Turgot et la chambre royale, par Gustave Schelle (1913)

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 1

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TURGOT ÉTUDIANT ET MAGISTRAT
(JUSQU’EN 1761)

V. LA CHAMBRE ROYALE

Turgot, substitut du procureur général ; conseiller à la Chambre des requêtes ; maître des requêtes (1753). — Les refus de sacrements. — Exil du Parlement. — La Chambre des vacations nommée d’office et la Chambre royale. — Le marquis de Sousmont, président à mortier. — Reproches injustement faits à Turgot. — Ses Lettres sur la tolérance. — Le Conciliateur. — Projet d’une Histoire du Jansénisme. — Dissolution de la Chambre royale.

Après avoir quitté l’état ecclésiastique, Turgot dirigea ses vues vers un office de maître des requêtes. Plusieurs années d’exercice préalable dans la magistrature étant exigées, il rechercha un poste d’Avocat du roi au Châtelet, avec l’espoir de vaincre sa timidité naturelle en s’accoutumant à parler en public ; aucun titulaire ne consentit à lui céder sa charge.

Il accepta le 5 janvier 1752 d’être substitut du Procureur général au Parlement. Le 30 décembre suivant, il entra comme Conseiller à l’une des Chambres des Requêtes du Palais. Le 28 mai 1753, il fut nommé maître des requêtes ; les délais réglementaires avaient été considérablement abrégés en sa faveur[1]. À cette date, les querelles entre le clergé moliniste et le Parlement étaient dans leur plein[2]. Elles avaient recommencé en 1751 à l’occasion de la révocation, par l’Archevêque de Paris, de la Supérieure et de l’Économe de l’Hôpital général ; elles étaient devenues très vives en 1752, à la suite de refus de sacrements à des jansénistes par le curé de Saint-Étienne-du-Mont.

Le ministère avait cru préparer l’apaisement en nommant une Commission, procédé habituel aux gouvernements faibles ; le clergé moliniste avait continué à s’agiter. Le curé de Saint-Médard priva de communion deux sœurs de la communauté de Sainte-Agathe ; c’était une sorte de provocation à laquelle le Parlement répondit en prescrivant de saisir le temporel de l’Archevêque de Paris et en convoquant les Pairs en assemblée générale. Le Roi défendit la convocation et, trois mois environ avant la nomination de Turgot à une place de maître des requêtes, ordonna à la Cour, par lettres du 23 février 4753, de surseoir à toutes poursuites et procédures relatives aux refus de sacrements.

La Cour tint les lettres pour non avenues et prépara des remontrances dont la présentation au Roi fut toutefois retardée jusqu’au mois d’avril. Louis XV refusa de les recevoir. La Cour décida qu’elle resterait assemblée jusqu’à ce que le Roi l’eût entendue favorablement et procéda sans désemparer à l’examen des affaires de refus de sacrements.

Alors des mesures de répression sévères furent prises contre les Chambres des Enquêtes et des Requêtes[3] ; quatre conseillers furent réveillés à quatre heures du matin et expédiés dans des prisons d’État ; quatorze furent envoyés dans leurs terres ; d’autres furent exilés dans des localités diverses.

La Grand’Chambre, composée de conseillers âgés, parvenus péniblement à leur situation et peu désireux de perdre les vacations et les épices qui constituaient leur revenu, persista néanmoins, par esprit de corps, dans la conduite suivie par les cours assemblées, et ne siégea que pour la forme. Le 10 mai, elle fut exilée à Pontoise.

Quand les vacances arrivèrent, la Chambre des Vacations n’était pas désignée ; le Gouvernement en institua une d’office avec six Conseillers d’État et vingt Maîtres des Requêtes ; Turgot fut un d’eux.

La Chambre fut installée aux Grands-Augustins, mais ne put fonctionner ; les avocats et les procureurs ne se présentèrent pas devant elle et firent cause commune avec le Parlement.

À la rentrée, les membres de la Grand’Chambre furent envoyés à Soissons, et des lettres patentes du 1er novembre 1753 instituèrent « pour connaître de toutes les affaires de la compétence du Parlement » une Chambre royale, composée de dix-huit Conseillers d’État et de quarante Maîtres des requêtes ; Turgot fut, cette fois encore, désigné pour en faire partie.

La Chambre royale siégea au Louvre et fut divisée en deux sections ; l’une civile et de police ; l’autre, criminelle. Elle fonctionna difficilement ; le Châtelet refusa de la reconnaître, bien que des ordres formels d’obéissance lui eussent été adressés, ainsi qu’à tous les tribunaux inférieurs ; dans le sein même de la Chambre, il y eut des divisions et de l’obstruction. Néanmoins, la section civile expédia un assez grand nombre d’affaires. Beaucoup de ses décisions portent la signature de Turgot. Rien ne permet de croire qu’il ait été plus zélé ou moins zélé que ses collègues ; pourtant vingt ans plus tard, quand il fut ministre, on raconta que les Parlementaires ne lui avaient jamais pardonné la condescendance qu’il avait montrée en 1753 pour le pouvoir et qu’ils s’étaient vengés de lui, en l’empêchant d’obtenir la charge de Président à mortier que son frère aîné, le marquis de Sousmont, avait voulu lui céder[4].

Or, c’était vrai ; Messire Turgot, marquis de Sousmont, ayant en 1763 perdu son fils unique et souffrant de la goutte dont il avait été atteint de bonne heure, voulut faire passer sa charge sur la tête de son frère, alors intendant de Limoges, et ne put y parvenir. Il donna sa démission et écrivit au Garde des sceaux le 31 juillet 1764 :

« J’ai conservé ma place tant que j’ai pu la transmettre à un autre moi-même. Si, à la mort de mon fils et encore depuis, j’avais pu me flatter de la transmettre à mon frère, j’aurais avec plaisir conservé à mon nom un état qui faisait toute mon ambition. Vous savez les raisons qui me privent de cette consolation. C’est à moi de faire ce sacrifice au bien de la paix. J’ose espérer que le Roi voudra bien m’en savoir gré et dédommagera des gens qui, de père en fils, ont toujours servi leur maître en citoyens dans des professions différentes[5]. »

Les Parlementaires n’avaient pu — comme l’a cru Condorcet — faire grief à Turgot d’avoir été membre de la Chambre des Vacations et de la Chambre royale. Il était entré dans l’une avec dix-neuf et dans l’autre avec trente-neuf Maîtres des requêtes, presque tous plus anciens que lui, et parmi eux se trouvaient plusieurs futurs ministres ; à la Chambre des Vacations, étaient Maynon d’Invau[6] et Bourgeois de Boynes[7], ce dernier faisant fonctions de procureur général ; à la Chambre royale, étaient deux autres futurs ministres, Silhouette et Hue de Miroménil, qui furent : l’un, contrôleur général ; l’autre, garde des sceaux, dans le même ministère que Turgot.

Ce que l’on pouvait reprocher à celui-ci était d’avoir quitté son siège de Conseiller au Parlement pour devenir Maître des requêtes, au moyen d’une abréviation de délais, accordée juste au moment où la Chambre dont il était membre s’engageait dans une lutte contre le pouvoir ; on ne manqua pas de dire qu’il avait abandonné sa compagnie pour passer dans le camp adverse. En réalité, il n’avait fait que se conformer aux ordres supérieurs ; c’est ce qu’il a affirmé dans une lettre qu’il adressa à La Vrillière en 1768 pour poser, avec l’appui de Maurepas, sa candidature à la place de Prévôt des marchands de Paris et dans laquelle il écrivit :

« Vous n’ignorez pas que mon obéissance aux ordres du Roi, lors de la Chambre royale, m’a, par suite des événements, exclu de la place d’Avocat général et a même mis obstacle à ce que je prisse la charge de Président à mortier lorsque mon frère a été forcé par l’état de sa santé de la quitter. »

Les ordres que Turgot avait reçus étaient d’ailleurs conformes à ses propres sentiments et aux traditions de sa famille.

Son père n’était nullement janséniste : de même, le marquis de Sousmont qui partagea, en 1753, l’exil de la Grand’-Chambre pendant que son jeune frère rapportait à la Chambre Royale, ne se rendit à Pontoise que par ordre ; et, postérieurement, à deux reprises, en 1757 et en 1762, étant président des Vacations, il prêta tout son concours au Gouvernement pour empêcher le retour des agitations religieuses ; chaque fois, il fut félicité de sa conduite, au nom du Roi, par lettre ministérielle[8].

Quant aux sentiments personnels de Turgot, on constate dans ses écrits de jeunesse, même dans ceux qui ont un caractère religieux, qu’ils furent toujours des sentiments de tolérance. On les trouve dans ses Réflexions sur les Pensées philosophiques de Diderot et dans cette liste d’Ouvrages à faire dont nous avons déjà parlé et dont ils forment le principal intérêt. On les trouve ensuite dans ses deux lettres que Turgot adressa, l’une en 1753, l’autre en 1754, à un grand vicaire de ses amis, peut-être l’abbé de Véri, alors grand vicaire à Bourges, plus probablement l’aîné des Cicé.

« À quoi réduisez-vous la protection que l’État doit à la religion dominante ? » lui avait demandé son correspondant, et Turgot répondit : « Aucune religion n’a droit à une autre protection que la liberté, et elle perd ce droit quand ses dogmes ou son culte sont contraires à l’intérêt de l’État. »

Turgot n’interdisait pas au Gouvernement toute protection d’une religion ; il pensait même qu’il était de la sagesse des législateurs d’en présenter une à l’incertitude de la plupart des hommes, mais il estimait que le Gouvernement devait se borner à assurer matériellement l’existence du culte :

« Je ne veux pas autre chose, disait-il, sinon que chaque village ait son curé… et que la subsistance des ministres soit assurée indépendamment du troupeau, c’est-à-dire par des biens-fonds. Si la société choisit une religion, c’est comme utile et non comme vraie ; elle n’est pas compétente pour juger de la fausseté des enseignements contraires. »

Les opinions du jeune maître des requêtes étaient entièrement opposées à celles que soutenait la majorité du Parlement et qui prirent place dans les Remontrances présentées au Roi en avril 1753. À cette époque fut même avancé un projet qui consistait, pour calmer l’irritation du Clergé et lui faire supporter le jansénisme, à retirer aux protestants la demi-tolérance dont ils jouissaient.

Ce projet barbare fut dénoncé dans une brochure intitulée : le Conciliateur ou Lettres d’un ecclésiastique à un magistrat sur les affaires présentes[9]. L’auteur, après avoir invoqué, en théologien, les préceptes de l’Évangile, conclut « sur les affaires présentes » en ces termes :

« Le Prince doit dire aux protestants : Quoique vous soyez dans l’erreur, je ne vous en traiterai pas moins comme mes enfants ; aux jansénistes, je voudrais que l’Église fût sans divisions, mais il ne m’appartient pas de les terminer ; aux évêques, personne ne respecte plus que moi votre voix, mais jamais je ne me mêlerai des affaires de la religion ; aux Parlements, je vous ai confié mon pouvoir, mais vous ne pouvez en avoir plus que moi-même et je n’en ai aucun dans l’ordre spirituel. »

Il y a tant de ressemblance entre ce langage et celui des Lettres à un grand-vicaire que Du Pont a mis le Conciliateur, à côté de ces lettres, dans les Œuvres de Turgot. Celui-ci avait pourtant écrit au grand vicaire : « Quoique le Conciliateur soit dans mes principes et ceux de notre ami[10], je suis étonné des conjectures que vous avez formées ; ce n’est ni son style, ni le mien. » Du Pont ne s’était pas arrêté à cette dénégation et avait admis que, pour la circonstance, Turgot avait changé son style ; l’hypothèse est trop ingénieuse.

Morellet, condisciple de Turgot et de Brienne, ayant avec eux deux, à la Sorbonne, discuté à fond la question des rapports de l’Église et de l’État, affirme dans ses Mémoires que le Conciliateur est de ce dernier : il n’y a pas de raisons pour ne pas accepter son dire[11], conforme à celui de Turgot.

Mais, ainsi que celui-ci l’a déclaré, l’ouvrage « était dans ses principes » ; les querelles entre le Molinisme et le Jansénisme lui semblaient aussi puériles dans leurs origines que coupables dans leurs effets. Pour le démontrer, il entreprit d’en écrire l’histoire et s’imposa la tâche de lire l’Augustinus de Jansen, que peut-être en France personne n’avait ouvert. Il renonça à son dessein[12] quand la paix fut faite ; mais ne doit-on pas penser que, ce dessein, ayant transpiré, ait excité les colères des Jansénistes ?

La paix avec le Parlement date de l’été de 1754. Le Gouvernement l’avait négociée d’une part avec le clergé, de l’autre avec la magistrature. La naissance du Duc de Berry, le futur Louis XVI, servit de prétexte aux mesures de clémence ; la Chambre Royale fut dissoute le 30 août 1754 et le Parlement eut sa grâce ; puis une Déclaration du 2 septembre imposa en termes formels le silence sur les affaires religieuses. Mais Turgot n’oublia point les enseignements qu’il avait tirés des événements auxquels il avait été mêlé.

__________________

[1] Son frère aîné, par exemple, avait fait quatre ans de stage.

[2] Journal de Barbier ; Mémoires de d’Argenson ; Flammermont, Remontrances du Parlement de Paris ; Glasson, Le Parlement de Paris, etc.

[3] 9 mai 1753.

[4] L’Observateur anglais et Vie de Turgot, par Condorcet.

[5] Archives du château de Lantheuil, minute. Le marquis avait d’abord écrit : « Vous savez même que ni mon frère, ni moi, n’avons rien à nous reprocher dans une chose qui lui est étrangère. »

[6] Contrôleur général après L’Averdy.

[7] Ministre de la Marine avant Turgot.

[8] L’analyse ci-après de lettres tirées des Archives nationales (O1, 399, 402, 404) et adressées par La Vrillière au président Turgot ne laisse pas de doutes sur sa conduite.

1757. 18 septembre. — Les circonstances pouvant exiger des correspondances promptes et fréquentes, le président Turgot est autorisé à se servir pendant les vacances d’un courrier de la poste ; des ordres sont donnés à cet effet à Jannel, intendant des postes. Il est signalé au Président qu’une affaire de refus de sacrements à Auxerre est apaisée et que la religieuse qui en avait été l’objet a été administrée.

22 septembre. — Sa Majesté voit avec satisfaction que le Président est entré dans ses vues. L’avis qu’il a donné au sujet des démarches que méditerait l’évêque d’Orléans n’est pas fondé ; ce prélat ne troublera pas son diocèse.

30 octobre. — Sa Majesté a été satisfaite de la conduite du Président pendant les vacations. Le premier président d’Aligre n’aurait pas dû s’en aller dans ses terres. Le Roi a refusé d’autoriser le président Turgot à contresigner ses lettres parce que c’eût été une nouveauté.

1760. 2 janvier. — Il n’a pas été possible d’arrêter une affaire dans laquelle étaient impliqués quatre jeunes gens de Caen que le Président avait recommandés. Sa Majesté n’a pas voulu interrompre le cours de la justice.

1762. 10 septembre. — Remerciements au président Turgot pour avoir indiqué ce qui pourrait se passer le mercredi et le jeudi. Il est donné ordre à Jannel de lui fournir un courrier pour Fontainebleau.

11 septembre. — Le ministre a vu l’archevêque (?). Il pense comme le président qu’il eût été préférable que l’archevêque n’eût pas montré le refus de son visa.

15 septembre. — Au sujet du mariage d’un particulier sorti des jésuites : des précautions ont été prises avec l’archevêque pour lever les difficultés.

2 novembre. — Le président a donné avis à Sartine, lieutenant de police, que des assemblées seront tenues au Mont Valérien et à Paris chez le curé de Saint-Laurent ; il y aura à prendre des informations.

3 novembre. — Sa Majesté a marqué beaucoup de satisfaction des services et du zèle du Président, en particulier pour sa conduite pendant les vacations.

[9] Rome, in-8°, 53 p.

[10] Peut-être Morellet.

[11] Ni Du Pont dans la première édition de ses Mémoires sur Turgot. ni Condorcet dans sa Vie de Turgot, n’ont dit un mot du Conciliateur. La première attribution de cet ouvrage à Turgot a été faite par Naigeon en 1788, en tête d’une réimpression publiée au moment où il était question de donner la liberté civile aux Protestants, Brienne étant principal ministre. Le nom de Turgot se trouve sur une autre réimpression faite en 1791, lors des querelles entre le clergé constitutionnel et le clergé insoumis ; Brienne, cardinal, était évêque constitutionnel et reçut, à cette époque, un bref du pape contre la constitution civile.

[12] D’après Du Pont, il donna un fragment de son travail à l’abbé Bossut pour le Discours préliminaire de son édition de Pascal (1779) ; la lecture de ce discours ne fait pas voir l’emprunt. Du Pont dit aussi que Louis XV, après avoir lu le Conciliateur, ne persécuta personne ; Du Pont a oublié qu’à cette époque des mesures violentes furent prises contre les Protestants dans le Languedoc.

 

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