En 1883, John Bright, l’ancien compagnon d’armes de Richard Cobden au sein de l’Anti-corn-law-league, cette association victorieuse qui inaugura une ère de libre-échange en Angleterre, revient dans un discours sur les accomplissements du passé et les fruits qu’ils ont portés. Ce discours est aussi pour son traducteur, Ernest Martineau, l’occasion d’insister sur les bienfaits de cette politique du libre-échange intégral et radical, qu’il promeut lui-même en France, quarante ans après ses maîtres intellectuels.
Un discours de M. Bright
par Ernest Martineau
(Journal des Économistes, mai 1883.)
Un discours de M. Bright. — M. John Bright, l’illustre orateur anglais, a prononcé tout récemment, dans un grand meeting tenu à Glasgow, en Écosse, un remarquable discours dont nous reproduisons les principales parties. Ce meeting était organisé à l’occasion de la réception de M. Bright en qualité de bourgeois de la cité de Glasgow : la réception fut des plus enthousiastes, et la salle était trop étroite pour contenir la foule qui se pressait pour acclamer le grand tribun populaire. Voici les extraits principaux de ce discours :
S’adressant au président du meeting, lord Provost, M. Bright s’exprima ainsi : « Mon cher lord Provost, je vous remercie des sentiments que vous avez exprimés à mon adresse au nom de la corporation de cette grande cité. Certes, je suis loin de supposer que toutes les idées dont je me suis fait l’organe ou tous les actes de ma vie politique aient rencontré une approbation complète, je ne dirai pas de la corporation entière, mais même d’un quelconque de ses membres. Je ne puis m’empêcher de croire, que dis-je ? je suis certain qu’il y a dans cet auditoire bien des personnes qui, à ma place, auraient agi différemment et qui condamnent aujourd’hui certaines opinions que j’ai soutenues ou quelques-uns des actes de mon existence politique. Mais j’accepte vos éloges à titre de reconnaissance pour l’ensemble de ma vie publique : vous estimez sans doute que j’ai toujours été guidé par des motifs honnêtes ; que tous mes efforts et toute la puissance dont j’ai pu disposer, je les ai employés à la défense des intérêts généraux et permanents de la nation.
Il y a quelques années, j’étais sur une plate-forme à Édimbourg dans une circonstance analogue. On m’offrait alors dans cette ville un titre d’honneur semblable à celui que vous me conférez aujourd’hui. Je me rappelle parfaitement quelques-unes des considérations que je développai dans mon discours. J’étais informé que l’assemblée était très mélangée, en sorte qu’il y avait lieu de présumer qu’un discours relatif à ce qu’on peut appeler une politique de parti ne serait guère accueilli favorablement. J’eus grand soin, comme je le fais toujours en pareil cas, d’éviter tout ce qui aurait pu provoquer des conflits d’opinion, et pourtant, en même temps, je crois que mon discours roula presque tout entier sur la politique. J’examinai devant cet auditoire la question suivante : je me demandai comment il se faisait que, dans un pays intelligent, où presque tout le monde lit plus ou moins, où un si grand nombre de citoyens parle politique et discutent la plupart des questions grandes ou petites qui s’y réfèrent, dans les cas mêmes où l’évidence paraît irrésistible, on rencontrât les plus grandes divergences d’opinion et les excitations les plus ardentes des passions inspirées par l’esprit de parti. L’explication, à mon avis, se trouvait dans ce fait que, quand les hommes discutent les questions politiques ou lorsqu’ils se mettent à les examiner, ils ne pénètrent pas d’ordinaire jusqu’à la racine du sujet, — au lieu d’aller jusqu’au cœur de la question, ils s’arrêtent à l’écorce, — en sorte qu’ils discutent à côté et en dehors du véritable objet du débat. Je persiste toujours dans la même opinion. Cependant je ne veux pas répéter ici mon discours d’Édimbourg ; mais je vous prie de vous reporter avec moi à l’examen de deux ou trois questions qui nous ont tous autrefois grandement intéressés, une surtout à laquelle il a été fait expressément allusion dans l’adresse qui m’a été lue.
Dans cette adresse, lord Provost, faisant un éloge beaucoup trop flatteur de ce qu’il a considéré comme les côtés louables de mon caractère et de ma carrière politique, a parlé principalement de cette question où j’avais pour compagnon de lutte mon regretté ami, M. Cobden, avec tant d’autres, et où nous étions ligués pour briser les chaînes qui entravaient le commerce et pour permettre à nos concitoyens d’acheter leurs denrées alimentaires sur le marché le plus étendu et, par suite, le moins cher possible. Quand mon attention se reporte à ce sujet, j’éprouve toujours de l’étonnement, et ce doit être aussi le sentiment de tous ceux qui y réfléchissent, en songeant aux luttes considérables qu’a soulevées une telle question. Il semblait que l’existence même de la nation était mise en question, alors que notre proposition tendait tout simplement à permettre à tout citoyen anglais, sans distinction de fortune, quel que fût le montant de son salaire, de disposer librement de ce salaire pour nourrir sa femme et ses enfants, en achetant ses denrées alimentaires sur le marché du monde entier. Telle était notre proposition, et il me semble qu’elle n’avait rien de bien révolutionnaire, car il n’y était question ni de l’Église établie, ni de la Chambre des lords, ni des droits de la Couronne.
Cependant deux classes de la nation principalement nous opposèrent la plus vive résistance : les propriétaires du sol croyaient que notre réforme amènerait la réduction de leurs rentes et voyaient dans cette réduction un véritable danger national ; d’autre part, les fermiers étaient assez naturellement portés à croire que les prix des produits de leurs fermes subiraient une réduction, et ils n’étaient nullement certains de pouvoir obtenir une réduction correspondante dans le prix de leurs fermages ; ainsi, ce qui arma ces deux classes contre nous, ce fut un sentiment énergique et prépondérant d’intérêt personnel, par crainte des éventualités de l’avenir. Il faut y joindre une autre classe, dont il s’est trouvé sans doute dans cette grande cité un assez grand nombre de représentants. Ceux-là n’avaient pas d’intérêt direct engagé dans la question ; mais ils avaient néanmoins des doutes sur la sagesse de notre politique. Ils pensaient que, si nous importions du dehors des blés et des farines en quantité considérable, la nation se mettrait ainsi dans une dépendance absolue de l’étranger pour sa nourriture de chaque jour, en sorte que, si nous nous placions à un moment quelconque dans cette dépendance, les nations étrangères pourraient se coaliser pour nous affamer, nous réduisant ainsi à un état de famine pire que celui qui pourrait nous menacer avec la continuation du régime des Lois céréales.
Tel était l’argument principal qui nous était opposé ; cependant qu’est-il arrivé depuis lors ? Pendant les vingt années qui ont suivi le rappel des Lois céréales, la rente du sol s’est augmentée dans des proportions considérables ; de même, pendant cette période, la condition des fermiers s’est notablement améliorée, relativement à ce qu’elle était dans les vingt ou trente années qui ont précédé le rappel des Lois céréales. En fait, tous ceux dont les intérêts étaient directement liés au sol ont vu croître leur prospérité, et nous n’avons guère entendu parler des maux que nous leur aurions causés. D’autre part, en ce qui concerne la dépendance de l’étranger, chacun sait que nous importons aujourd’hui de l’étranger plus de la moitié du blé nécessaire à l’alimentation du Royaume-Uni, et cependant personne ne craint une coalition de l’étranger en vue de nous affamer. Aujourd’hui, tout le monde est d’accord sur cette question, et nous en sommes à nous demander comment il a pu se rencontrer une coalition parlementaire pour défendre une loi aussi infâme que celle que nous combattions. La lutte se termina, vous le savez, par la conversion du gouvernement qui avait été nommé pour la défense de la Loi céréale ; mais ensuite les membres du parti vaincu furent si irrités de leur défaite, qu’ils renversèrent le cabinet et firent tomber du pouvoir leurs anciens leaders. Néanmoins la loi fut abrogée ; nous avons profité de cette abrogation, et aujourd’hui, à trente ou trente-cinq ans de distance, quand nous nous reportons par la pensée à cette époque, nous sommes surpris qu’un conflit si grave ait pu surgir à raison d’une question si simple.
Il y a également une ou deux autres questions que je pourrais discuter ; mais il en est une en particulier qui offre un intérêt tout spécial pour l’Écosse, c’est la question de notre législation en matière de propriété foncière. Les personnes présentes qui m’ont fait l’honneur de lire les discours que j’ai prononcés sur cette question peuvent se rappeler qu’il y a quelques années, à Belfast ou à Dublin, — c’est, je crois, à Dublin, — parlant de la question agraire de l’Irlande, je proposai certaines modifications à la loi. Une de ces modifications avait trait à l’augmentation du nombre des propriétaires dans une large proportion. Qu’arriva-t-il ? Ce qui arrive toujours en pareil cas. Des articles agressifs dénaturant ma pensée, travestissant mes paroles, parurent dans les journaux de Londres, particulièrement dans un journal auquel on a toujours attribué une influence dominante sur l’opinion publique. Et quel est aujourd’hui l’état de la question ? Les adversaires les plus hostiles à mes vues, qui siégeaient sur les bancs opposés de la Chambre, ont préparé des projets en vue de faire admettre, et cela dans des proportions bien plus larges que je n’avais demandé, la proposition tendant à augmenter le nombre des propriétaires du sol en Irlande.
Les observations que je viens de faire valoir devant vous tendent à vous montrer que ces questions de rappel des Lois céréales et de modification de nos lois sur la propriété foncière sont en elles-mêmes très simples. Croyez-vous que, si les membres actuels de la Chambre des Communes ou ceux qui y siégeaient il y a trente ans avaient examiné ces questions en dehors de tout esprit de parti, s’ils les avaient envisagées au point de vue élevé de la justice, où doivent se placer invariablement les législateurs d’un grand peuple, des conflits aussi ardents auraient jamais pu s’élever ? La leçon que nous devons dégager de tout cela, c’est que nous qui formons la majorité dans ce pays, nous devons écarter les vaines terreurs et continuer à lutter pour le triomphe des principes que nous considérons comme l’expression du juste.
Si j’avais l’honneur de parler devant un auditoire composé d’hommes appartenant à l’autre parti, — à ce parti que l’on peut regarder comme un parti naturel, car on le rencontre dans tous les pays, et qui s’appelle le parti conservateur, — je leur dirais : « Regardez bien dans le passé, et voyez si vous ou vos pères, vous n’avez pas obéi souvent à des craintes vaines et indignes ; s’il ne vous serait pas possible aujourd’hui de suivre une autre voie, d’accueillir avec un esprit moins prévenu les réclamations des différentes classes du peuple en vue d’améliorer la législation. Le peuple n’a pas besoin de lois qui seraient injustes pour une classe quelconque de la nation. Ce qu’il demande, c’est une administration et une législation basées sur la justice et le droit : il a les yeux toujours fixés, et c’est son droit imprescriptible de les fixer ainsi, sur les améliorations et les progrès à effectuer. »
Je lisais, il y a quelques semaines, une lettre d’un de mes amis, un citoyen éminent des États-Unis, qui a occupé dans son pays de très hauts emplois ; il m’écrivait que les citoyens des États-Unis s’efforcent en ce moment d’émanciper et d’élever leur politique, c’est-à-dire qu’en ce qui concerne notamment les questions économiques, les questions de commerce et de tarifs, ils luttent en vue d’arracher leur législation aux mains crochues des monopoleurs qui, depuis la guerre, sont en possession complète du pouvoir. L’Angleterre aussi s’efforce d’émanciper et d’élever sa politique. Ce que nous avons à faire maintenant, c’est de regarder en arrière les ténèbres qui vont se dissipant peu à peu, et de voir ensuite devant nous les premiers rayons de l’aurore qui annoncent la lumière ; et je suis bien sûr que tous les hommes de mon âge, qui ont pu voir ce qu’était l’Angleterre il y a quarante ou cinquante ans et ce qu’elle est aujourd’hui, sont d’avis que d’immenses progrès ont été faits, que la sympathie entre les gouvernés et les gouvernants est bien plus grande qu’autrefois, et que tous ceux qui veulent la paix, le bonheur et la prospérité de l’Angleterre, se réjouissent des changements opérés, et doivent sentir leurs cœurs prêts à s’ouvrir pour accueillir les projets de réformes fondés sur la justice et l’intérêt public.
Mon cher lord Provost, j’en ai fini maintenant, et, en terminant, j’exhorte tous ceux qui voient ce qui a été fait dans le passé à avoir confiance et à bien se persuader qu’une législation fondée sur les principes les plus élevés, les plus nobles, les plus justes, est celle qu’un peuple a le droit de réclamer et dont il peut attendre les avantages les plus durables. »
(Traduit par E. MARTINEAU.)
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