Turgot, un prophète de la monarchie. La liberté du travail. Par Georges Renaud

Après avoir évoqué Vauban, économiste proscrit du début du XVIIIe siècle, Georges Renaud étudie un second « martyr », un second « prophète de la monarchie » : Turgot. Il s’intéresse plus particulièrement aux réformes de Turgot concernant la liberté du travail : là est la clé, selon G. Renaud, de l’oeuvre du ministre de Louis XVI et le point central de l’héritage qu’il nous a transmis.


Les prophètes de la monarchie :
L’économie politique et ses premiers martyrs
(Paris, Guillaumin, 1870)

II. Turgot et la liberté du travail [1]

Telle est notre destinée : cultiver et garder la terre, y étendre notre industrie, l’appliquer à nos besoins et à nos plaisirs. Telle est notre tâche depuis le commencement du monde ; et c’est ainsi que, les besoins croissant par la multiplication de notre race, notre génie progressif a trouvé de nouvelles ressources avec de nouveaux obstacles…. Notre Eden aujourd’hui est notre planète… Portons notre cœur dans la vie sociale ; portons notre cœur dans la vie publique… Aimons le droit et la justice, aimons notre pays avec cette exaltation qui produit toutes les grandes actions, qui enfante tous les héroïsmes. — Le P. HYACINTHE (Discours prononcé en 1869 à la Société française de bienfaisance de New-York sur le « Gouvernement de la vie »).

Messieurs

Nous oublions, dit le bonhomme Richard, que le renard qui dort ne prend point de poules, et que nous aurons assez de temps à dormir quand nous serons dans la tombe. — Et, continue-t-il, la paresse va si lentement que la pauvreté l’a bientôt attrapée. C’est ainsi qu’en riant Franklin, dans l’un de ces opuscules à jamais populaires, nous rappelle que l’homme est condamné par naissance au travail. Le travail le préserve de la mort ; il est la loi de son existence, et vous me permettrez d’ajouter qu’il en est aussi le bonheur.

L’homme naît avec des besoins, besoins matériels, besoins intellectuels, besoins moraux, besoins religieux. Ces besoins sont plus ou moins nombreux, suivant que l’homme est plus ou moins civilisé. Ils s’améliorent, ils se polissent, ils grandissent au fur et à mesure que le degré de civilisation grandit lui-même. Le travail est le moyen de leur donner satisfaction ; il est aussi le moyen de les adoucir et de les élever.

Mais ces besoins, c’est Dieu qui les a imposés à l’homme en le créant. Celui-ci doit donc incontestablement pouvoir recourir aux moyens propres à les satisfaire. Ce pouvoir émane directement de Dieu. L’homme a donc droit au travail, c’est-à-dire qu’on ne peut, au point de vue du droit naturel, gêner ni entraver le travail, sous quelque forme qu’il se présente, qu’on ne peut en aucune façon apporter d’obstacles à la faculté qu’a chacun d’utiliser ses aptitudes suivant le sens dans lequel elles sont dirigées. L’homme a droit au travail en naissant, c’est-à-dire que le travail doit être accessible à tous, et, par suite, qu’il doit être libre.

C’est ce que Turgot proclamait, par la bouche de Louis XVI, dans l’édit immortel de 1776 :

« Dieu, dit-il, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. »

Ceci nous semble tout simple. Mais, savez-vous, messieurs, que c’étaient là des paroles bien hardies, pour un temps où l’on osait avancer que « le droit de travailler était un droit royal » ; pour un temps où l’on affirmait « que le prince pouvait vendre et que les sujets devaient acheter » ; pour un temps où tout était faveur, où tout était privilège, où tout était monopole ; pour un temps où l’on foulait aux pieds les droits les plus sacrés de la personnalité humaine : où un grand faisait, par lettre de cachet, précipiter un pauvre diable dans les cachots de la Bastille. Un pareil état de choses ne pouvait durer, ou, s’il eût duré, il eût étouffé le pays tout entier dans ses glaciales étreintes : s’il eût duré, il eût anéanti la puissance de la France, et aujourd’hui nous serions rayés du nombre des grandes nations. Gloire donc, messieurs, à celui qui, le premier, a eu le noble courage, non pas seulement de défendre et de proclamer les droits de l’homme avec la plume, mais qui a eu le courage bien supérieur de lutter contre l’indécision d’un monarque faible, contre les résistances d’une administration arriérée, contre les intrigues des privilégiés et des nobles.

Nous venons de voir que le droit de travailler était la conséquence même de la faiblesse de l’homme et de sa constitution physique. Voyons maintenant s’il n’est pas aussi la conséquence de sa constitution morale.

On démontre en philosophie que l’homme est un être libre. Ceci paraît être de la dernière évidence. Cependant les matérialistes nient le fait. Laissons-les nier en toute liberté, et, au contraire de certains cardinaux, demandons pour eux la liberté de discussion la plus absolue. Le spiritualisme est assez fort et doit avoir assez de confiance dans ses doctrines pour ne rien redouter d’un combat à armes égales.

Je dis donc que l’homme est un être libre. Il n’y a pas une seule autorité philosophique qui n’affirme le fait. Moi, économiste, je puis donc accepter ce fait comme suffisamment démontré.

Mais, pour que l’homme soit un être réellement libre, il faut qu’il dispose librement des moyens d’exercer et d’assurer cette liberté ; il faut, pour cela, qu’il ait la possession pleine et entière de ses facultés intellectuelles et morales. L’idée de la liberté humaine nous conduit à l’idée de l’inviolabilité de la personne humaine et à celle de la liberté individuelle.

Si l’homme a le droit d’entière possession de ses facultés, il jouit évidemment de la liberté de les employer comme bon lui semble sous sa responsabilité ; il jouit aussi du droit de recueillir les fruits de cette activité de ses facultés, sinon la possession de ces facultés ne serait qu’une apparence, et la liberté de les diriger une illusion.

Nous sommes amenés à conclure du principe de la liberté humaine celui de la liberté du travail sous ses deux faces, c’est-à-dire au point de vue de la faculté d’agir et au point de vue de la faculté de recueillir les fruits de cette action, que cette action se traduise par l’obtention d’un produit matériel ou par celle d’un produit immatériel. Ainsi, nous sommes conduits par le raisonnement philosophique comme par le raisonnement économique, en partant de l’observation des besoins de l’homme comme en partant de celle de sa liberté morale, à affirmer que chacun a le droit de travailler, que chacun est propriétaire des fruits de son travail, et enfin, dernière conséquence, que tout obstacle apporté à cette liberté et à cette propriété, si faible qu’il soit, est un attentat contre Dieu même, qui a donné la liberté à l’homme en naissant.

Une fois la liberté de travail assurée, c’est à l’homme d’user de son libre arbitre pour tirer de ses propres facultés le meilleur parti possible. Mais alors le rôle de l’État se simplifie. La société, qu’il représente, ne doit point avoir d’autre préoccupation que de veiller à ce que les droits de chacun soient respectés, à ce que personne n’empiète sur les droits d’autrui. En un mot, il doit faire en sorte que la liberté du travail ne soit jamais entravée ni troublée, qu’elle puisse s’exercer entièrement, que les profits en soient assurés aux propriétaires naturels. Autrement dit, les devoirs de l’État sont de deux sortes :

Si la liberté du travail existe en réalité, maintenir la sécurité, c’est-à-dire la garantie de la justice, de la propriété, de l’ordre et de la liberté, l’État ne doit point faire autre chose.

Si, au contraire, des causes politiques ou religieuses, si l’ignorance des gouvernements, si les préjugés passés dans les mœurs ont fait établir dans les temps antérieurs des entraves à la liberté du travail, oh ! alors, il faut que l’État intervienne constamment en vue de supprimer ces entraves, ou plutôt il faut qu’il abandonne le terrain peu à peu, sans bruit et sans violence. Son rôle est de se retirer, de s’effacer et d’agir sur l’opinion publique de manière à pouvoir effectuer sa retraite avec tranquillité et sans obstacle. Le seul point, sur lequel il doive se montrer très ferme, est celui de l’observation de la justice. C’est ce que l’illustre M. Cousin exposait en 1846 dans un mémoire sur Adam Smith :

« L’ordre naturel de la société humaine consiste à y faire régner la loi qui convient à la nature des êtres dont cette société est formée ; ces êtres étant libres, leur loi la plus naturelle est le maintien de leur liberté : c’est là ce qu’on appelle la justice. Il y a dans le cœur de l’homme, il peut donc et il doit intervenir dans la société d’autres lois encore ; mais nulle qui soit contraire à celle-là : L’État est avant tout la justice organisée, et sa fonction première, son devoir le plus étroit, est d’assurer la liberté. »

Ce principe de la liberté du travail, personne ne le conteste à présent. Posé pour la première fois d’une manière officielle dans les considérants de l’édit de Turgot de 1776, consacré par l’Assemblée nationale dans la déclaration des droits de l’homme, la nuit du 4 août 1789, inscrit en tête de la Constitution de 1791, et adopté par les diverses constitutions qui se sont succédé depuis, il semble accepté par tout le monde, au moins en principe. Nous examinerons s’il en est de même en fait.

En ce moment, messieurs, le vent de la liberté souffle d’une extrémité de l’Europe à l’autre, et il faut qu’il ait une bien grande force pour avoir remué de fond en comble en si peu de temps la catholique Autriche et obligé même La Hautesse de Constantinople à se laisser caresser la barbe par ce bienfaisant aquilon. Il faut tout dire à la vérité. Si Sa Hautesse s’est décidée, c’est qu’Elle avait peur de voir ce même aquilon écorner son croissant.

De nos jours, tout le monde a soif de liberté. Ma foi, on a raison. C’est une bonne chose que la liberté. Seulement, quand on invoque un principe, il faut en accepter toutes les conséquences, sinon on justifierait ce cri échappé à Turgot dans l’un de ses discours en Sorbonne : « Liberté ! … Les hommes ne sont peut-être pas dignes de toi. » Vous demandez la liberté ; soit, ayons-la, mais ayons-la tout entière. Or, est-ce comme cela que la plupart des hommes entendent la liberté ? Malheureusement non ; on la demande pour soi, et jamais pour les autres. Les cléricaux veulent la liberté d’enseigner et de prêcher pour eux, mais pour eux seuls ; les matérialistes, par réciproque, ne la demandent également que pour eux seuls, tout prêts, d’après le ton de leurs propres journaux, à proscrire les spiritualistes comme des hommes dangereux. Il en est de même des socialistes, des communistes, etc. Les fabricants de fer au bois acceptent la liberté pour eux-mêmes, mais ils la refusent aux fabricants de fer à la houille, ils la refusent aux constructeurs de machines, ils la refusent aux entrepreneurs de chemins de fer. Quant au consommateur, il n’en est pas plus question que s’il n’avait jamais existé. Pour les producteurs de fer au bois, comme pour les cléricaux, le consommateur n’est qu’un mythe. Ce ne sont que des égoïstes distinguant à peu près leurs intérêts particuliers, mais oubliant une chose, une seule chose, une bien petite chose : l’intérêt général, résultante des intérêts individuels.

En restreignant la liberté du travail de semblable façon, on est parvenu, de saint Louis à Turgot, à la supprimer complètement, et on eût pu craindre de notre temps le retour du régime que nos pères ont renversé au prix de leur sang, si l’ensemble des lois économiques promulguées depuis 1853 n’était venu rompre avec le passé et rendre un nouvel élan à la production. Sans doute, l’œuvre est loin d’être terminée, mais elle est en bonne voie et elle permet de concevoir de grandes espérances dans un avenir peu éloigné.

L’application de ce principe peut être examinée à deux points de vue différents : à priori ou à posteriori ; à priori, si l’on étudie l’esprit de la législation à l’égard du droit de travailler ; à posteriori, en étudiant cette même législation dans son rapport avec la propriété des fruits du travail. Ces deux rapports peuvent être directs ou indirects, suivant que les principes sont directement affirmés ou niés par la loi ; ou suivant que, proclamés en principe, ils sont annihilés par les conséquences d’autres clauses n’agissant que par voie indirecte. Il est bien entendu que nous prenons l’idée de travail dans sa plus large acception, dans celle que Jean-Baptiste Say a introduite le premier dans la science. Nous entendons parler, non pas seulement du travail matériel, du travail physique, mais aussi du travail intellectuel. À ce titre, toutes les libertés politiques et religieuses font partie de ce magnifique ensemble des libertés du travail.

Les économistes contemporains ont cru, par prudence ou pour tout autre motif, devoir séparer la science économique de la politique et de la religion. N’ont-ils pas poussé le scrupule trop loin, et, en voulant protéger la science, ne l’ont ils pas amoindrie ? Ce fait est à craindre. Je disais ailleurs, il y a peu de temps, qu’incontestablement l’homme qui croit à quelque chose et l’homme qui ne croit à rien n’ont point la même ardeur au travail. La religion influe donc sur la production de la richesse. De même, en politique, l’absence de contrôle d’un gouvernement, l’étouffement de l’initiative individuelle, exercent une influence, soit sur la répartition et l’emploi de l’impôt, soit sur le sens politique et sur l’opinion publique du pays. Or l’opinion, quoi qu’on dise, est le thermomètre des hommes d’État, thermomètre qu’ils ont toujours soin, et avec raison, de laisser dépasser de quelques degrés le niveau auquel ils s’arrêtent eux-mêmes. C’est l’ensemble des opinions qui influe sur les événements politiques et, par suite, sur l’emploi et le taux des impôts. Mais nul ne doute que l’impôt n’agisse d’une manière très sensible sur la richesse. La science, qui s’occupe des lois de la formation, de la distribution et de la consommation des richesses, ne peut, sans faillir à sa mission, s’abstenir de porter ses investigations sur tout ce qui agit d’une manière quelconque sur la richesse. Elle le peut encore moins, depuis que J.-B. Say a introduit dans la science l’élément du travail et de la richesse immatériels.

Il semble, à entendre ce qui se dit partout, même dans l’intimité des familles, qu’il ne faut discuter ni la politique ni la religion. C’est une erreur, et une grave erreur, qui provient des malheureuses discordes religieuses et politiques qui ont ensanglanté notre pays dans les siècles passés. On a généralement l’air de comparer ceux qui abordent ces sujets-là à ces papillons qui tournent autour de la chandelle et finissent par s’y brûler. On est disposé à croire que, dès qu’on discute les questions de cet ordre, on va se prendre aux cheveux et s’assommer à coups de pierre ou à coups de poing. Ne peut-on donc défendre chacun respectivement ses opinions avec calme, bien qu’avec fermeté ? Ne peut-on donc user de sa propre liberté sans porter atteinte à la liberté des autres ? Je vous le disais bien tout à l’heure ; nous ne voulons la liberté que pour nous personnellement. Nous sommes intolérants, en politique comme en religion, comme en économie politique ; et cette intolérance provient le plus généralement de ce qu’au fond du cœur les membres de notre société n’ont qu’un profond mépris pour leurs semblables, au lieu d’y porter gravé le sentiment du respect et de l’estime de toutes les opinions et celui de l’amour du genre humain. Soyons tolérants et aimons la liberté, la vraie liberté, c’est-à-dire la liberté pour tous.

Nous réunirons donc l’économie politique, la politique et la religion, mais seulement dans les rapports qu’il y a entre elles.

Longtemps, messieurs, l’esprit public fut, ainsi que les mœurs, dominé par l’idée d’infériorité et de servitude attachée à l’exercice du travail. C’était en partant du principe d’infériorité que l’autorité s’arrogeait le droit de réglementer le travail. Tant qu’il y eut des esclaves et des serfs, cet état de choses demeura. Mais, le jour où le servage commença à disparaître, il se trouva sérieusement ébranlé.

En 1258, saint Louis voulut réformer les abus de la réglementation du travail. « Il fit, c’est Joinville qui parle, il fit abolir toutes les mauvaises coutumes dont le pauvre peuple était grevé auparavant ; et il fit enquérir par tout le pays là où il trouverait quelque grand sage homme qui fût bon justicier et qui punît étroitement les malfaiteurs, sans avoir égard au riche plus qu’au pauvre. Il lui en fut amené un qui s’appelait Étienne Boileau, auquel il donna l’office de prévôt de Paris, lequel depuis fit merveille de soi maintenir audit office. »

Cet Étienne Boileau écrivit vers 1260 le Livre des Arts et Métiers, l’un des monuments du règne de Saint-Louis. La première partie de ces registres contient cent titres correspondant chacun à un métier ; la seconde, divisée en trente-deux titres, renferme les règlements et tarifs des droits de péage sur les denrées et marchandises ; la dernière partie a trait à la police de la ville de Paris.

Voici de quelle utilité fut ce registre. Les agents du pouvoir avait seuls jusqu’alors réglementé le travail à Paris. Mais on en était arrivé à la longue à vendre la prévôté au lieu de laisser au roi le choix du magistrat. De sorte que ce n’était plus le roi ni ses agents qui surveillaient les corporations. Saint Louis réforma cet abus, et les agents nommés par le roi purent exercer efficacement cette surveillance, grâce au livre d’Étienne Boileau.

Les corporations avaient pris naissance dans le cours du Moyen âge. Elles avaient alors pour but de protéger le travail contre les envahissements et les déprédations des seigneurs et des évêques. D’abord ouvertes et accessibles à tous, elles devinrent à la longue des associations fermées et restreintes qui dominèrent le travail. On cite, par exemple, antérieurement à saint Louis, la corporation des nautes parisiaci ou marchands de l’eau, à qui appartenait la navigation de la Seine dès l’origine de Lutèce. Maîtresse des arrivages et des expéditions par la Seine, elle fit la loi au commerce parisien, attira à elle l’administration municipale, qui fut choisie, prévôt et échevins, parmi les chefs de la corporation. C’est là l’origine du vaisseau symbolique qui figure encore aujourd’hui dans les armoiries de la ville de Paris. Cette corporation avait absorbé toute espèce de commerce. Aux XIe et XIIe siècles seulement, elle se fractionna.

À la longue, les meilleures institutions dégénèrent quand on leur laisse occuper une trop large place sans créer en même temps quelque chose qui leur fasse équilibre. Établies en vue de défendre les faibles contre les forts à l’origine, elles ne tardèrent point à se transformer en monopoles et en privilèges : et comme, jusqu’en 1789, le pouvoir de nos souverains était entièrement personnel, il en résultait que ceux-ci abusaient de leur pouvoir à leur aise, comme cela se produit dans tout gouvernement sans contrôle. Ils avaient toujours besoin d’argent afin de payer les dettes qu’ils contractaient en vue de soutenir des guerres insensées. Ils finirent par conférer les privilèges à prix d’argent et même par en imaginer un si grand nombre et de si bizarres qu’il en résulta un empiétement réciproque. Cela même devint très embarrassant, car il était difficile de définir où commençait et où finissait le travail réservé à telle et telle corporation. Les fureurs guerrières de Louis XIV et des dépenses effrénées en châteaux et en jardins, qui nous ont valu les désastres de la Révolution, ont accru et multiplié à l’infini les corporations et les privilèges. « On créa, dit Voltaire, des charges ridicules, toujours achetées par ceux qui veulent se mettre à l’abri de la taille, car, l’impôt de taille étant avilissant en France et les hommes étant nés vains, l’appât qui les décharge de cette honte fait toujours des dupes ; et les gages considérables attachés à ces nouvelles charges invitent à les acheter dans des temps difficiles, parce qu’on ne fait pas réflexion qu’elles seront supprimées dans des temps moins fâcheux. Ainsi, en 1707, on inventa la dignité des conseillers du roi, rouleurs et courtiers de vin, et cela produisit 180 000 livres. On imagina des greffiers royaux, des subdélégués des intendants des provinces. On inventa des conseillers du roi contrôleurs aux empilements de bois, conseillers de police, des charges de barbiers-perruquiers, des contrôleurs-visiteurs de beurre frais, des essayeurs de beurre salé. Ces extravagances font rire aujourd’hui, mais alors elles faisaient pleurer. »

Oui, elles faisaient pleurer. Mais le grand roi s’en souciait peu, dans son orgueil et dans son despotisme. Elles faisaient pleurer le petit peuple au profit de quelques-uns. Elles le faisaient pleurer sous le prétexte d’enrichir le trésor : mais, en réalité, elles le faisaient pleurer en appauvrissant le fisc et en ruinant le pays. Oh ! que ces pleurs soient légers à la mémoire du souverain qui dépensa plus de 650 millions de francs pour le plaisir de se donner un château à Versailles ! Que ces pleurs soient légers au roi qui laissa en mourant la France chargée d’une dette de quatre milliards provenant entièrement de dépenses improductives ! Que ces pleurs lui soient légers, car c’est lui qui a ébranlé la société française et qui a entrouvert l’abîme où elle allait être bientôt précipitée et engloutie !

Plus les privilèges augmentaient et plus le fisc perdait de son revenu. De 1691 à 1709, on créa quarante mille offices, vendus au profit du trésor. C’était de l’argent pour le moment. Mais, comme ceux qui achetaient ces offices étaient exemptés de la taille, le revenu de l’État se trouvait d’autant diminué ; on mangeait le capital, et, par suite, on éteignait le revenu.

Voilà pour le fisc. Voyons si les travailleurs sont plus heureux. La corporation est devenue la limitation des maîtrises. « C’est, dit M. Frédéric Passy[2], le monopole assuré à ceux qui sont en place ; c’est la coalition permanente et légale des maîtres contre les ouvriers et le public consommateur : c’est l’exclusion de quiconque déplaît, et l’impuissance pour quiconque réclame. »

Que de querelles à la fois ruineuses et ridicules !

« Les couteliers de lame et les couteliers de manche ne peuvent s’entendre pour faire un couteau complet. Les fileuses au petit fuseau et les fileuses au grand fuseau transforment en armes de guerre ces instruments pacifiques. Les apothicaires luttent contre les épiciers, et les savetiers contre les cordonniers ; les bourreliers contre les selliers et larmiers ; les garnisseurs de pommeaux contre les tourbisseurs ; et les cloutiers contre les coffretiers-malletiers. »

Ce n’est pas tout. Voici les perruquiers qui réclament à leur tour contre les chirurgiens, parce que ceux-ci ont été autorisés à friser les cheveux et à peigner les perruques ; mais, en revanche, les barbiers-chirurgiens d’Amiens revendiquent cinq sous à leur profit pour chaque opération de la taille des cheveux faite dans leur ressort. M. Passy mentionne encore la dispute des boutonniers faisant boutons à la main et des tailleurs et merciers faisant boutons en drap ou au métier. Les boutons en drap ou au métier sont proscrits, et le simple port d’un seul de ces boutons illicites entraîne 500 livres d’amende au profit des corporations des boutonniers.

Les chapeaux de demi-castor ou de coton et ces chapeaux de soie dont nous faisons une consommation si considérable, malgré la laideur de leurs formes, ont été les victimes de la vindicte légale et de la proscription pendant plus d’un siècle.

Et les oyers, et les rôtisseurs que j’allais oublier ! Avec une persévérance, qu’ils eussent sans doute mieux fait d’appliquer à la pratique de leur profession, ces deux catégories de restaurateurs soutinrent l’une contre l’autre une série de procès qui se prolongea… durant un siècle et demi ! et tout cela, pour savoir combien les uns et les autres pourraient servir de plats respectivement en ville ou chez eux.

Enfin, à l’époque où les corporations furent abolies, les fripiers et les tailleurs plaidaient depuis deux siècles afin d’établir d’une manière bien précise quelle différence il pouvait bien y avoir entre un vieil habit et un habit neuf, et comment on devait plier l’un et l’autre. Les fripiers, pour faciliter la vente auprès du public, avaient soin de plier leurs habits râpés de la même manière que les habits neufs ; et cependant les règlements prescrivaient formellement de plier les uns dans le sens de la longueur, les autres dans le sens de la largeur ; ou les uns en deux, les autres en quatre. Somme toute, on demeura un siècle et plus sans savoir distinguer un habit neuf d’un vieil habit.

Encore un exemple. Voici les chaussiers. Le règlement relatif aux chausses neuves et aux chausses vieilles ne manquait point de bizarrerie. Les chausses neuves devaient, aux termes de la loi, être pliées ; mais les vieilles ne pouvaient qu’être pendues, « comme les gens de néant qui les portaient. » Mais alors ceux qui vendaient de vieilles chausses, jugeant ce commerce peu rémunérateur, trouvaient dans ce règlement un moyen de faire fortune. Ils pliaient leurs vieilles chausses et les vendaient ainsi pour neuves.

Telle était la situation du travail, sans cesse entravé dans ses progrès, toute innovation étant poursuivie et repoussée, qu’il s’agisse de la lampe d’Argant ou des papiers peints de Réveillon ! L’ouvrier se sentait paralysé, condamné comme il l’était à des apprentissages de huit à douze ans, et ne pouvant, après sept ans passés dans un métier, changer de profession. Les frais de la production s’élevaient d’autant ; ils s’augmentaient des frais que coûtaient les procès. Et qu’est-ce qui payait tout cela ?

C’était, comme disait Luther, Monsieur Tout le Monde. C’était ce pauvre consommateur dont on avait moins de souci que d’une bête brute. C’était le pauvre peuple de France, que le parlement déclarait en 1776 « taillable et corvéable », ajoutant : « C’est une partie de la constitution que le roi est dans l’impuissance de changer. » Oh ! messieurs, quand on songe qu’à notre époque, au milieu des libertés relativement grandes dont nous jouissons, il règne encore une misère effroyable ; que, de notre temps, dans les jours les meilleurs, il meurt littéralement de faim trois cents personnes par an, — et ce n’est qu’un minimum, comme tous les chiffres de statistique officielle — combien donc, doit-on se dire, y avait-il de misères dans ce passé, où le travail était garrotté de pareille façon ; où les crises, les disettes, les famines se répétaient d’année en année ; où il fallait bien souvent, trop souvent, travailler dix-huit heures par jour pour s’assurer un morceau de pain ? « Mais de pareils faits, dit M. Levasseur[3], n’occupent pas le devant de la scène. L’histoire ne les enregistre pas ou les laisse confondus dans d’obscurs documents ; la postérité oublieuse les ignore, et, dans le lointain de la perspective, elle s’imagine voir une mer calme, parce que les flots ont depuis longtemps recouvert les naufrages. »

M. Levasseur va nous dire en peu de mots la cause de ces naufrages.

« Qu’une population tout entière languisse dans une commune indigence, attachée à la terre, qui ne lui fournit qu’une maigre pitance, ou courbée de père en fils sur le même établi, et que les générations se succèdent, végétant et mourant les unes après les autres, sans espérer ni même concevoir la pensée d’une situation meilleure : le silence de l’histoire cache à la postérité ces misères muettes, mais les souffrances n’en seront pas moins réelles ; et, si une main curieuse vient à soulever le voile, le tableau sera bien plus affligeant pour l’humanité que celui du prolétariat dans une société industrieuse, parce que la lèpre de la misère y sera plus générale et moins facile à guérir. »

Il était temps qu’un réformateur vînt pour rétablir la justice et le respect des droits de chacun. Cet homme fut Turgot. Mais le mal était immense. Avec un autre roi, ce grand ministre eût sauvé la France et prévenu la Révolution. Avec un roi faible, il devait succomber sous les coups des privilégiés. Oh ! si la France doit reprocher quelque chose au malheureux Louis XVI, c’est de n’avoir pas eu le courage de défendre son ministre contre ses ennemis, qui n’étaient ses ennemis que parce qu’il recherchait le bien général ! Lorsqu’il était parvenu au ministère, il n’en avait pas un seul en France. C’était au roi à se faire son défenseur. Louis XIII avait eu le courage de soutenir Richelieu contre les grands turbulents. Louis XVI n’eut même pas le courage de Louis XIII. Cette faute ne lui sera jamais pardonnée, car cette faute a fait couler sur l’échafaud non seulement son propre sang, mais aussi celui de plusieurs milliers de victimes, car elle a fait tomber toutes ces têtes illustres qu’a souillé le couteau de la guillotine !

Turgot montra de bonne heure qui il serait. Le peu d’argent qu’on lui donnait, il le distribuait à ses camarades pour acheter des livres. Comme le dit Condorcet, ce n’était pas un écolier ordinaire, celui qui raisonnait ainsi la bienfaisance. Cependant, sa mère, imbue des préjugés du temps, le considérait presque comme un idiot, parce que le jeune Turgot se refusait à vouloir exceller dans l’art de faire la révérence.

D’une pureté et d’une honnêteté rares, « il était impossible, dit l’abbé Morellet, de hasarder la plus légère équivoque sur certain sujet sans le faire rougir jusqu’aux yeux et sans le mettre dans un extrême embarras. » Il conserva cette pureté de mœurs sa vie entière, et nous devons reconnaître que c’est là l’un des caractères distinctifs des âmes véritablement fortes et élevées.

Comme le plus jeune de trois enfants, on le consacra à la carrière ecclésiastique. Mais, arrivé à la fin de ses études, il se fit, on ne sait comment, qu’il était devenu libre penseur dans toute l’acception du mot, mais en restant spiritualiste. J’insiste sur ce fait, car on le classait dernièrement au nombre des matérialistes. Il ne faut pas avoir lu Turgot pour se permettre une pareille affirmation.

Turgot était donc devenu, par on ne sait quel hasard, un libre penseur incorrigible. Il avait vingt-quatre ans. Il écrivit à son père une lettre ferme et respectueuse, lui faisant connaître l’impossibilité où ses principes le mettaient d’embrasser l’état ecclésiastique. C’est là un fait bizarre, que de voir au XVIIIe siècle les deux libres penseurs qui ont le plus d’influence chacun dans leur sphère, Voltaire et Turgot, sortir du séminaire, de même que, de nos jours, l’adversaire le plus décidé des idées cléricales, M. Renan. Cette bizarrerie mérite qu’on la signale, parce qu’elle peut donner à réfléchir.

Les abbés de Cicé, de Brienne, de Véry et de Boisgelin s’efforcèrent de dissuader le jeune philosophe. Ils lui montraient l’état ecclésiastique comme la seule voie propre à le conduire aux affaires. La conscience comptait pour peu de chose auprès d’eux. L’état ecclésiastique n’était pas une mission de charité et de dévouement, mais un moyen de se faire une position. Turgot se contenta de leur répondre : « Mes chers amis, je suis extrêmement touché du zèle que vous me témoignez… Prenez pour vous le conseil que vous me donnez, puisque vous pouvez le suivre… Quant à moi, il m’est impossible de me dévouer à porter toute ma vie un masque sur le visage. »

À vingt-cinq ans, il se fit recevoir conseiller-substitut du procureur général. Il entrait ainsi dans la vie publique. Il avait déjà publié sa magnifique lettre sur le papier-monnaie, si conforme aux principes économiques, bien que la science ne fût pas encore née. Comme prieur de Sorbonne, il avait manifesté ses opinions dans des discours latins se résumant en ces trois mots : Ordre, liberté, progrès, maxime de toutes les nations prospères et libres.

Dans ces discours, Turgot se montre aussi libéral en religion qu’en politique. Il défend le principe de la séparation de l’Église et de l’État, proclamé actuellement en Amérique et dans une grande partie de l’Europe ; aujourd’hui en Autriche, hier en Italie et en Irlande. Il demande la liberté des religions et celle des Églises. Sa doctrine peut parfaitement se résumer dans la belle formule de M. Jules Simon : Les Églises libres dans les États libres! En 1753, il fut nommé conseiller au Parlement, puis maître des requêtes. Ce poste lui ouvrait les portes de la haute administration.

C’est à cette époque qu’il se lia avec les savants, les littérateurs et les philosophes de son temps, sans toutefois s’enrôler sous aucun drapeau ni rendre sa conscience solidaire des erreurs d’aucun parti. À cette époque aussi, il fit la connaissance de Gournay, intendant du commerce, et de Quesnay. Ce fut Quesnay, le père de l’économie politique en France, qui l’initia aux principales vérités économiques. Aujourd’hui, messieurs, on accuse les économistes d’être de simples théoriciens, ne connaissant rien aux affaires. Il est étrange, cependant, que la doctrine du libre commerce ait été principalement défendue au XVIIIe siècle par un fils de négociant, longtemps négociant lui-même, Gournay, et par un fils de fermier, Quesnay, tous deux redevables à eux-mêmes, et à eux seuls, de l’éducation qu’ils avaient acquise et de la place qu’ils occupaient dans le monde. C’est ainsi que Turgot, déjà préparé par ses idées libérales, politiques ou religieuses, devint le plus ardent défenseur de la liberté du travail et de la liberté du commerce.

En 1754, Turgot se signale par la publication d’un pamphlet, le Conciliateur, destiné à combattre les persécutions dont les protestants étaient l’objet. Dans son écrit intitulé : Observations à Mme de Graffigny, il fait l’apologie de l’inégalité naturelle des hommes, conséquence du mérite et du démérite des uns et des autres, et sanction de la loi de justice. Mais notons bien que c’est l’inégalité naturelle qu’il défend, par les mêmes raisons qu’il combat à outrance l’inégalité artificielle, conséquence des lois arbitraires adoptées par les hommes et contraires aux lois divines, conséquence des privilèges, conséquence des règlements excessifs, conséquence de ces innombrables chaînes que la loi impose au travail.

Nommé intendant du Limousin en 1761, il se fit chérir de ses administrés par les mille mesures qu’il adopta afin de régénérer sa province. Ce fut l’époque de la publication de ses Lettres sur le commerce des grains ; mais passons. Nous avons hâte de le voir parvenir au ministère.

Il y entre en même temps que Louis XVI monte sur le trône. Le comte de Maurepas était chargé de remplacer le ministère Terray-Maupeou-d’Aiguillon, qui avait prostitué son pouvoir dans l’antichambre de cette femme qui ne sut pas plus mourir bravement qu’elle n’avait su vivre avec honnêteté, Mme du Barry.

Turgot était bien connu dans sa province, mais point du tout à la cour ni à Paris. Ce fut son ami, l’abbé de Véry, qui, ayant beaucoup d’influence sur Mme de Maurepas, le fit nommer ministre de la marine, et, un mois après, contrôleur-général. Le comte de Maurepas, vieillard de quatre-vingts ans, avait agréé facilement le candidat présenté par sa femme, le sachant sans appui à la cour, ignorant la grandeur de son caractère, désireux enfin de se concilier par là l’opinion des philosophes.

Nous ne nous appesantirons point sur la situation de la France au commencement du règne de Louis XVI. Partout la corruption et le désordre ; partout des privilégiés et des ambitieux, même dans le clergé. Celui-ci se rangea parmi les adversaires de Turgot ; depuis plus de cent ans, il n’avait cessé de s’opposer à tout ce qui était bien et utile, à tout ce qui était innovation et progrès, et c’est là ce qui suscita, parfois au-delà de la mesure permise, les justes colères de Voltaire.

Turgot employa les dix-huit mois de son ministère à réformer en détail tous les abus de l’administration. Ce n’est qu’à la fin de 1775 qu’il s’occupa de son grand projet, l’établissement de la liberté du travail. Du reste, il était prudent et mesuré dans ses actes. Il avait soin de ne point aller de prime-abord jusqu’à l’application absolue de ses principes.

Le comte de Maurepas voulut rappeler les Parlements, dont s’était débarrassé le précédent ministère. Turgot et le maréchal de Muy montrèrent au roi toute l’imprudence de ce rappel, qui entravait l’application des réformes exigées par l’intérêt général. Le pauvre et faible roi répondait avec une apparence d’assurance : « Ne craignez rien, je vous soutiendrai toujours. » Il promettait plus qu’il ne devait tenir. Turgot le prévoyait bien.

Ces dix-huit mois d’administration relevèrent le crédit de l’État. L’honnêteté du ministre et son ardeur pour l’intérêt général lui suscitèrent de nombreux et puissants ennemis, le comte de Maurepas en tête. On provoqua des émeutes. La guerre des farines n’eut d’autre but que de renverser Turgot. On prétendait affamer Paris pour se débarrasser du ministre. Par son habileté et son énergie, il prévint tout malheur, en faisant mettre, par un blanc-seing de Louis XVI, l’autorité militaire sous ses ordres. Il avait été soutenu courageusement en cette affaire par le maréchal de Muy et par l’illustre et vertueux Malesherbes, ministre de la maison du roi.

Alors des attaques de toute sorte furent dirigées contre le ministre et contre les économistes. Voltaire les vengea par le pamphlet intitulé : Diatribe à l’auteur des éphémérides du citoyen.

À l’occasion du sacre, une lutte s’engagea entre le clergé et Turgot, au sujet de la formule que le roi avait à prononcer. Le ministre, d’accord avec Malesherbes, demandait que le roi n’exprimât point la promesse d’exterminer les hérétiques. Maurepas se ligua avec le clergé. Louis XVI remplaça la formule du sacre par des paroles inintelligibles.

Enfin, au mois de février 1776, Turgot soumit au roi un mémoire dans lequel il lui proposait :

1° L’abolition de la corvée ;

2° L’abolition des droits sur les grains, farines et autres denrées alimentaires existant à Paris ;

3° L’abolition des offices sur les quais, halles et ports de la même ville ;

4° L’abolition des jurandes ;

5° L’abolition de la caisse de Poissy ;

6° Enfin, une modification dans la ferme des droits imposés sur les suifs.

Cette immense réforme suscita les colères de tout le monde. Elle n’a eu de pendant dans le siècle présent que la réforme commerciale, inaugurée en Angleterre en 1846, en France en 1853, et consacrée en 1860, réforme qui n’a pas soulevé moins de fureurs que celle de 1776. Les remontrances du Parlement furent telles que Louis XVI s’écria, dans un moment de laisser-aller : « Il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. »

Notons que, pour assurer le succès de sa réforme, l’illustre ministre-philosophe s’efforçait de ne point s’attirer deux querelles à la fois, comme il disait, en affranchissant de l’impôt territorial, par lequel il comptait remplacer la corvée, les biens que possédaient les ecclésiastiques. Il savait qu’il n’y avait pas à compter sur le patriotisme du clergé.

Savez-vous ce qu’on objecta alors à Turgot ? On lui reprocha de violer la propriété. On lui reprocha, absolument comme on le fait aujourd’hui, de livrer la France aux manufactures anglaises.

L’avocat-général M. Séguier, un Pouyer-Quertier quelconque du temps, s’écriait alors : « Le but qu’on a proposé à Votre Majesté est d’étendre et de multiplier le commerce en le délivrant des gênes, des entraves, des prohibitions introduites, dit-on, par le régime réglementaire. Nous osons, Sire, avancer à Votre «Majesté la proposition diamétralement contraire ; ce sont ces gênes, ces entraves, ces prohibitions qui font la gloire, la sûreté, l’immensité du commerce de la France. C’est peu d’avancer cette proposition, nous devons la démontrer… »

Mais Séguier a soin de ne rien démontrer du tout.

« Chaque fabricant, chaque artiste, chaque ouvrier se regardera comme un être isolé ; … toute subordination sera détruite. »

On croirait entendre un prédicateur de nos jours prêchant contre la liberté en faveur du principe d’autorité.

L’abolition des jurandes, selon Séguier, devait chasser les plus habiles ouvriers du royaume à l’étranger, dépeupler les campagnes, etc. Bref, c’était un langage de tout point semblable à celui que tenait récemment le célèbre usinier de Rouen.

Les édits ne furent enregistrés que de l’exprès commandement du roi. Turgot y joignit bientôt l’édit sur la libre circulation des vins. Puis il s’occupa de doter le pays d’institutions qui lui manquaient. C’est ainsi qu’il institua une commission de médecins, devant s’occuper de la salubrité publique, qui fut le germe de l’Académie de médecine, et créa une banque, mais en prenant grand soin de ne point lui conférer de privilège, contrairement à ce qui se pratique de nos jours. Permettez-moi de vous donner quelques détails sur les circonstances qui amenèrent cette création de l’Académie de médecine.

En 1774, une épizootie ayant éclaté en Limousin, l’intendant général Turgot demanda que l’Académie des sciences envoyât dans cette province deux commissaires, un physicien et un médecin. On envoya Vicq d’Azyr. Au retour de ce savant, on jugea indispensable de maintenir des correspondances, de recueillir et de comparer les observations. Lassone, premier médecin du Roi en survivance, avait à ce titre l’examen des remèdes secrets. Il désira qu’une Société de médecins partageât avec lui cette surveillance et fût chargée régulièrement de cet examen.

Turgot, devenu ministre, accueillit favorablement cette idée. En publiant, en 1776, son Exposé des moyens curatifs et préservatifs, Vicq d’Azyr avertissait les observateurs, dont on sollicitait le zèle, de vouloir bien communiquer leurs travaux à la Société et Correspondance royale de médecine, qui venait d’être établie par le roi. « Cette Société, présidée par M. de Lassone, s’assemble tous les mardis de chaque semaine, et on lui fait parvenir des Mémoires en les adressant à M. Vicq d’Azyr, premier correspondant, sous l’enveloppe de M. le Contrôleur général. »

Ainsi se forma la Société royale de médecine. Dès qu’elle prit de l’extension, elle s’occupa non moins activement de la santé des hommes que de celle des bêtes. La Faculté de médecine prit l’alarme ; un médecin dénonça la Société à la Faculté. Des membres de la Société royale, qui étaient à la fois docteurs de la Faculté, protestèrent aussitôt de leur attachement pour cette Faculté, leur mère commune, et déclarèrent que, si un seul de ses droits, une seule de ses prérogatives était en jeu, ils n’hésiteraient pas à renoncer à la Société. La Faculté adressa une requête au Roi contre le nouvel établissement et fit opposition auprès du Parlement à toutes lettres-patentes qui pourraient la favoriser. Une guerre assez vive s’engagea entre les Sociétaires et les Facultaires (1775-1779). L’enregistrement des lettres-patentes, concernant l’établissement de la Société (1er septembre 1778), indigna les Facultaires. Plusieurs docteurs, qui faisaient partie de la Société, envoyèrent leur démission. La Faculté, au désespoir, suspendit ses fonctions pendant trois ans. La plupart de ses docteurs refusèrent de consulter, soit au lit des malades, soit par écrit, avec les médecins dits sociétaires. Aussitôt apparut une nuée de pamphlets et de pasquinades, dont une grande partie étaient dirigés contre Vicq d’Azyr. Celui-ci se contenta de ne pas répondre.

Les injures, les pamphlets, les caricatures assaillirent le glorieux réformateur. Ces attaques allaient parfois jusqu’à la grossièreté. Par exemple, on représentait, dans une caricature, Turgot en cabriolet avec la duchesse d’Enville, femme fort respectable, belle-sœur du duc de Larochefoucauld. Les économistes Dupont de Nemours, Baudeau et autres traînaient la voiture en foulant un tas de blé ; puis ils la faisaient verser de telle sorte, que Mme d’Enville montrait, d’une manière par trop libre, ces mots écrits en gros caractères : Liberté! liberté! liberté tout entière !

Voltaire fut à peu près seul à défendre le contrôleur-général, et encore son pamphlet fut-il dénoncé au Parlement pour avoir flétri la corvée ! La passion et la fureur devinrent telles, qu’un ouvrage des plus anodins sur les Inconvénients des droits féodaux, de Boncerf, commis des finances, qui proposait simplement, si les seigneurs y consentaient, de leur rembourser les redevances féodales, fut condamné à être brûlé de la main du bourreau. L’intervention du roi put seule empêcher que l’auteur ne fût appréhendé au corps. Voilà où en étaient les esprits en 1776. Le Parlement supplia, de son côté, Louis XVI de mettre un terme aux débordements économiques.

On n’avait pas encore découvert la magnifique invention de l’impôt du timbre.

Un parent du roi, qui plus tard fut Louis XVIII, écrivit un violent pamphlet contre Turgot, qu’il dépeignait ainsi :

« Il y avait encore en France un homme gauche, épais, lourd, né avec plus de rudesse que de caractère, plus d’entêtement que de fermeté, d’impétuosité que de tact ; charlatan d’administration ainsi que de vertu, fait pour décrier l’une, pour dégoûter de l’autre ; du reste, sauvage par amour-propre, timide par orgueil, aussi étranger aux hommes, qu’il n’avait jamais connus, qu’à la chose publique, qu’il avait toujours mal aperçue. Il s’appelait Turgot. » C’est-à-dire que toutes les qualités qui faisaient la grandeur de Turgot étaient considérées comme autant de défauts. Cela venait de ce que l’auteur du pamphlet avait l’esprit trop étroit pour en comprendre tout le prix.

Ainsi parlait Monsieur, frère de ce roi qu’il allait abandonner au moment du danger pour fuir à l’étranger. Cet ennemi de Turgot devait plus tard diriger les baïonnettes étrangères contre la France et remonter sur le trône par cet odieux moyen.

On s’efforça de perdre Turgot dans l’esprit de Louis XVI. On n’y parvint que par la calomnie. On faisait mettre des lettres à la poste à Vienne à l’adresse du contrôleur général à Paris et on les interceptait. Ces lettres contenaient toujours des sarcasmes contre la reine, des plaisanteries contre le premier ministre et des paroles blessantes pour le roi.

Malesherbes, le seul soutien de Turgot dans le ministère, donna sa démission après une scène d’humeur habilement préparée à l’avance. Malesherbes parti, Louis XVI devint de plus en plus froid pour Turgot. Celui-ci fut enfin invité par avis indirect à se démettre de ses fonctions. Il exigea un ordre formel de renvoi. On le lui apporta le 12 mai. Le 28 août suivant, les édits qui consacraient la liberté du travail étaient rapportés.

Le départ de Turgot du Limousin avait été accueilli par la population avec consternation. La cour accueillit sa chute du ministère avec des cris d’une joie indécente.

Il écrivit à son départ une lettre très ferme et très noble au roi. On y peut lire cette phrase malheureusement prophétique :

« Tout mon désir, Sire, est que vous puissiez toujours croire que j’avais mal vu et que je vous montrais des dangers chimériques. Je souhaite que le temps ne me justifie pas et que votre règne soit aussi heureux, aussi tranquille, et pour vous et pour vos peuples, qu’ils se le sont promis d’après vos principes de justice et de bienfaisance. »

Voltaire, que l’on trouvait toujours sur la brèche, écrivit alors ces beaux vers dans son Épître à un homme :

Philosophe indulgent, ministre citoyen,
Qui ne chercha le vrai que pour faire le bien,
Qui, d’un peuple léger, et trop ingrat peut-être,
Préparait le bonheur, et celui de son maître.

Turgot vécut dans la retraite jusqu’à sa mort, survenue le 20 mars 1781. Il y demeura sans cesse plongé dans l’étude et dans la culture des sciences et des lettres. Quant au traitement plus avantageux que lui offrait le roi, voici ce qu’il écrivait à Louis XVI à ce sujet :

« Vous savez, Sire, ce que je pense sur tout objet pécuniaire. Vos bontés m’ont toujours été plus chères que vos bienfaits. Je recevrai les appointements de ministre, parce que, sans cela, je me trouverais avoir environ un tiers de revenu de moins que si j’étais resté intendant de Limoges. Je n’ai pas besoin d’être plus riche, et je ne dois pas donner l’exemple d’être à charge à l’État. »

Exemple rare, qu’il est bon de remettre en mémoire de notre temps !

C’est une date néfaste dans l’histoire, messieurs, que ce jour du 12 mai 1776 ; car à cette triste date se rattache la date, non moins triste, du 21 janvier 1793. Le 12 mai, c’était la science qui tombait du pouvoir dans la personne de Turgot. Le 21 janvier, c’étaient les vieilles institutions qui périssaient dans la personne du malheureux souverain. Seulement, la science a pour elle l’immortalité, même en ce monde, tandis que l’homme n’a l’immortalité qu’au-delà du tombeau. La science renaît toujours, mais les hommes passent. Elle ne passera point, cependant, cette belle et douce figure, si pleine de grandeur et de noblesse, sur laquelle le bien est écrit en caractères ineffaçables. Elle ne passera point, cette honnête et pure mémoire. Il ne passera point, cet intrépide défenseur du bien public. Messieurs, Voltaire a sa statue. Turgot n’a encore la sienne, ni à Paris, sa ville natale, ni à Limoges, la ville comblée de ses bienfaits. C’est à peine si on lui a réservé un coin obscur au Musée de Versailles, dans ce temple des gloires de la France, et au Luxembourg, dans la salle des séances du Sénat, ou une corniche au Louvre. Espérons que les économistes prendront l’initiative pour réparer l’injustice et l’oubli dont a été victime un de leurs plus glorieux adeptes. Qu’une souscription nationale s’ouvre, et qu’on fasse appel au peuple pour honorer celui qui l’a tant aimé et qui l’a si bien servi !

« Nous doutons fort, a écrit Macaulay[4], que Louis XVI eût pu suivre aucune marche de nature à conjurer une grande convulsion. Mais, si un tel résultat pouvait être atteint, c’était, nous en sommes certain, par la marche que conseillait M. Turgot. Le clergé était atteint de ces deux maladies qu’une longue possession du pouvoir manque rarement d’engendrer : l’aveuglement devant le danger et une incapacité radicale de croire que rien puisse exister en dehors de ce qui a existé auparavant ; c’est pourquoi ils tournèrent en dérision le conseil qui aurait pu les sauver. Ils ne voulurent pas de réformes, et ils eurent une révolution. Ils ne voulurent pas consentir à payer une petite contribution pour remplacer les odieuses corvées, et ils vécurent assez pour voir leurs châteaux démolis et leurs tours vendues à des étrangers. Ils ne voulurent pas supporter Turgot, et ils furent obligés de supporter Robespierre. »

Voltaire, malgré son génie, a souvent de la bassesse, de la mesquinerie, de l’impudeur dans sa conduite, dans son langage, dans ses écrits. Il partage les passions et fréquemment aussi les préjugés de la foule. C’est même la principale raison pour laquelle celle-ci l’écoute avec tant d’adoration. Il faut voir Voltaire de loin ; il est dangereux de trop l’approcher ; les illusions tombent aussitôt. Au contraire, nous pouvons pénétrer sans crainte au plus profond de la vie de Turgot. Il n’a rien à cacher, lui ! Toujours noble, toujours honnête, toujours pur, toujours vertueux, ne partageant aucun des préjugés de son temps, au moins sur les principes fondamentaux de la philosophie, de la politique, de la morale et de la religion, il est grand, toujours grand. Comme administrateur, il n’a pas moins de génie que Voltaire comme littérateur. Il est moins écrivain, mais il est plus savant, et, passez-moi l’expression, mieux savant. En un mot, Turgot est à la fois un modèle à suivre pour l’économiste, pour le fonctionnaire et pour l’homme d’État, On ne saurait trop en parler au peuple, car il faut qu’il sache quels ont été ses amis et que, chaque fois que son nom sera prononcé, il l’accueille, en signe de reconnaissance et de respect, par des applaudissements unanimes.

Bien que détruite dans le premier moment qui suivit la chute de Turgot, son œuvre porta ses fruits. L’édit du 28 août 1776, qui abrogeait les célèbres édits, fut obligé d’en tenir compte dans une certaine mesure. Aux termes de cet édit, les professions industrielles de Paris furent réunies en six corps de marchands et quarante-quatre communautés d’artisans. Vingt professions, réglementées auparavant, étaient cependant déclarées libres. J’ai sous les yeux la liste de ces vingt professions. Elle est curieuse, car elle montre jusqu’où l’ancien système étendait ses entraves :

« Bouquetières, brossiers, boyaudiers, cardeurs de laine et de coton, coiffeurs de femmes, cordiers ; tripiers-brocanteurs achetant et vendant dans les rues, halles et marchés, et non en place dans les rues ; faiseurs de jouets, jardiniers, linières, filassières, maîtres de danse, nattiers-oiseleurs, patenôtriers, bouchonniers, pêcheurs à verge, pêcheurs à engin, savetiers, tisserands, vanniers, vidangeurs. »

Vous jugez, d’après les noms des professions que je viens de vous citer, que le progrès était insignifiant. Il a fallu attendre, messieurs, jusqu’en 1789, pour que l’œuvre de Turgot fût complète, au moins en principe.

C’est dans la nuit du 4 août 1789 que fut décrétée l’abolition définitive des privilèges. L’Assemblée nationale discutait alors la Déclaration des droits de l’homme. Le 23 juin, le roi avait déclaré maintenir tous les droits féodaux, tant utiles qu’honorifiques, comme propriétés inviolables.

Les révoltes des campagnes, qui suivirent celles des villes, après la prise de la Bastille, aboutirent au refus de payer les droits féodaux. Les châteaux furent incendiés, les titres de propriété brûlés, les seigneurs poursuivis. Bref, les persécutés devinrent, selon l’ordinaire, persécuteurs à leur tour.

Le 4 août au soir, le Comité fit son rapport sur les troubles et les moyens d’y mettre fin.

Écoutons le récit de M. Thiers.

« Le vicomte de Noailles et le duc d’Aiguillon, écrit-il, tous deux membres de la noblesse, montent alors à la tribune et représentent que c’est peu d’employer la force pour ramener le peuple, qu’il faut détruire la cause de ses maux, et que l’agitation qui en est la suite sera aussitôt calmée. S’expliquant enfin plus clairement, ils proposent d’abolir tous les droits vexatoires qui, sous le titre de droits féodaux, écrasent les campagnes. M. Leguen de Kerengual, propriétaire dans la Bretagne, se présente à la tribune en habit de cultivateur et fait un tableau effrayant du régime féodal. Aussitôt, la générosité excitée chez les uns, l’orgueil engagé chez les autres, amenèrent un désintéressement subit ; chacun s’élance à la tribune pour abdiquer ses privilèges. La noblesse donne le premier exemple ; le clergé, non moins empressé, se hâte de le suivre. Une espèce d’ivresse s’empare de l’Assemblée ; mettant de côté une discussion superflue, et qui n’était certainement pas nécessaire pour démontrer la justice de pareils sacrifices, tous les ordres, toutes les classes, tous les possesseurs de prérogatives quelconques se hâtent aussi de faire leurs renonciations. Après les députés des premiers ordres, ceux des communes viennent à leur tour faire leurs offrandes. Ne pouvant immoler des privilèges personnels,  ils offrent ceux des provinces et des villes. L’égalité des droits, rétablie entre les individus, l’est ainsi entre toutes les parties du territoire. Quelques-uns apportent des pensions, et un membre du Parlement, n’ayant rien à donner, promet son dévouement à la chose publique. Les marches du bureau sont couvertes de députés qui viennent déposer l’acte de leur renonciation ; on se contente, pour le moment, d’énumérer les sacrifices, et l’on remet au jour suivant la rédaction des articles. L’entraînement était général, mais au milieu de cet enthousiasme il était facile d’apercevoir que certains privilégiés, peu sincères, voulaient pousser les choses au pire. Tout était à craindre de l’effet de la nuit et de l’impulsion donnée. Lorsque Lally-Tollendal, apercevant le danger, fait passer un billet au président. « Il faut tout redouter, lui dit-il, de l’entraînement de l’Assemblée. Levez la séance. » Au même instant, un député s’élance vers lui, et, lui prenant la main avec émotion, lui dit : « Livrez-nous la sanction royale, et nous sommes amis. » Lally-Tollendal, sentant alors le besoin de rattacher la révolution au roi, propose de le proclamer restaurateur de la liberté française. La proposition est accueillie avec enthousiasme ; un Te Deum est décrété, et l’on se sépare enfin vers le milieu de la nuit. »

Dans cette nuit à jamais glorieuse, on avait décidé :

1° L’abolition de la qualité de serf, ou la possession pour chacun de son travail personnel ;

2° La faculté de rembourser les droits seigneuriaux ;

3° L’abolition des juridictions seigneuriales ;

4° La suppression des droits exclusifs de chasse, de colombier, de garenne, etc. ;

5° Le rachat de la dîme ;

6° L’égalité des impôts ;

7° L’admission de tous les citoyens aux emplois civils et militaires ;

8° L’abolition de la vénalité des offices ;

9° La destruction de tous les privilèges des villes et des provinces ;

10° La réformation des jurandes ;

11° La suppression des pensions obtenues sans titres.

Le rachat des droits seigneuriaux, l’abolition des services personnels et celle des droits exclusifs de chasse et de colombier furent toutefois l’objet de violentes discussions lors de la rédaction des articles.

Le rachat de la dîme ecclésiastique souleva des tempêtes. L’Assemblée voulait abolir la dîme et mettre le clergé à la solde de l’État, attendu que la dîme n’était qu’un impôt. Une partie du clergé s’indigna à l’idée de recevoir un salaire. Mirabeau répondit à cela qu’il ne connaissait que trois moyens d’exister dans la société : ou mendiant, ou voleur, ou salarié. Les curés, qui pressentaient que l’attaque était dirigée contre l’opulence des prélats et non contre eux, se désistèrent les premiers. La dîme fut abolie, et les frais du culte incombèrent à l’État.

Louis XVI sanctionna tous les articles le 13 août. Il accepta le titre de restaurateur de la liberté française et assista au Te Deum, ayant à sa droite le président et à sa suite tous les députés.

L’Assemblée nationale venait de venger la mémoire de Turgot ; et ce roi, qui permettait qu’on défît un système funeste, était le même qui n’avait pas eu le courage de le défaire de sa propre autorité, treize ans auparavant.

Avec quel enthousiasme Camille Desmoulins célèbre ce triomphe[5], cette « Saint-Barthélemy des privilèges ! »

« Ô nuit désastreuse pour la grand’ chambre, les greffiers, les huissiers, les procureurs, les secrétaires, sous-secrétaires, les beautés solliciteuses, portiers, valets de chambre, avocats, gens du roi, pour tous les gens de rapine ! Nuit désastreuse pour toutes les sangsues de l’État, les financiers, les courtisans, les cardinaux, archevêques, abbés, chanoines, abbesses, prieurs et sous-prieurs…

« Ô nuit heureuse pour le négociant, à qui la liberté du commerce est assurée ! Heureuse pour l’artisan, dont l’industrie est libre et l’ardeur encouragée, QUI NE TRAVAILLERA PLUS POUR UN MAÎTRE et recevra lui-même son salaire ! Heureuse pour le cultivateur, dont la propriété se trouve accrue au moins d’un dixième par la suppression des dimes et des droits féodaux ! Heureuse enfin pour tous, puisque les barrières qui fermaient à presque tous le chemin des honneurs et des emplois sont forcées et arrachées pour jamais, et qu’il n’existe plus entre les Français d’autres distinctions que celles des vertus et des talents. »

Les articles 2 et 7 de la loi du 2 mars 1791 assurèrent enfin le triomphe définitif de la liberté du travail.

« Art. 2. Les offices de perruquiers, barbiers, baigneurs-étuvistes, et autres offices pour l’inspection et les travaux des arts et du commerce ; les brevets et lettres de maîtrises ; les droits perçus pour la réception des maîtrises et jurandes, ceux du collège de pharmacie, et tous privilèges de profession, sous quelque dénomination que ce soit, sont supprimés. »

« Art. 7. Il sera libre à toute personne de faire tel négoce, ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir d’une patente, d’en acquitter le prix et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits. »

Voilà donc la liberté du travail établie dans notre société moderne. Examinons maintenant, avant de finir, comment, en dépit des efforts de 1789, les lois l’ont encore restreinte, de nos jours, dans des proportions assez notables.

Nous avons à envisager dans cet examen l’état de la législation sous le rapport du droit absolu de choisir une profession, du droit absolu de travailler.

On a restreint le droit de travailler en le subordonnant à une autorisation, ou bien en limitant le nombre des personnes pouvant se livrer à une profession déterminée.

Par exemple, la boucherie, rendue libre en 1791, cessa de l’être, à Paris au moins, en l’an VIII, par l’arrêté du 9 germinal, qui déclarait que nul ne pourrait exercer la profession de boucher sans être commissionné par le préfet de police. L’arrêté réglementaire du 30 septembre 1802 constitua la boucherie parisienne en corporation avec un syndicat ; en outre, il la soumettait à l’autorisation préalable du préfet de police et exigeait un cautionnement. Enfin, le décret du 8 février 1811 réduisait le nombre des bouchers à 300, affectant au rachat des étaux excédant ce nombre l’intérêt des cautionnements dont le capital formait la caisse de Poissy, chargée du paiement des bestiaux. La concurrence était ainsi détruite.

Le même système était appliqué en province. À Paris, les propriétaires fonciers réussirent à faire abolir la limitation du nombre des bouchers en 1825 et à faire prescrire aux maires, par le ministre de l’intérieur, de respecter la liberté des professions. (Circulaire du 22 décembre 1826.)

Par l’ordonnance du 18 octobre 1829, la limitation est rétablie à Paris, à la demande des herbagers et des bouchers établis. Le nombre est fixé à 400 cette fois. Le gouvernement de Juillet se tint dans la tolérance et l’arbitraire ; mais, en 1848, recommença la lutte des bouchers voulant conserver le monopole, et des éleveurs demandant la liberté de la profession de boucher. C’est en 1858 seulement que la loi du 24 février a rendu la liberté à ce commerce. Je ne rechercherai point les résultats que cette liberté a donnés. Je ne songe en ce moment qu’à signaler combien on a souvent violé, même depuis 1789, la liberté du travail, liberté sacrée, inviolable car elle est inhérente à la personne humaine.

Toutefois, je constaterai qu’en France le nombre des bouchers patentés, qui était de 28 248 en 1852, s’est élevé de 31 039 à 37 826, de 1858 à 1867. La concurrence s’est donc accrue dans de notables proportions.

La liberté de la boulangerie n’existe non plus que depuis le décret du 22 juin 1863. Établie par la loi de 1791, elle avait été confisquée par l’arrêté consulaire du 11 octobre 1801. Dans son rapport à l’Empereur, M. Rouher constatait, en 1863, que cet arrêté, en décidant la limitation du nombre des boulangers, était la négation du droit, reconnu à tout citoyen par les lois de 1791 et du 1er brumaire an VII, d’exercer librement son commerce ou son industrie. « C’est, disait textuellement le ministre en son rapport, c’est la création du monopole et un retour formel au régime des corporations privilégiées. »

Quant aux résultats, le même ministre avait dit, à propos de la liberté de la boucherie : « Sans doute, le nouveau système ne donnera pas, et il ne peut pas donner le bon marché absolu et permanent, mais il donnera le prix sincère, dégagé, autant que possible, des frais parasites et des bénéfices exagérés, ce prix sincère que produisent seuls la concurrence et le cours naturel du commerce. La viande sera chère lorsque le bétail sera cher, cela est évident ; mais, lorsque le bétail sera à bon marché, le public en profitera nécessairement[6]. »

Malheureusement, cette liberté ne produit point tous les bons effets qu’on en doit attendre, en raison du maintien de l’article 30 de la loi de 1791. Tant que le droit de taxer restera suspendu comme une épée de Damoclès sur la tête de ces industries, les capitaux leur feront défaut et le progrès ne se manifestera point. Le gouvernement remédiera sans doute prochainement à ce mal.

La profession d’agent de change n’est pas plus libre.

Les agents de change forment une corporation dont le nombre des membres est limité à 60. Ils sont fonctionnaires ministériels nommés par le gouvernement, mais avec la faculté, toutefois, depuis la loi de 1816, de présenter leurs successeurs. Seuls, ils ont, avec les notaires, le droit de donner un caractère d’authenticité à la négociation des effets publics. De cette façon, les agents de change se trouvent à peu près les maîtres du marché.

Ne peut pas s’établir non plus notaire qui veut, non plus qu’avoué, non plus enfin que directeur de banque d’émission.

Pour les banques, notamment, la question de liberté est bruyamment agitée depuis quelque temps. On y viendra par la force des choses ; les économistes sont d’accord là-dessus, à l’exception toutefois d’un petit nombre, en tête desquels figure notre excellent maître et ami M. Wolowski. C’est qu’en dehors de la question de justice, la liberté semble à la plupart l’unique moyen de moraliser ce commerce et de le soustraire aux folies des gouvernements, folies qui font, en un clin d’œil, décréter le cours forcé des billets, pour un motif ou pour un autre, comme cela se voit actuellement en Italie, en Autriche, en Russie, en Grèce, aux États-Unis, et compromettent gravement la sûreté des transactions commerciales.

La profession de courtier elle-même n’est libre que depuis trois ans. Je ne finirais point, si je voulais énumérer tous les monopoles qui subsistent encore : monopole des chemins de fer, monopole de la poste, monopole des télégraphes, monopole de la fabrication de la monnaie, monopole de la culture du tabac, etc., etc.

On restreint aussi la liberté du travail en subordonnant le droit de travailler à une autorisation délivrée à des conditions plus ou moins compliquées, plus ou moins onéreuses, comme pour la presse, avant la promulgation de la loi du 11 mai 1848, comme pour les médecins, les pharmaciens, etc.

La profession d’avocat n’est point libre, son exercice étant subordonné à des conditions très gênantes qui obligent l’avocat à vivre de sa profession, c’est-à-dire à mourir de faim, — il y a un si grand nombre d’avocats sans cause, — ou à y renoncer, attendu qu’il lui est interdit d’en exercer une autre simultanément avec celle-là. L’ordre des avocats forme une corporation exclusive, qui a conservé par trop le cachet des corporations du Moyen âge, et dont l’organisation à notre époque est un véritable anachronisme.

L’orfèvre est assujetti à une réglementation des plus gênantes qui rappelle le temps de saint Louis ou de Philippe le Bel.

La liberté des professions intellectuelles n’existe guère. Tout le monde a bien le droit, par exemple, de fonder un journal politique, mais à la condition seulement d’être riche, puisqu’il faut payer un cautionnement considérable et un impôt de timbre très lourd ; tout le monde a le droit de se livrer à l’enseignement primaire et secondaire, mais à la condition d’être muni d’un diplôme ; bientôt même, selon la promesse solennelle du 19 janvier 1867, tout le monde pourra s’établir imprimeur ou libraire. Pour tout ce qui concerne l’enseignement supérieur, l’enseignement politique, l’enseignement économique et l’enseignement religieux, la liberté n’a pas encore pu triompher. Les promesses du Gouvernement donnent à croire que nous auront sous peu au moins la liberté de l’enseignement supérieur.

Espérons que ces libertés ne se feront pas trop attendre, car leur privation est évidemment une atteinte au droit de travailler, si nettement reconnu par la loi de 1791. Il faut combler promptement cette lacune.

La liberté du travail est violée, quand les lois portent une atteinte quelconque aux profits que peut donner l’activité humaine, soit par des taxes établissant des prix maxima, comme pour la boulangerie, soit par des impositions excessives, soit par la fermeture de certains débouchés, comme sous le régime de la protection et des prohibitions.

On commet un attentat indéniable contre la liberté du travail, quand, sous un prétexte ou sous un autre, on touche d’une manière quelconque à la propriété du travail ou à la faculté d’agir. Et l’on restreint la faculté d’agir, toutes les fois que l’on met des obstacles à l’exercice de l’une quelconque des aptitudes de l’esprit humain, ou qu’on impose des chaînes à son développement. Or, ces aptitudes sont en nombre infini. L’absence de réglementation en toutes choses peut seule leur laisser libre cours et permettre à l’humanité de pratiquer d’une manière générale cette bienfaisante loi économique de la division du travail. Des professions nouvelles se produiront alors là où on ne voyait pas auparavant de place pour elles. Elles se multiplieront à l’infini, et c’est ainsi seulement qu’on s’approchera peu à peu, autant qu’il est permis à l’homme d’espérer le faire, de la solution du grave problème du paupérisme, inquiétude de tous les temps. Les libertés politiques elles-mêmes, en permettant, par la facilité des réunions publiques, aux professeurs de vivre en enseignant, aux orateurs de vivre en parlant, etc., en ouvrant un champ nouveau à l’activité des esprits et en provoquant la Création de professions nouvelles, dégageront d’autant les professions matérielles et les rendront plus accessibles aux esprits les moins éclairés, aux intelligences les moins douées, aux hommes les moins favorisés de la fortune. Pour compléter l’œuvre, il serait de la plus grande urgence de décréter la liberté absolue de l’association et de dégager les sociétés de toutes ces entraves légales qui sont un obstacle sérieux à leur développement.

Les femmes, elles aussi, profiteront de ces libertés, car ce sera pour elle un moyen de se procurer avec plus de facilité des travaux appropriés à leur sexe. Je sais bien qu’aujourd’hui on émet avec bruit des théories qui rejettent le travail de la femme d’une manière systématique. Ces théories proviennent d’un motif louable. Mais auraient-elles de bons résultats dans la pratique ? J’affirme le contraire avec regret. Notons que le jour où la femme ne pourra pas travailler, la femme tombera souvent dans la misère et mourra de faim, elle et ses enfants, comme par le passé. Du reste, il y a des cas où son indépendance a besoin d’être assurée. Sous un régime de liberté absolue, entraînant une plus grande division du travail, celles des femmes qui seront obligées de travailler pour vivre auront à leur disposition des facilités plus nombreuses pour exister honnêtement et pour se soustraire à la misère.

Enfin, la liberté du travail, de quelque ordre qu’il soit, dégage le Gouvernement de la lutte ou de la concurrence des individus ; elle le soustrait au choc des intérêts individuels ; elle ne lui permet point de se compromettre en se mêlant aux discussions particulières, qui souvent sont pour lui une menace et parfois le renversent. La liberté absolue du travail élève le Gouvernement au-dessus de tous ; elle le met à l’abri de toutes les attaques. Elle réduit son rôle à celui de défenseur de la justice et lui assure par là le respect général.

Au lieu de cela, depuis que le monde existe, le Gouvernement n’a cessé d’apporter des entraves au travail ; il n’a cessé de se mêler de détails mesquins et d’ébranler sa propre puissance en intervenant pour des questions de rubans ou de fils, comme sous Colbert, quelquefois même pour moins, pour une simple largeur de ruban ; de là des souffrances et des luttes au milieu desquelles il a nécessairement chaviré quelquefois. Quelle nécessité y avait-il donc à mettre ces entraves ? On peut l’affirmer sans crainte maintenant. Il n’y en avait aucune autre que celle de complaire aux préjugés qui obscurcissaient l’opinion, aucune autre que celle prétextée par des intérêts privilégiés. La preuve en est que, dans tous les temps de l’histoire, les obstacles apportés au travail, industrie ou commerce, n’ont eu d’autre résultat que de faire naître la fraude, la discorde, la haine, et qu’ils ont fini, à la longue, par précipiter au bas de l’échelle politique les nations qui les ont maintenus avec obstination. D’ailleurs, comme l’a dit O’Connell en termes énergiques : « Les monopoles, iniques et absurdes, graissent les roues du riche avec les larmes du pauvre. »

Heureusement un esprit nouveau règne dans le monde ; nous voyons chaque jour tomber une à une les chaînes du travail. Grâce à l’observation des faits, on a été émerveillé des magnifiques résultats qu’il a donnés toutes les fois qu’on a laissé les sociétés l’organiser naturellement. On s’est aperçu que chaque individu honnête et travailleur pouvait être assuré de vivre sans que l’État eût à s’occuper des moyens qui lui permettraient de se procurer sa subsistance ou les autres objets nécessaires à sa consommation ; qu’il suffisait, pour arriver à cette fin, du mobile que Dieu a placé dans le cœur de l’homme, à sa naissance, de cet instinct qui le porte à rechercher la satisfaction et à éviter la peine.

L’État a pour mission de se retirer peu à peu et de cesser à la longue son action partout où il le peut faire avec avantage pour le pays et sans rien brusquer. Quant à nous, messieurs, applaudissons quand il marche dans cette voie, et secondons-le en faisant usage de notre initiative ; usons de la liberté, chacun pour nous, mais en respectant celle des autres. Soutenons-le, quand il fait pénétrer la liberté dans toutes les branches de l’activité humaine. Surtout aimons la liberté pour elle-même, et ne nous en méfions jamais ; elle moralise, elle fortifie, elle élève les sociétés. Accueillons enfin avec ardeur ceux des successeurs de Turgot, qui, comme lui, prouvent, par leurs actes, que dans leur cœur est gravée cette belle parole de notre illustre Bastiat : « La liberté est un acte de foi en Dieu. »

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[1] Conférence faite à la Société des Conférences, boulevard des Capucines, le 6 janvier 1869.

[2] Histoire du Travail.

[3] Histoire des Classes ouvrières.

[4] Essais historiques et biographiques.

[5] La France libre.

[6] Rapport de M. Rouher à l’Empereur, le 24 février 1858.

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