TRAITÉ SUR LA DÎME ROYALE
(Joint à une lettre du 13 juin 1700)
Ceux qui prétendent remédier aux désordres de la taille arbitraire, des aides et droits d’entrées et sorties du royaume, en établissant une dîme royale sur le modèle de celle des ecclésiastiques, pour remplacer tous ces droits, peuvent avoir trouvé leur compte par la spéculation et arpentement des terres ; mais on maintient que, par la pratique et l’exécution, il y a vingt impossibilités naturelles, absolument insurmontables, dont une seule suffirait pour ruiner absolument un pareil projet. Pour commencer par une province, les tailles en Normandie vont environ à 4 millions, les aides, droits d’entrée et passage à peu près à 3 millions : ce qui fait 7 millions qu’il faut faire porter à la dîme royale, c’est-à-dire près du double de la taille de chaque paroisse. Avant que de venir à la perception de la totalité, il est à propos d’établir les sûretés qu’il est nécessaire de prendre pour créer un tel droit, à quelque somme qu’il pût monter. Il n’y a point de dîme en main étrangère au-dessus de 200 ou 300 livres qui n’ait une grange et bâtiments affectés pour le repostement des levées, afin d’en conserver le privilège au possesseur, étant dans cette occasion où l’axiome de droit a lieu : plus de sûreté dans la chose que dans la personne du preneur ; et c’est une question de fait que toutes les grosses dîmes un peu considérables ont des granges et lieux affectés, ce qui serait inutile de nier. C’est pourquoi, par cette raison, ainsi que par une autre qu’on dira dans la suite, il faudrait commencer par bâtir autant de granges qu’il y a de lieux taillables dans le royaume, se trouvant même plusieurs paroisses de grande étendue où les gros décimateurs ont été obligés de bâtir différentes granges pour les différents cantons. Ainsi comme pour engranger pour 500 livres de levées, il faut un bâtiment au moins de 1 000 livres, et pour de plus hautes sommes à proportion, y ayant 36 millions de taille, qui seraient presque doublés à cause de la jonction des aides, droits d’entrées et sorties, sur ce compte que le prix du bâtiment coûte le double d’une année de la récolte, c’est 120 millions dont il faudrait faire état pour parvenir à ces bâtiments, indépendamment de la réussite du projet. Et afin qu’on ne reparte pas qu’on en pourrait trouver à louer jusqu’à ce que le succès pût former un fonds pour ces bâtiments, on répond deux choses également fortes et sans répartie : la première que personne ne voulant concourir avec le Roi, aucun propriétaire ne voudrait souffrir que son fermier repostât dans ses bâtiments cette dîme royale, qui, en cas d’insolvabilité, voudrait conserver son privilège, au préjudice du maître, sur tout l’enclos ; et en second lieu on maintient que, sur cent paroisses, il ne s’en trouverait pas une où il y ait des lieux de relais ou inutiles pour engranger des levées d’une nouvelle naissance. Enfin ce ne serait pas le tout de bâtir une grange à chaque paroisse, dont il faudrait commencer par acheter une place assez grande pour contenir tous les autres bâtiments nécessaires à une aussi grande occupation que celle d’une dîme de 7 000 ou 8 000 livres par an : c’est-à-dire qu’il faudrait une maison, des écuries, des caves et des celliers, ce qui ne se pourrait point qu’avec 10 000 ou 12 000 écus, comme il est aisé de justifier par une infinité d’exemples. Ainsi c’est un fonds de 150 millions par où il faut commencer, et cela de notoriété publique, cette quantité de bâtiments coûtant cette somme à construire. Ainsi, voilà un grand article que l’on peut dire insurmontable de toute impossibilité.
Il faudrait venir après cela à l’adjudication pour une année seulement, ainsi qu’est l’usage de la taille, à condition de bailler caution, ce qui ne manque jamais dans les deniers royaux, et ce qui porte avec soi des choses absolument impossibles : la première, adjugeant une dîme pour une année seulement, ce qu’il faudrait faire au moins au mois de mai, auquel temps on ne sait encore ce que sera la récolte et quel prix le blé vaudra. Comme il n’y a point de ressource de la récompense d’une mauvaise année par une bonne, ainsi qu’il arrive dans les baux de six et de neuf ans, il n’y a point d’homme assez hardi pour se rendre adjudicataire que sur le plus bas prix du blé et sur le pied même d’une mauvaise récolte, attendu que, le vaillant de toutes ces sortes de gens, même les plus riches, n’étant au plus que de 3 000 à 4 000 livres d’argent et de biens meubles, comme bestiaux et levées, seuls susceptibles d’exécution pour paiements de fermages, les immeubles, au cas qu’ils en aient, ce qui est rare, étant affectés à des mariages, à des rentes hypothéquées et privilégiées, et même à des substitutions, ce serait jouer leur bien à trois dés que d’en user autrement, puisqu’il n’y aurait point de ressource pour eux au cas que l’année fût mauvaise. Il y a même plus : comme le premier paiement de la taille échoit au mois de novembre, et les autres de trois mois en trois mois, à peine de frais effroyables, sans qu’on pût espérer du délai, comme il arrive dans les autres fermages, afin de mieux vendre ses grains au haut du temps, à peine pourrait-on trouver des adjudicataires, même à vil prix. Ainsi ces trois articles, savoir d’obligation de bailler caution à ses concitoyens, ne recueillir qu’une année, et payer le lendemain du terme, de trois mois en trois mois, rendent la chose absolument impossible, dont il ne faut point d’autre marque que ce qui se passe en justice dans les baux des biens saisis : une terre de 1 000 livres, le lendemain de sa saisie, étant criée à bailler parce qu’il faut donner caution et payer le lendemain du terme, ne trouve des enchérisseurs que pour la moitié, et bien souvent moins ; et, lorsqu’il y a certitude que le décret passera dans un an, ce qui finit le bail de régie, parce que cela y est porté expressément, on n’en trouve rien du tout, et on est obligé de laisser la terre en friche, ou de la donner à la dixième partie de sa valeur pour herbager les bêtes. Enfin les gros décimateurs ecclésiastiques, qui sont les maîtres et qui apportent bien plus de facilité, pour affermer leurs dîmes, que l’on ne pourrait pas faire pour la dîme royale, se trouvent tous les jours dans trois situations dont aucune ne peut s’accorder avec le paiement de la taille : la première est de faire crédit, quelquefois deux ou trois ans, jusqu’à ce que les grains deviennent chers ; la seconde, de perdre souvent sur leurs fermiers ; et enfin de se trouver dans l’obligation de faire quelquefois valoir pendant plusieurs années ces sortes de biens, pour ne pouvoir trouver aucunes sortes de fermiers, quoiqu’ils soient bien moins difficiles qu’on ne serait obligé de l’être dans l’article de la dîme royale. Il y a encore une objection sans aucune répartie, qui est qu’il faudrait, outre la dîme royale, encore une autre taille, ou plutôt deux ou trois autres, savoir une pour l’industrie, à l’égard de ceux qui n’ont que leur commerce ; ceux qui ont des herbages gras, où l’on engraisse des bestiaux que l’on leur donne pour ce sujet, sur quoi il est impossible d’asseoir une dîme ; et enfin sur ceux qui nourissent des vaches pour avoir du beurre et du fromage, qui fait un gros commerce en beaucoup d’endroits, sur lesquels pareillement il n’y a point de dîme à percevoir. Enfin pour dernière raison, à quoi il y a encore moins de répartie qu’à toutes les autres, est que, bien loin que la dîme royale, dégagée de toutes les circonstances précédentes, pût supporter les aides avec les tailles, c’est-à-dire presque doubler les tailles, on maintient que, sans cette addition, elle n’y atteindrait pas, même à beaucoup près ; et pour le prouver, il ne faut que descendre dans le détail. Premièrement dans l’élection du Pont-de-l’Arche, toutes les dîmes, généralement parlant, sont presque à la moitié de la taille, et on en conviendra aisément lorsqu’on fera réflexion qu’à Elbeuf les dîmes ne vont qu’à 600 livres, et la taille est à 17 000 livres ; à Louviers les dîmes ne sont qu’à 4 000 livres, et la taille est à 10 ; à Amfreville la taille est à 2 200 livres et toutes les dîmes ne sont qu’à 1 200 livres ; à Acquigny la taille est à 2 500 livres, et les dîmes à 1 400 livres. Il en va de même dans toute l’élection. Dans celle du Pont-Audemer, c’est à peu près la même chose : dans une seule paroisse de village, nommée Beuzeville, les dîmes ne vont pas au quart de la taille. Dans l’élection de Caudebec, à Bolbec, la taille y est quatre fois plus forte que la dîme. Dans l’élection de Rouen, à Barentin et à Pavilly, la taille double la dîme ; et l’on peut faire le même raisonnement de presque partout, à la réserve de quelques paroisses du haut pays. Dans toute l’élection de Paris la taille est trois fois plus forte que la dîme. Il n’y a qu’où le terroir étant excellent et le pays bien habité, la taille peut être au-dessous de la dîme ; mais on maintient que ce n’est pas à la trentième partie, l’un portant l’autre, des pays taillables. Ainsi comme bien loin d’être au-dessous il faudrait qu’elle doublât pour porter les autres charges qui ruinent le peuple et le commerce, il s’en faut les trois quarts que cette supputation ne soit juste, et elle ne tombera jamais sous le sens d’un homme qui ait été laboureur et qui ait la pratique de cette sorte de commerce.
Il reste encore un dernier article, qui lui seul doit fermer la bouche au porteur d’une pareille proposition, savoir qu’il faudrait, suivant leur projet, que cette dîme fût générale, en comprenant tous les nobles et privilégiés exempts de taille par toutes les ordonnances, ou qu’elle ne s’étendît qu’aux taillables. Si c’est ce dernier, comme il y a apparence, outre qu’elle n’atteindrait pas au quart de la somme nécessaire, il ne se pourrait jamais trouver d’adjudicataire, par la raison qu’un noble et privilégié faisant vendre son fermier après l’adjudication, et déclarant qu’il va faire valoir son fonds, comme cela arrive tous les jours, celui qui aurait enchéri se trouverait trompé de plus de moitié. Que si on voulait rendre cette dîme générale, pour éviter un pareil inconvénient, qui est tout à fait insurmontable, on tombe dans un autre, auquel les auteurs de ce projet n’ont assurément pas fait de réflexion, qui est de faire perdre à toute la noblesse, ecclésiastique et privilégiés, un droit aussi ancien en France que l’imposition de la taille, et dont l’exemption les obligeait au ban et arrière-ban, et qui deviendrait trois fois plus violent à leur égard que la taille, puisqu’on soutient qu’un noble payant en essence la dîme de ce qu’il peut faire valoir par ses mains suivant les ordonnances, cela irait quatre fois plus loin que la capitation : ce qui ne pourrait jamais arriver sans beaucoup de murmure, et ce qui ne s’accommode point avec la bonté du Roi de faire goûter les fruits de la paix à ses peuples, tant nobles que roturiers ; outre que, dans l’exécution, il n’y a point de paysan qui voulût se charger d’aller dîmer un gentilhomme en se faisant fermier d’un droit nouveau, qui est toujours odieux, souvent dans des enclos fermés de murailles.
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