances, qui font grand honneur à son cœur, mais qui ne firent pas de bien à sa bourse.
LES ENFANTS. — Quoi donc, bon papa ?
LE GRAND-PÈRE. — D’abord, il aimait beaucoup sa famille.
YVETTE. — Il avait bien raison.
LE GRAND-PÈRE. — Sans doute ; mais même l’affection pour les siens doit être raisonnable, et peut-être la sienne ne le fut-elle pas. Dès que ses affaires avaient été meilleures, il avait pris soin d’assurer l’existence de tous les siens. Il avait, notamment, cherché à établir son frère aîné, Frédéric, qui était revenu pauvre d’Amérique, puis, celui-ci n’ayant pas réussi, il l’avait pris pour associé dans sa manufacture. Et ce fut une grande faute ; car si les choses allèrent à peu près tant qu’il put rester à la tête de sa maison, elles allèrent très mal quand la seconde circonstance arriva, c’est-à-dire quand, pour se dévouer aux intérêts de son pays, Cobden fut obligé de négliger les siens et de laisser davantage la bride sur le cou à son frère. Sans l’intervention de son grand ami, John Bright, il aurait été, au moment où l’on avait le plus besoin de lui, absolument ruiné et réduit à abandonner ses compagnons de lutte.
MARTHE. — Quel dommage, et comme les Anglais, dont il a fait affranchir la nourriture, auraient été malheureux d’être privés de leur défenseur !
LE GRAND-PÈRE. — Vous savez qu’il n’en a rien été. Et je ne veux pas revenir sur ce que Jenny vous a si bien conté. Mais je veux vous faire connaître quelques traits qui peignent le caractère de l’homme.
Ernest et Gabrielle nous ont parlé, à propos des machines, de la triste situation des pauvres enfants enfermés dans les usines. C’est en Angleterre qu’on a commencé à employer les enfants pendant de longues et pénibles journées ; et c’est la guerre, la vilaine guerre qui tue les hommes et qui ruine les familles en les plongeant dans le deuil, qui en a été en grande partie la cause.
LES ENFANTS. — Comment cela, bon papa ?
LE GRAND-PÈRE. — En enlevant les ouvriers aux ateliers. Vous vous rappelez que Stephenson, veuf et seul soutien d’un père aveugle et d’un petit enfant, fut sur le point d’être envoyé à l’armée, ce qui aurait retardé l’invention des chemins de fer. On se plaignait, au Parlement anglais, de ne plus trouver d’hommes pour faire marcher les fabriques. « Prenez les enfants », répondit le premier ministre Pitt, qui ne se rendait pas compte sans doute des conséquences effroyables de ce qu’il disait. Et l’on prit les enfants. Plus tard, ce fut un manufacturier, le premier Robert Peel, le père du grand ministre qui a réalisé la réforme demandée par Cobden, qui commença le mouvement de protestation contre cet abus. « Sauvez les enfants ! » s’écria-t-il à son tour, lorsque, grâce à la fortune qu’il avait gagnée dans la filature, il fut devenu membre du Parlement anglais.
MARTHE. — Ah ! c’est bien cela ! Mais Cobden, qu’est-ce qu’il a fait ?
LE GRAND-PÈRE. — Cobden, quand il s’établit imprimeur sur coton, dans le voisinage de la ville de Manchester, fut frappé de l’état de misère, d’ignorance et de saleté dans lequel croupissaient les enfants de la localité. L’une de ses premières dépenses fut pour fonder une école. Mais il ne suffit pas de mettre les bonnes choses à la portée des gens ; il faut les leur faire comprendre. Savez-vous ce qu’il imagina pour donner à ces petits sauvages l’envie d’être moins sauvages ? Il fit venir de l’une des bonnes écoles de la ville une troupe d’une vingtaine d’enfants bien vêtus, bien élevés, ayant l’habitude de la propreté et le goût de l’étude ; et par ce bon exemple, par cette leçon de choses, il donna aux enfants et aux parents le goût de la bonne tenue et le sentiment de la valeur de l’instruction.
LES ENFANTS (battant des mains). — Bravo, Cobden !
LE GRAND-PÈRE. — Voici un autre trait. Il y avait, vous vous le rappelez, un endroit où, en 1819, une scène sanglante s’était passée. Une manifestation paisible contre la cherté du pain avait été dispersée sans pitié, et beaucoup de pauvres gens avaient été tués ou blessés. Cobden voulut consacrer ce douloureux souvenir en le purifiant. Et ce fut à cet endroit même qu’il fil élever, en quelques se-maines, la grande salle pouvant contenir dix mille personnes dans laquelle fut proclamée, dans la nuit du 29 février 1849, que le bon temps était venu.
Après la lutte, lorsque la reconnaissance de ses concitoyens lui eut rendu l’aisance qu’il avait sacrifiée pour eux, il racheta, en l’agrandissant, la ferme de Middhurts, où il était né, y fit construire une habitation convenable et y rassembla toute sa famille.
SIMONE. — Oh ! je suis contente ! Il a pu au moins jouir de son succès et être heureux pendant ses dernières années.
LE GRAND-PÈRE. — Hélas ! non. D’abord, après avoir été reconnaissante, l’Angleterre s’est montrée bien ingrate. Pour avoir blâmé la guerre de Crimée faite par l’Angleterre et la France à la Russie, qui a coûté une douzaine de milliards et causé la mort de près d’un million d’hommes, Cobden et John Bright ont été, pendant quelques années, voués à l’impopularité la plus grossière.
MATHILDE. — Oh ! la vilaine chose !
LE GRAND-PÈRE. — C’est le sort commun de tous les hommes qui aiment mieux servir leurs pays que de le flatter, et ils en prenaient leur parti. Il n’en peut être de même, malheureusement, des deuils personnels. Cobden, qui a laissé plusieurs filles encore vivantes, n’avait qu’un fils, qui promettait d’être son digne continuateur. Le jeune homme, qui achevait son éducation en Allemagne, lui fut subitement enlevé, et la désolation de la pauvre mère fut telle que le père, si affligé lui-même, fut réduit, pendant de longs mois, à s’occuper exclusivement d’essayer de la distraire en la promenant comme un enfant à travers le monde. Voilà, mes chers petits, le revers des plus belles situations. Vous savez ce que sont de telles douleurs dans les familles.
LES ENFANTS. — Oh ! oui, bon papa. Mais tu nous as dit que tu avais vu Cobden et Mme Cobden ; comment cela ?
LE GRAND-PÈRE. — C’est bien simple. À la fin de 1809, Cobden vint à Paris avec l’intention d’obtenir du gouvernement de l’empereur la réforme du tarif de nos douanes, et d’opérer entre son pays et le nôtre, qui semblaient bien près de se déclarer la guerre, un rapprochement qui assurerait le maintien de la paix. Il y a réussi, en effet ; et le résultat a été, jusqu’à la guerre de 1870 au moins, des plus avantageux.
Je voulus profiter de l’occasion, et je me fis conduire chez lui par un ami commun, M. Paillottet. C’est même là que j’ai rencontré un autre grand homme de bien, le célèbre industriel alsacien Jean Dolfus, un grand ami de la paix, lui aussi, qui est devenu mon ami.
MARTHE. — Et quel homme était-ce, bon papa ?
LE GRAND-PÈRE. — Un homme comme un autre, mes enfants : très simple, comme sont les hommes vraiment supérieurs, très doux, très bon et très fin. En sortant de chez lui, le jour où nous y avions passé la soirée, je disais à votre grand-mère : « Je n’oublierai jamais le regard de cet homme. Il semble vous dire : « Je ne te tromperai pas ; mais tu ne me tromperas pas ! » « C’est la droiture même, avec la clairvoyance la plus pénétrante. Ne pas se laisser tromper et ne tromper personne, que peut-on bien souhaiter de mieux ? »
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