Dans cet article du Journal des économistes, Gustave Schelle entretient les lecteurs d’une découverte faite d’une traduction suédoise de deux mémoires de Vincent de Gournay sur la liberté du travail, dont l’un d’eux est resté — et reste encore à ce jour — inédit en français.
UN MÉMOIRE INCONNU DE VINCENT DE GOURNAY
RETROUVÉ EN SUÈDE.
par Gustave Schelle
(Journal des économistes, janvier 1901, p.86-89)
J’ai essayé, dans un petit livre[1], de raconter les luttes que Vincent de Gournay soutint, comme intendant du commerce, contre les monopoleurs de son temps et, en particulier, contre les maîtres fabricants de soie à Lyon. J’étais loin de me douter que les mémoires adressés par l’éminent défenseur de la liberté de l’industrie à la Chambre de commerce de Lyon avaient été publiés hors de France de son vivant. Un économiste finlandais, M. H. Renwall, en préparant sur la Physiocratie et sur son influence dans les pays scandinaves un travail qui a été publié récemment, mais dont je ne puis, à mon grand regret, rendre un compte exact, car il est écrit en finnois (autant dire en hébreu pour moi), a mis la main, sur une traduction de ces mémoires, imprimée à Stockholm en 1756. Comment de tels écrits pouvaient-ils intéresser la Suède ? On le comprend quand on se rappelle quelle était la situation de ce pays à cette époque ; il commençait à se relever des désastres que les folies de Charles XII avaient accumulés sur lui. Dépouillé de ses conquêtes, il venait de faire sa paix avec la Russie et aspirait à sortir du régime militaire pour entrer dans le régime libéral.
La Diète, qui limitait de plus en plus les pouvoirs du faible roi Adolphe-Frédéric, s’était réservé le droit de désigner le gouverneur de l’héritier présomptif de la couronne, dont elle voulait faire un homme du même limon que le reste de la nation. Son choix porta sur le comte de Scheffer, qui avait représenté la Suède à Paris et qui s’y était imprégné des idées philosophiques. Le choix fut heureux ; Scheffer fit de Gustave III un prince éclairé, sut se faire aimer de son élève, en devint le confident et en fut le ministre.
Or, Scheffer était presque un économiste ; il entretint des relations suivies avec les principaux physiocrates, le marquis de Mirabeau, la Rivière, le Trosne, Baudeau, Du Pont de Nemours. Les Éphémérides du citoyen ont plusieurs fois parlé de lui et quand Gustave III, monté sur le trône, créa l’ordre de Wasa, Mirabeau et Du Pont furent compris dans les premières promotions.
En 1755, Scheffer — M. Renwall l’a constaté — publia à Stockholm des brochures sur la liberté de l’industrie, brochures inspirées par la lecture de mémoires de Gournay dont, disait-il, il y a ici des copies.
C’est l’année suivante, soit trois ans avant la mort prématurée de Gournay, que parut en suédois la traduction retrouvée par M. Renwall. Le volume est intitulé « Deux mémoires sur la liberté du commerce et de l’industrie, traduits du français » ; pas de nom d’auteur, pas de nom de traducteur. M. Renwall estime que ce dernier est Scheffer et d’après ce qui précède, sa supposition est très admissible ; quant à l’auteur, il n’a pas de doute à son sujet et il ne pouvait en avoir. Le premier des mémoires est, en effet, celui que Gournay a adressé à la Chambre de Commerce de Lyon, à la fin de 1752, pour prouver aux fabricants de soie que leurs corporations conduisaient la France à la décadence et son industrie à la ruine. J’ai analysé ce mémoire en détail dans mon petit livre. La Chambre de Commerce de Lyon avait répondu ; j’ai analysé aussi cette réponse qui est une curieuse apologie du monopole. Gournay avait répliqué ; mais j’avais vainement cherché sa réplique. C’est elle qui constitue la seconde partie du volume publié à Stockholm en 1756. Scheffer s’était servi des travaux de notre intendant du commerce pour faire comprendre à ses compatriotes les dangers de l’organisation artificielle du travail.
La trouvaille de M. Renwall est intéressante ; elle prouve que la réputation de Gournay s’étendait bien au-delà du cercle étroit de ses relations administratives, et elle permet de connaître avec plus de précision quelques-unes de ses idées. M. Renwall a transcrit du suédois en français la réplique à la Chambre de commerce et m’a communiqué son manuscrit.
À travers la double traduction, je retrouve le style de Gournay, sa fermeté habituelle dans l’expression de sa pensée, sa modération dans l’application de ses principes. Gournay avait dit toute la vérité aux monopoleurs de Lyon, il leur avait montré les conséquences funestes et l’injustice des corporations ; il leur avait parlé comme s’il eût voulu leur faire honte de leurs privilèges et les amener à y renoncer par persuasion. Il ne pouvait avoir d’illusions sur l’issue de ses tentatives ; il savait trop bien qu’on ne supprime pas les abus en un jour. Il était dans la position où, libre-échangistes, nous nous trouvons aujourd’hui. Nous avons la certitude que la protection douanière est détestable ; nous n’espérons point pourtant la voir abolir d’un coup de baguette et pourrions-nous y parvenir que nous hésiterions à le faire de peur des crises violentes qui résulteraient d’un changement aussi brusque. Gournay disait de même : « Il faut toujours faire la différence entre l’adoption d’un principe et les moyens à employer pour le mettre en pratique… Nous ne devons pas nous laisser lier par de vieilles coutumes, mais nous devons procéder par degrés, sans perdre de vue le but principal. »
Il ne songeait nullement à proposer au Conseil du Commerce, qui ne l’aurait pas suivi, la suppression totale des privilèges corporatifs ; il voulait préparer quelques réformes en attendant des jours meilleurs. Dans sa réplique, il indique celles qui lui paraissent urgentes.
Au temps de Colbert, la maîtrise coûtait aux natifs de Lyon 50 sous et aux non natifs 21 livres. En 1744, les droits avaient été portés à 120 et à 200 livres, non compris les frais de réception, 48 livres. Le nombre des métiers était depuis 1702 limité à 4 par maître ; la durée de l’apprentissage et celle du compagnonnage avaient été élevées de 4 à 8 ans. L’importation des soies françaises avait été interdite en Angleterre et en Hollande, de nombreuses manufactures s’étaient créées autour de Londres ; les fabricants lyonnais avait remédié à la perte de leurs clients de l’extérieur en limitant leur production et en exploitant leurs ouvriers, d’une part, et les consommateurs français, d’autre part.
Gournay demandait la réduction à moitié des frais de maîtrise, la suppression de toute distinction entre les natifs et les non natifs de Lyon pour l’entrée en apprentissage, l’admission des femmes comme ouvrières, ce qui est à remarquer, la réduction de la durée de l’apprentissage à cinq ans et celle du compagnonnage à deux ans, la suppression de toute limitation du nombre des métiers et du nombre des ouvriers, la possibilité d’établir des ateliers en dehors de la ville.
Ce n’était pas l’établissement de la liberté de l’industrie, il s’en faut. C’était encore beaucoup trop aux yeux de gens en possession de privilèges que, grâce à la complicité de l’administration, ils n’avaient cessé de renforcer. Aussi quand Gournay alla à Lyon, y fut-il mal reçu. J’ai signalé ce fait ailleurs.
Il était pourtant difficile de répondre aux arguments de l’intendant du commerce. Il avait montré que l’industrie doit être organisée de manière à pouvoir se modifier avec les circonstances et avec les besoins.
Il avait répété :
« Pouvons-nous craindre que la production ne devienne trop grande et le monde trop petit pour notre commerce, lorsque nous commerçons à peine avec la moitié du monde connu… Celui qui peut acheter cher et vendre à bon marché est maître du commerce, c’est là le principe auquel on s’enhardirait presque à ramener toute la science de l’administration commerciale… Le bon marché entraîne nécessairement l’exportation ; la cherté entraine nécessairement l’importation.
« … L’ardente émulation, avec la nécessité de toujours travailler mieux et avec plus d’économie que le voisin est le meilleur et le plus vigoureux maître. »
Gournay gémissait de voir la France, par l’égoïsme étroit des monopoleurs, perdre peu à peu ses débouches. Il ne s’était pas complètement dégagé des principes du système mercantile ; sa réplique à la Chambre de commerce de Lyon le fait voir plus nettement que ses autres écrits ; il attachait plus d’importance à l’exportation des produits fabriqués qu’à celle des matières premières ; mais ces légères erreurs ne l’empêchaient pas de bien saisir le mécanisme de la concurrence et de condamner la protection, qu’elle vînt des règlements de l’industrie ou qu’elle vînt des droits de douane.
Le mémoire retrouvé par M. Renwall montre aussi que Gournay avait observé avec soin les faits en Angleterre et en Hollande et étudié les écrits publiés sur le commerce dans ces deux pays. Au moment où il parlait à la Chambre de Commerce de Lyon, une proposition d’abolition des corporations était faite à la Chambre des Lords. Il était évident que si la France n’entrait pas dans la voie des réformes, elle allait accentuer son état d’infériorité industrielle et commerciale. « Les statuts des corporations, disait encore Gournay, étaient, en un certain sens, de médiocre importance quand nos manufactures n’avaient pas de concurrents. Ils ne nous ont pas nui sensiblement, tant que la concurrence des étrangers était faible ; mais, à présent que tous les peuples de l’Europe ont commencé d’établir des manufactures de soie chez eux, si nous ne prenons pas toutes les mesures pour accroître la prospérité des nôtres et renverser par là les leurs, nous serons bientôt forcés de céder le pas à la multitude de nos adversaires. »
Les fabricants lyonnais prétendaient que les règlements, utiles au début d’une industrie, l’étaient encore quand cette industrie avait progressé pour y maintenir la perfection. Gournay leur répondait : « Le libre accès est nécessaire à l’établissement et aux premiers débuts des manufactures ; il n’est pas moins nécessaire à leur entretien et à leur accroissement. »
En effet, un état morbide est toujours un état morbide, à quelque moment qu’on le considère. Les historiens et les politiciens qui trouvent toujours à justifier par les circonstances les entraves à la liberté devraient se pénétrer de cette vérité.
SCHELLE.
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[1] Vincent de Gournay, librairie Guillaumin.
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