Tom Palmer, Théories de la conquête et des classes et économistes libéraux

Qu’est-ce que la liberté ? Comment est la liberté est-elle reliée à la justice, au droit, à la propriété, à la paix et à la prospérité ? Tom Palmer a passé sa vie, comme enseignant et journaliste à répondre à ces questions. Ses meilleurs articles sont désormais regroupés dans ce livre non traduit encore en français Realizing Freedom: libertarian theory, history and practice (Vivre pleinement la liberté : théorie libertarienne, histoire et pratique).

L’extrait traduit par Carine Martinez pour l’Institut Coppet concerne l’histoire des idées et plus particulièrement la période du libéralisme classique en France. Tom Palmer expose avec une grande érudition le travail des économistes et historiens libéraux du XIXe siècle.

Les thèmes abordés dans l’ensemble du livre sont variés : la théorie de la justice, le multiculturalisme, la démocratie et le gouvernement limité, la mondialisation, le droit et l’économie des brevets, les droits d’auteur, parmi de nombreux autres sujets. Ces essais ont été publiés dans des revues savantes et dans des journaux tels que le New York Times ou le Wall Street Journal. Tom Palmer voyage dans le monde pour promouvoir la liberté dans les endroits les plus hostiles, de la Chine à l’Irak en passant par l’Europe de l’Est et l’Afrique.

Le livre est disponible au format Kindle pour seulement 4,32 euros sur amazon.fr

Chapitre XI

Théories de la conquête et des classes et économistes libéraux

Par Tom Palmer

Traduction Carine Martinez, Institut Coppet

Il me parait important de présenter un panorama des origines de la théorie des classes et des changements et variations qu’elle a subie en théorie sociale, en passant par les économistes libéraux, les Saint-Simoniens, jusqu’à Marx. Une annexe offre une brève critique de l’approche marxiste de la lutte et de l’exploitation des classes.

Les marxistes disent souvent du libéralisme qu’il est « anhistorique » et « naïf », alors que le système scientifique du marxisme est ancré dans l’Histoire. Certaines variantes du libéralisme sont peut-être anhistoriques et naïves. C’est en revanche totalement faux de la tradition libérale initiée par les idéologues et économistes français, dont les œuvres ont partiellement servi d’inspiration à Marx. Que le marxisme réussisse à attirer l’adhésion d’intellectuels pourrait expliquer le manque d’attention et de crédit donné à ces penseurs libéraux dont le travail était guidé par l’Histoire. En effet, comme remarque Larry Seidentrop au sujet du contraste entre le libéralisme et le socialisme : « le contraste est construit de sorte qu’il néglige la richesse de la pensée libérale du 19ème siècle, et ignore à quel point les modes d’argumentation et les thèmes qui sont généralement attribués au ‘socialisme’ formaient une partie importante de la pensée libérale à cette période. Certains de ces modes d’argumentation et thèmes ont même été introduits par des penseurs libéraux et seulement plus tard repris par des écrivains socialistes. Ainsi, on peut honnêtement dire que le contraste conformément admis entre les deux traditions est particulièrement injuste à l’encontre du libéralisme en excluant certains de ses propres rejetons. » Parmi ces rejetons se trouvaient les théories des classes et de la lutte des classes.

La théorie des classes n’a absolument rien de nouveau.

D’anciens politologues ont écrit sur les divisions entre les minorités et la majorité, les riches et les pauvres, l’esclave et l’homme libre. La nouveauté consistait à poser les bases de la théorie des classes sur une compréhension approfondie de l’Histoire et du développement historique, en utilisant une nouvelle approche de l’écriture de l’Histoire basée sur des sources originelles d’un côté et de l’autre sur une compréhension des forces de production rendue possible par une science naissante de l’économie politique.

Les économistes français du début du 19ème siècle élaborèrent un compte-rendu historique et économique des classes qui faisait la distinction entre classes productives et prédatrices. Ils faisaient ainsi écho à la distinction faite par le révolutionnaire américain Thomas Paine, entre d’autres, entre société et Etat. Dans son pamphlet révolutionnaire Le sens commun, Paine cherchait à retirer la couverture divine des classes dirigeantes européennes : « il est plus que probable que, s’il nous était donné de lever le voile ténébreux de l’antiquité et de les examiner à leur source, nous trouverions que le premier d’entre eux ne valait guère mieux que le principal brigand d’une troupe effrénée, dont les mœurs sauvages ou la prééminence en fait de subtilité lui obtinrent le titre de chef parmi les voleurs ses camarades, et qui, en étendant son pouvoir et ses déprédations, força les hommes tranquilles et sans défense à acheter leur sûreté par des contributions fréquentes. »[1] Concernant les origines de la monarchie anglaise, Paine faisait l’observation suivante : « Compter pour premier ancêtre le bâtard d’un seigneur français qui débarque à la tête d’une troupe de bandits armés, et qui se constitue roi d’Angleterre contre la volonté des Anglais, c’est avoir une origine bien pitoyable et bien avilissante. À coup sur la divinité ne jouait point-là de rôle. »[2]

Que la conquête soit à l’origine de l’autorité politique était aussi une idée dominante de la pensée libérale française du fait de l’influence de l’essai de Benjamin Constant De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne (1814), qui faisait la distinction entre l’esprit commercial et l’esprit guerrier. Les économistes français allaient donner à cette distinction à la fois des bases historiques et un système scientifique. Augustin Thierry, historien et collaborateur de Charles Comte et Charles Dunoyer pour la principale publication libérale française du début du 19ème siècle, Le Censeur européen, était un pionnier de l’établissement, sur des bases historiques solides, de la théorie de la conquête de l’Etat. Thierry écrivait, concernant sa lecture de l’Histoire de l’Angleterre de David Hume :

« En 1817, je coopérais à la rédaction du Censeur européen, la plus grave, et en même temps la plus aventureuse en théories, des publications libérales de cette époque. A la haine du despotisme militaire, se joignaient en moi une profonde aversion des tyrannies révolutionnaires, et, sans aucun parti pris pour une forme quelconque de gouvernement, un certain dégout pour les institutions anglaises dont nous n’avions alors qu’une odieuse et ridicule singerie. Un jour que, pour étayer cette opinion sur un examen historique, je venais de relire attentivement quelques chapitres de Hume, je fus frappé d’une idée qui me parut un trait de lumière, et je m’écriai en fermant le livre : ‘Tout cela date d’une conquête ; il y a une conquête là-dessous’. »[3]

En 1826, il publia son Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands. Les recherches de Thierry se concentraient en majeure partie sur l’instauration des Etats anglais et français : pour le premier à travers son justement célèbre Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, et pour le second à travers ses Lettres sur l’Histoire de France et Récits des temps merovingiens (1840) et d’autres œuvres. Les Etats de son époque étaient le legs de conquêtes datant d’années auparavant, en Angleterre des Normands et en France des Francs. Thierry s’assigna la tâche d’écrire l’histoire de la liberté, de faire la chronique de la lutte des peuples oppressés et esclaves contre leurs maitres. Dans son Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, il commença par rapporter les souffrances des peuples celtes sous la domination des barbares Angles, Saxons et Jutes, et autres envahisseurs, puis les souffrances de ces groupes sous les attaques des Danois, et enfin la cruauté de l’enracinement de la domination normande sur les descendants des précédents envahisseurs, chaque groupe passant du statut de vainqueur à vaincu. Les travaux dont Thierry a été le pionnier devaient être une nouvelle histoire, une histoire qui raconterait l’expansion de la liberté, plutôt que les crimes de ses dirigeants, « les massacres immémoriaux qui souillent les annales de notre nation. » Sur l’histoire de France, il écrivait dans une critique pour Le Censeur européen :

« Quel est celui de nous qui n’a pas entendu parler d’une classe d’hommes qui, dans le temps où des barbares inondaient l’Europe, conservaient, pour l’humanité, les arts et les mœurs de l’industrie ? Outragés, dépouillés chaque jour par leurs vainqueurs et leurs maitres, ils ont subsisté péniblement, ne rapportant de leurs travaux que la conscience de faire bien, et de garder en dépôt la civilisation pour leurs enfants et pour le monde. Ces sauveurs de nos arts, c’étaient nos pères : nous sommes les fils de ces serfs, de ces tributaires, de ces bourgeois, que des conquérants dévoraient à merci (…). A leurs noms se rattachent des souvenirs de vertu et de gloire ; mais ces souvenirs brillent peu, parce que l’histoire qui devait les transmettre était au gage des ennemis de nos pères ».[4]

L’histoire de la liberté est l’histoire de ceux qui ont brisé les chaines de la servitude, en commençant par l’établissement des communes révolutionnaires des 11ème et 12ème siècles, dont « la première préoccupation était d’organiser et de cimenter leur unité par un vœu solennel. Il s’agissait d’associations de travail et de liberté dans lesquelles chacun se vouait à produire pour la société et à la défendre. Ainsi naquirent les communes. » C’est ce mouvement qui ouvra la voie à la croissance des forces de production qui allaient changer le monde. Alors que le système féodal fondé sur le pillage et la coercition grandissait et se maintenait, en parallèle et en concurrence, un système de liberté, de production et de commerce se développait. Cette évolution des forces productives matérielles de la société fut la force motrice des révolutions qui balayaient l’Europe. Alors que l’histoire avait réduit et finalement éliminé les distinctions de race et de langue qui divisaient les classes prédatrices dirigeantes des classes opprimées et productives, la distinction principale restait : par la force, certains pouvaient piller les autres, c’est-à-dire ceux qui produisaient de la richesse grâce à leur travail et à des échanges volontaires.

La science économique, développée alors par Destutt de Tracy et Jean-Baptiste Say, reconnut des bases solides à la distinction entre production et société, d’une part, et prédation et Etat, de l’autre. En effet, la société était associée sans ambiguïté aucune au marché. Dans son Traité d’économie politique, Tracy écrivait : « la société est purement et uniquement une série continuelle d’échanges. »[5]

L’échange était paradigmatique des relations sociales, car « un échange est une transaction dans laquelle les deux contractants gagnent tous deux. Toutes les fois que je fais librement et sans contrainte un échange quelconque, c’est que je désire plus la chose que je reçois que celle que je donne, et qu’au contraire celui avec qui je traite désire plus ce que je lui offre que ce qu’il me rend ».[6] Comme de Tracy remarquait : « la véritable utilité de la société est de rendre possible entre nous une multitude de pareils arrangements. C’est cette foule innombrable de petits avantages particuliers sans cesse renaissants qui compose le bien général, et qui produit à la longue les merveilles de la société perfectionnée »[7].

Le monde se divise en deux grandes classes : ceux qui produisent et ceux qui exploitent. Dans son essai De la multiplication des pauvres, des gens à place, et des gens à pensions, Charles Comte écrivait :

« Nous l’avons déjà dit : il n’existe dans le monde que deux grands partis ; celui des hommes  qui veulent vivre du produit de leur travail ou de leurs propriétés, et celui des hommes qui veulent vivre sur le travail ou sur les propriétés d’autrui ; celui des agriculteurs, des manufacturiers, des commerçants, des savants, des industrieux de toutes les classes, et celui des courtisans, des gens à places, des moines, des armées permanentes, des pirates, des mendiants. »[8]

« Depuis l’origine du monde, ces deux partis ont toujours été en état de guerre. »[9] Charles Dunoyer a également fait la distinction, comme moyens d’accumuler la richesse, entre le pillage et la production. Au début de son essai Du système de l’équilibre des puissances européennes il écrivait : « le premier moyen dont l’homme s’avise pour satisfaire ses besoins, c’est de prendre ; ravir a été sa première industrie ; ç’a été aussi le premier objet des associations humaines, et l’histoire ne fait guère connaitre de sociétés qui n’aient été d’abord formées pour la guerre et le pillage. Les peuples anciens les plus connus, les nations modernes les plus civilisées, n’ont été originairement que des hordes sauvages vivant de rapine. »[10] Dunoyer élabora une théorie de l’histoire fondée sur la science économique pour expliquer la continuation de ce système d’exploitation ; tout groupe qui aurait pu renoncer à la guerre et au pillage n’aurait fait que se prédisposer à la prédation des autres. Ainsi, l’histoire et la science économique se retrouvaient dans un système d’explication sophistiqué.

Ces défenseurs de « l’industrialisme » (c’est-à-dire le système de production industrielle plutôt que la prédation par la force) divisèrent l’histoire de l’humanité en trois étapes : l’étape de la chasse, la cueillette et le vol ; l’étape de la guerre et de l’exploitation ; et l’étape de la production et de la coopération. Chaque étape se distinguait par ses moyens propres d’accumuler de la richesse matérielle. Pour la première étape, l’accumulation se faisait simplement par le fait de s’approprier spontanément les produits de la nature ou de prendre ce que les autres s’étaient approprié. Pour la seconde, la richesse s’accumulait en s’appropriant la production des autres, soit par la guerre, comme dans le cas de la jeune république romaine, soit par l’exploitation par la force d’une main d’œuvre, comme dans le système féodal. Pour la troisième et dernière étape, le nouvel âge dans lequel la civilisation européenne entrait, la richesse serait accumulée uniquement par la production et les échanges volontaires. Dans chaque cas, « les moyens que ces peuples sont capables d’employer pour se procurer les choses nécessaires à leur existence, déterminent la forme de leur organisation sociale et le choix des hommes qui doivent les diriger. »[11] (Cette compréhension de la relation entre la “base matérielle” et la “superstructure” fut plus tard adoptée de façon plus rigide par Karl Marx).

Thierry et ses associés élaborèrent une théorie du changement social et historique qui combinait l’histoire à l’économie politique. Les étapes ne se succédaient pas dans un cycle récurrent, ni en réponse à de vagues “forces” sociales ; les intérêts d’êtres humains réels et les bénéfices qu’ils pouvaient rencontrer constituèrent la force motrice du changement. Thierry écrivait : « Voulez-vous savoir au juste qui a créé une institution, qui a conçu une entreprise sociale ? Cherchez quels sont ceux qui ont eu véritablement besoin ; à ceux-là doit appartenir la pensée première, la volonté d’agir et tout au moins la plus grande part dans l’exécution. »[12]

Les libéraux français liés au Censeur européen se voyaient dans une phase de transition entre la seconde et la troisième étape. La croissance des forces productives, commencée lors de l’établissement des communes, avait distancé le féodalisme et préparé le terrain pour une lutte entre ces deux systèmes d’organisation sociale. Un historien caractérisa le point de vue libéral de cette lutte par le fait que c’était « une lutte entre le gouvernement et les nations, entre les aristocrates et les industrieux, entre les non-productifs et les éléments productifs de la société humaine, en bref, la vieille Europe et la nouvelle Europe. Dans ce combat, d’après les ‘industrialistes’, les premiers favorisaient la guerre, le pouvoir arbitraire et le contrôle économique, alors que les seconds ne voulaient que la paix, la justice et la liberté. »

Les deux opposants dans la guerre entre la société industrielle émergente, société de paix, de liberté et de prospérité, et l’ordre ancien de la guerre, de l’exploitation et de la pauvreté en étaient venus aux mains avec la révolution française de 1789. L’échec de cette révolution causa un problème majeur pour les historiens et économistes politiques libéraux. La révolution dégénéra pour donner la Terreur, puis le Directoire, pour finir en Empire. De toute évidence, quelque chose s’était mal passé. Le groupe associé au Censeur européen expliqua l’échec de la révolution de deux façons. En premier lieu, comme beaucoup de défenseurs de la révolution, ils accusèrent des complots royalistes d’avoir éloigné la révolution de sa vraie mission, provoquant ainsi la Terreur. De plus, ils pointèrent du doigt le fait que les idées du groupe qui arriva au pouvoir n’étaient pas en accord avec les nouvelles conditions sociales. Selon Comte lui-même, « au lieu d’étudier les choses, ils avaient appris des systèmes, et sans examiner quel était l’état de la civilisation ou les besoins de leurs contemporains, ils faisaient des lois qui ne pouvaient convenir qu’à des peuples d’un autre âge. »[13] Les idées dirigeantes de l’époque étaient des atavismes de l’époque de l’exploitation, inappropriées au nouvel âge de la production, de l’échange et du volontarisme. Cet écart entre les idées et la réalité sociale, si bien mise en lumière par les libéraux français, reste jusqu’à ce jour un facteur majeur de la croissance du gouvernement comme parasite.

Henri Saint-Simon, en revanche, voyait les choses différemment. Jusqu’à 1817, en accord avec les libéraux « industrialistes » (Thierry était leur secrétaire jusqu’à leur division sur les priorités, Saint-Simon favorisant l’ordre, Thierry la liberté), Saint-Simon retenait l’approche historiciste et déterministe des « industrialistes », mais il la rendit encore plus déterministe. Alors que Thierry, Comte et Dunoyer rendaient responsables de l’échec des classes productives lors de la révolution française les mauvaises idées des révolutionnaires, et ainsi se mirent en quête d’éliminer les restes de féodalité qui empêchaient la société libre de remplacer la société féodale, Saint-Simon s’en remit à l’historicisme et au déterminisme pour expliquer pourquoi la révolution de 1789 avait dégénéré. Son postulat intégrait une autre étape et une autre classe afin d’expliquer l’échec de la « classe industrieuse » dans sa quête de victoire contre la classe parasite. Shirley Gruner explique que, vers 1820, Saint-Simon « développa l’idée selon laquelle l’industrialisme ne peut pas s’imposer sans une période de transition, un système intermédiaire formé d’une classe dérivée de l’ancienne tout en étant en quelque sorte indépendante de celle-ci, une sorte d’aristocratie transitionnelle qui donnait la force de casser l’ancienne tout en étant encore incapable de créer les conditions pour la nouvelle. » Gruner remarque que « par un choix de terminologie bien malheureux, cette sous-classe du féodalisme fut appelée la classe bourgeoise, la bourgeoisie, juste au moment où Thierry développait la notion que la bourgeoisie était en fait la masse de la nation – les industriels eux-mêmes. A partir de cette époque, la bourgeoisie acquit l’inquiétante capacité de se réduire à une élite vicieuse ou de s’étendre aux masses industrieuses, selon les vues de l’auteur. »

La confusion marxiste

Cette ambiguïté sur le terme « bourgeoisie » mena à de nombreuses confusions parmi les penseurs qui suivirent. Pour les Saint-Simoniens, les Fouriéristes et Marx, le terme bourgeoisie désignait à la fois une classe oppressive de bureaucrates, de soldats et les bénéficiaires privilégiés des largesses de l’Etat, et la classe des marchands, banquiers et hommes d’affaires. La distinction cruciale entre les producteurs et les non-producteurs, basée sur l’union de l’histoire et de l’économie politique, se perdit dans un imbroglio de confusion terminologique et d’incompréhension économique.

Marx va jusqu’à utiliser les deux sens du terme « bourgeoisie » dans ses écrits. Dans le Manifeste du Parti Communiste il écrit : « Grâce au rapide perfectionnement des instruments de production, grâce aux communications infiniment plus faciles, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est l’artillerie lourde qui lui permet de battre en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles à tout étranger »[14]. Par ces mots, Marx évoque une vision d’une classe de producteurs industrieux. Pourtant, dans ses écrits sur la lutte des classes en France, Marx présente une vision complètement différente de la « bourgeoisie. » Il écrit : « L’endettement de l’Etat était… dans l’intérêt direct de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au parlement. Le déficit d’Etat était en fait l’objet de leur propre spéculation et leur première source d’enrichissement. A la fin de chaque année, un nouveau déficit. Apres quatre ou cinq années, un nouvel emprunt. Et chaque nouvel emprunt donnait une nouvelle opportunité à l’aristocratie financière d’escroquer l’Etat, qui était artificiellement gardé au bord de la faillite et était forcé de faire affaire avec les banquiers en des termes qui lui étaient des plus défavorables. » Marx écrivait que « La Monarchie de Juillet n’était rien de plus qu’une société par actions pour l’exploitation de la richesse nationale de la France, dont les dividendes étaient répartis parmi les ministres, le parlement, 240.000 votants et leurs adhérents. »

Concernant l’aliénation de l’appareil étatique par rapport à la société civile et l’utilisation de la lutte des classes pour gagner accès à l’Etat, Marx, dans son pamphlet Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, écrivait :

« [En] France, (…) le pouvoir exécutif dispose d’une armée de fonctionnaires de plus d’un demi-million de personnes et tient, par conséquent, constamment sous sa dépendance la plus absolue une quantité énorme d’intérêts et d’existences, où l’Etat enserre, contrôle, réglemente, surveille et tient en tutelle la société civile, depuis ses manifestations d’existence les plus vastes jusqu’à ses mouvements les plus infimes, de ses modes d’existence les plus généraux jusqu’à la vie privée des individus, où ce corps parasite, grâce à la centralisation la plus extraordinaire, acquiert une omniprésence, une omniscience, une capacité de mouvement et un ressort accru, qui n’a d’analogue que l’état de dépendance absolue, la difformité incohérente du corps social… [L]’intérêt matériel de la bourgeoisie française est précisément lié de façon très intime au maintien de cette machine gouvernementale vaste et compliquée. C’est là qu’elle case sa population superflue et complète sous forme d’appointements ce qu’elle ne peut encaisser sous forme de profits, d’intérêts, de rentes et d’honoraires. D’autre part, son intérêt politique l’obligeait à aggraver de jour en jour la répression, et, par conséquent, à augmenter les moyens et le personnel du pouvoir gouvernemental »[15].

Ainsi la bourgeoisie, telle que Marx l’entend ici, est intimement liée au pouvoir d’Etat et dépend de son caractère prédateur pour ses revenus.

Plus loin, il argumente que l’Etat acquiert une existence qui lui est propre, indépendante de la société civile qu’il dirige :

« [Cet] effroyable corps parasite, qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores, se constitua à l’époque de la monarchie absolue, au déclin de la féodalité, qu’il aida à renverser. Les privilèges seigneuriaux des grands propriétaires fonciers et des villes se transformèrent en autant d’attributs du pouvoir d’Etat, les dignitaires féodaux en fonctionnaires appointés, et la carté bigarrée des droits souverains médiévaux contradictoires devint le plan bien réglé d’un pouvoir d’Etat, dont le travail est divisé et centralisé comme dans une usine… Chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d’intérêt supérieur, général, enlevé à l’initiative des membres de la société, transformé en objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu’aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités. La République parlementaire, enfin, se vit contrainte, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens d’action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Toutes les révolutions politiques n’ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considérèrent la conquête de cet immense édifice d’Etat comme la principale proie du vainqueur »[16].

Cette lutte des classes ressemble beaucoup au conflit décrit par les libéraux français, alors que le conflit du Capital est d’un tout autre ordre. La confusion est inhérente à l’utilisation par Marx du terme « bourgeoisie », car comme l’historien Ralph Raico le fait remarquer, « En Europe continentale… le terme bourgeoisie n’est pas nécessairement connecté au marché : il peut tout aussi bien faire référence à la classe de ‘serviteurs de l’Etat’ et rentiers aux crochets de la dette publique, qu’à la classe d’hommes d’affaires productifs ». Shirley Gruner mets les points sur les i : « Marx pensait qu’il avait saisi la réalité quand il a trouvé la ‘bourgeoisie’ mais en fait il s’était surtout saisi d’un terme au sens bien délicat. » Ce terme délicat est au cœur de la théorie de la lutte des classes de Marx, conduisant à une théorie contradictoire et incohérente.

[1] Thomas Paine, Le sens commun adressé aux Américains. Traduit de l’anglais par F. Lanthenas. 1793.
[2] ibid
[3] Augustin Thierry, Dix ans d’études historiques. 1851
[4] Augustin Thierry, Dix ans d’études historiques, 1837. Préface.
[5] Antoine Destutt de Tracy, Traité d’économie politique, 1823.
[6] Ibid
[7] Ibid
[8] MM Comte et Dunoyer, Le Censeur européen. Tome Septième, 1818
[9] Ibid
[10] MM Comte et Dunoyer, Le Censeur européen. Tome Premier, 1817
[11] MM Comte et Dunoyer, Le Censeur européen. Tome Second, 1817
[12] Augustin Thierry, Dix ans d’études historiques. 1851
[13] MM Comte et Dunoyer, Le Censeur européen. Tome Premier, 1817
[14] Karl Marx & Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti Communiste 1848. Traduction de Laura Lafargue, 1893.
[15] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1851.
[16] Ibid

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