Gustave de Molinari est l’un des économistes libéraux qui s’est le plus intéressé à la guerre et à la paix. Il a développé des propositions très clairvoyantes pour son époque et encore dignes d’être étudiées, comme le montre cet article, écrit par Benoît Malbranque, et qui a été publié en introduction de Grandeur et décadence de la guerre de Molinari (décembre 2015)
Dans l’œuvre gigantesque et encore trop mal connue de l’économiste belge Gustave de Molinari (1819-1912), la question de la paix et de l’organisation d’institutions supranationales capables de la garantir ont occupées une place de choix. [1] « Peu d’économistes, notera Edmund Silberner, ont consacré autant d’attention au problème de la guerre que Gustave de Molinari » [2] Cet intérêt se manifesta durant toute sa carrière d’économiste, dans des formes que nous détaillerons dans la suite de cette présentation, et c’est sans hasard qu’en arrivant au seuil de sa vie, Molinari écrivit dans le bien nommé Ultima Verba : mon dernier ouvrage : « Je vais publier mon dernier ouvrage. Il concerne tout ce qui a rempli ma vie : la liberté des échanges et la paix. » C’est que, à côté de la liberté et comme son prolongement, sa condition de réalisation même, la paix entre les nations était pour lui une composante cruciale du progrès de la civilisation.
« Durant toute sa vie, raconte aussi son biographe Gérard Minart, on pourrait presque dire de son premier à son dernier souffle, Gustave de Molinari a été un militant de la paix. » [3] Et en effet, la préoccupation de la paix se fait sentir très tôt dans sa longue carrière d’économiste. Dès 1846 et ses Études économiques, il soutient la thèse développée cinquante ans plus tard dans Grandeur et décadence de la guerre, à savoir que la guerre « en cessant d’être la sauvegarde de la civilisation, a cessé d’avoir sa raison d’être. » [4] La guerre est devenue une nuisance terrible pour les peuples, mais surtout une aberration, compte tenu du développement des forces productives et de la communauté toujours plus intime des nations entre elles.
Il faut dire que Molinari était rentré sur la scène des économistes à une époque où le sentiment pacifiste était à son apogée, et où il devait conduire plusieurs de ses confrères et amis à défendre la paix avec beaucoup d’ardeur. À ses débuts, Molinari peut en effet compter sur la figure de Frédéric Bastiat pour guider ses pas et lui faire soutenir le double principe de la liberté et de la paix. « Liberté au dedans, paix au dehors » étaient les mots de Bastiat pour résumer son programme. [5] Molinari ne refuse pas cet héritage. Il s’écarte cependant, et nous le verrons plus dans la troisième partie de cette introduction, de certaines recommandations ou tendances de la pensée pacifiste de Bastiat, surtout en ce qu’elle avait pu emprunter à Richard Cobden : la non-intervention et l’établissement de la paix du monde par l’exemple et l’instruction des peuples.
Plus jeune que Molinari d’à peine trois ans, Frédéric Passy a aussi fourni, par sa carrière et ses écrits, une illustration de cette fibre pacifiste si éclatante dans l’économie politique française du milieu du XIXe siècle. [6] Nous verrons encore une fois que leur proximité intellectuelle, que leur amitié même, n’empêchait pas des divergences de vues sur la question de la sauvegarde de la paix par une institution
internationale.
D’autres références ont aussi compté dans le développement de la pensée pacifiste de Molinari. Outre Cobden, déjà cité, et auquel l’économiste belge fit des emprunts seulement partiels, on doit mentionner l’abbé de Saint-Pierre, auteur du XVIIIe siècle, célèbre pour son Projet de paix perpétuelle. Sans partager son pacifisme, qu’il juge trop philanthropique et utopique, Molinari célèbre cependant cet écrivain, moqué et proscrit en son temps, pour avoir su soutenir la cause de la paix à une époque où la guerre était l’état commun des peuples d’Europe. « Le principal titre de l’abbé de Saint-Pierre à la reconnaissance de la postérité, dit-il, c’est l’ardeur persévérante avec laquelle il s’est attaché, pendant tout le cours de sa longue vie, à propager l’idée de la paix. Quoiqu’il n’ait pas été l’inventeur de cette idée […] il l’a soutenue avec une conviction si inébranlable et vulgarisée avec une chaleur si communicative, qu’il l’a marquée de son empreinte, et, pour ainsi dire, faite sienne. » [7]
Lié d’amitié avec Frédéric Bastiat, Richard Cobden, et Frédéric Passy, Molinari partagea dès le début leur lutte pour la paix. En août 1849, il participe au Congrès des amis de la paix universelle, aux côtés de Bastiat et Cobden, mais aussi de Joseph Garnier, Charles Dunoyer, Michel Chevalier et Charles Coquelin. Présidé par nul autre que Victor Hugo, ce Congrès international pour la paix est l’occasion pour ces économistes de mettre en avant les arguments économiques en faveur de la pacification des relations internationales et du désarmement. Molinari rendra compte des succès de ce Congrès dans les pages du Journal des économistes. « Nous ignorons, écrira-t-il, si quelque résultat pratique pourra être obtenu par l’influence du Congrès ; mais n’est-ce pas déjà un grand et admirable résultat d’avoir réuni fraternellement des représentants éminents de la France, de l’Angleterre, des États-Unis, de la Hollande et de l’Allemagne, ces nations naguère ennemies ? N’est-ce pas un admirable résultat d’avoir fait applaudir l’idée de la paix, dans le principal foyer de l’esprit de la guerre ? Il s’agit certes bien moins d’établir des codes internationaux et de décréter des arbitrages, que de convertir l’opinion à l’idée de la paix. Lorsque l’opinion sera gagnée à la cause de la paix, nous défions bien les gouvernements de faire la guerre. Or, le Congrès de Paris a exercé sur l’opinion une influence notoire, et par conséquent il a atteint le résultat le plus important et le plus pratique qu’il pût souhaiter d’atteindre. » [8]
C’est aussi en grande partie pour défendre la paix que Molinari a créé avec Frédéric Bastiat l’Association pour la liberté des échanges. « Cette Ligue, dira-t-il, s’était constituée pour procurer aux masses le bienfait de la vie à bon marché, tout en fondant la paix du monde sur la base inébranlable de la solidarité des intérêts internationaux. » [9] Et tout au long de son œuvre, on le voit revenir régulièrement à cette question de la paix, quand bien même le spectre du communisme, la vogue des théoriciens socialistes, ou le retour du protectionnisme offraient des occasions de la tenir au second plan. Après le livre déjà mentionné sur l’Abbé de Saint-Pierre, Molinari publia Le Congrès européen en 1864, brochure dans laquelle il exposait son plan d’organisme européen chargé d’arbitrer les différends entre nations européennes. C’était, à l’échelle d’un continent, ce qu’il proposera ensuite pour le monde, soit dans son Projet d’Association pour l’établissement d’une Ligue des neutres (1887), soit encore, de manière ramassée, dans Grandeur et décadence de la guerre (1898).
1/ Les raisons du pacifisme de Molinari
La lecture de Grandeur et décadence de la guerre nous fournit d’ailleurs des clés permettant de bien comprendre l’engagement pacifiste de Gustave de Molinari. Avant d’engager plus avant la discussion, il n’est pas inutile de s’arrêter quelque peu sur ce point.
La paix, aux yeux de l’économiste libéral qu’était Gustave de Molinari, apparaissait d’abord comme une condition pour la réalisation d’un programme complet de libéralisme économique et pour la réforme en profondeur du système fiscal. Le militarisme signifie en effet l’utilisation stérile d’une masse énorme de deniers tirés du contribuable, somme si considérable qu’elle oblige à elle seule la nation à être fortement taxée. La fin de l’état de guerre autorisera ainsi une baisse sensible de la pression fiscale. « Le jour où les nations civilisées substitueront au coûteux appareil de la garantie isolée de leur sécurité extérieure, un appareil économique de garantie collective, d’autres progrès, que l’on considère actuellement comme chimériques, pourront être réalisés dans leurs institutions politiques et dans leur régime fiscal. » [10] Pour Molinari comme pour Bastiat, sans être une raison décisive, c’est là un argument important, puisque l’impôt n’est pas uniquement une affaire de sous — la question de l’impôt tient plutôt dans ces deux questions : quelle part de son revenu un Français pourra-t-il dépenser librement par lui-même ? et quelle part de la richesse produite passera, après avoir été obtenue par la contrainte, dans les mains de l’État, de ses agents, de ses administrations ?
L’argument économique, d’ailleurs, n’a pas seulement un aspect fiscal. La guerre n’implique pas seulement que l’État prendra beaucoup au peuple : s’il lui rendait des services utiles avec cet argent, au moins le mal ne serait pas si grand. Mais non seulement, avec ces impôts supplémentaires, il ne produit pas, mais il détruit. L’argent du contribuable va financer la construction d’engins de guerre, payer la solde de militaires, qui, au bout de l’année, n’auront pas augmenté la richesse de la nation d’un centime, et auront plutôt créé la désolation sur les terrains d’opération où ils seront intervenus.
La continuation d’un état permanent ou régulier de guerre implique aussi l’attribution à l’État d’un pouvoir total sur la vie et la propriété des citoyens. Dans cette situation, en effet, le pouvoir peut bien réquisitionner les propriétés ou les personnes, il peut enrôler de force la jeunesse dans un service militaire obligatoire, il peut interdire l’autonomie de peuples placés sous sa domination et qui entendraient se gouverner de manière autonome. Tout cela, en raison d’un argument commun : l’État doit bien faire cela pour la sécurité, pour défendre la patrie contre une agression militaire extérieure.
En conclusion de ces différents points, Molinari défend que la guerre, du point de vue économique, n’a plus une quelconque utilité dans le monde moderne, aucun peuple ne pouvant en tirer un profit.
Pourquoi, alors, devons-nous demander, la guerre ne l’a pas encore emporté ? Pourquoi, si elle détruit des richesses, viole les libertés, et implique un état des relations internationales incompatible avec le développement de l’industrie et du commerce, n’a-t-elle pas encore été abandonnée par tous les peuples du monde ? L’ouvrage Grandeur et décadence de la guerre est destiné en grande partie à répondre à ces questions, et nous allons détailler ici le raisonnement de Molinari.
2/Pourquoi la paix ne l’a pas encore emporté
Fondamentalement, il y a deux raisons, selon Molinari, pour lesquelles la paix n’est pas encore devenue l’état définitif du monde. La première, c’est qu’il fut un temps, pas si lointain d’ailleurs, où l’industrie de la guerre avait son utilité, qu’elle produisait même une certaine richesse : la sécurité et la tranquillité. Si les conditions ont changé, l’organisation de cette industrie de la guerre a perduré, faute d’une compréhension de l’évolution de l’environnement dans lequel elle évoluait. La seconde raison, c’est qu’un certain nombre de freins, de natures très diverses, opèrent pour empêcher la pacification des peuples, cette pacification étant contraire à l’intérêt personnel de plusieurs classes de la société.
2.1. La guerre fut autrefois utile
La principale thèse de Grandeur et décadence de la guerre est qu’une fois « sa tâche achevée, la guerre a cessé de répondre à un besoin ; après avoir été utile, elle est devenue nuisible. À sa période de grandeur a succédé une période de décadence. » [11] La délimitation et l’explication de ces deux phases fondamentales de la guerre occupent la plus grande partie du livre. Commençons donc par étudier la première période : le temps où la guerre était utile, qu’elle répondait à l’intérêt général et permanent de l’espèce.
Molinari raconte que « c’est dans la nature de l’homme et dans les conditions d’existence qui lui ont été faites dès son apparition sur la terre qu’il faut chercher les causes du phénomène de la guerre. » [12] En effet, l’homme est né avec des besoins, mais aussi avec les capacités de les satisfaire. Pour se procurer la nourriture, notamment, il utilise la chasse, qui est une sorte de guerre : l’homme combat les animaux pour s’en servir de nourriture, et au besoin pour éviter de leur servir lui-même de nourriture. Il assure aussi son besoin de sécurité en tuant certaines bêtes sauvages dangereuses et en se défendant lors d’attaques menées contre lui ou contre sa tribu. La guerre a ici un profit : elle assure la sécurité et la nourriture. Elle possède cette même utilité encore quand, dans les temps reculés, elle avait pour objet la résistance contre des tribus rivales : dépendant de la nature pour sa nourriture et toujours menacé d’en manquer, l’homme devait éliminer les concurrents ou du moins les empêcher de nuire. L’industrie de la guerre, née pour la conquête de la nourriture puis pour sa protection face à la concurrence de tribus rivales, fit peu à peu des progrès, jusqu’à assurer les hommes de jouir en sécurité des richesses qu’ils s’étaient appropriés. À l’abri des conquêtes, les hommes pouvaient développer leur génie productif et leur industrie.
Tel était le temps où la guerre était utile : elle a forcé les peuples à développer leur puissance de combat, leur permettant d’atteindre une sécurité relative, sécurité qui a permis elle-même de développer de manière considérable les forces productives.
Mais par la suite la guerre n’offrit plus de profit : la paix était possible, elle devint même nécessaire. La période de décadence de la guerre avait commencé.
2.2 La décadence de la guerre
La guerre, en tant que moyen d’acquisition et de protection de richesse, a fourni, par son développement historique, une puissance productive telle que les peuples civilisés ont été à l’abri des attaques venant de peuples pillards. Cette puissance productive a été de deux sortes : une puissance dans l’art de la destruction, facilitant la défense des peuples et menaçant tout adversaire potentiel ; et une puissance dans la production, reliant les nations par l’intérêt commercial et faisant naître des masses de richesses que la paix seule pourrait conserver et accroître.
Dès lors l’emploi de la force armée n’était plus justifié : la guerre était devenue néfaste et « devait infliger désormais, sans la compensation d’une augmentation de sécurité, des dommages croissants à l’ensemble de la communauté civilisée ». [13] Le militaire lui-même, anciennement admiré et placé sur la plus haute marche de l’échelle sociale, était désormais vu comme un agent de destruction et de malheur pour tous les producteurs de richesse de la communauté.
2.3 Ce qui empêche la paix d’arriver
À l’époque où écrit Gustave de Molinari, les nations civilisées sont entrées depuis plusieurs siècles dans cette période historique au cours de laquelle la guerre, d’utile, est devenue nuisible. Non seulement l’armement n’a pas besoin d’être amélioré, non seulement aussi le profit économique à obtenir d’une conquête est faible voire négatif, mais l’époque moderne, avec un monde interconnecté, subit les guerres comme jamais auparavant : le monde entier est impacté ; les guerres ne se cantonnent plus à de petits théâtres d’opérations ; bref, le dommage n’est plus local et limité, il est global et illimité. « Quoi qu’on fasse pour réduire la guerre aux proportions d’un fait local, écrit Molinari, elle devient, en vertu des nouveaux rapports que la multiplication des capitaux et l’entrelacement des intérêts commerciaux ont établis, un fait général. Autrement dit, la guerre qui n’affectait sensiblement autrefois que les intérêts des parties belligérantes, est devenue, au siècle où nous sommes, une nuisance universelle. » [14]
Et cependant, face à cette guerre qui est une nuisance universelle, le constat est sans appel : le XIXe siècle est encore un siècle de guerre, et le XXe, que Molinari voit poindre à l’horizon, ne s’avère guère meilleur. Bien loin d’organiser la paix, les gouvernements des grandes puissances mondiales s’arment et préparent la guerre. Molinari commente cet état de fait dans ces termes :
« On s’explique assez, en examinant ces conditions nouvelles des luttes de nation à nation, en tenant compte de l’énorme accroissement des sacrifices qu’elles exigent et des dommages qu’elles causent, que la guerre soit aujourd’hui plus que jamais redoutée comme la pire des calamités et que le maintien de la paix soit l’objet de la demande universelle. Ce qu’on s’explique moins, c’est, en présence de cet accroissement manifeste du besoin de la paix, l’accroissement pour ainsi dire continu du risque de guerre, impliquant un développement correspondant des armements destinés à le couvrir. » [15]
Quelle est la raison de ce phénomène ?
Il y a d’abord le comportement des politiciens. En campagne ou au pouvoir, ils cherchent à flatter les passions et les préjugés, et où en trouvent-ils davantage et plus aptes à servir que dans la politique internationale ? Ils comprennent vite qu’en se présentant comme les défenseurs de la patrie face au spectre d’une attaque ou d’une menace extérieure, ils rendent leur personne utile et par cela aimable. Et c’est pour cela qu’« en toute occasion, note Molinari, les politiciens affichent, sous prétexte de patriotisme, une raideur hostile dans leurs relations avec les puissances étrangères » [16] Cette attitude est dictée par leur propre intérêt : ils agissent ainsi pour conserver ou accroître leur pouvoir.
Cette classe d’hommes qu’on nomme les politiciens ont ici recourt à la persuasion ou à la ruse, car s’ils ont des forces certaines, ils n’ont cependant pas, face au peuple, l’avantage du nombre. Là encore s’explique l’absence de morale qu’on croit déceler en permanence au sommet d’un État. Molinari le remarque bien et en fournit la cause : « Quoique la classe des politiciens ne forme qu’une intime minorité, la puissante organisation des partis entre lesquels elle se partage et qui ont, malgré leur lutte pour la conquête du pouvoir, un intérêt commun, celui de grossir le budget dont ils vivent, cette classe, disons-nous, supplée à son petit nombre par son activité dénuée de scrupules. » [17] Elle s’écarte de la morale traditionnelle et se construit une morale à son usage, non pour le plaisir de berner l’électeur, mais pour défendre ses intérêts : conserver et accroître son pouvoir ; conserver et accroître la somme financière qu’elle a pour mission de gérer, etc.
La persistance de l’état de guerre dans des sociétés qui ne peuvent grandir que dans la paix, s’explique donc en grande partie par ce fait trop peu compris que « dans tous ces États, quelle que soit la forme de leur gouvernement, monarchie absolue, constitutionnelle ou république, la direction des affaires publiques demeure entre les mains d’une classe intéressée à la persistance de l’état de guerre et de l’énorme et coûteux appareil de destruction qu’il nécessite ». [18] Or, en reconnaissant que les gouvernements sont intéressés au maintien de l’état de guerre, on ne peut plus supposer qu’ils accepteront volontiers, et sans qu’on les force, l’entrée dans une période de paix durable. Il en va de leur intérêt, presque de leur survie, qu’il en soit autrement. En cela, Molinari se montre perplexe face aux propositions qui visent à convaincre l’État de pacifier ses relations internationales : cela ne peut pas fonctionner, car l’État vit de la guerre et grandit par la guerre. Il écrit : « On ne peut s’attendre à ce que la classe intéressée d’une manière immédiate, sinon permanente, à la conservation et à la perpétuité de l’état de guerre, consente à accepter de plein gré des progrès qui portent atteinte à ses moyens d’existence. » [19]
Face aux gouvernements, force est de constater que la puissance de résistance des populations est resté encore trop faible pour assurer le maintien de la paix. Molinari remarque qu’à son époque, les peuples n’ont pas encore obtenu d’influence suffisante, et cela malgré le développement du régime démocratique, la liberté plus ou moins complète de la presse, et l’instruction croissante des masses. « Malgré le développement des institutions constitutionnelles et l’accroissement de l’influence de l’opinion publique jusque dans les pays les moins libres, écrit-il, le pouvoir exorbitant de déchaîner le fléau de la guerre n’a pas cessé d’être concentré en un très petit nombre de mains. Ceux qui détiennent ce pouvoir ont beau appartenir à l’élite raisonnable des nations, ils ont leurs passions comme le commun des hommes ; les plus puissants d’entre eux sont des chefs d’armée en même temps que des chefs de peuple, ils portent l’uniforme de préférence au costume civil et vivent dans un milieu où l’esprit et les intérêts militaires conservent une large part d’influence. » [20] Tout l’enjeu revient donc pour les amis de la paix soit à retirer des gouvernements le pouvoir de faire la guerre comme bon leur semble, soit à donner aux peuples les moyens de maintenir la paix.
L’affaire semblerait, en apparence, assez simple, puisque s’il en va de l’intérêt personnel des gouvernements de désirer, quoique secrètement, l’état de guerre, il en va aussi de l’intérêt personnel des masses de désirer la paix. En effet, tout individu qui réclame à son travail les moyens de subvenir a besoin de la paix, en ce qu’elle offre la sécurité mais aussi le développement de l’échange et donc l’écoulement des produits de son travail. L’intérêt seul, néanmoins, semble ne pas suffire. Il faut éclairer l’opinion publique pour lui permettre de mieux comprendre cet intérêt et la rendre ainsi inflexible face aux sophismes des gouvernants qui entendraient la convaincre de la nécessité d’un état de guerre :
« Si donc les multitudes qui supportent le poids écrasant de la vieille machinerie de l’état de guerre veulent en obtenir la réforme, il faut d’abord qu’elles aient conscience des maux et des charges qu’elle leur inflige et qu’elles sachent les rattacher à leur véritable cause, ensuite qu’elles acquièrent une puissance d’opinion capable de surmonter toutes les résistances. C’est pourquoi cette réforme sera peut-être attendue longtemps encore, mais elle n’en est pas moins inévitable, car la paix est la condition nécessaire d’existence des sociétés présentes et futures comme la guerre était celle des sociétés du passé. » [21]
La tâche semble difficile, et le succès lointain. Il l’est d’autant, selon Molinari, que le développement du socialisme et de l’interventionnisme dans la plupart des pays civilisés a fait évoluer le rapport numérique qui existe entre les personnes qui vivent de leur travail, et ceux qui vivent de l’impôt.
Citons les mots de l’économiste belge :
« Le développement extraordinaire de la production depuis un siècle a déterminé un accroissement correspondant de la population qui vit du produit de ses capitaux et de son travail. Mais si cette population, qui est appelée à supporter, de génération en génération, le fardeau de la guerre, s’est considérablement accrue, on peut en dire autant de celle des fonctionnaires militaires et civils, à laquelle la guerre n’inflige aucun dommage et procure au contraire un supplément de profits, de pouvoir et d’influence. On ne saurait affirmer que la proportion qui existait sous l’Ancien régime entre ces deux catégories sociales se soit sensiblement modifiée. Si elle a subi un changement, c’est plutôt à l’avantage de la population qui vit du budget que de celle qui l’alimente. » [22]
Au surplus, certains freins qui, dans la théorie, peuvent permettre de modérer voire d’éliminer le risque de conflit armé, s’avèrent inopérants dans la pratique. C’est le cas du problème des dépenses de guerre : l’état de guerre implique de lourds impôts, qui grèvent l’économie en forçant les producteurs à payer un lourd tribut pour mener les batailles. Molinari voit d’ailleurs dans ces dépenses militaires croissantes la cause principale du ralentissement économique subi à son époque. [23] Seulement, force est de constater que la situation financière piteuse des États guerriers et l’accroissement régulier des charges fiscales qu’ils imposent à leur peuple ne suffit pas pour éteindre les intérêts belliqueux et reconduire ces nations sur le chemin de la paix. Le monopole de l’État sur la production monétaire ainsi que le développement des institutions de crédit sont à trouver parmi les causes principales de cet état de fait. Ainsi que le note Molinari, « la guerre trouve aujourd’hui, dans le développement des institutions de crédit et dans le régime monétaire des peuples civilisés, des ressources extraordinaires et toujours prêtes qui lui faisaient défaut autrefois. Avant de s’engager dans l’aventure d’une guerre, les souverains du passé étaient obligés d’accumuler non sans peine un « trésor » et de demander à leurs sujets un supplément de subsides ; ils ne pouvaient que rarement et à des conditions onéreuses recourir à l’emprunt. Il n’en est plus ainsi à présent. » [24] Il existe également une autre raison, plus générale, c’est que, de toute manière, les préoccupations économiques, dans ces questions, semblent importer peu, et l’expérience démontre que les charges financières éventuelles qu’une guerre peut ajouter à celles que la nation supporte déjà n’exercent qu’une faible influence sur les décisions de son gouvernement.
Dans son analyse de la paix et de la guerre entre les nations, Gustave de Molinari est ainsi conduit à repousser comme inopérantes ou insuffisantes plusieurs solutions théoriquement séduisantes : convaincre les gouvernements de désarmer (tel n’est pas leur intérêt) ; attendre des institutions démocratiques qu’elles provoquent d’elles-mêmes la paix (mais les peuples sont encore trop peu au fait de l’intérêt qu’ils ont à la conservation de la paix) ; s’attendre à ce que les charges financières de la guerre impactent à ce point les finances publiques que les gouvernements tâchent de rester en paix (le crédit et la monnaie publique solutionnent le problème, qui en outre ne préoccupe pas beaucoup les gouvernements). Reste donc à trouver une solution praticable, utilisable, efficace. Cette solution, Molinari la trouve dans des institutions internationales favorisant la paix entre les nations, institutions qui ne sont pas sans rappeler la Société des Nations ou l’Organisation des Nations Unies, qui verront le jour au siècle suivant.
3/ Les institutions de la paix des nations
Dans les années 1860, Gustave de Molinari s’est lancé dans la promotion de son idée d’institution pour la paix, dans des articles publiés dans le Times ainsi que dans son propre journal, l’Économiste belge. Cette institution aurait pour but de constituer, à côté des forces belliqueuses, une force collective pacifique, amenée à prononcer un verdict sur les différends entre les nations et à constituer, le cas échéant, un rempart militaire contre une nation offensive. Face aux alliances militaires, la Triple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Empire Ottoman), et la Triple Entente (France, Angleterre, Russie), alors en formation, l’institution de conservation de la paix formerait une ligue des neutres, amenée à soutenir la lutte contre la première nation ou alliance qui prendrait l’initiative de rompre l’état de paix. Organisant un tribunal, jugeant des différends entre nation, l’association pacifique pourrait aussi solutionner les conflits avant qu’ils dégénèrent en guerres ouvertes.
La différence qui existe entre ce projet et ceux, innombrables, d’une institution pacifique, proposés par les partisans de la paix depuis le XVIe siècle, repose dans la mise à disposition de cette instance d’une force militaire purement défensive, qui puisse constituer un rempart contre les visées belliqueuses de certains peuples, et prévenir leurs menées guerrières en faisant peser sur elles un grand risque d’échec et de ruine. Pour Molinari, le fait qu’une telle institution, par ailleurs reconnue par l’opinion publique comme bienfaisante, aurait à sa disposition une puissance égale sinon supérieure aux plus grandes puissances militaires des nations civilisées, serait une garantie puissance pour le maintien de l’état de paix. « S’il était bien avéré, écrit-il, qu’aucun État, si puissant qu’il soit, ne peut plus troubler la paix sans s’exposer à avoir affaire à une force supérieure à la sienne, qu’arriverait-il ? Il se produirait alors dans l’Europe moderne le même phénomène qui s’est produit à la fin du Moyen âge au sein des États où le souverain est devenu assez fort pour contraindre les seigneurs à observer la paix : les plus puissants et les plus ambitieux ont désarmé, après avoir éprouvé à leurs dépens qu’ils ne pouvaient désormais troubler la paix sans s’exposer à un rude et inévitable châtiment. Chacun se trouvant protégé par une puissance supérieure à celle des plus puissants, les propriétaires de châteaux forts ont comblé leurs fossés pour y semer du blé et les villes se sont débarrassées des enceintes fortifiées dans lesquelles elles étouffaient ou les ont transformées en promenades. De même, les puissances actuellement les plus agressives finiraient par désarmer si, chaque fois qu’elles emploieraient leurs armements à menacer la paix, elles rencontraient des armements plus forts employés
à la défendre. » [25]
Derrière cette armée d’une ligue internationale, nous voyons bien entendu les prémisses de ce qui est devenu les casques bleus, sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies, créée en 1945. Si les modalités sont différentes, l’intention, elle, est la même — nous y reviendrons dans la partie suivante.
Qu’il nous soit permis pour l’instant d’insister sur cette différence d’appréciation entre Molinari et plusieurs de ses amis pacifistes, comme Frédéric Passy, au sujet d’une instance internationale de garantie de la paix. Frédéric Passy avait fondé en 1867 la Ligue internationale et permanente de la Paix, cherchant à instaurer puis maintenir un état de paix de par une propagande pacifiste et une instance de résolution des conflits, dénuée de toute force militaire. Molinari reproche à ces pacifistes leur insistance déplacée sur le côté philanthropique et moral de la question. Il est faux, dit-il, que la guerre ait été toujours injuste, néfaste et immorale, et soutenir cette position discrédite le pacifisme en général. [26] Ensuite, une instance internationale dénuée du pouvoir de contraindre serait sans effet, sans utilité. « L’auteur, dit-il en parlant de lui-même dans Grandeur et décadence de la guerre, tout en rendant hommage à leur généreuse propagande, se sépare d’eux sur ce point. Il ne croit pas que la force morale suffise pour établir la paix entre les États, pas plus qu’elle ne suffit pour la faire régner entre les individus ; il est d’avis, en un mot, que la justice, pour être obéie, a besoin d’être appuyée sur la force. » [27] Cela signifie que la politique ou plutôt le principe de la non-intervention n’est pas dans tous les cas la base la plus solide pour établir la paix du monde. Même alliée à un tribunal international de résolution des conflits, cette logique est stérile car sa seule force réside dans l’opinion publique. Le problème, selon Molinari, est que « la force morale est certainement très respectable, mais elle n’est respectée qu’à la condition de s’appuyer par une force matérielle suffisante. » [28] Sans une telle force, les résolutions d’une instance internationale resteraient lettre morte.
4/ Les prophéties de Molinari
Nous qui, venant après Molinari, connaissons l’histoire du XXe siècle, devons être frappés par la pertinence de ses propos sur l’organisation d’une force internationale permettant de maintenir la paix. On peut dire que toute la première moitié de ce siècle a été marqué par cette question centrale : comment organiser les nations pour maintenir la paix ? Nous verrons un peu plus loin que, par leur esprit, les deux réalisations successives que furent la Société des Nations et l’Organisation des Nations Unies, font parfaitement écho, l’une aux réserves, l’autre aux recommandations de Molinari.
Mais il apparaît important, avant tout, puisque cette dernière partie s’intéresse aux prédictions de Gustave de Molinari, de voir dans quels termes, vingt ans avant son déclenchement, cet économiste belge avait parfaitement anticipé non seulement la Première Guerre mondiale, mais le désastre global qu’elle amènerait.
Molinari a développé dans ses écrits, dont Grandeur et décadence de la guerre, une compréhension parfaite de la situation tendue des nations européennes à l’abord du XXe siècle, la caractérisant comme une poudrière, et signalant le désir ardent de guerre partagé par de nombreux gouvernements.
L’inquiétude de Molinari est d’abord fondée sur la double présence d’armements considérables et de vieilles rancœurs entre les nations européennes. Tout cela concourt à former une situation des plus tendues. Il écrit :
« L’Europe est actuellement partagée entre six grandes puissances, dont aucune n’est séparée d’une rivale, et chez la plupart desquelles les intérêts attachés à la conservation de l’état de guerre l’emportent en influence sinon en volume sur les intérêts pacifiques. Comment le contact immédiat d’intérêts belliqueux n’aurait-il pas élevé le risque de guerre et déterminé l’accroissement de l’appareil d’assurance nécessaire pour le couvrir ? Chaque fois qu’une de ces grandes puissances a développé ou perfectionné ses armements, les autres se sont crues obligées de suivre son exemple. Chaque fois encore qu’une guerre a éclaté, en aggravant le risque de nouvelles ruptures de la paix par les passions haineuses et les désirs de revendication ou de revanche qu’il est dans la nature de la guerre de susciter, l’appareil d’assurance de ce risque a été renforcé. Les choses en sont venues au point, depuis que la guerre franco-allemande en a élevé le taux au maximum, que les armements ont fini par être portés aussi au maximum que comportent les ressources de chaque puissance, en personnel et en matériel, et les possibilités de l’impôt. Les petits États, même ceux que leur neutralité semblait devoir protéger, ont cru, non sans raison peut-être, qu’ils ne pouvaient se dispenser d’imiter les grands. C’est ainsi que l’Europe est devenue une vaste place de guerre, hérissée de fortifications formidables, et qu’elle tient sur pied, en temps de paix, des armées dix fois plus nombreuses que celles qui suffisaient jadis à la préserver des invasions des Barbares. »
« … Déjà il y a six ans, lorsque je vous adressais ma première lettre, les effectifs militaires qu’elle maintenait sur pied s’élevaient à 3 860 000 hommes, et ils pouvaient être portés, en temps de guerre à 12 433 000. L’entretien de ces effectifs, sans compter les frais de construction des forteresses et de la réfection périodique du matériel, nécessités par le perfectionnement continu des instruments d’attaque et des appareils de défense, absorbaient annuellement une somme de 4 600 millions. Les revenus ordinaires des États n’y pouvant suffire, de 1870 à 1887 les dettes des nations européennes se sont élevées, sous l’influence de cette cause, de 73 milliards de francs à 113.
Effectifs, dépenses et dettes se sont encore accrus depuis cette époque. » [29]
La situation offrait donc au pacifiste qu’était Molinari une sombre perspective. Or, convaincu que les freins possibles aux attitudes belliqueuses étaient en l’espèce inopérants, et qu’aucun organisme international n’était à même d’intervenir pour résoudre un quelconque conflit, toute friction, aussi minime soit elle, pourrait engager le continent dans une lutte armée, ainsi que cela arriva finalement en 1914 avec l’attentat de Sarajevo. Avec une perspicacité remarquable, Molinari anticipe ce phénomène :
« Dans une telle situation, ne peut-on pas dire que l’Europe n’est pas seulement un camp, qu’elle est un magasin à poudre que le frottement d’une allumette peut faire sauter ? Je sais bien que la perspective d’un si effroyable désastre est de nature à engager les gardiens du magasin à surveiller leurs allumettes. Mais il y a des accidents qui déjouent toutes les précautions de la sagesse humaine. Quel que soit le désir de conserver la paix qui anime, d’un côté, la France et la Russie, d’un autre côté, la Triple Alliance, un incident imprévu peut survenir qui réveille les passions belliqueuses, maintenant assoupies, et provoque une guerre que les énormes effectifs en présence et la puissance plus énorme encore des instruments de destruction perfectionnés rendront la plus cruelle et la plus désastreuse de toutes celles qui ont affligé l’humanité. » [30]
Voilà la catastrophe qu’il s’agissait de prévenir, et au plus vite, car on ne pouvait attendre que l’Europe s’embrase à la moindre colère d’un gouvernement ou la moindre querelle de territoire. Cela d’autant que, contrairement à certains de ses amis pacifistes, Molinari, comme nous l’avons vu, n’est pas convaincu de l’efficacité des limites morales ou économiques. « Sans doute, écrit-il, les souverains et les hommes d’État de la Double et de la Triple Alliance n’ignorent pas à quelle lourde responsabilité ils s’exposeraient en engageant une lutte qui mettrait aux prises des millions d’hommes et causerait une perturbation désastreuse dans l’ensemble de la communauté des peuples civilisés dont les intérêts sont, maintenant plus que jamais, solidarisés par les liens multiples de l’échange des produits et du prêt des capitaux ; mais qui peut répondre de la sagesse humaine ? » [31] Et en effet, ses collègues pacifistes se trompaient quand ils considéraient qu’on pourrait endiguer les rancunes nationales par des préoccupations financières ou morales. « Malheureusement, anticipe bien Molinari qui voyait clair dans l’histoire, l’expérience nous apprend que la guerre n’engendre pas la paix, mais la guerre. Toute lutte entre deux nations contient, quelle qu’en soit l’issue, le germe d’une guerre future. Ce germe grandit pendant la trêve que l’épuisement de leurs forces et de leurs ressources a imposée aux adversaires ; il se développe et porte tôt ou tard ses fruits empoisonnés. » [32] Or les cicatrices de la guerre de 1870 n’étaient pas fermées, loin s’en faut.
Tout concourt donc, pour Molinari, à faire aboutir l’inextricable poudrière européenne à une guerre ouverte plus destructive que jamais. « Qu’une guerre mette aux prises les puissances qui font partie de la Double et de la Triple Alliance, prédit-il, les neutres en subiront dans le monde entier le contrecoup et les dommages. C’est par milliards que se compteront les pertes causées par l’interruption de leur commerce et la baisse de leurs valeurs, et par millions les entrepreneurs, les employés et les ouvriers que la crise de guerre privera de leurs moyens d’existence. » [33]
L’enjeu est donc des plus considérables autour de la constitution d’une organisation internationale de maintien de la paix. Le temps presse et la solution est à trouver maintenant, faute de connaître le chaos. « Cet accord pour maintenir un état de paix commandé par l’intérêt général et conforme aux vœux de l’immense majorité des populations réputées les plus belliqueuses, cet accord que le développement croissant des relations internationales rend de plus en plus nécessaire, n’y a-t-il pas lieu de le réaliser avant qu’une guerre, qui s’annonce comme plus sanglante et destructive qu’aucune des guerres précédentes, vienne à éclater ? » [34] Cette question rhétorique une fois posée, Molinari souligne avec dépit que le plus probable est qu’on ne sentira pas le danger, que les gouvernements, inconscients, se jetteront d’abord dans la guerre, et que l’expérience d’un conflit terrible, plus terrible que jamais dans l’histoire de l’humanité, les forcera ensuite à considérer cette idée de créer un organisme de garantie de la paix. Les mots de Molinari méritent d’être cités :
« Si l’on examine et si l’on compare la puissance de la classe immédiatement intéressée au maintien de l’état de guerre et au coûteux appareil qu’il nécessite, à celle des classes bien autrement nombreuses mais politiquement moins influentes qui sont intéressées à la conservation de la paix et au désarmement, on demeure malheureusement convaincu que ce sera seulement à la suite des effroyables désastres d’une nouvelle et grande guerre que les intérêts pacifiques pourront prendre le dessus et exiger des gouvernements la création d’un organisme de la paix. » [35]
Et effectivement la Société des Nations émergera en 1919, sur les cendres du premier conflit mondial, électrochoc pour tous les gouvernements du monde.
Cependant, la perspicacité de Molinari va encore au-delà du fait de réclamer une Société des Nations et de prédire sa naissance après un conflit prévu lu aussi. Dans sa critique des pacifistes de son temps, il met le doigt, déjà, sur ce qui sera l’échec de la Société des Nations : l’absence du pouvoir de contraindre : « Ce régime de paix, écrit-il bien, serait-il possible de l’instituer en se bornant, comme le veut l’International arbitration and peace association, à créer un tribunal pour vider les différends des États sans mettre à la disposition de ce tribunal la force nécessaire pour faire exécuter ses verdicts ? » [36] Pour Molinari, cette solution serait insuffisante, et ne permettrait pas de prévenir ce grand conflit mondial qu’il prévoit pour le début du XXe siècle. Après avoir esquissé le tableau terrible de cette guerre européenne à venir, il note :
« Voilà la catastrophe qu’il s’agirait de prévenir. Mais à quels moyens préventifs pourrait-on recourir ? Serait-ce au procédé de l’arbitrage que préconisent avec ardeur mes vaillants amis des sociétés de la paix ? Sans contester l’efficacité de ce procédé dans certains cas, il est permis de douter que des grandes puissances armées jusqu’aux dents et qui ont ou croient avoir de vieux comptes à régler, consentent, dans un moment d’excitation, à ajourner ces vieux comptes et à soumettre leur différend à un arbitre. Si les juges n’avaient point de policemen à leur service, réussiraient-ils facilement à faire exécuter leurs sentences et à maintenir la paix dans l’intérieur des États ? N’en déplaise aux amis de la paix, une justice sans policemen ne me paraît pas beaucoup plus efficace au dehors. » [37]
Malheureusement, non seulement il aura fallu une première guerre mondiale pour faire naître la Société des Nations, encore imparfaite, et dont Molinari avait anticipé les manquements avant même sa création, mais il aura encore fallu une seconde guerre mondiale, plus terrible, plus atroce que la première, si du moins ces choses peuvent être mesurées, pour que l’institution internationale de maintien de la paix dispose enfin, avec les casques bleus, d’un pouvoir d’intervention défensive pour sécuriser la paix. Gustave de Molinari, mort en 1912, n’aura vu ni la première ni la seconde de ces catastrophes : peut-être en a-t-il mieux valu ; son cœur aurait saigné à ce spectacle, et l’effusion de sang était bien suffisante d’elle-même.
Benoît Malbranque
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[1] Parmi ces écrits se rapportant au sujet, voir notamment ses articles « Guerre », « Nations », et « Paix » dans le Dictionnaire de l’économie politique (1852-1854) ; son étude sur L’Abbé de Saint-Pierre, membre exclu de l’Académie française. Sa vie et ses œuvres (1857) ; son Projet d’association pour l’établissement d’une ligue des neutres (1887), ainsi que Grandeur et décadence de la guerre (1898).
[2] Edmund Silberner, La guerre et la paix dans l’histoire des doctrines économiques, Paris, Sirey, 1957, p.92
[3] Gérard Minart, Gustave de Molinari (1819-1912) : pour un gouvernement à bon marché dans un milieu libre, éditions Charles Coquelin, 2012, p.369
[4] Gustave de Molinari, Études économiques, Paris, 1846, p.25
[5] Paix et liberté ou le budget républicain, in Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, rééd. Institut Coppet, 2015, tome 5, p.419
[6] Sur le pacifisme de l’école libérale d’économie politique, je renvoie à ma brochure La question de la paix dans l’économie politique française, Institut Coppet, 2015.
[7] Gustave de Molinari, L’Abbé de Saint-Pierre, membre exclu de l’Académie française. Sa vie et ses œuvres, Paris, 1857, p.37
[8] Journal des économistes, 15 septembre 1849, p.172-173.
[9] Journal des économistes, année 1851, p.182.
[10] Grandeur et décadence de la guerre [par la suite : GDG], p.157
[11] GDG, p.1
[12] GDG, p.5
[13] GDG, p.59
[14] GDG, p.212 ; c’est Molinari qui souligne.
[15] GDG, p.227
[16] GDG, p.98
[17] GDG, p.132
[18] GDG, p.133 Gustave de Molinari a répété cette idée dans un grand nombre d’ouvrages. « Seuls les membres du personnel gouvernemental et administratif et de la hiérarchie des militaires de carrière tirent profit d’une guerre victorieuse. » (Comment se résoudra la question sociale, 1896, p.128) La guerre n’agit qu’en faveur « des intérêts des classes qui fournissent le personnel rétribué des armées, pour lequel la guerre est une source de profits et d’honneurs, au sein desquelles se recrute aussi le personnel gouvernant dont les moyens d’existence sont assurés en temps de guerre comme en temps de paix, et à qui une guerre heureuse procure une augmentation de puissance avec une extension de débouchés. » (La morale économique, 1888, p.349)
[19] GDG, p.159
[20] GDG, p.242
[21] GDG, p.159
[22] GDG, p.122
[23] GDG, p.232
[24] GDG, p.120
[25] GDG, p. 224
[26] « L’anathème, explique-t-il, dans lequel la philanthropie pacifique enveloppe indistinctement les guerres utiles et morales des périodes précédentes de la vie de l’humanité et les guerres nuisibles et immorales de la période actuelle, jette du discrédit sur ses prédications. » (La Morale économique, op.cit., p.350.)
[27] GDG, p.208
[28] GDG, p.230
[29] GDG, p.116 ; p.237
[30] GDG, p.237
[31] GDG, p.242
[32] GDG, p.215
[33] GDG, p.150
[34] GDG, p.220
[35] GDG, p.153
[36] GDG, p.216
[37] GDG, p.238
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