Théorie de l’impôt (1760), par le marquis de Mirabeau. — Texte intégral.
THÉORIE DE L’IMPÔT
M.DCC. LX
AVERTISSEMENT
Un grand Prince, né pour commander et fait pour le Trône par les mains de la Nature, vécut parmi les troubles civils dans son enfance et dans sa jeunesse : entouré dans cet âge, qui pompe tout, des prestiges et des préjugés ordinaires dans les Cours mêmes les plus orageuses, il entendait rapporter tous les malheurs du temps à l’ambition des Grands, aux intrigues des Femmes et à l’affaiblissement de l’Autorité. On n’avait garde de lui dire que les esprits turbulents ne trouvent jamais à émouvoir un Peuple, qu’alors qu’il est malheureux, et que tel qui passe dans son siècle et chez les Historiens pour l’auteur des révolutions, n’est qu’un homme déplacé par le déplacement de tous les autres, et qui devient l’incendiaire de sa patrie par les mêmes qualités qui l’en eussent rendu le lustre et le défenseur dans des temps heureux. On n’avait garde de lui montrer les Ministres intéressés, et par conséquent occupés du soin de se faire des créatures, donnant par là même le signal des partialités ; les revenus du Prince devenus la solde des engagements et des dégagements de toute espèce ; le trésor épuisé ne pouvant suffire en même temps à l’avidité des Notables et aux guerres de la Nation ; le besoin multipliant les Édits, et ces Édits injustes, parce qu’il faut être dur pour arracher au besoin et donner au superflu ; déplacés et ruineux, parce que la dureté est toujours ignorante et aveugle. On n’avait garde, dis-je, de lui montrer tout cela. Il crut donc, et par hauteur et par système, que l’autorité arbitraire, que l’autorité sans bornes était la base nécessaire du bonheur des Peuples et du lustre de l’État. Ainsi en confondant l’autorité arbitraire, ou dissolue, qui détruit la puissance des Souverains, avec l’autorité fixe ou absolue, qui constitue la puissance monarchique, il y tendit par principe et par tempérament, et ne s’en relâcha pas un instant pendant tout le cours d’un long règne. Il sacrifia à cette idole sa personne, son temps et le travail le plus assidu. Plein de grandeur naturelle, de talents et de constance, il en imposa à son peuple et à ses voisins ; il réunit tout à sa splendeur personnelle, et son État subit avec lui les révolutions du temps et de l’âge. Il fut jeune, il fut brillant, il fut fort, il fut splendide ; il déclina, il vieillit, et tous les ressorts de son empire vieillirent avec lui et avant lui.
Sur la fin de son règne, le Prince et son État n’étaient plus que le lion de la Fable. Une de ses créatures dans la plus étroite faveur, et particulièrement attachée à sa personne, obtint du Prince accablé de malheurs, qu’il écouterait un homme de génie, un homme de bien, en qui elle avait la plus grande confiance, dont les systèmes d’État lui avaient paru lumineux, et à qui le Prince lui-même avait confié un emploi très important. Cet homme joignait à beaucoup d’élévation et de feu, une âme douce et bienfaisante, un cœur tendre et sensible, et des principes affermis sur un point, qui donne toujours de l’audace et de la force à ceux qui le prennent pour appui. Le Prince accoutumé à se posséder, lui donna la plus tranquille audience, et l’écouta pendant trois heures entières ; mais son cœur nourri depuis longtemps de flatterie, ne s’ouvrit point au langage de la vérité. Un long règne, une longue habitude d’affaires prises en un sens qu’on a toujours regardé comme le seul véritable, qu’on a longtemps cru voir prospérer, préparent mal une âme fière à recevoir la semence de la vérité simple et dénuée de faux ornements. L’esprit n’a plus de forces pour se retourner, et le plus grand des efforts est de condamner sa pratique passée. Le cœur n’a plus de foyer propre à concevoir, à réchauffer le germe de l’espoir, et à préparer sa croissance. Le Prince dit en sortant : Je viens d’écouter longtemps l’homme le plus imaginaire de mon Royaume.
Ce sont les principes de cet homme imaginaire, que nous rassemblons ici divisés en plusieurs entretiens, pour le délassement du lecteur. Quand leur pratique aura déçu autant de Roi, accablé autant de Peuples et détruit autant d’États, qu’en a déçu, accablé et détruit la pratique contraire, nous souscrirons à l’Arrêt de ce grand Prince, exemple éclatant de fortune et de malheur ici-bas.
THÉORIE DE L’IMPOT
1er ENTRETIEN
De la Contribution en général
Seigneur, vous avez vingt millions d’hommes et de sujets, plus ou moins. Ces hommes ont tous quelque argent ; ils sont tous à peu près capables du genre de service que vous demandez, et toutefois vous ne pouvez plus avoir de services sans argent, ni d’argent pour payer les services. Cela signifie, en langue naturelle, que votre peuple se retire de vous sans le savoir, attendu que les volontés sont encore ralliées à votre personne, en la supposant isolée des agents de votre autorité ; et d’autre part, fans oser le dire, vu que nous sommes en un siècle mol et craintif, votre puissance n’est autre chose que la réunion des volontés d’une multitude forte et active à la vôtre, d’où suit que la disjonction des volontés est ce qui coupe le nerf à votre puissance. Voilà le mal voici d’où il provient.
En considérant la nature de l’homme, il est aisé d’apercevoir qu’il ne saurait être rallié qu’à un seul objet, et mû que par l’espoir du succès. Cet objet est son avantage. La beauté, la bonté, la justice, l’harmonie ; tout enfin ce qui l’attire, ou passagèrement ou à demeure, a véritablement cette forme ou en emprunte les traits. La vertu, en un mot, cette puissance universelle, n’a jamais pu le captiver que par là. Dieu ne l’a pas autrement voulu. Il s’est montré comme bienfaiteur présent et futur avant d’exiger son tribut, l’amour ; avant d’exercer son autorité ; et ce n’est qu’à titre d’ingrats, que nous pouvons être coupables envers lui. Or s’il vous plaît de considérer maintenant en quoi consiste l’avantage des hommes, vous verrez d’un coup d’œil la règle tracée d’un bon et juste gouvernement, et jugerez vous seul ensuite si le vôtre s’écarte de cette trace, et dans quels points il conviendra le redresser pour rallier à vous toutes les volontés de vos sujets qui s’ébranlent, et pour raffermir votre puissance.
L’homme en général fait consister son avantage à jouir librement et sûrement de sa personne et de ses biens. Ainsi que l’être moral et l’être physique sont si étroitement liés entre eux qu’ils nous semblent indivisibles, ainsi que l’âme et le corps ne font dans notre sentiment qu’un seul et même être, de même nos biens moraux et nos biens physiques forment entre eux, dans notre opinion, la plus étroite communauté. Chaque homme ici-bas a ses droits de juridiction et ses droits aussi de compascuité, et l’immunité entière et religieuse de ces deux espèces de droits est la base de tout gouvernement prospère. Il ne s’agit plus que d’ébaucher à vos yeux le tableau de ces droits, c’est ce que je vais tâcher de faire.
Les droits de Juridiction pour chaque individu, c’est d’être maintenu à la place que la nature, la fortune ou le besoin lui ont attribuée. Celui qui est seul veut la liberté de son être et protection, alors qu’un autre, ou une association d’autres voudront le déplacer. Le maître veut l’autorité sur son domestique, le domestique veut l’exécution des pactes de son engagement. Le fils veut sa place dans la maison paternelle ; le père veut l’autorité dans sa maison. L’habitant d’un hameau veut avoir part aux affaires du hameau, en raison de l’influence qu’il sent naturellement que son séjour, son état, ses intérêts et son talent lui attribuent. Ainsi de celui qui tient à une ville, à une Province, etc. Si vous observez cette granulation, ou seulement si les arrangements émanés de votre autorité ne la contredisent pas (car les choses prennent d’elles-mêmes leur place, si on ne les en empêche) dès lors la multitude des individus concourra au maintien de votre Juridiction et à l’usage que vous en voudrez faire ; et c’est ce concours de tous au vouloir d’un seul, qui s’appelle la puissance. Les hommes seront bien, sentiront leur bien être, et en rapporteront tous les fruits à celui à qui ils le doivent. L’action de votre puissance ne vous coutera point d’effort, parce que tous les ressorts en seront à leur place, et qu’ils seront ravis d’y être, et son poids vous étonnera, parce que l’ensemble a des forces prodigieuses et immenses. Mais si au contraire vous vouliez supprimer toutes ces Juridictions naturelles pour y substituer celle de vos agents de choix et des agents de vos agents, ne soyez pas étonné que l’inquiétude fût dans tous les individus, le trouble et les divisions dans toutes les familles, le désordre dans toutes les villes, le découragement dans toutes les provinces ; que la cité, la patrie, le maître ne fussent plus qu’un nom ; que chacun ne songeât qu’à faire les affaires personnelles per fas & nefas ; qu’on les fit par la force, si l’on avait encore la force ; par la déception, si l’on n’avait plus que de la déception ; par la désertion enfin, s’il ne restait que cette ressource : et comme en cet état forcé de choses, ce serait en votre nom qu’on aurait tout envahi, ne soyez point étonné de voir la déception vous tout redemander, vous tout reprendre, vendre tous les services, éluder tous les ordres, frauder tous les contrats ; et le nerf de votre puissance vous rompre à chaque instant dans les mains.
Ce cercle vicieux serait le même dans le fond, mais bien plus rapide encore dans la forme et bien plus dangereux dans ses effets, si le gouvernement faisait la même méprise sur l’article des droits de compascuité. Pour démêler cette seconde Partie dans le même ordre que la première, voyons d’abord en quoi consistent ces droits.
La terre a été départie aux citoyens pour en tirer par leur travail, les biens à leur usage ; ce qui constitue la seule richesse. La jouissance du fond et des fruits tient à deux pivots, sureté et liberté.
La liberté, on ne l’engage à personne pour quelque prix que ce puisse-être, car c’est elle seule qui constate la propriété : on ne consent point à la racheter, parce que c’est un bien naturel sans lequel on renonce à toute possession. La lésion de la propriété est regardée comme injustice, et soufferte comme telle : je m’explique. L’injustice est un fléau qui met l’homme en défense, s’il conçoit pouvoir y résister, ou qui le chaste s’il en perd l’espoir. Mais souvent il souffre l’injustice comme un fléau qu’il croit passager. Un ouragan, un tremblement de terre ne font point déserter un pays, parce qu’on espère que cela va passer. Il en est de même de l’injustice ; semblable au fléau, non seulement elle suspend tous les travaux des hommes consternés, mais encore elle les détruit, elle les arrache. La lésion de la propriété est une injustice notoire au sentiment de tous. L’infraction de la liberté dans la jouissance du fond et des fruits de la terre, selon la portion que les lois primitives et les arrangements de la société en ont départi à chaque citoyen, est lésion de la propriété. Il n’y a donc point de composition sur l’article de la liberté.
À l’égard de la sureté, c’est autre chose. Chacun sent la nécessité d’une force active qui le défende au dedans de la cupidité intestine, au dehors de celle des étrangers. En conséquence chacun consent à contribuer à cette force publique, qui consiste réellement dans ce consentement. C’est donc son avantage que chacun considère dans cette contribution. Diminuez l’avantage, son offre diminuera : retirez tout à fait l’avantage, il retirera son offre. En un mot c’est ici un marché comme tous les autres, rien pour rien, c’est la devise des hommes, et Dieu lui-même l’a voulu. Si vous vouliez la contribution forcée, exorbitante et destructive, vous vous porteriez à la violence, vous en viendriez à l’infraction de la liberté, à la lésion de la propriété et à l’injustice, et vous rompriez les liens et l’accord constitutif de la société et de la souveraineté.
Il s’agit maintenant d’examiner quelle est la nature de cette contribution, et pour cela il ne faut pas perdre de vue que c’est ici un marché, une redevance qui a pour objet l’intérêt commun. Or dans tout marché chacun veut rigoureusement y trouver son point. Les principes moraux, la convenance, les vertus patriotiques, la générosité etc. peuvent, il est vrai, civiliser ce principe inhérent à la substance humaine, et c’est par là que la richesse en mœurs est le plus grand trésor pour la société ; mais à considérer la chose en Politique qui rapporte tout à la connaissance des hommes, il faut toujours regarder les vertus morales comme un calcul du bon esprit, qui préfère l’enthousiasme du sentiment de bien faire au petit profit mécanique que lui promettent l’astuce et le quant à soi. Quand Curtius se jeta tout armé dans le gouffre, il prisa moins sa vie que la gloire de s’être dévoué pour sa patrie, et donna sa vie en échange de cette gloire qu’il estimait davantage. Tout en un mot revient à cette règle : chacun cherche à donner le moins et à tirer le plus.
Un Prince doit donc se dire : je suis à la tête de ce peuple soumis à m’obéir, parce qu’il espère que je lui vaudrai plus que je ne lui couterai. Où il perd ses droits, là se trouve la frontière de mon empire. Où l’intérêt commun se détruit, là s’ébranle mon empire. Là où tout conspire au bien général, là tout conspire à assurer mon autorité, là je suis vraiment possesseur de la réunion de toutes les forces qui y résident, là je suis puissant en raison de la quotité de ces forces.
Il faut donc que je vaille plus à mon peuple que je ne lui couterai : et mon profit à moi dans cet échange consistera en puissance, et le bon emploi de cette puissance réunit son bonheur et le mien. Il est donc certain que qui sert le public, me sert, en ce qu’il fait portion de cet équivalent que je dois donner au peuple. Si je veux me servir du nom de finance pour exprimer la contribution universelle au service public, il se trouvera que le pécule en est la moindre partie ; car quand cet homme dit : je suis homme de qualité, donc je n’ai d’autre métier à faire que la guerre ; que partant delà, il sollicite, comme la vie, un emploi borné à l’obéissance passive, et court manger 20000 liv. en six mois pour faire une campagne, tandis que le plus fort prorata dont j’eusse pu charger son oisiveté pour les frais de la guerre, n’aurait pas produit à mes coffres 2000. liv. qu’il paie même comme les autres, je dois regarder le préjugé qui le fait agir, comme une portion considérable de mon trésor, et penser que toute opération de facilité, de faveur ou d’injustice qui tendrait à rebuter ou à diminuer ce préjugé, est une déprédation en finance. De même quand ce magistrat intégré consume sa vie à vider les débats, sans autre profit que l’attitude de l’air de décision, et la considération qu’elle lui attire ; quand ce municipal se paie d’un chaperon ; d’une robe d’Échevin, ou de l’estime de ses compatriotes, si un régime arbitraire et exclusif les désabuse de cette utile ambition, et ne leur laisse plus que celle de faire à part leurs propres affaires, déprédation en finance. De même quand on détériore les mœurs par tous autres endroits, ainsi que nous l’avons dit ci-dessus, c’est une détérioration en finance.
Tout le secret donc de la finance est que le peuple paie le plus qu’il est possible, et qu’il pense payer le moins. Par ce moyen il payera de gré, et nous donnera la force.
Payer le plus qu’il est possible, c’est nous rendre le plus de service possible ; et penser payer le moins, c’est attendre plus de sa contribution qu’on ne l’estime en valeur. C’est ce qui se peut en tout, puisqu’on a vu très communément disputer avec acharnement la place la plus périlleuse, comme étant la place d’honneur. Or puisqu’on peut engager les hommes à solliciter comme grâce l’avantage d’être reçus à offrir la contribution de leur vie, on peut par la bonne conduite leur rendre précieux le droit de contribuer généreusement en tout genre.
Cela posé : c’est une grande maladresse du gouvernement, quand négligeant de tels avantages qu’il peut se procurer par une conduite analogue aux motifs intéressants, il se réduit à ne considérer comme finance qu’une petite et infiniment petite portion de contribution en pécule, et qu’il trouve moyen encore d’en ordonner la levée, de manière que le peuple pense payer le plus possible et retirer le moins, et trouve par conséquent sa condition forcée, injuste, etc.
Je l’ai dit : les principes moraux et physiques se tiennent comme l’âme et le corps. Jamais il n’y eut de désordre d’état physique, qu’il ne soit également au moral, ou pour mieux dire, qu’il n’ait commencé par là. Quand le gouvernement qui est la boussole des mœurs et des préjugés, les laisse dégénérer et subvertir l’ordre naturel, qui est de tendre au bien général, et de ne chercher que par lui le bien particulier, le même désordre s’établit au physique : l’on intervertit l’ordre de perception de la finance pécuniaire, on en gaspille le produit dans le reversement. Telle est la cause du dérangement et des maux qui en résultent en ce genre ; tel est leur tableau. Delà dérivent leur marche, leur progrès et leur fin. Cherchons en maintenant le remède.
Par ce que nous venons de dire de la nature de la finance, on voit aisément que le système, qui en ferait consister le rétablissement dans l’économie, est celui d’un aveugle. Je suppose néanmoins qu’on entende par économie l’épargne en recette et en dépense ; car si l’on prenait ce mot dans le sens qui signifie l’ordre, la juste distribution et le bon emploi, ce serait moi sans contredit qui aurais tort. Mais quant à l’épargne en finance, loin qu’elle puisse être utile, elle serait très nuisible. Pour sentir la vérité de ce principe, il faut suivre notre spéculation au moral, que j’ai démontré être en cette matière si indispensablement lié au physique, qu’il faut nécessairement que l’une des deux parties subisse tous les degrés d’altération que l’autre est forcée d’essuyer.
Plus le public peut retirer de service des particuliers, plus sans doute la République est forte et prospère ; comme aussi plus les particuliers obtiennent de protection et d’appui du public, plus les peuples sont heureux. Personne ne niera ces principes, dont il résulte néanmoins invinciblement que le tribut appelle finance, qui n’est autre chose que le service réciproque et respectif du public et des particuliers, ne saurait peser aux peuples par son étendue, mais au contraire par le dérangement introduit dans sa destination, ce qui équivaut à dire par sa diminution.
Il résulte de cette démonstration que plus le particulier paie au moral et plus le public dépense, plus aussi le peuple est heureux. Le malheur donc n’est point dans la chose, il ne saurait être que dans le déplacement de son objet. L’objet de la finance dans la recette est le service du public ; dans la dépense il est le maintien et la sureté des particuliers ; et ce ne saurait être que par l’intervertissement de cet ordre que la perception de la finance devient à charge au public, et sa quotité insuffisante aux besoins du public.
En quoi consistent les besoins du public ? c’est à avoir les forces nécessaires pour remplir toutes ses fonctions. Quelle est sa fonction ? C’est, comme nous avons dit, de pourvoir aux besoins des particuliers. Quels sont donc les besoins des particuliers ? C’est l’abondance et la tranquillité au dedans, la sureté au dehors.
En nous arrêtant à ce point où je crois être arrivé par des conséquences simples et qu’on ne peut nier, nous voyons donc d’abord quelle est la charge publique. C’est de pourvoir 1°. à l’abondance, qui comprend la subsistance et les commodités. 2°. au repos, qui embrasse la Justice, le bon ordre et les mœurs. 3°. à la sureté, qui renferme la politique étrangère et la défense. Voilà la charge, voilà la mise indispensable de la force publique.
C’est un principe physique qui doit s’étendre au moral ainsi que tout autre, que moins on peut employer de forces à une opération, pourvu qu’elle se fasse à propos, mieux on opère. Ce principe est de la plus grande certitude dans tout ce qui a trait au gouvernement. Toutes les choses qui sont à sa charge vont d’elles-mêmes, en vertu de la loi naturelle qui fait le point de réunion de la société. Tout va, dis-je, de soi-même vers cet objet, et celui du gouvernement au-dessus de tout cela, ne doit être que de veiller à ce que rien n’intervertisse la marche naturelle des choses. Si au contraire il veut être en même temps acteur et inspecteur, s’il veut opérer et veiller au détail, conduire ce qui ne peut être mû et dirigé que par l’intérêt et les facultés des particuliers, non seulement il se surcharge par un double emploi, mais encore il veut tirer de ses forces un secours, auquel elles ne surent jamais ni ne sauraient être proportionnées.
Tout homme, par exemple, qui laboure et qui sème, travaille à pourvoir à la subsistance. Il travaille donc pour le public, et l’emploi de tout son temps et de toute sa sueur est un tribut total quotidien et continuel qu’il fournit au public. Certainement vous ne pourriez lui en imposer autant que son intérêt particulier et cantonné lui en impose. Oh ! si au lieu de cela, vous vous chargiez de faire labourer tous les champs, en vertu de ce que c’est à vous à faire le service public, et que le soin de la subsistance de vos sujets en est la première fonction, vous croiriez faire votre charge, je le veux ; mais vous feriez dans le fait la plus grande faute politique. À cet égard vous sentez cela : c’est cependant ce qu’on fait tous les jours en votre nom, sous prétexte de la police, de prévoir les malheurs, les disettes et autres masques du monopole, qui abusent de votre sollicitude paternelle ; car dire au laboureur, je veux avoir la clef de votre grenier : c’est lui dire, je veux ordonner, à vos frais et à vos risques, de votre administration journalière, de votre travail, de vos semailles, de vos récoltes, de vos achats, de vos ventes, de vos repas, de vos moments, etc. par mon autorité confiée à une multitude d’agents étrangers à vos intérêts et aux miens.
Il résulte donc de ceci que la première et principale partie des devoirs du gouvernement et de la charge publique, à savoir le soin de la subsistance et des commodités, va d’elle-même : que tout homme qui travaille se donne tout entier, lui, son temps, ses fonds et ses fruits, en tribut et en finance, et en accroissement de votre trésor et de vos forces : que tout votre soin en cela ne doit être que de l’encourager, que toute autre intervention de votre part l’arrête, et qu’au lieu d’opérer ce sursis, vos veilles ne doivent avoir d’autre objet que d’empêcher que quelque autre ne l’opère.
Il vous reste à cet égard un autre soin très important, c’est d’assujettir à ce genre de contribution personnelle tous vos sujets, c’est-à-dire, de faire en sorte qu’ils s’emploient tous à quelqu’un des points renfermés dans les diverses classes des charges publiques, ce qui se trouvera tout naturellement, sitôt qu’ils se donneront un emploi d’utilité quelconque, et qu’ils le rempliront bien ; car une conséquence de nos principes qu’on ne saurait nier, est que tout ce qui est oisif, est à votre charge, et que tout ce qui s’emploie utilement, travaille à votre décharge. Tout travail est recette pour le fisc, toute oisiveté est dépense.
Voyons maintenant la seconde portion de vos charges, autrement dit, de vos frais et de vos besoins. Nous venons d’établir qu’elle consiste à pourvoir au repos de l’État qui embrasse la justice, la police, le bon ordre et les mœurs. Nous trouverons encore que celle-ci va d’elle-même, et que le désir universel composé de tous les intérêts particuliers, concourt à son maintien.
En effet indépendamment de ce qu’en général chacun a besoin de jouir en paix du fruit de son travail et de prendre en sureté son repos, les hommes mêmes les plus turbulents, et ceux d’entre eux qui sont par penchant les plus voués à la rapine, voudraient être seuls eux et leurs complices à intervertir l’ordre général, et seraient bien fâchés de se voir réduits à la défensive par le circuit de désirs ravisseurs pareils à ceux qu’ils couvent dans leur sein. Tout le monde enfin veut le règne de la justice sur les autres, et ceux mêmes qui le récusent pour eux. Cette justice d’ailleurs n’est point un être idéal, indéfini, susceptible comme le Caméléon des différentes couleurs des objets qui l’environnent ; elle est non seulement de convention universelle entre les hommes, elle est non seulement de convenance et de persuasion, elle est avant tout de sentiment invincible, irrésistible, imbu dans la pâte de notre existence, et agissant dès le premier bouillon de cette flamme divine dont le foyer émeut nos cœurs, dont les effets nourrissent notre âme, dont la fumée échauffe notre esprit. Le sentiment de la justice en un mot est notre vie. C’est ce sentiment qui nous lie à la loi naturelle : nous naissons adeptes de cette loi. L’extension de nos organes nous en développe les préceptes : notre corruption et notre faiblesse ne peuvent en éteindre en nous la lumière ; et l’effronterie même qui semble se faire gloire de la braver, lui rend un hommage forcé, puisque le soin de faire un manifeste suppose toujours l’existence notoire d’un ennemi.
Tous les hommes donc veulent la justice, du moins la justice tutélaire, et cette conspiration générale force tous les hommes à reconnaître une justice absolue, une justice sans acception. Tous les hommes conviennent généralement entre eux de ce que c’est que la justice. La police et le bon ordre ne sont que les règles de détail qui constatent son exercice relativement à la forme de la société. Les mœurs ne sont que les gestes et le tableau de son règne volontaire. Il s’ensuit delà que cette masse imposante de vos devoirs reçoit encore son impulsion d’elle-même. Il s’ensuit que tout homme attentif à se bien conduire, attentif à bien régler son domestique, à bien élever sa famille, à maintenir la paix entre ses voisins, à donner bon exemple dans son canton, à édifier, à instruire la société etc. ; que tous les hommes, dis-je, vous paient en tribut tout le temps et tout le travail qu’ils donnent à ce soin utile et rapportant. Il s’ensuit que les Ministres de la Religion, qui est la première règle des mœurs et le premier point de la réunion de la société, emploient à votre décharge tout le temps qu’ils mettent à l’instruire et à l’édifier. Il s’ensuit que les interprètes des lois civiles vous paient tout le temps qu’ils passent au tribunal. Il s’ensuit enfin que l’amour du devoir, que l’honneur, que l’estime, que l’émulation et autres principes des vertus publiques et privées et des mœurs, sont un trésor réel pour vous, en ce que ce sont les vraies pièces de la machine, formées et arrangées pour contribuer toutes ensemble à l’exécution du mouvement régulier que la société doit recevoir sous vos auspices et sous votre direction immédiate. Tous autres agents détachés que vous voueriez y introduire, ne seraient que des corps hétérogènes qui subvertiraient la direction du chef et l’action des membres. Vous ne sauriez jamais suppléer par vous-même au principe actif et général de cette organisation intime, et bien moins encore par les forces décevantes de l’intérêt sordide.
Si au lieu de cela, vous vous chargiez de substituer vos ordres pour le culte au zèle qui le maintient, vos interprétations et vos applications des lois à l’attachement aux anciennes règles, de faire ordonner la police de chaque canton par des envoyés exprès, de substituer l’empire de vos surveillants à l’autorité domestique etc., en vertu de ce que tout est sous votre autorité, que c’est à vous à faire le service public, et que la justice, la police, le bon ordre et les mœurs en sont une portion indispensable : sans examiner si dans le droit, ce ne serait pas entreprendre sur notre liberté naturelle, il est certain que dans le fait vous tenteriez d’assujettir à une action étrangère un mécanisme qui ne peut agir régulièrement que par ses propres ressorts. Je vous laisse néanmoins à considérer si dans la multitude de soins qui vous accablent, et dont vos agents feignent d’être accablés, il n’entre pas, pour la plus grande partie, de ces fausses mesures et de ces faux poids.
Il résulte donc de ceci que la seconde partie des devoirs du gouvernement et de la charge publique, à savoir le soin du repos et du bon ordre de votre État, que toute cette partie, dis-je, va d’elle-même, que tous en cela sont naturellement portés à vous offrir leur tribut, et que votre soin ne doit tendre qu’à les contenir dans leur état naturel, à les exciter et encourager ; que la vertu est en recette pour votre trésor, et le vice en dépense ; que les gens de bien sont à votre décharge, et les corrompus à votre charge ; que vous devenez immensément riche en proportion de ce que vos sujets sont vertueux et citoyens, et que vous vous ruinez sans ressource en proportion de ce qu’ils reçoivent ou qu’ils donnent de fausses impulsions, et qu’ils deviennent vicieux et sordidement intéressés.
Il serait trop long de déduire ici à combien de rameaux tient cette partie principale de votre finance. Il est aisé d’apercevoir seulement qu’il n’est pas un principe, pas une maxime de gouvernement, pas un mot, pas une action, pas un geste d’indifférent dans la personne des Princes, maîtres des opinions, distributeurs des emplois publics, législateurs et administrateurs primitifs de la justice, dispensateurs équitables des récompenses et des grâces, arbitres des mœurs : qu’ils doivent avoir sans cesse devant les yeux qu’à chaque instant ils amassent ou dépensent en ce genre. Venons au troisième point.
Nous avons dit que le troisième point de la charge publique était de procurer aux sujets la sureté qui renferme la politique extérieure et la défense. Certainement cet article va de lui-même plus encore que tout autre ; car s’il faut travailler à sa subsistance, chacun peut se croire juge du temps qu’il doit donner au travail, et de celui qu’il peut accorder au repos ; et la paresse, le goût du plaisir, ou tout autre amusement peuvent emporter la balance. S’il faut concourir au bon ordre dans sa partie, ou en faire respecter les règles aux autres, chacun peut se flatter de pécher en secret, ou d’être retenu dans son devoir par des considérations de parenté, de voisinage, de partialité enfin. Mais s’agit-il de courir au devant des incursions de l’ennemi, de prévoir et d’empêcher chez ses voisins les évènements d’un incendie qui peut gagner notre territoire, chacun s’y porte de fait ou d’affection, ou en contribution : personne n’est arrêté dans ce cas majeur par faiblesse ou par ménagement ; aucune considération de détail ne s’oppose au bien public.
Votre devoir à la vérité est d’action en ceci, an lieu qu’il n’était ailleurs que d’inspection et d’encouragement ; C’est à vous ici à ordonner et à agir : mais tout pousse à la roue : tous s’élancent naturellement vers le point que vous leur marquez, pourvu que le principe de leur obéissance soit toujours soigneusement conservé : Je m’explique.
C’est en vertu de la visibilité du danger et de l’attaque, que chacun court aux armes et à la défense. C’est autant que vos intérêts paraîtront liés à ceux du public, et par conséquent des particuliers, qu’on se portera de cœur à servir vos intérêts dans la politique étrangère. Au moyen de ces deux points, celui qui vous servira avec le plus d’ardeur, sera celui qui montrera le plus de cœur ; celui qui vous servira avec le plus de succès, sera celui qui acquerra le plus de gloire. L’émulation de montrer du cœur et d’acquérir de la gloire, est ce qu’on appelle l’honneur, le plus précieux trésor de vos coffres.
L’honneur, ce gage précieux dont vous êtes le principal et presque le seul promoteur, a, comme toute autre chose, son acabit ou son aloi nécessaire. La pierre de touche de ce métal moral, est le devoir. L’honneur dérivé du devoir, est malléable, divisible, durable et d’un prix infini ; mais hors delà, ce n’est qu’un faux honneur, à qui toutes ces qualités sont refusées. Or le devoir ne saurait jamais s’écarter de son principe. Le principe du devoir de vous servir à la guerre et dans les cabinets, vient de ce que votre intérêt est inséparable du bien public. Si par hasard vos intérêts s’écartaient du bien public, ce genre de solde, appelle l’honneur, deviendrait impropre d’autant à votre service. S’ils lui devenaient contraires tout à fait (il semble horrible de le dire, il le serait sans doute de le supposer) mais, Seigneur, il n’en est pas moins vrai que l’honneur serait à ne vous pas obéir.
Oui, Seigneur, rappelez vous Saül dans un combat ordonnant à son serviteur de trancher ses jours ; Saül cet oint premier et direct de Dieu était pour son peuple le plus respectable des Rois, mais il ordonnait à son sujet de frapper le public en sa personne. Il ordonnait le crime, et le crime ne saurait être une loi.
Vous pouvez donc être servi de tout le pouvoir, et du concours entier de toutes les forces réunies de votre peuple en cette troisième partie de votre charge, ainsi que dans toute autre ; vous le pouvez, vous l’êtes en effet, mais c’est aux conditions que vous ne divertirez point cet emploi de son objet naturel et visible. On ne le pourrait sans tout perdre, quand on le voudrait. Et pourquoi le voudrait-on, puisque tous vos intérêts, votre grandeur, votre richesse, votre puissance sont inséparablement unies à cet objet, le bien public, qui constate votre existence, comme il vous doit la sienne toute entière.
En proportion, je l’ai dit, de ce que vos vues s’écarteront de leur objet naturel, vos forces perdront de leur nerf principal, et vous serez obligé d’y suppléer par l’accessoire. Nous traiterons une autre fois de ce substitut. Il me suffit maintenant de vous avoir fait entrevoir par quels ressorts s’achemine l’accomplissement d’une grande vérité prouvée par les faits, mais jusqu’ici peu développée, à savoir qu’un Prince se ruine en raison de ce qu’il substitue le pouvoir arbitraire aux principes moraux et physiques, qui faisaient concourir l’universalité de ses sujets à sa puissance, qui n’est autre chose que la prospérité publique ; de vous avoir fait voir comment il peut se placer au faîte de la vraie grandeur, et rassembler tous les biens autour de lui et à sa disposition, en présentant à ses sujets la carrière de l’estime et de l’honneur dans la route du devoir, en les tournant vers la vertu pratique, en les excitant au travail.
Eh ! Seigneur, tout le monde ici-bas est non seulement porté, mais encore obligé à se procurer son propre avantage. Se pourrait-il que le devoir d’un être quelconque fût contradictoire à celui d’un autre être semblable à lui, né pour vivre avec lui et pour lui ? Se pourrait-il que l’intérêt de ma tête ne fût pas l’intérêt de ma main, l’intérêt de mon Prince le mien ? Non, ne le croyez pas ; ne croyez pas même que notre intérêt nous soit caché, et que le secret du cabinet renferme le bien ou le moins mal possible de votre peuple, dont son peu de lumières lui refuse la connaissance. L’intérêt du pauvre, l’intérêt du riche, l’intérêt du grand, l’intérêt du monarque, la rétribution due au service public, tout cela, quand il ne s’y introduira pas, sous le prétexte insidieux de l’intérêt particulier du chef, des parties hétérogènes et corrompues, ne sera qu’un. Tout cela sera par soi-même indivisible, il n’y aura qu’une forme, qu’une vie et qu’une organisation commune, qui distribuera par une circulation régulière et dans une proportion essentielle les sucs qui vivifient le chef et les membres. Je crois avoir énoncé les éléments de cette vérité : j’espère parvenir à en développer toute la science.
2e ENTRETIEN
De la rétribution en général
J’ai dit que le principal de la finance consistait en honneur fondé sur l’amour du devoir, en vertus civiles et en travail. Il faut maintenant en considérer l’accessoire. En ces sortes de matières le développement est la meilleure des définitions.
Il est convenu que chacun de vos sujets en vaquant à ses véritables intérêts, remplit vos coffres sans le savoir ; mais pour qu’il n’y ait jamais d’illusion dans ce commerce réciproque de services et de finance, il faut que les intérêts de chacun s’y rencontrent, ainsi que le vôtre.
Nous avons dit que l’intérêt des particuliers consiste en subsistance, en bon ordre et en sûreté. Le plus indispensable de ces intérêts est la subsistance, puisqu’il faut vivre avant tout. Celui-là force nécessairement tous les autres : Si donc le service du public demande de quelqu’un son déplacement, de manière qu’il ne puisse pourvoir à sa propre subsistance, il faut que le public y pourvoie à ses frais.
Tel fut le principe de la solde. Cet homme court au devant de l’ennemi ; son voisin fait sa tâche journalière en attendant : cela est de droit naturel. Les premiers Romains élisaient leurs soldats, parce qu’ils ne leur donnaient point de paie ; ils les choisissaient en état de porter avec eux quelque subsistance d’épargne, en attendant que les dépouilles de l’ennemi y pourvussent ; mais ces guerres ne pouvaient être que des courses. On se hâtait de donner bataille, parce qu’il fallait revenir labourer son champ. Quand on voulut leur faire passer l’hiver devant Veyes, il fallut leur fournir la solde.
La solde donc est un dédommagement donné par le public en équivalent de la subsistance de celui qu’il déplace pour son service, et qu’il empêche de se la procurer à lui-même. Il est plus important qu’on ne saurait dire, de ne pas perdre de vue l’institution de cet objet, et de ne pas le laisser dégénérer en récompense, et encore moins en libéralités ; ce serait la plus fatale des déprédations, puisque par là l’on substituerait aux êtres moraux et si puissants, un être physique qui n’agirait plus que par des impulsions entièrement opposées à l’ordre politique et à l’intérêt public.
Il ne faut jamais oublier que chacun se doit tout entier au service du public, selon son état, ses talents et ses forces, puisque chacun y rencontre son service particulier ; que chacun s’y doit à ses propres frais autant qu’il y peut suffire ; qu’on n’y doit mettre tout son avoir, et ne demander ou n’accepter de secours qu’autant que ce service exige au delà de ses forces ; que la solde enfin est toujours une sorte de servitude.
Le riche donc doit contribuer beaucoup plus que le pauvre et coûter beaucoup moins, proportion gardée. Pour ne point mettre ici d’équivoque, examinons ce que c’est que cette proportion.
J’entends par cette proportion, non les distinctions d’état ; il n’en est aucune d’admissible en cette matière ; non les distinctions de dignité ; la dignité est toute morale et n’a de solde qu’en ce sens-là ; mais les distinctions de devoir et de frais d’emploi. Pour éclaircir ce principe par un exemple simple, celui qui vous sert à pied n’a besoin pour marcher que de chaussure, tandis que son camarade cavalier a besoin d’un cheval. Celui qui doit découvrir le pays, et faire le double de chemin, aura besoin d’en avoir deux, et ainsi du reste.
Pour vérifier si mon principe est aussi idéal qu’il pourrait d’abord vous le paraître, considérez, Seigneur, si dans votre État dont les fondements furent démontrés si solides par sa durée, les choses ne se trouvaient pas primitivement ordonnées de la sorte. Mettons à part toutes les prétendues immunités et privilèges, que l’erreur des temps et l’ignorance des principes a fait attaquer et défendre comme tels. Dans le fait, il n’est aucun privilège admissible vis-à-vis du service public considéré dans son vrai point de vue.
Le culte est une charge première du public. Si les Ecclésiastiques possèdent des biens dans l’État, autres que ce qui est attribué à l’entretien du culte par la loi primitive, c’est à titre de propriétaires rangés dans la classe que déterminait le genre de ces biens. Les fiefs Ecclésiastiques faisaient le service de la guerre etc. ; mais le culte est une charge. Les Ministres de la Religion dont toute l’autorité, tout le territoire était spirituel, ne possédaient rien en propre comme tels. Le culte cependant exigeait des frais très considérables, des entretiens de temple, le service quotidien et continuel des autels, les prières publiques, l’instruction journalière, l’adoption des naissants, le secours des mourants, l’authenticité des mariages, le soulagement des pauvres, la consolation des affligés. Il fallait des hommes en grand nombre toujours occupés de ce soin sociable au premier chef ; il fallait pourvoir à la subsistance honnête de ces hommes, de manière qu’ils pussent se donner tout entiers à ces devoirs étrangers aux soins de la vie animale : on leur attribua la dîme des produits, sans détraction des frais, ce qui est sans doute une des fortes contributions que le peuple puisse payer.
Assurément dans ces temps de conquête et d’invasion, on regardait la défense et le service en guerre, comme le premier des besoins ; assurément les émoluments attribués à l’ordre destiné à être toujours prêt à marcher à la guerre et à y conduire les autres, furent d’autant moins limités que la force qu’il avait en main présida au renouvellement de cette société. Ces émoluments se bornèrent cependant à la suprématie ou noblesse territoriale, à la possession de quelques terres franches, et à des redevances dont la plupart même furent conditionnellement annexées à la tradition des terres qui en étaient chargées. Pourquoi cela ? C’est qu’au milieu des ténèbres de l’ignorance et d’une sorte de barbarie, on ne laissa pas de sentir que la guerre n’a qu’un temps, passé lequel chacun peut venir vivre de son bien, que ses besoins peuvent être subits, et que l’autorité est plus nécessaire à ses chefs que la chevance.
Voyez ensuite quand les tribunaux de justice furent érigés, quelle fut et quelle est encore la solde ou émolument attribué aux juges. Voyez dans la magistrature municipale des villes le montant des honoraires des magistrats, ce ne fut, ce n’est presque rien encore. Pourquoi cela ? C’est qu’un notable n’est tel dans la société, à moins de quelque mérite personnel qui tire certains hommes de l’ordre commun ; un notable n’est tel, dis-je, que parce qu’il a quelque superflu. Le superflu est une subsistance qui rend sa personne disponible à un certain point. Or ce n’est que de sa personne, de ses lumières et de sa probité dont le public a besoin pour siéger au tribunal, ou pour vaquer aux affaires de sa ville. Si les affaires qui le compètent, demandent son déplacement, alors il est payé, non de sa peine, mais en raison de sa subsistance. Ainsi les députés de certains ordres et de certains cantons sont payés par leur corps ou par leur pays pendant tout le temps que dure leur déplacement et leur assistance à l’assemblée.
Ainsi donc la solde n’est point gain ; elle est moins encore récompense : elle est seulement subsistance et dédommagement. C’est un point qu’il ne faut point oublier. Nous allons avoir occasion d’y revenir, et ce grand principe est une des bases de la grande et véritable économie.
Cependant quelque riche que soit un homme, tout le temps qu’il donne au public dans une partie qui le dérange de sa chose particulière, lui doit être compensé en émoluments, attendu que très certainement sa chose particulière souffre de son absence. S’il demeurait en souffrance, on dérangerait à son détriment l’ordre équitable et distributif de sa mise personnelle, ce qui équivaudrait à lui faire injustice. Qui donc est chargé de lui fournir son équivalent, puisque la solde n’est ni engagée, ni propre à cet usage.
C’est ici qu’il en faut revenir au principal en finance, c’est-à-dire, à cette solde morale qui peut seule être appelée récompense, et qui l’est en effet en ce quelle est une compensation d’une valeur, ou mérite honorable, d’un dommage physique et d’une privation réelle.
Cette récompense consiste en contentement de soi-même, et en gloire et estime publique, fruit intérieur et extérieur de la vertu. Ce genre de monnaie se multiplie à l’infini par de doubles et triples rapports. Je m’explique.
En raison de ce qu’un homme sacrifie de temps, de peine et de travail ; en raison de ce que ce travail est plus ou moins dur, plus ou moins périlleux ; en raison de ce qu’il se prive de plus ou moins de jouissance, son service est plus ou moins désintéressé : en raison aussi de ce que ce service est plus, ou moins utile et recommandable, de ce qu’il est plus nécessaire, plus rapportant à la société, et que la capacité nécessaire est plus ou moins difficile et dispendieuse à acquérir, il est juste qu’il obtienne plus ou moins de récompense, et la justice naturelle qui vit et règne dans le cœur des hommes, en tout du moins ce qui ne touche pas à leur intérêt particulier, est tellement balancée, que la distribution de cette récompense va d’elle-même selon les règles de l’équité, si quelque force majeure ne s’oppose à cette distribution et n’en ordonne le renversement.
Ce renversement peut provenir d’abord d’une erreur principale, du genre à peu près de l’idolâtrie.
Les services et les emplois ont reçu par le consentement public, dès les premiers temps, la récompense dont nous parlions ci-dessus, en considération et dignité toujours proportionnées à l’importance et à l’excellence du service qui résultait de cet emploi. Les hommes toujours portés à perdre de vue l’âme des choses pour s’attacher au corps, ont aisément et peu à peu donné dans l’erreur de croire que cette récompense était annexée à l’emploi, et non au service qui en résultait. De cette première erreur il n’y a qu’un pas à la seconde qui change tout à fait la face des choses. Cette seconde consiste, après avoir revêtu l’emploi de ce qui n’était dû qu’au service, d’investir la personne de l’employé des attributions usurpées qui confondent la considération avec le salaire.
Mais ce n’est que jusqu’à un certain degré qu’il nous est permis de dénaturer le fond des choses. Le fond résiste, la corde rompt, et tout se replace de soi-même ou se perd. Il arrive donc qu’en raison de ce que la personne veut s’approprier la considération due à l’emploi, et l’emploi celle du service que le public a droit d’en attendre, l’ordre s’intervertit, les effets changent de nature, la considération échappe à celui qui voulut l’usurper, le vide se fait sentir, et il faut nécessairement remplacer la récompense qui fuit l’usurpateur, par des profits d’une autre nature.
Pour rapprocher davantage cette réflexion de votre attention, permettez-moi, Seigneur, de prendre pour exemple votre personne sacrée, qui néanmoins est privilégiée, de sorte que nulle autre ne peut faire comparaison avec elle ; en effet c’est vous, personnellement vous, qui êtes sacré par les ministres du très haut, irrévocablement élu souverain sur son peuple par le droit du sang et de la nature. Chacun, il est vrai, possède de droit divin et naturel tout ce qu’il possède, mais la qualité de souverain n’admet aucune comparaison.
Cependant (passez-moi le terme, puisque la chose est de fait) vous êtes le premier des employés de votre État. Tout votre temps et tous vos travaux sont engagés au public, et tandis que tous, ou presque tous, peuvent le servir en vaquant à leur chose particulière, qui a toujours un attrait plus sensible pour nous, vous seul ne pouvez-vous détourner un instant de l’objet auquel vous êtes voué, à savoir l’intérêt public, que vous ne lui faisiez un tort et un vol manifeste. Cette charge est pesante, très pesante en effet, et son poids est la mesure des émoluments de tout genre qui vous furent attribués.
C’est en effet le besoin du peuple qui fait son consentement à la souveraineté ; c’est ensuite le poids qu’il sent être nécessaire à la souveraineté, qu’il donne tout entier à la personne du souverain, seul représentant de la souveraineté. Voyez le Chef d’un Empire voisin du vôtre, au moment de son sacre. Des Princes égaux à lui en puissance, mais ses vassaux en juridiction, se font honneur de lui servir de grand Maréchal, de grand Échanson, etc. Quel put être le principe de cela ? car de tout temps le service personnel, qui n’est point secours momentané accordé à celui qui ne peut s’aider lui-même, fut une sorte d’acte de servitude. Le principe de cet usage fut que, dès que les Peuples reçoivent un chef, soit par élection, soit par droit héréditaire, ils sentent la nécessité d’établir sa prééminence et son pouvoir par tous les actes extérieurs les plus frappants. Cette nécessité n’a d’autre principe que le bon usage qu’il doit faire de ce pouvoir, et ce bon usage n’est autre chose que le service du public.
Si au contraire vous disiez : c’est moi que les Grands de mon État doivent servir ; cela leur est honorable parce que je suis leur maître ; utile, parce que je puis les avantager ; la souveraineté est à moi, et ses actes sont mon service propre et personnel ; si vous agissiez en conséquence, personne ne vous contredirait, parce que la contradiction est un bien refusé aux Rois ; mais les effets vous parleraient en leur langage : vous verriez les Grands vous vendre leur service et vous importuner sans cesse par des demandes de nouvelles grâces étrangères à leur emploi ; vous les verriez prompts à se livrer à la jouissance et à la dissipation sitôt qu’ils auraient fait leur moisson ; ardents à vous demander la survivance de leur prétendue prérogative pour leurs enfants, germe de nouveaux moissonneurs ; vous verriez les vrais actes de votre souveraineté toujours traversés par des remontrances, des plaintes et des négatives en beau langage ; vous verriez le service public languir de toutes parts, la déprédation et la mauvaise volonté manifestes partout.
Certainement votre dignité alors serait fort altérée et votre récompense diminuée de beaucoup ; car cette récompense consiste en dignité, en gloire, en amour des peuples, et en puissance résultante du concours de leur affection et de la réunion de leurs forces mises en œuvre par votre volonté. Dès ce moment il faudrait que votre solde augmentât, en raison de ce que vos grands avantages diminueraient ; et cette solde, chaque jour plus insuffisante, serait chaque jour plus à charge au public et de fait, et de volonté.
Ce grand exemple vous démontre comment le renversement des principes opère tout à coup la pauvreté. Daignez l’appliquer aux différents gradins qui régissent et servent le public sous vos pieds, et vous découvrirez en un trait les principes et les conséquences de la plus grande des déprédations en finance. En proportion de ce que l’intérêt public et le désir du bien public animeront tous les employés à son service, les ressources et la richesse d’un État seront immenses ; en raison aussi de ce que l’intérêt particulier, ou masqué, ou à découvert, sera leur mobile, la pauvreté et l’accablement seront sans remède. Ceci nous conduit à envisager la chose d’un autre sens.
On peut compter quatre classes d’hommes soudoyés dans un État, par les revenus des biens fonds, et par les dépenses des entrepreneurs de culture, de manufactures et de commerce. De ces quatre, deux trouvent leur subsistance dans la reproduction et dans l’accroissement de celle de la Nation. Les deux autres sont employées au service de la Patrie, et aux services et ouvrages utiles aux hommes ; l’une de ces dernières est préposée à la défense de la Nation, et l’autre travaille à préparer et à mettre en œuvre les productions, autant qu’il est nécessaire pour son usage.
La première de ces quatre classes est celle des ouvriers colons payés à la journée, et des artisans et domestiques nécessaires du commerce au profit de la Nation. Les Ouvriers colons font renaître, et accroissent la subsistance plus directement ; mais les Ouvriers commerçants procurent aussi le même avantage, puisque sans le commerce, point de valeur vénale, et sans la valeur vénale, point de produit, que pour la subsistance bornée, journalière et informe.
La seconde Classe est celle des Ouvriers employés aux travaux publics, et payés par l’État ou par la Nation, dont ces travaux fertilisent le territoire et accroissent l’opulence en ouvrant les débouchés. On ne saurait trop provoquer le goût d’une Nation pour ce genre de dépense que les Provinces doivent s’imposer, et qui en présentant une ressource de subsistance pour les hommes qui ont besoin de gagner leur vie, les occupe utilement et sans dommage, puisque leur paie, qui rentre dans la circulation, soutient la consommation et la population, au dédommagement des Provinces mêmes qui les emploient. C’est à cela qu’il faut employer le superflu d’une Nation, et non en Domestiques inutiles, en Commis de finance etc. Les travaux publics sont aux travaux particuliers, ce que sont les artères à tous les vaisseaux qui nourrissent et vivifient les différentes parties du corps humain.
La troisième Classe est celle des troupes soudoyées. L’homme, qui abandonne son champ pour courir à la défense du territoire universel, doit trouver sa subsistance aux dépenses du public. La solde est l’équivalent de cette subsistance : elle ne saurait être récompense, car on ne compense point le péril de la vie par du pain. La gloire, l’honneur et le devoir, sont les vrais objets de l’ambition du Militaire, sont la récompense de ses travaux ; mais la solde est l’équivalent de sa subsistance. Il faut que cette solde fournisse complètement à ses besoins ; il le faut, et par équité animale, puisqu’en proportion de ce qu’une bête de somme travaille, elle doit être nourrie et soignée ; et par économie, puisque l’entretien conserve un outil précieux ; et par prudence, puisqu’il est dangereux de refuser justice à qui a les armes à la main. Il le faut enfin par politique, puisqu’il importe tant à un État d’avoir des soldats fidèles et contents de leur sort, et que l’homme ne s’arrête et ne se plaît qu’où il croit trouver son avantage.
Je n’établirai point ici comme une classe digne d’être considérée, celle des hommes dont les travaux n’ont pour objet, que l’agrément et l’ostentation. Cette portion d’hommes précaires, est malheureusement la plus étendue dans les États qui ont perdu de vue les principes ; mais elle ne croît qu’en raison de la richesse privée et de la pauvreté publique.
La quatrième Classe, qu’il ne faut point confondre avec les Ouvriers occupés aux charrois et aux travaux du commerce, et que j’ai rangés dans la première, comprend les hommes qui sont gagés pour le service personnel des hommes, et ceux qui subsistent par la vente de leurs ouvrages, dont une partie est achetée par l’Étranger. Cette Classe considérée relativement au commerce extérieur, a trop fasciné les yeux dans ces derniers temps : on l’a considérée comme le fond du commerce d’un État, tandis qu’elle n’est qu’un petit intermédiaire de l’exportation, qui transporte les ouvrages que ces hommes fabriquent, au lieu de transporter ce qu’ils consomment pour leur subsistance. Dans ce point de vue, cette Classe d’hommes plus précaires que tous les autres, ne doit être considérée que par sa consommation qu’elle paie du fruit de son travail et des profits de son commerce extérieur. Mais ce commerce, tant étendu puisse-t-il être, est renfermé dans le commerce d’exportation de la Nation, et l’on ne doit point s’en faire un objet à part, car ce serait faire un double emploi dans le calcul des revenus de la Nation : erreur capitale, d’où dérivent toutes les erreurs physiques de l’administration.
Rentrons dans l’ordre du service public. Chacun, avons nous dit, se doit tout entier, et par penchant et par devoir, à son propre avantage. Notre avantage réel, sitôt que nous sommes en société, ne peut se trouver que dans l’intérêt public. Le don de notre personne entraîne avec soi celui de nos facultés. Ce qu’on y ajoute en solde, n’est, comme je l’ai dit, qu’un supplément qui n’est justement acquis, qu’autant qu’il est indispensable. Vous le voyez, Seigneur, par un exemple pris dans vos troupes même soudoyées. Les Régiments étranger y sont payés sur un pied plus fort que ceux de la Nation. Le principe de cela fut que vos Sujets n’allaient point à la guerre pour de l’argent, qu’ils ne recevaient que la solde indispensable, ne comptant point se vendre, et que les étrangers en venant servit, venaient faire un métier. La Nation la plus libre, et la moins soudoyée, est sûrement la plus belliqueuse. Je suppose, comme de droit, que ce soit de gré que les armées s’y recrutent ; car si c’était de force, outre que ce serait un attentat le plus injuste de tous, ce serait la plus grande preuve de faiblesse et la plus lourde faute politique.
Le Public donc ne doit à ses agents les plus nécessaires, et les plus dépourvus, que la subsistance, et rien aux autres. Or, à quel point serait le désordre si l’on soudoyait des emplois qui ne seraient point remplis ; si l’on en entassait plusieurs sur les mêmes têtes dispensées d’en exercer aucun ; si l’on en rendait les émoluments plus ou moins étendus au gré de la faveur ou d’une habitude fatale ? Ce ne serait autre chose, que de dépouiller le labeur public pour revêtir et gratifier l’oisiveté privée. Quelle voracité, quelle jalousie, quel mépris, quel découragement ne dériveraient point de là ? Le peuple verrait dans les Grands, dans les Favoris, non seulement des Citoyens indignes renonçant à tous les devoirs de l’humanité, à toutes les lois de la société qui leur ordonnent un travail relatif, mais encore des brigands civilisés, empressés à se partager ses dépouilles. Il ne verrait dans l’autorité que la violence attentive à lui ravir le nécessaire pour en gratifier ses Satellites et ses Flatteurs. Dès lors, scission et démembrement interne de la société, rébellion cachée, ou ce qui serait pis encore, admission volontaire de l’injustice et de la rapacité dans tous les cœurs, apothéose de ces vices destructeurs, supposés désormais inhérents à la substance humaine, et mobiles éternels de toutes les actions des hommes pour lesquels la vertu ne fut jamais qu’un masque.
C’est alors que la Société ne se soutiendrait plus que comme par miracle, et en attendant l’heure marquée dans les décrets de celui qui traça de son doigt les limites de l’Océan. C’est alors qu’elle s’ébranlerait à toute attaque, qu’elle fléchirait d’elle-même sous son propre poids, que tous les services seraient à l’enchère, tous les engagements en contrats, toutes les clauses livrées à la dispute et à la subtilité. Alors l’intérêt public ne serait plus qu’un prétexte : l’honnêteté même lui refuserait son contingent comme à un Sycophante, et même son service personnel, parce que l’honnêteté ne sait point composer avec la corruption, et que la corruption serait telle que ses pactes de vénalité deviendraient les rites sous-entendus de l’inauguration des Candidats dans les places les plus délicates ; qu’un homme en place n’aurait plus de parents, d’amis, de commensaux, de connaissances ; que tout cela deviendrait son ennemi prêt à l’entraîner dans les injustices palliées du nom de faveur, de grâces, de bienfaits etc., ou à le taxer d’oubli, de dureté et d’ingratitude.
Voilà donc comment par l’erreur de droit et de fait sur les principes, on intervertit tout l’ordre de la réaction de la finance. Son action consiste à tourner toutes les forces, et toute l’affection des Citoyens vers l’émulation, la vertu et le devoir, et à s’approprier tout leur produit en ce genre. Sa réaction consiste à leur procurer abondance, repos, sûreté, et à dépenser tout le produit de leur action à l’acquit de cette dette. Je viens de vous montrer dans une esquisse très imparfaite, comment en perdant de vue la nature des choses, on arrache, au contraire, aux Peuples la subsistance pour la livrer à la rapine ; comment on les prive de tout repos en intervertissant tout ordre et toute police naturelle ; comment enfin on leur ôte toute sûreté en excitant la rapacité universelle, et en établissant l’Anarchie, qui est la guerre de tous contre tous.
Mon dessein n’est point de faire des traités de morale : j’ai voulu seulement vous faire envisager la finance dans sa véritable étendue, qui embrasse tout le régime politique, et il ne me convient que d’en présenter, en passant, les aspects les plus frappants dont votre génie et votre expérience dans ces matières vous développeront les rapports mieux que je ne saurais faire. Les deux entretiens précédents ont seulement désigné, comment le dérangement de la finance pécuniaire ne saurait provenir que du désordre de la finance morale et de la finance reproductive, et que ce dernier équivaut à dire, l’ébranlement entier de la Société. Si jamais une Nation est tellement affaiblie et obérée, qu’elle soit obligée de faire ce qu’on appelle chez les particuliers Banqueroute, certainement tous les principes moraux de cette Société seront alors bien altérés, et la génération qui succédera à ce terrible évènement ne ressemblera pas plus à celle qui l’aura précédée, que les Chinois aux Vandales. Mais à la seconde révolution de cette espèce pour la même Nation, tout serait perdu ; bientôt son nom serait effacé de dessus la terre, ou, qui pis est, mériterait de l’être.
Après avoir ainsi désigné les objets généraux, passons aux détails de l’administration particulière en ce genre, en cherchant la vérité dans les principes, et ceux-ci dans la simplicité.
3e ENTRETIEN
De l’Impôt pécuniaire
Nous avons dit que tout le monde servait l’État en travaillant à son propre bien par les voies de droit ; mais nous avons dit aussi que l’État avait besoin de plusieurs services actifs qui ne pouvaient lui être rendus que par des Sujets disponibles, transportables etc., et par conséquent détournés de leur chose particulière, pour ne vaquer qu’à la manutention des lois et à l’exécution des commandements du Maître à qui le soin public est dévolu.
Nous sommes convenus qu’il serait néanmoins très ruineux de dispenser ces hommes voués à l’obéissance, de toute autre obligation et de toute autre vue, que de tenir les pactes et de recevoir le prix de leur engagement. Les hommes dignement voués sont précieux, et ne sont pas rares : les hommes vendus sont lâches et ruineux. Pour cinq sols vos Soldats tuent leurs ennemis au péril de leur vie ; un Bourreau se fait payer cher, quoiqu’il ne coure pas de danger. Ne croyez pas, Seigneur, que quand je cite ici cette chétive paie de vos Soldats, je la regarde comme établie selon les vues d’un Gouvernement équitable et tendant à la prospérité. Cette solde est insuffisante, et ne convient qu’à des maraudeurs, ou elle ne suppose que des hommes traînés par force à la guerre. Le soldat doit être traité à peu près comme le journalier. S’il travaille moins, il risque plus. Ce n’est que de nos jours d’avarice et d’oubli qu’on a prétendu payer ainsi le soldat, et il serait aisé de vous montrer par les tarifs des monnaies rapprochées du prix des denrées, que la paie ne va pas à la sixième partie de celles qu’avaient les troupes sous vos Prédécesseurs. Nous cherchons la prospérité d’un Royaume, et cette prospérité pourvoira à tout. Le Militaire est un objet capital, et mérite plus de considération. La misère le déshonore et l’approche de l’état de Galérien. C’est ce qui cause tant de désertion et la perte de tant d’hommes par la cruauté et l’esclavage qui y sont attachés. Mais cet objet n’entre point dans nos spéculations actuelles.
L’État a besoin d’une multitude de services mécaniques, et les ouvriers ont besoin de subsistance. Cette subsistance doit être fournie par l’universalité des Sujets, puisqu’elle est employée au service de tous.
Quand je dis l’universalité, bien entendu que pour fournir, il faut avoir. Il ne faut pas surtout que les services s’entrecroisent. Si dans un incendie on détournait celui qui puise l’eau pour le faire monter sur les toits, ce serait mettre le désordre au lieu d’y apporter de l’ordre. On opérerait néanmoins un renversement semblable, si l’on prétendait faire contribuer à la masse publique tous les hommes qui ne possèdent rien en fonds, et qui ne vivent que de la rétribution accordée à leur travail.
Pour mieux sentir la vérité de ce principe, il faut se rappeler ce que nous avons dit, que tout ce qui laboure, travaille pour l’État, et ainsi du reste. Les détourner, serait faire le renversement dont nous parlions tout à l’heure ; mais leur faire racheter la liberté de demeurer à leur atelier, et l’exemption de se porter au loin pour le service de l’État, c’est tomber dans la même erreur. Pourquoi cela ? C’est qu’ils n’ont pas de quoi se racheter, et que prendre sur eux, c’est prendre sur leur nécessaire ; or, ôter le nécessaire à l’homme, équivaut à dire le déplacer. Vous mettez une taxe sur son travail, qu’il ne peut payer, parce que celui qui ne possède rien, n’a rien. Il faut que cette taxe que vous imposez sur sa sueur, soit payée par celui qui lui procure du travail. Ainsi le travail devient plus cher. Il faut que celui qui paie l’Ouvrier, le fasse moins travailler, afin qu’il retrouve dans cette épargne ruineuse, la taxe établie sur le principe fécond de la génération des richesses et du produit net, qui est la source de l’impôt légitime, et la seule masse des biens renaissants qui puisse se partager avec mesure et avec règle.
Mais nous avons dit que tout travaillait pour l’État, et nous n’avons à cet égard fait aucune distinction du moral et du physique. Nous avons ajouté qu’il fallait même, pour opérer la richesse de l’État, tâcher de détourner tout de ce côté là : ce serait donc dire qu’il faut tendre à soustraire tous les hommes à l’Impôt. Certainement ce ne sera pas sur les oisifs qu’on pourra l’asseoir, puisqu’il est démontré, que loin de rien produire, ni pour eux ni pour l’État, ils sont en chair et en os à sa charge. Quels seront donc les hommes contribuables, puisque ceux qui travaillent n’ont rien qui ne soit déjà donné à l’État, et que ceux qui ne travaillent pas, n’ont rien aussi qu’ils n’aient détourné de la masse publique ?
La réponse à cela est, que ce ne sont point les hommes quelconques qui sont sujets à l’Impôt ; ils le sont tous à la contribution personnelle, de la manière que j’ai expliquée. Mais c’est de la masse des biens continuellement renaissants par le travail, qu’il faut extraire le montant des frais publics. Dieu, l’instituteur de la dîme et du premier Impôt, le régla ainsi. Il n’ordonna point que tour à tour les différents ordres d’entre le Peuple viendraient vaquer au culte des autels, seule charge publique établie par sa législation. Il choisit une classe exprès, et rapportant tout dans sa législation à l’ordre des familles, il confia le culte à une famille, lui refusa tout patrimoine, et assigna sa subsistance sur le bien des autres familles.
Cet exemple unique et décisif nous désigne encore quelle est la sorte de bien et de possession contribuable. Dieu n’a point établi de taxes compliquées ; il n’a pas désigné des droits de tout genre sur toutes les manières d’être et d’agir de la Société. Il a assigné une portion du produit continuellement renaissant, parce que c’est le produit qui sert à la subsistance, et que c’est uniquement à la subsistance qu’il faut pourvoir ; parce que l’homme n’a de biens que les richesses de la terre, et qu’il ne peut donner part qu’à ses biens.
Telle est encore en nature la contribution en faveur de ce besoin primitif de la Société, je veux dire du culte. Comme son exercice est répandu sur toute la surface du territoire, l’emploi de ce tribut est toujours voisin de la contribution qu’il exige, qui est reçue et consommée en nature. Les autres besoins de l’État étant sujets à être transposés et demandant des secours disponibles, la contribution qui correspond à ces parties, a été réduite en argent, matière commune entre les Peuples, et représentative des valeurs. Mais quoi que l’État ne semble plus aujourd’hui avoir besoin que d’argent, il ne faut pas perdre de vue la seule source d’où il peut venir. Croire que c’est l’argent qui fait la valeur, c’est croire que c’est le miroir qui crée l’image.
Voilà donc, du moins dans les Nations agricoles, sur quelle nature de choses uniquement on peut asseoir la demande de la contribution, qu’on appelle imposition. C’est sur les produits de la terre, qui seuls sont des biens. Mais ces produits se doivent.
1°. À la subsistance de ceux qui les font naître et à l’entretien de leur atelier, sans quoi il n’y aurait point de reproduction, et l’on ne vivrait qu’une année.
2°. Il en est encore une portion considérable due à la subsistance de ceux qui les façonnent et les approprient aux besoins universels, sans quoi le produit brut n’aurait presque aucune propriété.
3°. Ceux qui les voiturent et les transportent, doivent trouver aussi leur subsistance prélevée, sans quoi il faudrait que chacun vînt vivre au tas.
En un mot, toutes les nécessités indispensables pour la production, l’appropriation, la circulation et communication des biens dans la Société, sont des frais de premier besoin, qu’il est indispensable de prélever avant d’avoir rien de libre.
Toutes ces parties sont, comme de droit, franches, libres et immunes, et l’on sent que tout ce qu’on voudrait lever sur ces objets-là, ne serait plus acte d’ami demandant contribution pour l’employer à l’avantage de la Société, puisqu’il n’y saurait avoir d’avantage plus prochain que de satisfaire à ses premiers besoins ; ce serait au contraire ravage d’un ennemi cruel et frauduleux, dont le but déguisé serait, d’arrêter tous les échanges de biens, qui sont le premier rapport physique de la Société, de bannit l’industrie qui rend usuels et précieux les biens que nous tenons des dons de la nature, d’éteindre enfin la production de ces biens, et de procurer ainsi l’épuisement total et bientôt la destruction absolue de la Société.
Mais, dira-t-on, ce n’est point sur la subsistance de ces employés de tout genre que nous prétendons prélever la portion de l’État, mais sur les profits, qu’ils font au delà. Personne ne profite dans l’État, que par le support et sous la protection de l’État. Donc il faut que chacun contribue d’une portion de son profit au maintien de cette puissance qui le lui a procuré. Cette allégation serait très mal raisonnée au moral et au physique.
Pour s’en convaincre au moral, il suffit de se rappeler ce que nous avons dit ci-dessus, que ce faible extrait des biens des particuliers, que nous appelons finance ou richesse pécuniaire, n’est point ce qui constitue la puissance d’un État et de son Souverain ; c’est au contraire la liberté et la propriété des biens, le labeur, l’honnêteté et la sûreté des Citoyens. La Souveraineté n’a pas de plus belle prérogative, que de représenter la Divinité ici bas ; de plus noble, de plus utile et de plus sûre fonction, que de l’imiter. C’est par la condensation, l’action et la réaction des éléments, que Dieu fait mouvoir l’Univers, qu’il a créé pour sa gloire ; c’est par eux qu’il le maintient et qu’il manifeste sa puissance. Cessons donc de regarder la contribution des Sujets comme ce qui constitue la puissance du Souverain. Quand un Prince ne considère plus sa force que par là, il est bien faible et bien voisin de sa ruine.
Au physique, la petite cupidité qui ferait envier les profits de l’agence des différents artistes des besoins, serait bien aveugle. Ne leur donnez jamais de privilège, jamais d’exclusion : la concurrence les tiendra toujours dans un juste niveau : il n’y aura pas d’autre profit que celui de la rétribution qui leur appartient convenablement sans aucun retranchement, et ce qu’ils peuvent se procurer d’aisance, est nécessaire au soutien de leur bonne et meilleure exploitation. Ils l’y emploieront toute entière, s’ils la voient sûre, immune et protégée. Si au contraire elle est enviée et proscrite, ils la cacheront, et leurs richesses et leur industrie seront autant de biens réels perdus ou stériles pour le public et pour vous. En un mot, nous avons dit que les personnes et leur emploi ne pouvaient être contribuables. Ne sortons point de cette règle, si nous ne voulons nous engager dans un labyrinthe d’erreurs et de désastres.
Avant donc d’extraire la portion de l’État des biens des Citoyens, il faut prélever les frais de tout genre c’est une induction simple, naturelle, frappante, et qui n’aurait jamais dû avoir besoin de tout le développement que nous venons de lui donner, si le régime absurde et ruineux qui la contrarie, n’était passé en habitude au grand dommage de l’humanité entière, et surtout de votre État.
C’est donc sur le produit net qu’il faut asseoir la quotité déterminée pour les besoins de l’État. Mais ce produit net, comment le connaître ? Il semble que la certaine science divine ait elle-même renoncé à ce genre d’appréciation, puisqu’elle a simplement ordonné la dîme des produits pour l’entretien du culte, c’est-à-dire, la dîme du produit total, sans détraction de frais. Mais s’il vous plaît de considérer les vues particulières et uniques de la Providence qui entraient dans l’institution de ce Peuple privilégié ; si nous nous rappelons que Dieu eût voulu lui interdire toute communication et tout commerce avec les étrangers, ce qui supprime d’abord la valeur vénale, seule mesure des biens parmi nous, et les réduit à leur valeur usuelle ; que lors de l’établissement de la loi, l’entretien du culte constituait dans les premiers temps de cette institution hiérarchique et patriarcale, toute la charge civile et politique de l’État ; qu’il suffisait à cet État, selon l’objet de sa fondation, que le Peuple y fut nombreux, ameuté et sans aucuns rapports avec ses voisins ; vous verrez, Seigneur, que la loi écrite étant imparfaite et seulement préparatoire de celle que nous avons le bonheur de connaître et de suivre quant au moral, les institutions civiles et fiscales qu’elle renfermait, n’étaient aussi que la base, et nullement la plénitude de celles qui nous conviennent aujourd’hui. Vous remarquerez seulement quant à la base, que Dieu voulut lier la contribution de manière que le revenu public ne pût hausser qu’en proportion de ce que hausseraient les produits, c’est-à-dire les biens des particuliers, et qu’il fut forcé à décroître en raison de ce que les produits tomberaient : car il est de vérité éternelle, que si l’Impôt excède la proportion avec le revenu, il le détruit, et se détruit lui-même en détruisant le revenu.
Il n’y a, Seigneur, que cette forme seule qui soit simple, équitable, et qui puisse durer. Quel énorme sacrilège en effet que de présenter le Prince à ses Peuples comme un ennemi puissant, intérieur et éternel, qui ne cherche que des prétextes pour dépouiller ses Sujets, ruiner ses États, détruire l’héritage de ses Successeurs, et qui attentif à ne jamais revenir sur ses pas, attend qu’une sorte d’habitude, de patience ait consolidé un droit onéreux pour en proposer un autre, ne mesurant sa puissance, et ne prisant l’accroissement de son autorité, que sur le tarif des enlèvements qu’on fait à ses sujets. Un tel crime n’aurait de vengeur qu’au tribunal du Dieu de justice et d’équité, s’il était possible que cet attentat de droit procurât dans le fait à cette avidité inique la sorte d’avantage qu’une administration aveugle et fiscale ose en attendre. Mais il arrive en peu de temps tout au contraire, que cette imposition désordonnée et excessive étant obligée, pour se masquer, de se disperser, attendu que l’injustice réunie et à découvert fût horreur à tous, elle tend des réseaux si compliqués, il insidieux, si multipliés, que la surcharge et les frais en absorbent l’Impôt et les revenus de la Nation. Il arrive que tout l’arbre politique abandonné aux vers rongeurs qui dévorent ses racines, et couvert de chenilles ardentes à construire leur coque sur le feuillage, se dessèche et périt à la fois. Il arrive que tous les sucs intérieurs sont détournés du cours naturel et nécessaire que leur indiquait la circulation ; que les influences extérieures ne trouvent nul accès pour pénétrer ; que l’arbre languit, meurt et tombe pièce à pièce, s’il n’est pas dans son destin que la cognée en débarrasse la surface de la terre.
Il est nécessaire, non seulement pour le bon ordre et la prospérité, mais encore pour l’ordre indispensable, à moins de ne vouloir se détruire soi-même de ses propres mains, que les revenus de l’État soient assis de manière qu’ils croissent ou décroissent en raison de ce que les revenus des Sujets croîtront ou décroîtront : sans cela il n’y aura jamais de justice, ni de mesure, ni d’ordre, ni de consistance dans les effets de la Société, de richesse, de force, de puissance assurée pour le Souverain : il n’y aura jamais de proportion entre les Membres d’un même corps ; il n’y aura jamais d’engrenure entre des ressorts qui ne peuvent jouer que les uns par les autres.
Il faut donc que le Gouvernement soit seul juge des besoins politiques. Mais pour être juste Juge dans le droit, pour être habile Juge dans le fait, il faut qu’il ait dans les mains le poids et la balance. La puissance ne peut s’étendre au delà des forces, et les forces excédées jettent dans l’impuissance. Il n’est point de besoin indispensable, si l’on ne peut y pourvoir qu’aux dépenses d’un plus grand besoin. Il n’est point de guerre nécessaire, si la guerre doit apporter de plus grands maux que ceux qu’elle veut prévenir. Dans les guerres et dans les traités de paix, la puissance en impose plus que les expéditions militaires victorieuses qui épuisent les forces ; et la conservation des forces est plus redoutable à l’ennemi que les efforts démesurés, et que les subventions ruineuses de finance ; c’est par les traités d’alliance que l’on doit multiplier les forces ; c’est par cette ressource que les petits États durent autant que les grands. Les opérations prudentes du Cabinet sont supérieures aux opérations jactantieuses de la guerre inspirées par une fausse gloire qui n’éblouit que le bas Peuple, et qui est très préjudiciable dans l’ordre politique. Le discernement si indispensable de ces effets ne peut se faire que par la connaissance de la perte et du gain que l’on a à prévoir dans les entreprises judicieuses et balancées entre le risque que l’on court, et la probabilité des succès. Mais cette connaissance, le Prince ne la saurait avoir qu’en ayant dans ses mains le tarif de l’état de ses Sujets.
Les choses d’ici bas ne dépendent point du hasard. Dieu, le Créateur et le Dispensateur des biens, n’a mis ici bas le hasard pour rien : sa Sagesse, éternelle comme lui, préside à tout éternellement, si elle y a présidé un seul instant, comme nous n’en pouvons douter. À la vérité, la plus grande partie de ses desseins dans les dispensations même le plus à notre portée, échappe à nos calculs faux et intéressés, et à notre jugement également faible et présomptueux ; mais dans tout ce qu’il nous importe de savoir, dans tout ce que sa Providence nous donna à régir, un peu d’attention nous fera démêler aisément les causes préparatoires de tout événement. Des erreurs de calcul préparent les batailles perdues ; ces échecs n’ont de suites que relative à d’autres erreurs. Un Prince éclairé, qui aurait devant les yeux l’état moral et physique de ses Sujets, des intérêts et des vues actuelles des autres Nations, en commençant une guerre en pourrait prédire les événements, indépendants des défections, des surprises de nuit, des pertes des Généraux, des épidémies, des vents, des écueils et autres accidents dont notre aveuglement a composé le domaine de la fortune.
Il faut qu’un Prince en faisant la guerre connaisse, non pas les ressources de ses États, expédient terrible auquel on ne doit avoir recours que dans les guerres inévitables et extraordinaires, où il n’y a d’autre ressource pour le salut de l’État et du patrimoine du Souverain, que la guerre elle-même ; mais dans les guerres ordinaires qui n’ont pour objet que des prétentions litigieuses, ou des prétextes spécieux d’ambition ; il faut, dis-je, que le Prince connaisse la partie des revenus publics qu’il peut y employer sans prendre sur le fond des richesses nécessaires pour soutenir la prospérité de ses États, et pour maintenir la puissance qui doit en imposer dans les traités de paix ; et si la guerre fermait quelque débouché, il doit sentir aussitôt ce que ce débouché apportait de valeur à telle ou telle autre portion du domaine public. C’est là le seul moyen de rendre les Princes pacifiques par intérêt. Tout homme à qui l’on proposera un genre d’acte qui grossit sa dépense, et en même temps diminue son revenu, se refusera à cette dépense, si ce n’est un forcené, ou si quelque cause majeure et inévitable ne lui interdit le choix à cet égard.
Si au contraire le Gouvernement livré à des prestiges flatteurs, regarde le capital de l’État, composé d’une infinité de petites fortunes limitées, comme un fonds inépuisable et sans bornes ; s’il regarde la guerre uniquement comme une occasion de fouiller dans la poche des Sujets, dès lors tout fera place aux insinuations de cour, les moindres d’entre les frelons qui entourent la personne du Souverain, poussés par des vues d’ambition ou d’intérêt du plus bas aloi, feront illusion à la sagesse et à la bonté du Maître : les idées vagues de gloire, de politique, d’intérêt des Princes, d’équilibre, de raison d’État, et autres grands mots vides de sens et flexibles à tous les cas et à toutes les interprétations, prendront la place des véritables intérêts du Prince, inséparables de ceux de la Nation, et ceux-ci des intérêts de l’humanité entière : on bâtira sur les brouillards, on cimentera sur les nuées, le vent soufflera sur l’édifice, et il n’en restera que les ruines sur la Nation entièrement exposée aux entreprises ambitieuses des Puissances voisines. C’est à ce période que tous ces fanfarons d’État, ou parvenus à leurs fins, ou trompés dans leurs espérances, deviennent muets, lorsqu’il s’agit de trouver des secours et des remèdes contre des maux qu’ils n’avaient, ni su, ni pu, ni voulu prévoir : c’est alors qu’il n’est point de ressources qui n’aggravent et n’empirent le mal. En effet, l’embarras du Gouvernement n’est autre chose que le malheur de l’État, et n’a de remède, si l’on en conserve l’espèce, que son rétablissement graduel et successif, en anéantissant les abus et leurs pompes ; mais il faut les détruire dans le principe.
Le seul remède pour éviter les rechutes fréquentes dans un tel État, ou pour dissiper la cause de ce mal, varié dans ses symptômes, mais toujours mortel ; c’est que les revenus publics soient dans l’État ce qu’était en Égypte la toise qui désignait par la hauteur des débordements du Nil, quelle devait être la fertilité de l’année. Il faut pour cela que l’imposition porte sur le produit net des biens fonds, et non sur les frais qui le font naître, sur ceux qu’on fait pour les façonner, sur ceux enfin de leur exportation.
Pour pouvoir extraire et décharger ces trois articles, il faut d’abord que les productions aient une valeur vénale ; car sans cela elles ne pourraient fournir à aucune de ces trois parties de frais, reproduction, façon, et exportation. C’est aussi la valeur vénale qui peut seule déterminer la part de l’État, qui a besoin de recevoir en valeur et non pas en nature, qui doit recevoir en proportion et non en quotité déterminée. Si la contribution doit être d’un vingtième sur un septier de blé, où il vaut vingt livres, l’État doit avoir vingt sols. Mais s’il ne vaut que dix livres, le Cultivateur ne retirera pas ses frais, et l’État et les Propriétaires des biens n’y peuvent rien prétendre. S’ils exigeaient alors, on ne sèmerait plus. Par là le Gouvernement sera de lui-même intéressé au commerce qui apporte la valeur vénale ; à la sûreté qui la maintient ; à la justice et au bon ordre qui l’accroît, en multipliant le nombre et les richesses des Sujets qui croîtront toujours où règne la justice ; au travail enfin qui multiplie les produits, seuls biens réels. Par là, l’intérêt de l’universalité des Sujets sera l’intérêt du Prince ; l’intérêt de son cœur sera l’intérêt de sa tête, celui-ci l’intérêt de son bras, et ce dernier l’intérêt de son trésor.
On dira peut-être qu’il faut assurer l’abondance avant que de provoquer le débit qui accroît la valeur vénale de crainte d’attirer la cherté et la famine. Mais ces idées sont contradictoires ; car le bas prix ne procurera jamais l’abondance. Jamais le cultivateur ne fera les avances, puisqu’il ne peut les faire qu’en faveur du profit qu’il retirera de la moisson actuelle ; ainsi il faut que le profit devance l’accroissement des produits ; ceux qui ne voient que le pain dans l’agriculture, jetteraient l’État dans une disette universelle, si on leur confiait la direction de l’agriculture et du commerce des productions de la terre. La terre est la source de toutes les richesses d’une Nation agricole ; mais on n’obtient ces richesses que par les dépenses de la culture et par la liberté du commerce des productions qu’elle fait naître.
Tel est, Seigneur, le seul point d’appui solide, équitable et éclairé, que puisse avoir la finance représentative, ou le contingent que doivent fournir les Citoyens, en supplément des services puissants et réels que chacun d’eux rend en vaquant à sa chose particulière. Pour sortir de l’ordre des Hypothèses, et réaliser à vos yeux cette idée, je présenterai tout à l’heure le plan d’une administration simple et économe qui porte sur cet objet, et j’espère vous faire voir par un relevé des produits de votre Empire dans l’état de dépérissement et de misère où il se trouve actuellement, qu’en donnant l’être à cette méthode facile et prospère, et rendant la vie à vos Sujets étouffés sous tant d’entraves d’un fisc usuraire et ruineux, vous vous trouveriez aussi riche que vous le pourriez être dans les temps où tous les revenus de l’État n’étaient pas engagés. Ce calcul sera sans préjudice de la prodigieuse et très prochaine augmentation future, provenant de ce que tout ce qui se perd en rapine et en faux frais, sera incontinent rendu à vos Sujets ; et comme rien ne chôme dans leurs mains, qu’au contraire tout y prospère, les produits doubleront, tripleront et décupleront dans peu, et votre revenu suivra la même progression.
Mais avant d’entrer dans ce détail, je dois vous présenter encore quelques vérités sommaires sur l’influence, que le commerce et l’industrie ont sur la prospérité de l’État et sur la nécessité palpable de leur pleine et entière immunité.
4e ENTRETIEN
De l’influence du Commerce, et de l’industrie
Le Commerce et l’industrie n’ajoutent rien aux produits, mais ils leur donnent la valeur ; rien quant au fond, mais tout quant à la forme, rien à leur qualité de biens, mais ils peuvent seuls lui attribuer celle de richesse.
L’État ne peut prélever ses revenus que sur ce qui est richesse ; car ce qui est biens, est dévolu à la subsistance de la partie appelée travail. L’État ne peut donc établir son droit que par l’opération du Commerce, nécessaire précurseur de la finance.
L’on a dit à tort que la finance était avide de sa nature, elle ne l’est qu’où ses droits ne sont pas fixés et assurés. On en pourrait dire autant de la propriété, si sa condition était la même. Si dans une Ferme la portion du Maître n’était pas établie et circonscrite, s’il la donnait à exiger à des hommes étrangers à la chose, toujours appuyés dans leurs entreprises et revêtus d’un pouvoir limité seulement par des clauses susceptibles d’une extension continuelle, certes le Propriétaire serait bientôt aussi effrayant que le Fisc.
Il est même certain que la finance ne peut porter de coup réel au produit que par contrecoup, et en s’attaquant au Commerce. C’est aussi par le même cercle qu’elle détruit les revenus de l’État. Nous venons de démontrer qu’ils ne peuvent être établis que par le moyen de l’agence du Commerce.
En effet, tant que nos denrées n’auront pas de valeur, la force peut les piller, mais elle ne saurait se faire un revenu de cette déprédation. Le brigandage peut en consumer les fruits, mais c’est tout l’usage qu’il en saurait faire. Ce genre de dégradation ne peut avoir lieu dans un État en règle. Rarement voit-on faire le mal, que le Malfaiteur n’espère en retirer un bien.
La seule déprédation durable des produits d’un État est celle qui s’opère par la gêne et le dérangement du Commerce.
Si la cupidité déchaînée est aveugle, celle qui s’établit à l’ombre des règles est condamnée par sa nature même à prendre l’ombre pour le corps. Le Commerce messager de valeurs ne l’est point de la richesse, qui est autre chose, et qui consiste en biens naturels : mais la cupidité incapable de cette distinction croit le Commerce riche parce qu’il apporte la richesse ; le guette au passage, le fait rançonner, infeste les débouchés intercepte les valeurs, et bientôt décourageant et détournant leur agent, isole les produits d’un État et en bannit toute richesse.
Le désastre résultant de ce genre de piraterie manifeste, se fait bientôt sentir de toute part. D’un côté, le Commerce rebuté se présente moins au passage, diminution sur les droits. De l’autre, moins de fréquence de sa part sur les terres fait tomber les valeurs ; le surpoids dont il charge les marchandises, fait baisser le prix des ventes de la première main au préjudice des revenus des biens fonds, et augmente par la taxe, par les frais et par les exactions, le prix des achats, au préjudice de la consommation ; ainsi double dommage : dommage pour le débit, et dommage pour la valeur réelle. Mais le dommage sur le débit porte encore par lui-même sur la valeur réelle ; d’où s’ensuit que la mesure de l’Impôt, légère ci-devant, devient un fardeau accablant. Comment alors faire concevoir à l’avidité qu’il serait de son intérêt de déchoir, non seulement de ses espérances, mais encore de son habitude ? Elle outre au contraire toutes ces voies ; nouvelles surcharges sur le Commerce, rigueurs sur les terres, dégénérées en exactions, et l’effet suivant invinciblement les gradations de la cause, on en vient en moins d’un siècle à faire, en règle et par les formes, une terre en décret et de nulle valeur, d’un territoire jadis fertile et plantureux.
C’est ainsi que l’esprit de fiscalité, sans règle et sans assiette fixe, énerve d’abord la Société ; la trouble, l’aigrit, la dessèche, la dissout enfin, uniquement en privant les hommes du truchement et du colporteur de leurs besoins. L’homme ne peut pourvoir à sa subsistance que par un travail opiniâtre et continuel, mais en général, il ne fait pas lui-même assez de cas de sa subsistance pour se condamner à ce travail par ce seul motif. L’océan des désirs est l’élément naturel de l’activité humaine. Plus il entre d’objets combinés dans son espoir, plus il redouble d’efforts et d’action. Rapprochez le point d’appui, vous diminuez les forces mouvantes, et si vous réduisez l’homme à ne désirer que sa subsistance, son accablement et son inertie prendront sur ce désir même, il rétrécira sa subsistance, jusqu’à ce que languissant dans ses foyers déserts, ou s’expatriant pour jouir d’un meilleur sort, ou bien errant et vagabond sur vos terres désolées comme les Nations sauvages, il échappe entièrement par la misère indépendante, au fisc, à l’empire et à la société.
Le Commerce est donc le truchement et le colporteur des besoins des hommes ; il est l’aiguillon de leurs désirs, et par là même de leur travail. Il donne du prix à tout, en offrant partout en échange d’un inutile superflu, quelque chose qui reçoit un prix de la nécessité et de l’opinion. C’est ce prix qu’on appelle valeur, c’est cette valeur qui constitue la richesse. Plus il y a d’échange, plus il y a de valeur et de richesse ; et ce n’est que sur cette richesse, que le fisc peut s’asseoir et régner avec règle et puissance. C’est par là que le Commerce, travail second, est le moteur du travail premier, et qu’il oblige l’homme à provoquer, par les plus continuels et les plus opiniâtres efforts, les produits, seuls biens d’ici-bas.
Si l’importance et la nécessité de l’immunité totale du Commerce n’avait été prouvée ci-dessus, cette analyse simple de sa nature et de ses propriétés en ferait la preuve complète. Vainement voudrait-on combiner ces notions sensibles et d’une vérité évidente avec les vues d’une politique également fausse et raffinée. Vainement vous dirait-on, que si le Commerce enrichit l’État en donnant de la valeur à ses produits, c’est en offrant ces produits à la consommation ; mais que si au contraire il apportait dans l’État les produits étrangers pour alimenter la paresse de vos Sujets, il ferait tomber chez vous l’agriculture, et vous ruinerait ; qu’en conséquence il convient de charger chez vous les produits étrangers pour les hausser de prix et leur ôter ainsi l’avantage de la concurrence. Cette fausse politique serait également injuste, frivole et nuisible ; injuste, en ce que sitôt que vous avez accordé à vos voisins le bénéfice de la paix, elle comprend non seulement la liberté, mais encore l’amitié et confraternité qui est de droit naturel entre les hommes. Or, non seulement c’est renier toute amitié, mais c’est attenter à la liberté de vos voisins, que de leur prohiber l’échange de leurs biens avec les vôtres. Cette spéculation est frivole, en ce que si le travail de vos voisins vous jette dans la paresse, la misère s’ensuit nécessairement : bientôt vous n’auriez plus de quoi payer, ni leurs denrées, ni leur industrie, et ce Commerce dévorant se retirerait de lui-même. Mais il n’en va point ainsi : nul ne vous apporte son produit qu’il ne se charge du vôtre en retour. C’est le Commerce exclusif qui dessèche les États aveugles qui l’ont privilégié ; mais il est aussi impossible que le Commerce libre fasse cet effet-là, qu’il l’est que la fréquence des passants fasse croître l’herbe dans les chemins. Cette politique enfin est nuisible, en ce que vous donnez à vos voisins l’exemple et le droit d’user de semblables prohibitions. Ainsi s’établit sur la surface de l’Europe qui se prétend commerçante et civilisée, le système de la barbarie et de l’oppression du Commerce. Ainsi chaque État se fait de son propre fisc une barrière, qui croît et s’élève chaque jour entre lui et le Commerce.
Ce mélange d’idées si peu faites pour se combiner ensemble, à savoir le désir de jouir des avantages du Commerce, et celui d’en priver ses voisins, a donné naissance à la plus absurde de toutes les incorporations, je veux dire la régie du Commerce admise entre les soins du Gouvernement.
On a dit : tels ou tels pays prospèrent par le Commerce, je veux prospérer aussi par ce moyen. On ne s’est point avisé de chercher si tel ou tel autre Canton de son propre pays n’avoir pas reçu un accroissement de culture, et conséquemment de prospérité par l’influence des Commerçants ; mais on a voulu se procurer aussi la sorte de splendeur et d’abondance que ces utiles agents attribuent à leur résidence. Il faut pour cela attirer chez soi l’industrie, l’aider dans ses premiers établissements, exciter les Sujets à suivre ses nouvelles voies. Jusque là tout est bien ; l’encouragement du Commerce, surtout dans les premiers temps de son établissement, est un objet d’autant plus digne d’un Gouvernement paternel, qu’il procure en cela l’avantage universel. Mais on passa le but ; on voulut ériger en ordre foncier, un état purement précaire. On fit un corps des Commerçants. Ce corps eut des Députés ; ces Députés eurent trait directement avec des agents autorisés du Gouvernement ; et les affaires, et les intérêts, et la balance du Commerce devinrent affaires, intérêts et balance d’État.
Mais de quelle nature ont été ces affaires ? Précisément de la même Classe et Catégorie que l’erreur que j’ai analysée tout à l’heure ; c’est-à-dire, d’un genre de politique injuste, frivole et nuisible. À peine on a cru pouvoir se passer de ses voisins pour l’établissement de ses premiers chantiers, qu’on a voulu privilégier ses propres Colporteurs sur ceux de toute la terre. On a cessé de les considérer par rapport à leur utilité, et l’on a voulu les envisager du côté de leur existence.
Quels sont les vrais Commerçants d’un État ? Ce sont sans contredit ceux qui, soit Turcs, Maures ou Chrétiens, offrent dans l’État le meilleur prix de ce qu’ils achètent, et donnent à meilleur marché ce qu’ils vendent. On a considéré au contraire, comme Commerçant régnicoles, celui qui a fixé son séjour sur tel rivage de l’État, et qui se vêt selon la mode du pays.
Grand principe naturel et visible : il n’est de vrai Régnicole que celui dont le bien et l’état ne peuvent échapper à la Société. Tout le reste vit, agit et prospère sous la foi de l’hospitalité, de l’humanité et de la saine politique qui voit et juge combien l’action de tous ces individus ajoute au travail, et conséquemment à la prospérité de l’État. Mais que cet homme soit présent lui-même à Paris à l’action dont il est le mobile, ou qu’il l’ordonne de Nantes, ou d’Amsterdam, à ses Commis, il est également indépendant de l’autorité publique quant à ses biens qu’il peut lui soustraire à tout instant, et ce n’est point sa personne qui constitue son état.
Mais, a-t-on dit, votre Commerce entretient vos Matelots pour vos forces maritimes, pour la pêche, pour le cabotage, et vous nourrit ainsi une infinité de Sujets nécessaires ; votre Commerce vous paie des droits, vous donne des correspondances et des facilités dans le monde entier ; vous forme des Sujets instruits et éclairés, consomme chez-vous les profits de son travail, vous offre des ressources dans les temps de calamité etc…. Que veut dire tout cela ? Si votre Commerce entretient des Matelots, c’est sans contredit une des moindres portions d’utilité auprès de celles que je viens de lui attribuer, quoi qu’elle soit très essentielle. Je les ai si bien connues toutes, que je viens de dire qu’il doit être protégé, et jouir d’une pleine et entière immunité. Mais je ne veux point borner l’idée de votre Commerce au petit nombre de Commerçants qui résident dans vos ports. Je veux aussi les préserver de l’exclusion qu’ils recevraient ailleurs. Qu’ils jouissent chez vous des douceurs du climat et des avantages de la police, de celui d’être à portée du pays le plus abondant en matières premières, et du Peuple le plus porté à l’activité ; mais qu’ils ne prétendent pas au droit exclusif d’alimenter et de servir votre Peuple, ce serait le plus criant et le plus destructeur des Monopoles. Si votre Commerce vous paie des droits, tant pis, comme je viens de le prouver tout à l’heure ; mais qu’il ne prétende pas acheter à ce prix l’assujettissement de tout autre à de plus grands droits. S’il vous donne des correspondances dans le monde entier, ce serait payer trop cher un tel truchement dont l’entremise deviendra inutile quand le monde entier arrivera chez vous sous la foi de la justice, de l’hospitalité et de la saine politique. S’il instruit une partie de vos Sujets, bien mieux le fera-t-il quand il deviendra libre, immense et universel ; s’il consomme chez-vous les profits de son travail, il consommera au double quand il sera au double plus fréquent. Mais tournons le feuillet, si nous voulons asseoir nos vues avec justesse du côté de la consommation et du profit. C’est la consommation et le profit de vos Sujets que vous devez considérer dans le Commerce, et non la consommation et les profits du Commerce aux dépenses de vos Sujets. S’il vous offre enfin des ressources dans les temps calamiteux, c’est encore une déception de principes. Le Commerce assimilé dans bien des sens à la finance par tous les abus dont on a échafaudé son existence pseudopolitique, l’est encore plus par cette opinion de ses forces et de ses ressources. Il peut tout pour vous en ce genre par celles que son influence procure à votre territoire et à vos Sujets, mais il ne peut rien par lui-même parce qu’il n’est rien. S’il accumule des fortunes disproportionnées à son travail ; et oisives, ce n’est qu’aux dépenses de la fortune publique de votre État où de vos voisins, ce qui revient au même, puisque le monopole exercé sur vos voisins surcharge et détériore les produits qui doivent vous être offerts en échange du vôtre. N’attendez jamais de ressources généreuses de la main de l’intérêt personnel. N’espérez pas faire changer de tempérament et de caractère à la cupidité. Les riches précaires vous vendront toujours bien cher leurs secours. Les Nations qui possèdent les plus riches Commerçants, ont aussi les plus forts Créanciers. Votre vraie ressource est dans l’accroissement des richesses de votre Peuple ; je dis des richesses, c’est-à-dire, des produits. Une portion vous en est dévolue de droit. Cette portion grossira en raison de ce que la totalité deviendra plus forte, et vous ne devrez cette ressource à personne qu’à vous. Protégez le Commerce, excitez le à venir en foule hausser les valeurs de ces produits ; comptez que c’est le seul bien que vous en puissiez retirer, et que celui-là renferme tous les autres.
Au lieu de cette marche simple et conforme à la nature des choses, l’érection du Commerce en affaire d’État, a non seulement compromis entre eux les Princes voisins, mais encore a érigé en Princes et en contrepoids essentiels dans la balance politique, les Commerces réfugiés dans certains Cantons pour y vivre sous les lois et les formes de leur propre association. Les Souverains des grands États Agricoles avaient en eux d’utiles Serviteurs, d’autant plus actifs et plus soumis, que ce service faisait tout le fondement de leur existence ; au lieu de cela, on a voulu les forcer à recevoir la loi d’exclusion : on ne les a contraint qu’à nous opposer des forces précaires, mais destinées ci-devant à nous procurer l’abondance, et l’on a commencé des guerres dispendieuses pour l’alternative entre des malheurs humiliants ou des succès désastreux.
Au dedans, autres erreurs dérivées du même principe. Le Commerce prétendu régnicole devenu exclusif sur tout l’État et sur ses appartenances les plus éloignées, rongé par le fisc à titre de rachat de ses droits, et rongeur pour le territoire en vertu de son privilège, renferme dans son propre sein le même esprit d’injustice dont on a cru faire la base de son existence. Chaque Port voudrait un privilège, non de franchise, mais d’exclusion d’autrui. Chaque maison voudrait une étape particulière à elle assignée. On forge, on controuve de prétendues raisons d’utilité, de police, de nécessité pour s’approprier une portion de la liberté publique, et l’on trouve la porte ouverte à toutes les déceptions, et quelquefois à la corruption même, dans un Gouvernement qui, s’étant écarté des vrais principes dans la base de l’édifice, ne saurait y revenir dans les détails. Les mêmes abus s’introduisent dans la carrière de l’Industrie, et achèvent d’opérer ainsi l’obstruction générale du travail dans l’État.
L’Industrie est au Commerce ce que le Commerce est à l’Agriculture ; elle donne une valeur aux matières premières en les appropriant à nos besoins et à nos désirs. L’accroissement provenant de son travail, accroissement réel quant à la forme, quoique fictif quant au fond, augmente le bénéfice du Commerce, diminue sa charge, et en assurant la subsistance d’une multitude d’individus qui seraient à charge à la Société, produit, rapproche, assure et multiplie le bénéfice universel.
Tous ces avantages de l’Industrie, certains quand on les considère selon leur place naturelle dans le grand cercle de prospérité, ont été interceptés chez les Nations avides, par le déplacement de la chose, et tournés même de manière à la rendre nuisible et fatale à la vraie prospérité. Comme la fabrication donne de la valeur aux denrées et de la facilité au Commerce, on en a senti l’importance ; mais au lieu d’importance troisième, on en a fait une importance première. Un chargement de matières ouvrées, a-t-on dit, vaut cinq cents mille livres, tandis que le même chargement en denrées ne vaut que cent mille livres. Il y a donc les quatre cinquièmes de profit au premier sur le second. On n’a pas senti que ces quatre cinquièmes étaient en valeurs déjà consommées, et qui n’apportaient aucun profit que la consommation des Ouvriers, hommes précaires, hommes nullement régnicoles, et dépendants des moindres variations dans les goûts et les fantaisies.
Cette erreur en a entraîné une autre vraiment capitale, et qui a influé sur tout : c’est que, comme il est à peu près impossible de traiter avec le Fabricant par échange de matières commerçables, il a fallu lui proposer de l’argent. L’argent étant à bon droit la matière la plus recherchée quant aux besoins du Commerce, comme la plus transportable, la plus rapide dans la circulation, et celle dont l’appréciation est appuyée du consentement le plus universel, on a regardé comme le plus utile Commerce celui qui apportait le plus d’argent ; et les Fabriques ne livrant guères leurs ouvrages qu’à prix d’argent, on les a en conséquence regardées comme le plus utile des Commerces.
C’est là purement le renversement du gradin de prospérité dont par ce moyen la base est en l’air, et dont toute la masse porte dès lors à faux sur le plus faible des trois échelons. On a voulu ignorer que l’Industrie n’est que la ressource servile de ceux qui n’ont point de véritables fonds, et qui ne trouvent pas de place dans le grand Commerce ; que toutes ses racines tiennent aux doigts des Ouvriers, toujours prêts à transmigrer pour suivre le cours de l’abondance réelle ; que si elle attire de l’argent dans l’État, cet argent n’y demeurera qu’autant qu’il trouvera à se répandre sur des parties de richesse réelle, propres à l’entretien de ces machines et à la subsistance des Machinistes ; que la meilleure vente enfin étant celle qui apporte le plus de profit net, les frais déduits, la plus défavorable est presque toujours celle des ouvrages les plus précieux, attendu que la forme qui est toute en frais, y vaut mille fois le fond, sur lequel presque seul, se trouve le profit.
Si l’on considère l’Industrie, dont les ouvrages coutent moins dans le pays qu’ils ne couteraient chez l’étranger, l’Industrie, dis je, qui d’ailleurs ne provoque pas le luxe exorbitant de décoration, comme une annexe très utile et très commode au fond de la richesse territoriale ; si on l’envisage comme une suivante du Commerce qui ajoute à son titre naturel d’agent des besoins, l’emploi subsidiaire de courtier des commodités et superfluités ; si en conséquence on la regarde comme le fidèle secours du Commerce, et par là comme devant influer avec force sur les valeurs et sur la richesse, on est dans le vrai. Mais la mettre au premier rang entre les éléments de la prospérité, et comme telle dans les soins économiques du Gouvernement, c’est renversement d’êtres, c’est erreur.
C’est pourtant ce qu’ont fait les Gouvernements, qui dans leurs vues pour la prospérité publique ont mis l’action à la place de la juridiction, le luxe à la place de la reproduction, la vente stérile à la place des achats profitables dans le Commerce extérieur réciproque. La richesse d’un État ne peut venir que de l’action universelle. Il ne faut à celle-ci que police et liberté. L’intérêt particulier fera le reste. Si au lieu de cela, le Gouvernement veut imprimer le mouvement à la roue, son impulsion, trop forte sur certaines parties, dérange les autres, arrête la marche prospère de l’intérêt particulier, et le fait accourir à soi, ce qui est la plus funeste de toutes les révolutions d’État.
Dans le désir d’envahir le Commerce, fut englobé celui d’attirer toute l’Industrie. On ignora un principe certain, et dont la démonstration se retrouve à chaque pas. C’est qu’il vaut mieux vendre les matières premières, que de leur faire perdre sur le prix de la première main en faveur des Manufactures ; car cette perte première et multipliée ne se peut jamais retrouver. En perdant de vue l’existence naturelle des choses, et leur place dans le grand cercle de prospérité, on s’égara dès le premier pas. Si l’on avait considéré l’Industrie dans sa véritable utilité, qui est de faciliter la consommation, qui seule nécessite et fait valoir la reproduction, on aurait compris que les plus utiles des fabriques étaient les plus grossières, comme propres au plus grand nombre de consommateurs. On aurait senti, que si le Peuple était en état de porter des habits et des souliers, trente millions d’habits de laine par an, et soixante millions de paires de souliers occuperaient plus d’ouvriers, occasionneraient plus de ventes, feraient entretenir plus de bestiaux, procureraient plus d’engrais, et par conséquent plus de moissons, que ne pourraient faire tous les tapis, toutes les teintures fines, toutes les étoffes de soie et de coton, toutes les glaces et toutes les porcelaines de l’Europe. On aurait vu que le profit constant de la forte consommation est démontré par le fait, puisque, tandis que les plus sublimes manufactures ne se soutiennent qu’à grands frais des Souverains pour l’établissement et pour les achats, des milliers et millions de petits détailleurs subsistent sans appui sur la vente des marchandises les plus viles. Mais alors qu’on s’égare, on n’a plus de guide fixe, on court à la lueur, à l’éclat, dont tout l’effet est d’ordinaire de nous égarer encore davantage.
En conséquence on gratifia d’abord les plus rares Manufactures, non seulement de dons fastueux et opposés à l’économie, compagne nécessaire de l’industrie, mais encore de privilèges greffés sur un bois qui leur était étranger, ridicules par conséquent caducs, et seulement scandaleux. On appauvrit d’abord ainsi le Fabriquant en lui ôtant la modestie, et bientôt après l’on acheva de le grever par le poids du fisc, qui toujours mêlé dans les vues commerçantes du Gouvernement, n’a jamais le temps de laisser mûrir sa proie. Les Fabriques grevées de la sorte, et par leur propre faute et par la finance, ne purent se présenter à la concurrence, et dès lors, l’exclusion de toute main d’œuvre étrangère de dessus la surface de l’État, devint une suite inévitable de leur existence, et une précaution nécessaire à leur maintien.
C’est alors que la même main qui avait attiré l’Industrie dans l’État, scella le décret de son bannissement. En effet, ce n’est point à la consommation à arriver à l’Industrie, c’est à l’industrie à se présenter à la consommation. Les Sujets appauvris par la prohibition de l’industrie, dont on ne laissait plus qu’un filet chez eux, ne purent atteindre au haut prix des matières ouvrées dans le pays. Les marchandises enchérissant chaque jour, en raison de ce que les matières premières étaient plus rares, et l’Industrie plus chargée, les marchandises ne pouvant, dis je, se rapprocher de la pénurie des Sujets, on vit la nudité d’une part, la cessation des ventes de l’autre, et la Fabrique tomber partout, ou ne tenir plus qu’à des variations d’ouvrages de nulle valeur, qui malgré toutes les métamorphoses de la mal façon, ce protée toujours attentif à rapprocher la fraude et la misère, ne faisaient que différer de peu de temps la chute totale des Manufactures.
Plus on se ruine, plus il devient indispensable de se mieux ruiner. Le mauvais effet des prohibitions nécessita de plus strictes prohibitions, couvrit le territoire de gardes et de fraudeurs, ravit autant de sujets à l’Industrie, et de moyens à la consommation.
Pour brider mieux encore la consommation en enchérissant de plus en plus les objets de ses besoins, on imagina sous divers prétextes, mais par des vues en effet d’intérêt particulier, de subdiviser et multiplier à l’infini le secret des prohibitions. On établit des corps de métiers, on privilégia les maîtrises sur la consommation des Sujets et sur l’Industrie ; on fit enfin de petites Nations à part des plus vils Artisans ; Nations toutes séparées, toutes ennemies de l’Industrie étrangère à leur petite République fiscale, toutes autorisées à faire maintenir leur privilège exclusif par la violence et par ses lois. On établit pour toutes ces misères des Conseils d’État, qui s’occupaient sérieusement à multiplier les règlements et les entraves de l’Industrie. Ces tribunaux supérieurs qui s’appelaient Conseils de commerce, n’étendaient pas leurs vues sur le Commerce des denrées du cru, il était abandonné à une police prohibitive, et à des extorsions qui anéantissaient les revenus de la Nation.
Qu’eussent pu faire de pis les plus cruels, les plus perfides ennemis d’un État, à qui l’effusion violente du sang aurait été prohibée par une force majeure ? C’est pourtant là, Seigneur, l’histoire de ce qui se passe dans vos États. Les bornes d’une audience m’empêchent de réfuter ici plus au long les fausses raisons dont on a prétendu pallier tous ces abus, raisons, qui ne sont au fond que de faibles brouillards de préjugés, qui ne sauraient en imposer qu’au vulgaire le plus grossier, à ceux aussi dont le moindre changement de routine, effraye la mollesse, ou, ce qui est bien plus commun qu’on ne pense, aux aveugles volontaires qui espèrent trouver leur bien particulier dans le mal public.
Il est dangereux, dira-t-on, qu’un corps noué d’un bout à l’autre se dénoue d’un seul trait. Non, Seigneur, le corps de votre État a toute la force et la volonté nécessaire : et quant au remède, il consiste tout entier en un point ; rendre son immunité entière au travail et à tout ce qu’il embrasse, et asseoir les revenus du fisc, copropriétaire naturel dans l’État, sur le produit, ainsi que le sont tous les autres revenus quelconques.
Avant de détailler la manière dont peut se faire ce grand changement, je dois vous montrer dans le même sens précis où j’ai présenté toute cette matière, quels sont les inconvénients inséparables de la forme de régie intérieure de cette partie dans vos États. Je dis de la forme seulement, sans considérer quant à présent les vices du fond, qui entraînent néanmoins les autres, mais que j’ai désignés ci-dessus en passant.
5e ENTRETIEN
De la forme de Régie intérieure abusive
La contribution du Citoyen au trésor public est-elle un tribut, ou une dépouille ? La question seule serait un crime. C’est un tribut, confié, précieux, et l’exécution du premier des devoirs physiques ici-bas. Si c’est un tribut, c’est à celui qui l’offre à le présenter. Dieu dit : ils se contenteront des oblations des dîmes, et ne dit point, ils lèveront la dîme. Dieu, notre Créateur, notre Père et notre souverain Seigneur, a rejeté les offrandes forcées ; il n’agrée que celles que le cœur précède et accompagne. Le tribut est le droit des Princes : la dépouille est le crime des Tyrans.
Les Magistrats et les Ministres sont en ce genre revêtus du sacerdoce temporel. C’est aux premiers à présenter aux Souverains la portion de tribut des Peuples confiés à leur garde ; c’est aux derniers à en faire, sous la direction du Prince, l’emploi le plus fidèlement dirigé vers son objet. Tout ce qui s’ingère d’office à s’entremettre dans ces rapports, qui ne sauraient être trop rapprochés, met le doigt entre l’arbre et l’écorce. À plus forte raison, toute méthode qui tendrait à y introduire des tiers, uniquement en vue de leur profit, doit-elle être abominable et proscrite.
Tel est le principe de l’aversion de tous les âges et de tous les Peuples, qui livra à l’anathème et à l’ignominie les Fermiers des revenus publics. En raison de ce que les Nations ont conservé plus de fève et de force, cette ignominie a été plus entière, et la profession plus détestée. En raison de ce que ce préjugé s’est affaibli et civilisé, pour parler le langage de la corruption, les États ont été plus voisins de leur ruine par le moral et par le physique.
Pour mieux développer les raisons qui justifient et consacrent à jamais ce sentiment universel d’ordre public et de loi naturelle, il faut considérer ce que c’est que Ferme dans son principe. Un homme prend le champ de son voisin à ferme, ainsi que les bestiaux et les divers ateliers qui le faisaient valoir, c’est-à-dire, qu’il prend à sa tâche la direction de tout le travail, les cas fortuits des récoltes, et donne tant du produit au Propriétaire. Un autre reçoit le champ tout nu, y transporte lui-même ses propres richesses, semblables à celles des anciens Patriarches, consistant en bestiaux et fourrages, il convient pareillement de la rente qu’il fera au Propriétaire, qui occupé à d’autres emplois, ne pourrait faire valoir son champ sans le secours d’un agent et de dépenses pour en faire naître des produits, de sorte que le Fermier agit en tout, et à tous égards à profit. De plus grandes propriétés et composées d’objets divers en rapports, occasionnent encore un troisième ordre de Fermiers. Ces derniers, sont par rapport aux divers exploitants des fermes particulières, en lieu et place du Maître ; ils reçoivent en produits la redevance convenue et statuée, et comme il est plus commode au Fermier particulier de payer en produits, et aux Maîtres de recevoir en argent, le Fermier intermédiaire, ou général, fait ses affaires en qualité d’agent de ces deux commodités contraires. Il reçoit en produit, commerce les denrées, et paie en argent. Ce qui revient en quelque manière aux fonctions et à l’état du Commerce, c’est-à-dire, à l’état d’agent nécessaire dans les Nations.
Ces trois classes renferment tous les genres de Fermiers naturels et permis, en ce que tout profite par leur entremise. Le champ profite, puisqu’il est labouré et fertilisé ; l’atelier, parce qu’il est mis en œuvre ; et le Maître, en ce qu’il partage le produit du travail de celui qui fertilise son champ, en ce qu’on vaque pour lui à divers objets sur lesquels il ne pouvait se partager, en ce que le Fermier ne tire sa part que sur la fécondité d’un fond qu’il fait valoir par son travail et par ses dépenses, en ce que le Possesseur du bien tire de sa propriété même le revenu ou produit net qui lui appartient, déduction faite de la dépense et de la rétribution de l’exploitation qu’il a affermée, pour s’épargner un temps et un travail dont il peut disposer pour d’autres emplois de la Société.
La base donc de toute Ferme licite est, que la partie productrice, la partie active, et le Possesseur du fond y profitent licitement et équitablement, chacun en proportion de sa mise, en sorte qu’aucun ne prenne, ni sa part, ni sa rétribution sur autrui, ce qui comprend tout. Il faut nécessairement que ces trois conditions s’y rencontrent, sans quoi la Ferme ôterait à l’un pour donnera l’autre, ce qui serait une injustice. Voyons maintenant si ces trois conditions se peuvent rencontrer dans les Fermiers des revenus publics.
D’abord labourent – ils le champ de l’État ? Ils n’y prétendent pas ; mais leurs Partisans auraient une manière indirecte de le faire entendre. Cette illusion n’est point l’axiome sacrilège de quelques barbares anthropophages, qui dans des temps et des lieux de ténèbres, ont osé avancer, que la surcharge faisait travailler le Peuple que l’aisance rendait indolent et paresseux. Le Gouvernement et la Société sont trop éclairés aujourd’hui pour ne pas condamner à l’interdiction du feu et de l’eau tout insolent écho de cette politique parricide ; mais ils se retournent d’une autre manière. Les agents du fisc, disent-ils, sont la richesse du Peuple, comme ils sont celle du Souverains par le même moyen ; ils réalisent d’une part au trésor des portions de revenu trop éparses, trop distantes et trop peu connues pour être exactement perçues, que par une agence éclairée et intéressée ; ils réalisent de l’autre au Peuple la présence du Souverain par une influence et des rapports avec la Capitale qui le civilisent, et qui attirent l’attention du Gouvernement sur toutes les portions du territoire.
Que signifierait toute cette allégation ? Quelles sont ces portions de revenu réalisées ? Il est démontré que le revenu public ne peut être qu’une portion du produit net des biens du Royaume, et non une portion des dépenses de rétribution et de l’exploitation de ces biens. Or, au delà du produit net, tout est dépense d’exploitation et de rétribution. L’imposition, ni la Ferme, ni les frais de l’exploitation de la Ferme du fisc, ne doivent donc pas porter sur ces dépenses, car cette charge retomberait doublement sur le produit net, qui seul doit contribuer aux revenus publics ; ainsi toutes Fermes et tous Fermiers d’imposition sur le travail, sur la subsistance, sur le commerce, sur l’industrie, et sur la rétribution quelconque, sont contre le droit public et contre l’ordre naturel. Contre le droit public, parce qu’une telle imposition augmenterait la charge et diminuerait le revenu réel du fisc, et le revenu de la Nation : contre l’ordre naturel, parce qu’elle n’aurait, ni mesure, ni proportion connue, ni régulière avec les revenus du Royaume, et qu’en portant sur la rétribution, elle anéantit, dans toutes les manières d’agir, l’exploitation qui est la source des richesses de la Nation et de la puissance du Souverain.
L’intervention et la fatale vigilance des Fermiers fait-elle accroître les produits ? La valeur vénale donne aux produits la qualité de richesse, et cette valeur vénale est apportée par le Commerce. Les Fermiers amènent-ils le Commerce ? Ce sont au contraire ses pires ennemis, comme nous venons de le voir. S’ils découvrent un filet de commerce, ils ne tendent qu’à asseoir dessus un droit de péage, qu’à l’arrêter par cent formalités insidieuses. Toute la vivification donc qu’ils apportent sur le territoire de l’État est celle que la vue d’un oiseau de proie donne à une basse cour ; tout s’agite, tout s’écarte, tout se cache, tout fuit.
Voyons maintenant s’ils font l’avantage du Maître. À cet égard, tout est dit dans l’article précédent puisqu’on ne saurait ruiner les Sujets, qu’on ne ruine aussi le Souverain ; mais pour traiter cette matière par les principes, il faut analyser le genre de propriété qu’ils ont à mettre en œuvre, et discuter la forme de leur agence et les moyens qu’ils ont de la rendre fructueuse.
Pour traiter d’abord du premier point, voyons quelle analogie il peut y avoir, du petit au grand, entre un particulier qui afferme ses biens et ses droits, et un Souverain qui afferme des revenus de contribution indirecte à charge à la Nation par les frais et les vexations d’une perception difficile compliquée et insidieuse ; car si le Souverain possède d’ailleurs en propre des domaines, il est en cette partie propriétaire et citoyen comme les autres. Il peut les affermer sans risque, pourvu que les droits en soient bien éclaircis, et que le Fermier ne soit nullement autorisé à la recherche des objets négligés ou périmés, qui dans la constitution de l’État est confiée à des Tribunaux respectables et éclairés.
Quanta ce qui est des revenus publics, le Souverain en est de droit le demandeur, le détenteur et le dispensateur ; mais il n’en est aucunement le propriétaire personnel. Indépendamment de toutes les raisons morales qui se présentent en foule à l’appui de cette vérité, il en est une physique, générale et frappante. Nous ne sommes propriétaires de revenus, qu’autant qu’il nous est licite de l’employer à notre propre usage ou à notre propre satisfaction, et comme il nous plaît, pourvu que nous le dépensions ; car dans le droit public nous ne sommes propriétaires de revenus qu’à cette condition. Mais toute contribution publique est consacrée à l’usage et au bien public, régie par l’autorité souveraine, et il faut que la totalité soit employée à sa destination. Il faut plus, il faut que le Souverain ne lève que ce qui est nécessaire à cette destination, sans quoi le surplus serait un enlèvement fait à d’autres parties de son domaine politique où ce surplus aurait prospéré, et par conséquent un vol qu’il se ferait à lui-même.
Du moins, ce revenu doit être établi sur un fond productif qui puisse le fournir annuellement sans frais, et sans préjudicier à la reproduction de la masse des revenus du Royaume ; autrement cette contribution ne serait pas un revenu, ce serait une déprédation.
Le Particulier donc afferme sa propriété, et le Souverain sa juridiction : différence immense, puisque l’un est licite, l’autre est monstrueux ; puisque l’un débarrasse le Propriétaire, l’autre lie les mains au Souverain.
Mais une différence plus importante encore, et dont l’examen nous amènera à la discussion du second des deux points de comparaison que nous nous étions prescrits, c’est que les droits que le Particulier afferme, sont connus, définis, circonscrits, ou du moins ils le doivent être. Si les Fermiers veulent les étendre au détriment du plus faible, les Tribunaux et la Justice souveraine sont les Juges de la question, sont les dépositaires de la loi et de l’autorité qui lui donne force. Combien de Propriétaires cependant sont malheureusement entraînés par l’avidité de leurs Fermiers dans des procédés injustes contre le plus faible, dans des Procès ruineux pour toutes les parties, dans des préventions, des animadversions, des haines contre leurs voisins, contre leurs vassaux, contre le pauvre enfin, c’est-à-dire, contre le ciel. Ces Entremetteurs intéressés font les bons valets ; vantent de prétendues découvertes ; ont des rapports continuels avec le Maître ; accusent tout le monde de s’entendre contre ses intérêts ; peignent toute demande d éclaircissement, des couleurs de la mauvaise volonté et de la rébellion ; sèment en un mot par tous moyens la zizanie, bien certains de lasser les redevables par la multitude des entreprises, d’en surprendre quelques-uns, d’en étonner d’autres par la peur du crédit du Patron, et au pis aller de n’échouer jamais qu’à ses dépenses, au moyen de l’état des non-valeurs.
Tous ces inconvénients capitaux sont fort à craindre de la part des Fermiers du revenu d’un Propriétaire particulier un peu considérable, qui se livre à leurs insinuations. Mais combien plus inévitables, combien plus affreux seront-ils auprès du souverain Maître, qui n’a de juge que sa conscience, que rien ne peut avertir, puisqu’il est sans cesse environné d’une centuple haie armée contre l’indiscrète vérité ; qui n’a de tribunaux que sous ses pieds ; à qui l’on rend suspects ceux qui sont à portée du pauvre, et par conséquent loin du Trône, auprès de qui l’on en érige, qui se font un mérite et une forte de devoir d’être fiscaux. Qui portera à un malheureux Prince hors de portée d’entendre d’autre voix que celle des ennemis de son Peuple et des siens, la plainte ou la défense du pauvre opprimé ? Chaque tête est attaquée à part par une colonne d’ennemis ardents et infatigables. Si l’Opprimé s’écrie seul, il ne saurait être entendu ; si plusieurs s’unissent pour élever ensemble leurs voix, c’est une rébellion manifeste. Ainsi, toute une terre fertile livrée, comme autrefois l’Égypte sous un Prince aveugle et endurci, au fléau des sauterelles, est dépouillée de ses moissons, abandonnée des cultivateurs, et toute union, tout amour si nécessaire entre le Souverain et ses Sujets, sont changés en prévention dans le droit, dureté dans le fait d’une part, crainte, désolation et murmure de l’autre.
Loin donc que l’intérêt des Sujets et celui du Prince soient d’avoir des Fermiers publics, c’est un grand malheur pour les uns et pour les autres. Je serais honteux, Seigneur, d’avoir abusé de vos moments de loisir pour vous occuper d’une discussion de cette vérité, si les Rois étaient à portée d’entendre ce qui est trivial pour leurs moindres Sujets.
Des trois avantages qui devaient se réunir dans la Ferme pour quelle ne fût pas désastreuse, à savoir celui du Fond, celui de l’Agent et celui du Maître, en voilà deux entièrement refusés aux Fermes publiques, qui tirent confusément une contribution, à grands frais et à grand profit, sur des objets qui ne comportent, ni règle, ni mesure relative au produit net des biens fonds, source de tout revenu chez les Nations agricoles, et qui exigent ; pour les produire, des richesses dont le dépouillement est nécessairement la ruine d’un État. Il ne reste donc plus dans la Ferme que l’avantage inique du Fermier. Je dédaignerais de considérer ce dernier, si frappant par ses effets, si ruineux pour les mœurs et pour la vergogne publique, odieux enfin dans son aspect à l’égal d’un tableau de proscriptions, si quelques traits de détail à cet égard ne jetaient une lumière nécessaire sur le tort violent et continu que cette méthode fait à l’État et au Maître.
De quelques prestiges que les Financiers aient pu fasciner les yeux du Gouvernement, en intéressant ou la vanité, ou la paresse, ou la cupidité de tout ce qui l’entoure, à la protection de leurs déprédations, il est impossible qu’ils puissent le tromper au point de s’en faire livrer les Peuples en chair et en os, et de faire donner à bail les levées directes, comme les tailles, les dixièmes, la capitation etc. Toutes ces parties se lèvent en recette, et n’engraissent que des Receveurs, autre classe de Publicains redoutables : car il y a encore à cet égard mille moyens de s’enrichir dont on ne néglige aucun ; cependant quoiqu’on puisse en vexant les Peuples de la campagne, faire monter la recette d’exaction au double de la recette légitime ; quoi qu’on sache, au moyen de l’art des colonnes en papier, des non-valeurs et des débets, persuader toujours au trésor royal qu’on est en avance avec lui, que le service se fait sur le crédit, et tirer de ces avances d’énormes intérêts, toujours repris sur le fond ; ce ne sont là que des profits lents, des fortunes bornées, au prix de celles qu’on peut faire sur un bail bien entendu, porté sur des objets dont le Gouvernement ne peut connaître 1’étendue, et de telle nature que le savoir-faire ait ses coudées franches et son plein jeu. Afin donc que les Fermiers généraux puissent se rendre nécessaires à une administration qui ne ménagerait plus rien, il faut qu’on y transforme les levées sur toutes les parcelles de consommation, de circulation et d’action possibles ; il faudrait que le fisc s’emparât de telle denrée nécessaire à la vie, et prétendît la survendre à l’excès aux Sujets quand la nature l’a donnée pour rien. Dès lors, occasion d’entretenir des armées pour couvrir les frontières des pays prohibés aux dons de la nature, signal d’esclavage sur tout le territoire ; Prisons, Galères, Gibets et Tribunaux patibulaires accordés exprès à la cruauté des Traitants pour punir inhumainement le misérable qui use d’un droit naturel : et à travers ce chaos apparent de faux frais, il est aisé de dérober au Gouvernement le véritable produit de ces extorsions entées sur une injustice légale, et d’obtenir à vil prix ce qui vaut des trésors ; de ne rendre le sang enfin que comme si on l’attirait des vaisseaux capillaires, tandis qu’on saigne le Peuple à la gorge. Il faut charger toutes les consommations ; raison pour avoir un Commis à chaque bouche, pour battre la campagne à main armée, pour investir en règle les villes où les hommes se retirent, et pour les faire blasphémer deux fois par jour à l’entrée et à la sortie, à ce mot sacré de sa nature, mais tant et tant profané, les droits du Roi. Il faut taxer toutes les denrées, toutes les marchandises, les arrêter à tous les passages extérieurs et intérieurs, les déballer, les fouiller, obliger tout ce qui travaille à se tenir sans cesse en garde contre les embuches de la Ferme, des tarifs insidieux, des injustices dévoilées et appuyées, et enchérir le tout par une multitude de droits toujours accrus à chaque occasion, et sans cesse expliqués à l’avantage des Exacteurs. Il faut repaître chaque jour et à chaque heure du venin de la fraude, des terreurs et des haines, toute la partie commerçante de la Nation. Il faut enfin tarifer et vendre tous les services que le Sujet a le plus de droit d’attendre de son Souverain. La Justice est taxée par des droits assis sur tous les actes qui sollicitent la Justice ou qui émanent d’elle ; l’authenticité des actes qui constituent l’État de Citoyen, ou qui assurent son patrimoine, tout enfin devient sujet à des droits mal établis, mal expliqués, toujours susceptibles d’extension, de révision et de tortures ; et plus la guerre intestine qui résulte de ce régime insultant au droit naturel, est vive et continuelle, plus le Fermier profite et devient important, et plus l’ordre et l’honnêteté publique s’anéantissent.
En effet, sans relâche aux portes de l’autorité, le Fermier trouve moyen de l’intéresser sans cesse au maintien de ses ravages et de ses déprédations. Car, 1°. Le Gouvernement qui devient pauvre en raison de ce qu’on ruine ses Sujets, a toujours plus de besoins que de moyens, première disposition à la dureté. 2°. Les plaintes les plus justes et les plus ménagées de la part des Peuples, sont aisément présentées comme désobéissance, et dès lors l’autorité prend fait et cause. 3°. L’hydre immortelle des Fermes multipliée en tous lieux, qui n’a d’autre occupation que cette terrible guerre, attaque en mille endroits à la fois, et en mille genres différents des hommes livrés à des professions diverses, à des préjugés craintifs, à l’ignorance et à la pauvreté. Il faut, pour la défense toujours ruineuse, recourir aux titres de ses anciens droits, montrer aux Tribunaux fiscaux et à leurs chefs les Registres de leurs anciennes préventions, et souvent de leurs contrariétés les plus choquantes. Ne leur fut-on importun qu’à titre d’embarras, qui vient troubler ces ratures hâtées tendantes au déblai du courant qu’ils appellent travail, et qui les force à décider sur des points qu’ils eussent dû savoir, qu’ils n’ont point voulu apprendre, et qu’ils ont honte de paraître ignorer ; ne fût-ce, dis-je, qu’à titre d’importun, on leur est à charge, on s’oppose aux volontés du Roi, l’on est condamné. 4°. Tandis que l’État s’appauvrit et s’épuise ainsi, déchirant ses plaies de ses propres mains, les Fermiers deviennent les seuls riches et s’élèvent sur le monceau des dépouilles de la Nation. Or, dans un État pauvre par volonté ou par ignorance, le riche peut être insulté ou méconnu ; mais dans un Gouvernement pauvre par cupidité, le riche est le vrai souverain, puisque le Souverain lui-même n’est plus le maître qu’en vertu de l’opinion qui reste encore de sa richesse, ou des facilités qu’il a pour envahir celles des autres. Le Fermier donc, nouveau Salmonée ici-bas, se croit semblable à son maître, et de fait il lest en quelque sorte. Il a l’autorité et la chevance, seuls appas dont des hommes abattus de craintes et de désirs, soient susceptibles. On appuie son autorité, on retient, ou pour soi, ou pour les siens quelconques, des parts à ses profits, et le voilà devenu juge et partie, tandis qu’il n’a de Patrie que son trésor caressé en vain par le Souverain, qui lui a livré son autorité sur la Nation. C’est ainsi que la rapine règne de fait avec un Empire absolu, jusqu’à ce qu’elle ait tout ôté au malheureux Peuple, et même la force de la détester.
Ce n’est point ici le lieu de considérer ce que peuvent devenir les forces morales d’un État conduit par un tel régime, mais on aperçoit aisément, que toutes ses forces physiques doivent être détruites, et que bientôt il ne demeurera plus d’autre travail sur cette terre que celui de cueillir les herbes et de couper les bois, ou, pour mieux dire, des chercheurs de trésors après la dévastation du Pérou. Dès lors les revenus de la Nation étant absolument dépéris, le Souverain se trouve aussi dans un épuisement étrange. Il augmente le numéraire de l’argent : on lui montre la liste de ses revenus grossie chaque jour, et on ne lui dit pas que ce ne sont que de fausses valeurs qui ne représentent pas le quart de ce qu’elles représentaient autrefois, qui par la rehausse établie sur le prix des denrées ne sauraient lui procurer le tiers de ce que ce quart équivalait alors, et qu’il n’est riche qu’en dénominations. On ne lui dit pas que tout cela, fut-il aussi réel qu’il est idéal, ne saurait remplacer ce que la désolation du Commerce et de l’Agriculture, le désordre, le découragement et la cupidité universelle lui ôtent de forces et lui apportent de surpoids. On ne lui dit pas qu’il faut qu’il paie tout le monde en raison de ce que tout le monde est devenu valet, et qu’il n’est si mauvais Valet qui veuille servir sans gages. Il doit en outre savoir, sans qu’on le lui dise, que tous ces prétendus agents auxquels il a tout sacrifié, n’attendent et ne guettent que le moment de son besoin pour lui prêter à usure son propre bien, ou plutôt son mal.
Le moment arrive nécessairement. Des guerres et des secousses de tout genre présentent de nouvelles nécessités : le peuple épuisé ne peut rien fournir de réel ; le reste même de ses dépouilles ne peut arriver qu’en règle, et la règle n’est plus rien ; les besoins sont pressants. Qui sut d’ailleurs ruiner son Maître par la recette, a certainement un frère ou un cousin qui saura le ruiner par la dépense ; tout cela se tient par la main. Le trésor Royal serait inépuisable, que rien de ce qui en sort ne pourrait aller à sa vraie destination. Les meilleurs Princes, et même les plus éclairés, ne sont plus les maîtres d’arrêter la corruption universelle. On leur représente tout effort vers la régénération, comme des démarches dangereuses dans des temps de besoins, et qu’il faut remettre à des temps de calme : quant au présent, on ne peut que suivre la pente du précipice. Toutes les pompes alors de l’autorité tant aspirantes que refoulantes réduites en fisc, tendent toutes à dessécher le territoire, à ruiner le Prince, à engager le fond même de l’État ravagé. On épuise les emprunts : on arrête le cours de la circulation par l’interception de la rétribution et des émoluments : on vomit des créations de charges, des privilèges de toute espèce ; on engage en un mot, l’État, les Sujets, le Prince, la subsistance, la terre, l’air, l’eau, le feu, les redevances, les pactes, la foi, la loi, les mœurs, l’honneur : on est prêt à tout livrer à qui fait luire l’espoir de quelques avances : semblables à des gens qui se noient, on se prend à tout ; on s’empare des obligations de paiements entre les Citoyens ; on se surcharge d’engagements de tous les genres, et après avoir détourné et desséché toutes les ressources, on déclame contre le discrédit, nom imposant, qui masque encore l’épuisement. C’est alors que le Gouvernement n’espère plus rien des hommes, et les hommes n’espèrent plus rien du Gouvernement : fatale époque, où le souffle d’un enfant peut renverser des États ; où l’abus de l’autorité a détruit la puissance, et où la pauvreté a détruit l’autorité ; des États qui devaient être si forts et si stables, et qui paraissaient encore en leur entier à des yeux distraits ou inattentifs.
Tel est, Seigneur, le tableau des conséquences fatales et inévitables de l’erreur énorme d’interposer une autorité, ou une agence quelconque, entre la contribution des Sujets et la recette du Souverain. L’exemple de tous les Empires qui ont précédé le vôtre, et qui ont parcouru le cercle de la civilisation, serait dans le détail une preuve de ce que je viens d’avancer. Tous ont péri par les mêmes maux provenant de la même cause. Partout les Souverains ont trouvé plus de facilité à imposer sur tous les objets d’exploitation, de rétribution et de Commerce, à mesure que les désordres de l’administration tarissaient la vraie source de l’Impôt, et que la ruine provenant de l’imposition ruineuse s’acheminait ; partout les Princes ont été plus nécessiteux en raison de ce qu’ils imposaient davantage, et qu’ils s’abandonnaient à de mauvaises formes d’imposition : ressource perfide, que l’avidité saisit pour faire face aux besoins et aux charges qu’on s’impose, à proportion de la haute idée que l’on a des richesses de la Nation. Partout ce furent des Traitants, qui formèrent les projets de finances les plus exorbitants et les plus déréglés : partout ils présentèrent au Gouvernement les expédients les plus séduisants, et présidèrent aux Conseils particuliers des finances : partout les Fermiers publics donnèrent la loi dictée par leur cupidité, et les Princes n’en furent que les organes : partout ces Vampires ont, par le produit de leurs extorsions, acheté la Nation du Prince, et ont enfin livré le Prince, la Nation et eux-mêmes à l’ennemi quelconque marqué par là Providence, pour fouler aux pieds les vestiges du délire et de la profanation.
Je ferais, Seigneur, un personnage bien contraire à ma façon de penser, si en vous peignant la désolation indispensable qui résulte du régime des Fermiers publics, je ne faisais une distinction du moral particulier des individus, d’avec les effets de leur emploi. Ce serait un meurtre, en un temps surtout où toute la partie active et industrieuse de votre Nation a été jetée de ce côté-là par l’impulsion de la méthode publique, des mœurs, et des principes erronés du Gouvernement. Telle eau destinée à arroser et fertiliser les champs, les inonde et les ravage, lorsqu’elle se réunit et forme un torrent rapide ; mais ce n’est pas elle, qui se donne la pente et le mouvement qui la rend si nuisible. Il est peu d’honnêtes Citoyens, qui dans ces temps malheureux n’aient désiré, ou même sollicité des places de Fermiers, des intérêts dans les traités, et qui ne soient persuadés qu’on peut acquérir légitimement le droit de faire le mal, par un pacte contracté avec la puissance tutélaire. L’esprit humain est si inconséquent, qu’il adopte aveuglément et sans répugnance les idées les plus opposées à la justice et à la raison, lorsque l’ordre public est dérangé par des causes morales ou physiques qui pervertissent l’administration. Ce ne sont point des individus que j’envisage ici, c’est ce concours détestable d’agents déréglés, qui rompt tous les liens de la société, qui ruine la Nation, qui détruit la puissance du Monarque par l’autorité même du Monarque, qui anéantit l’autorité par la ruine du Souverain et des Sujets.
J’en dis trop peu relativement à l’importance de la chose, trop relativement à sa notoriété qui ne se fait que trop vivement sentir par elle-même. Après avoir foulé aux pieds l’idole de ces temps de vénalité, et le principe de la ruine de vos Peuples, daignez m’entendre dans l’exposition d’une manière simple de lever dès maintenant et dès aujourd’hui des contributions régulières sur votre Peuple, plus profitables que n’en ont jamais promis les Voleurs qui ont épuisé votre trésor et de rendre en même temps à tous vos Sujets la liberté, la joie, le courage et bientôt l’abondance, dont vous profiterez en proportion.
Tout ce que j’ai à proposer est simple et démontré, et la seule forme d’imposition qui soit réglée et légitime quant au droit ; la seule démonstration de fait qui importe ; c’est la preuve de ce que j’allèguerai relativement aux produits actuels dont dépend votre recette journalière. Je l’appuierai sur des relevés faits d’après une perquisition exacte, et d’après les hiéroglyphes mêmes des Ravisseurs, qui ne sont pas inintelligibles à tous. Le principal de l’opération dans l’état d’accablement et de méfiance où l’on tient depuis longtemps vos Sujets, est de donner un tel branle à la machine, qu’elle aille presque d’elle-même, attendu que l’universalité de vos Sujets est devenue comme impropre de fait et de volonté à tout maniement. J’espère tracer ici l’esquisse d’une idée recevable à cet égard. De plus habiles et plus versés que moi ne dédaigneront pas de la perfectionner, persuadés au premier coup d’œil, que c’est la véritable voie, et qu’il ne s’agit que de l’aplanir.
6e ENTRETIEN
De l’imposition
Avant d’entrer dans le détail du plan que je vous ai promis, permettez-moi, Seigneur, de traiter devant vous une question de la première importance pour la conservation des États, pour la sûreté des Souverains, et pour le bonheur de l’humanité. Elle consiste à savoir si l’autorité souveraine et absolue implique le droit d’imposer sur les Peuples, sans l’intervention de leur consentement.
Gardez-vous, Seigneur, de regarder cette discussion comme audacieuse. Ce sentiment témoignerait que vous êtes décidé pour l’affirmative, et je me soumets aux peines dues aux Rebelles, si je ne vous démontre en peu de mots, que cette affirmative est un crime de Lèse-Majesté. Je sais que je parle à la bonté et à la sagesse même.
Vous savez que l’État et la Société ne sont sondés que sur la propriété. S’il existe des pays où les hommes ne possèdent rien en propre, ils ne sont sujets de personne. Ces pays sont des déserts exposés aux courses de quelques brigands. Rien ne peut attacher les hommes à un pays que la propriété ou le salaire. Là où manque la propriété, là manque le salaire, là il n’y a plus d’État. Un Despote peut, par le moyen de ses Satellites, opprimer quelques habitants dispersés, ordonner à un pays immense de demeurer inculte, et faire payer à des Caravanes et à quelques étapes de commerce de quoi solder ces Satellites. Mais ces Satellites mêmes, aussi peu attachés au Prince que le Prince tient peu à l’État, et que les Sujets s’intéressent peu au Souverain, ont suprêmement en propriété leur solde, leurs droits, leurs prérogatives, leurs femmes. Ils sont de plus eux-mêmes, la force où réside la puissance, la force militaire indépendante et redoutable, qui en impose tant au Despote même. Où domine le Despotisme militaire, le Despote est subjugué. Le Despotisme est un gouvernement forcé qui éteint la souveraineté absolue, la souveraineté monarchique. Le Prince tendrait en vain à la rétablir, les forces mêmes du Despotisme s’y opposeraient violemment ; la souveraineté Monarchique, et le pouvoir arbitraire Despotique sont incompatibles. Le Monarque impérieux et imprudent veut parvenir au Despotisme par la force, et le Despote maitrisé par la force aspire aux droits de la souveraineté Monarchique assurée par l’autorité des lois. La domination arbitraire et insatiable est la chimère des Monarques et l’anéantissement de la Monarchie. Dans les Gouvernements Despotiques, les Communautés nombreuses, je veux dire, les grandes villes, sont d’autant moins soumises aux volontés arbitraires du Despote sur leurs propriétés, quelles sont forcées, par la connaissance qu’elles ont de la constitution irrégulière du Gouvernement, à être d’autant plus rigoureusement en garde contre les entreprises du Prince sur leurs propriétés. Aussi les usages à l’égard de l’Impôt y sont-ils plus étroitement observés que chez les Peuples gouvernés par une autorité légitime, et où la conspiration générale des Sujets pour l’observation des lois, donne au Monarque une suprématie et un pouvoir absolu, que les Princes n’ont pas dans les autres Gouvernements. En un mot, sans propriété point d’État, point de Sujets attachés au territoire, point de réunion d’hommes. En raison de ce qu’on assure et étend la propriété, on assure, étend et corrobore la Société et l’État, et ainsi en raison inverse.
Le droit d’imposer, est le droit d’enlever une portion du revenu. Si ce droit est indéfini et attribué à un seul, celui qui est revêtu de ce droit, a le pouvoir d’enlever tout le revenu. Celui qui prend tout le revenu, enlève de fait tout le fond. Donc le droit indéfini d’imposer, éteint toute propriété.
Des Flatteurs intéressés pourront répondre à cela, qu’en enlevant la propriété aux Sujets, on l’assure au Prince ; ce qui revient au même pour l’État, puisque le Prince est l’État, ce qui corrobore l’État, puisque ce moyen élève le Prince à la puissance suprême. Ils ajouteront, que Joseph, Ministre inspiré de Dieu selon l’Écriture, opéra ce revirement de la propriété, au moyen de la disette qu’il avait prévue ; d’où il résulte que cette opération n’est ni injuste ni désastreuse.
C’est ainsi, Seigneur, qu’on environne les avenues du Trône de précipices couverts des fleurs de la flatterie, et qu’on entraîne malgré eux les meilleurs Princes et leur postérité dans les gouffres du Despotisme, qui détruit la Puissance et enchaîne la Souveraineté. Le Prince est le chef de l’État ; mais il n’est point l’État, et ne le saurait être. Il a, comme puissance tutélaire, son droit de protection et de participation sur toutes les propriétés ; mais il n’est point l’unique propriétaire : et s’il l’était, il devrait par tous moyens chercher des Sujets, appeler des hommes au partage de cette possession onéreuse et stérile. C’est en effet ce que fit Joseph, qui par le moyen d’un agent invincible, et que la prescience divine lui avait annoncé, entraîna le consentement universel du Peuple à une opération de finance pareille à celle que je vais vous désigner. Pendant les années abondantes, il remplit les magasins du Prince, de manière que non seulement il put fournir à tout son Peuple pendant les années stériles, mais encore vendre aux étrangers. Quand la disette obligea le Peuple de venir à lui, il acquit d’abord la superficie des terres, les bestiaux etc. Nous allons voir que ce ne fut qu’une acquisition fictive. Eh ! qu’eût-il sans cela fait de tant de bétail ? La stérilité continuant, il acquit enfin la propriété des terres, et sitôt que Dieu rendit à la terre la fertilité, Joseph rendit à chacun sa propriété, sous la condition d’une redevance pour le fisc à prélever sur le produit. Par ce moyen extraordinaire et légal, il établit le droit du fisc sur le titre le plus volontaire et le plus incontestable, et en réduisit la perception à la forme la plus simple et la seule utile, en associant la redevance au produit. Serait-ce là, Seigneur, l’exemple qu’on voudrait vous alléguer en faveur de l’extinction de la propriété ? Le trouverait-on concluant encore pour l’opinion qui prétend écarter le consentement du Peuple de l’extension des clauses d’un marché naturel, fait entre le Souverain et ses Sujets, pour subvenir aux frais de la défense commune ?
Non, Seigneur, rien de ce qui n’est juste ne saurait être profitable. Il n’est pas juste que celui qui ne laboure, ni ne sème, soit le maître de recueillir à volonté. Il n’est pas juste que celui qui sème et laboure, ne sache jamais sous quelle condition il avance ses frais, sa sueur et son travail. Cette double injustice s’adresse à Dieu même, non seulement comme injustice, mais encore comme calcul ; car c’est lui qui tient dans sa main les récoltes et les moissons. Quand un fisc aveuglé par la cupidité aura dépouillé le Cultivateur, c’est au trésor même du Dispensateur des fleurs et des fruits qu’il voudrait s’attaquer, qu’il s’attaque en effet, puisqu’il force le Possesseur précaire, ainsi que nous le sommes tous ici-bas, à lui livrer le fond, les engrais, les outils, les dépenses et les produits du labourage, à changer même la nature du climat, en abattant les bois qui servaient d’abri à son canton. Non, Seigneur, rien de ce qui est injuste ne saurait être loi. Le Souverain est le seul juge des besoins politiques : le Peuple ne connaît que ses nécessités physiques, mais lui seul les peut connaître. Chaque homme, sous peine de souffrance, est chargé d’y satisfaire, et c’est pour la sûreté de l’exécution de cette Loi suprême, que les Puissances de la terre ont été instituées par 1’Auteur de la nature. Leurs devoirs leur sont prescrits par cette Loi même : tout ce qui y contrevient est un dérèglement dont le Souverain est comptable à Dieu, et responsable au Peuple, parce que la Loi lui ordonne, sous peine de malheur infaillible, de pourvoir à la sûreté, à la subsistance, et aux besoins politiques et physiques du Peuple. Les premiers de ces besoins ne sauraient jamais décider des derniers ; c’est au contraire les derniers qui doivent être la règle et l’objet des premiers. C’est la nécessité de cette combinaison, qui constate te droit naturel et imprescriptible des Peuples, de concourir par leur consentement à la demande du Prince en fait d’imposition. C’est de ce concours seul, que peut naître la Loi ; et toute levée sans Loi et hors de la Loi, n’est que brigandage.
Cette discussion si essentielle au moral, l’est encore plus au physique, puisque le brigandage est réprouvé de tous, et que la pleine puissance n’est au contraire que le consentement de tous. Rappelez-vous à ce sujet ce que nous avons dit ci-dessus, que par une conduite analogue aux principes, le Prince peut aisément engager ses Sujets à contribuer volontairement dans les cas de péril, non seulement de la totalité de leurs biens, mais encore de leur vie, non seulement selon la règle générale et à leur tour, mais encore par préférence, par point d’honneur, et avec une émulation difficile à contenir dans de justes bornes.
Mais après avoir traité cette question au moral, il est très important de l’analyser au physique.
Si le Prince, dit-on, enlevait par un impôt exorbitant tous les revenus, quel mal en arriverait-il ? Les revenus ne rentreraient-ils pas annuellement par ses dépenses dans la circulation, et ne feraient-ils pas vivre de la sorte toutes les Classes d’Usufruitiers, de Gagistes, d’Artisans, et de Travailleurs de tout genre ?
Il en arriverait, 1°. Qu’il n’y aurait plus qu’un centre de distribution, et qu’une ville dans le Royaume.
2°. Qu’on ne serait occupé qu’à obtenir des places et des emplois à la Cour, qu’à solliciter des augmentations de gages et des pensions, qu’à participer aux libéralités du Prince, qu’à éviter le travail, qu’à parvenir à la fortune par toutes les voies de collusion que la cupidité peut suggérer, qu’à multiplier les abus dans l’ordre de la distribution et des dépenses.
3°. Comme l’homme quelconque n’est qu’un, et ne saurait régir avec indépendance que ce qu’il voit et touche, le Propriétaire universel serait dépendant pour toute la portion de sa propriété qui serait hors de sa portée. Le Gouvernement des biens serait donc livré à l’Agence, c’est-à-dire, à des particuliers à qui la propriété serait étrangère, et qui ne penseraient qu’à leur propre fortune, et à celle de leurs Coopérateurs dans l’œuvre d’iniquité.
4°. Tout Agent qui songe à son propre fait, est forcé à conniver aux déprédations des autres, d’où s’ensuit que tout à la Cour dégénèrerait en brigandage.
5°. Que ceux que le Souverain enrichirait, précipiteraient les dépenses du côté du luxe de décoration et de fantaisie, attendu que le bon usage des richesses mal acquises est un phénomène ici-bas, attendu encore que pour sentir le prix de la richesse, il faut lavoir péniblement acquise.
6°. Le petit nombre même d’entre ces privilégiés, qui voudraient acquérir des biens et assurer des revenus à leur postérité, porteraient leurs richesses chez l’étranger, sachant bien que rien n’est assuré dans le pays, ou chercheraient à se faire des fonds sur l’État, fonds d’une nature sourde et fragile, mais rongeurs des gains et des facultés d’autrui, et par là même, ressorts actifs de la révolution.
7°. La culture livrée à des Manœuvres précaires, et par tant de voies accumulées privée des richesses, ne ferait que languir, les revenus diminueraient chaque jour, et s’anéantiraient enfin.
8°. Les Courtisans et les Favoris profiteraient de l’enfance et de la caducité des Souverains pour s’emparer des revenus du fisc, et pour acquérir une puissance dangereuse à l’État et au Souverain.
9°. La Noblesse, sans patrie et sans possessions, serait réduite à un service militaire purement mercenaire, tandis que la solde équitable et l’entretien nécessaire seraient refusés au soldat.
10°. La Magistrature n’ayant plus de propriétés, la Justice serait vénale, et les lois mêmes seraient un mal ; car il ne faut plus de lois, où il n’y a plus de propriété, et le vain simulacre de celles qui demeureraient encore, ne serait plus qu’un spectre favorable à l’injustice : je le répète, il ne faudrait plus de lois, et sans lois que devient la Société et l’État ?
11°. Il n’y aurait que les Commerçants qui, indépendamment d’une constitution d’État si désunie, si bouleversée et si passagère, pourraient assembler des richesses, et se former parleurs correspondances avec les autres Nations, des possessions où des propriétés assurées. De là naîtrait dans la Nation, un État républicain et nécessaire, qui éluderait la domination absurde et désordonnée.
12°. L’oppression enfin ayant appris au Peuple le secret de Diogène, de jeter sa tasse et de boire dans le creux de sa main, il s’abandonnerait à la paresse et à une orgueilleuse indigence, et vivrait dans l’oisiveté et dans l’indépendance. Le tableau de l’État et de la Société ne conserverait plus que le cadre facile à rompre par le moindre effort étranger. Un État voisin du votre n’a pu, pendant près de deux siècles qu’il a possédé de bons Rois, se relever de la dévastation où l’a réduit un mauvais Prince qu’on appela le Démon du Midi. La nature a pris soin de marquer et de défendre les Frontières de cet État, mais il est seul dans le cas.
En un mot, un État où le tribut enlèverait le revenu du territoire, serait un État en pleine anarchie, sans consistance et sans durée. Depuis un siècle et demi on est tombé dans l’erreur de calculer la richesse des Souverains d’après le revenu de leur fisc, comme s’il n’y avait pour soutenir leur Puissance, d’autre contribution et d’autre produit que l’Impôt pécuniaire. Si le tribut d’une seule et unique espèce était assis de manière qu’il ne fût que le thermomètre de l’opulence des Sujets, ce serait à bon droit qu’on aurait cette opinion ; mais si son accroissement dépend de nouvelles branches d’imposition prescrites à l’obéissance des Sujets, c’est tout le contraire. Plus le Prince grossit ses revenus, plus il altère la propriété dans son État, plus il s’appauvrit réellement, plus il accroît ses embarras, plus il travaille à se mettre aux fers de la déception et du brigandage. Le Prince le plus riche et le plus puissant est celui qui fait le plus de choses avec le moins de revenus, et qui trouve dans la richesse et dans rattachement de son Peuple des ressources toujours prêtes dans l’occasion, et dont il craint lui-même d’abuser en faveur de la cupidité qui l’entoure.
L’opinion que les Princes peuvent imposer à volonté sur leurs Sujets sans autre accession que leur autorité qui est censée entraîner de droit le consentement de la Nation, doit être regardée à jamais comme une flatterie absurde, impie, qui tend à les réduire à la misère, à ruiner leur postérité, et à détruire leur État, pour assouvir la cupidité des Favoris du premier de leurs Successeurs, assez faible pour ignorer que le pouvoir sans bornes et sans mesure d’un Souverain, n’est autre chose que son plus étroit esclavage.
Vous ne m’accuserez point, Seigneur, de vouloir inférer de ceci, que le consentement formel du Peuple, et énoncé par ses représentants assemblés, soit nécessaire en tous lieux pour donner autorité de loi à toute Ordonnance fiscale. À Dieu ne plaise que je prétende inculper aucune forme de Gouvernement fondé sur des lois, et conduit par des usages qui ne contrastent point avec les lois constitutives de l’Humanité et de l’État. On verra ci-dessous au contraire, que je mets dans la main des Princes la notice et la balance des revenus de leurs Sujets, et que c’est là la seule sauvegarde que j’accorde aux Peuples contre l’oppression. L’illusion des besoins politiques disparaîtra toujours devant la réalité des besoins physiques, et l’on ne peut sans sacrilège supposer un Souverain instruit, et volontairement dévastateur. Si les temps les plus reculés ont produit quelques monstres capables de cet excès de délire, nous les voyons de trop loin pour discerner les prestiges de flatterie, qui les précipitèrent vers les premiers pas d’un tel aveuglement. Ces hommes sans origine et sans postérité ne peuvent en manière quelconque être comparés à des Souverains légitimes, successifs, et portés par l’exemple et par les mœurs à des vertus héréditaires. Loin donc de vouloir borner l’autorité des Monarques, je la veux sauver des embûches des Flatteurs intéressés, qui, sous le prétexte de la rendre absolue, veulent en effet l’enchaîner des entraves de l’arbitraire, qui rend les Princes esclaves des pallions qui fermentent autour d’eux, et fauteurs des maux de leur Peuple qu’ils ignorent, et qu’ils croient souvent prévenir. Je veux qu’ils honorent leurs Sujets d’une correspondance étroite et directe, dont les rapports les éclairent dans l’exercice de leur toute puissance et qui intéresse l’amour des Sujets au point de les porter à tout sacrifier avec joie pour la gloire et la satisfaction de leurs Souverains. En un mot, il faut partout obéir au Souverain sous peine des maux de l’anarchie, le plus grand de tous les maux. Mais le Souverain doit connaître la justice, dont il est l’organe absolu, qui est sa seule défense dans le haut degré de puissance enviée où la providence l’a placé ; la justice enfin, qui n’a d’interprète que lui, d’appui que son autorité, mais qui donna l’être à l’autorité, et qui seule en consacre l’usage.
De la proscription du droit illimité et isolé d’imposer arbitrairement, résulte celle de répartir arbitrairement les impositions, même légales et consenties. Ce serait exercer sur l’individu, la tyrannie que nous venons de proscrire quant à l’universalité. Si de ces deux injustices on était obligé d’en laisser subsister une, la dernière serait préférable à la première. En effet, l’universalité des Sujets fait en quelque manière un corps, le Peuple. Ce corps comprend des Notables, et une infinité de gens que leurs emplois mettent à portée de se faire entendre, et qui ont quelque part à ce que dans un État corrompu l’on appelle la faveur. L’intérêt particulier, en un mot, concourt alors à défendre l’intérêt public, au lieu que dans le cas de l’arbitraire individuel, les puissants ne songent qu’à alléger leur fardeau personnel : de grade en grade, tout tend à le rejeter sur le faible et l’infirme, et l’intérêt particulier concourt alors à l’injustice et à l’oppression.
Cette disposition universelle gangrène sans ressource toute la partie contribuable, c’est-à-dire, l’universalité des Sujets. On est porté à regarder, comme un double fléau, la charge que chacun s’est empressé à éloigner de soi. En effet, il n’est avantage de la nature, il n’est don du Créateur, qu’une réprobation universelle de la part de ce qui nous entoure, toute aveugle qu’elle puisse être, ne nous force à craindre, et à rejeter. L’on a vu dans tel pays fuir les bords des rivières navigables et de la mer, voisinage naturellement avantageux à la subsistance des riverains, parce qu’une police tyrannique classait les habitants et les réduisait à un esclavage à peu près semblable à celui des Hébreux en Égypte. Ailleurs on a vu les Paysans maudire la taille de leurs enfants qui les assujettissait à tirer au sort, et tâcher à retarder leur croissance. À plus forte raison, sera-t-on forcé à regarder comme un malheur, l’enlèvement d’une portion de son bien pour les besoins de l’État, sitôt qu’on verra les plus riches chercher à s’y soustraire. Cet aspect présente deux maux, la privation et l’injustice, où il importerait à l’État de ne faire envisager qu’un bien.
Tout enfin a des règles ici-bas. Dieu lui-même a voulu s’en faire. Rien ne doit ni ne peut être soumis à l’arbitraire. Celui même qui prétendrait être seul l’instituteur, le Dénonciateur et l’Exécuteur de la Loi, serait dans l’institut, dans le prononcé et dans l’exécution, forcé à s’asservir à des règles, d’une sorte de raison, pour être avoué, du langage, pour être entendu, de la force, pour être obéi.
Tout roule donc sur des règles ; mais l’exactitude et la netteté de ces règles sont indispensables en raison de l’importance de l’objet qu’il s agit d’établir. Il n’est point dans toute la science politique d’objet plus important que la perception de la finance, puisque de là dépend, comme nous l’avons démontré, toute la force et l’harmonie d’un État. Il n’est donc point d’objet qui demande des règles plus exactes et plus nettes.
En quoi consistent ces règles ? En deux points principaux ; à savoir, l’assiette d’abord, ensuite la manière de la perception. Traitons du premier de ces deux objets, nous viendrons ensuite à l’autre.
Sur quoi peut-on asseoir l’Impôt ? Est-ce sur le travail, est-ce sur le produit ? Nous avons dit que le travail était tout entier engagé à l’État. L’État ne peut prélever sur lui-même, et tout ce qu’on a fait en ce genre pour compliquer les levées, les états de dépenses, et autre voiles du péculat, ne sont dans le réel que des revirements de parties de dépense. Le travail en un mot, est l’action organique de l’État. Imposer le travail, c’est débiliter les forces et ralentir l’action qui vivifie l’État.
Le travail comprend au physique, dont seulement il est ici question, l’Agriculture, l’Industrie et le Commerce. Ces trois choses embrassent leur canevas et leurs outils ; leur canevas, à savoir les quatre éléments ; leurs outils, à savoir les hommes et tous les ouvrages de leurs mains, soit pour le transport, la consommation, les commodités. Toutes ces choses ne sauraient être imposées sans que l’État ne reprenne sur lui-même, à peu près, comme quand vous prélevez sur votre extraordinaire des guerres pour nourrir vos Invalides. Mais il y a une différence extrême, en ce que de l’argent de votre trésor, vous en prenez telle portion pour tel objet, sans diminuer la masse, que de quelques frais attribués à ce nouvel objet, au lieu que vous ne pouvez rien divertir de la masse du travail de votre État, que vous ne surchargiez la marche de ce travail qui constitue toute votre richesse ; que vous n’introduisiez dans la rotation universelle des corps étrangers qui en arrêtent le mouvement, en éliment les parties, et qui grossissant des débris de ses ressorts naturels, feront enfin voler en éclats la grande roue politique.
On ne peut donc imposer le travail : il ne reste après que le produit. Mais, dira-t-on, le produit est encore un ouvrage des mains des hommes, qui, par le moyen de la règle que vous venez d’établir, doit être immune comme tous les autres. Examinons cette question relativement aux Nations agricoles, et nous trouverons que son développement corrobore la règle ci-dessus, loin de l’affaiblir.
Le produit provient de deux agents combinés. Ces deux agents sont le travail de l’homme, et le don de la nature. Cette bonne mère double, triple et décuple quelquefois, ce que le travail de l’homme lui a confié. La totalité du rapport s’appelle produit, mais dans le produit il n’y a que la crue et l’accroissement, la dépense prélevée, qui soit bénéfice.
C’est sur ce bénéfice seul, que vivent tous les hommes qui ne sont point cultivateurs, ou, pour mieux dire, outils du travail de la cultivation. C’est sur ce bénéfice seul, que l’État peut prélever sa portion, de manière qu’en ceci comme dans toutes les autres parties, tout ce qui est travail est nécessairement et indispensable ment immune, et il n’y a que ce qui est don de la nature et bénéfice, qui puisse fournir à l’imposition.
Voilà, Seigneur, le grand secret de la science fiscale développé. Imposer avec mesure, avec justice et équité, est non seulement de devoir moral et naturel, mais encore de nécessité physique et politique, puisque toute imposition désordonnée ruine l’État et le fisc, et est semblable à l’opération de cet oiseau fabuleux qu’on suppose se percer le flanc pour nourrir l’avide famille qui l’entoure. Nous avons démontré, qu’on ne peut imposer sur le travail qui embrasse tout ce que des vues aveugles et cupides ont crû imposable jusqu’ici. L’imposition ne peut porter que sur le produit ; mais dans le produit encore, il faut discerner ce qui est travail, et ce qui est profit au delà de la rétribution due au travail et de la restitution des frais, pour respecter l’immunité du premier, et tirer uniquement sur le second.
Mais c’est ici le grand œuvre de la finance. Comment discerner dans la masse du produit, ce qui est travail, c’est-à-dire, la portion qui correspond à la mise de l’Entrepreneur de la culture, et qui opère la rentrée de ses avances nécessaire pour rappeler la reproduction, d’avec le profit, c’est-à-dire, le produit net qui compose le revenu ? Comment séparer ces deux parties si étroitement liées, dire voilà la gerbe qui appartient au travail, et voici celle qui appartient au profit ?
Nous allons tâcher de donner une forme de régie intérieure et de levée, qui en redonnant des forces au Cultivateur, des revenus au Propriétaire, et la confiance à tous les ordres de sujets, leur fasse perdre l’habitude de ces viles précautions si éloignées de l’antique générosité et jactance de la Nation, précautions par lesquelles tous les Sujets en général tendent à se montrer pauvres, et à se faire un bouclier de l’appareil de leur misère. Un régime entièrement contraire à celui qui les a forcés à cette dérogeance, les rendant à leur honnêteté première et à leur franchise naturelle, ils ne craindront pas de développer à leurs amis et à leurs compatriotes le secret de leur revenu qu’ils cachaient à leurs ennemis. Une forte culture suite nécessaire de la liberté, s’établissant sur les ruines de la chétive exploitation à laquelle l’épargne forcée et la misère ont livré les terres, nécessitera des conventions publiques et réglées entre le Propriétaire et le Cultivateur, attendu qu’un gros Fermier qui apporte sur une terre à peu près l’équivalent du fond en fourrages, agrêts, bestiaux et avances de toute espèce, ne veut point être exposé aux caprices d’un propriétaire accoutumé à livrer à une sorte d’esclavage de malheureux Métayers. De toutes ces choses combinées, il se formera une sorte de tarif public et connu des droits de cultivation d’une part, de ceux de propriété de l’autre, et la masse de ces derniers qui seuls constituent le revenu, décidera la quotité des droits du fisc selon la proportion convenue et établie.
Tel doit être, tel sera en effet le fruit de l’administration fiscale, dont je vais vous présenter le tableau, et ce sera à ce terme seulement que le Souverain connaîtra la vraie balance des revenus de ses Peuples qui lui donnera l’exacte proportion des siens. Mais pour arriver à ce point, en partant de celui où nous sommes, il faut commencer la réforme de l’administration. C’est de cette réformation seule, que peuvent provenir les bons effets qui découvriront cette balance prospère ; comme aussi, quelque déplorable que soit l’état des richesses foncières de la Nation, il faut que les Peuples se prêtent et s’épuisent même pour soutenir les dépenses de l’État, de manière qu’il ne prête le flanc de nulle part, et qu’ils fournissent au Souverain, des mains de l’économie, un revenu à peu près égal à celui qu’il recevait des mains de l’exaction, et qui était pris sur le fond productif et absolu, et sur le capital de la Nation. Je finis maintenant cet entretien par la désignation de tous les genres d’impositions qu’on peut appeler extorquées.
Il faut appeler ainsi toutes les impositions qui portent sur les biens stériles. Les maisons, par exemple, ne rapportent aucun produit ; elles tiennent lieu au Propriétaire d’un fond considérable, soit pour le prix de l’emplacement, soit pour les frais de la construction ; elles le mettent seulement à couvert, ou s’il en tire un revenu par la location, ce revenu n’est autre chose que l’emploi du produit net de quelque terre qui a déjà payé à sa source son droit de jouissance. Ma terre, par exemple, me rapporte 5000 liv. de rente, les droits du fisc bien éclaircis, prélevés. J’emploie ces cinq mille livres au loyer d’une maison, si le fisc prétend encore son droit sur cette location, il tire ce qu’on appelle d’un sac deux moutures, et fait une injustice tout aussi claire, que s’il prélevait sur toute autre partie de ma dépense.
On doit en dire de même des rentes pécuniaires. Assurément un Gouvernement éclairé doit tendre avec soin à diminuer sans cesse ce genre de richesse absorbante, qui, dans un État emprunteur et obéré, constitue bientôt les seuls riches et aisés, et les soustrait en même temps à la qualité de Citoyens et de Sujets, puisqu’il ne faut pas oublier que nul n’est vraiment régnicole que celui qui a ses biens au soleil. Toutefois on ne saurait imposer sur cette sorte de revenu qui a déjà payé, comme ci-dessus, qu’on ne fasse un double emploi ; et malheureusement cette surcharge retomberait sur l’Emprunteur : car il y a un profit connu qui résulte des différents emplois de l’argent, et qui décide du revenu qu’il doit rapporter à celui qui le constitue à rente. Or le besoin soumet toujours l’Emprunteur à cette règle. Imposer un tribut sur l’aliénation de l’argent, c’est diminuer les ressources de l’exploitation, qui fait naître, et qui met en valeur les richesses de la Nation et du Souverain. L’Impôt doit être établi dans une Nation agricole avec mesure et proportion immédiatement sur la reproduction annuelle. Rien de ce qui est en action pour perpétuer cette reproduction, ne doit être chargé d’Impôt ; autrement ce serait attaquer la vivification dans sa cause. Cette vérité est si évidente par elle-même, qu’on est forcé de la reconnaître, comme une des lois primitives du Gouvernement économique.
Les charges supposent dans leur institution, une charge et non un bénéfice. Si des émoluments y ont été attachés, ce sont des gages ; et c’est un jeu d’enfant malin, grossier et avide, que de donner et retenir.
Les droits et prérogatives n’ont rien de commun avec la vénalité qui les souille nécessairement. S’ils consistent en redevances provenant d’un fond productif, ils sont revenu, et doivent leur portion comme tout autre. À moins de cela, c’est confondre la nature des êtres, que de prétendre glaner sur un champ stérile.
Les meubles sont des agencements de commodité qui sont richesse dans un État, en tant qu’ils sont d’une matière ductile qui peut être réduite en monnaie dans des temps calamiteux, ou qu’étant d’une espèce généralement recherchée comme analogue aux goûts des Nations policées, ils sont richesses commerçables ; mais ils n’ont aucun produit, au contraire : or droits sur les fruits sont impôt : droits sur le fond sont pillage.
La justice et la police sont dues aux Sujets gratis, puisque c’est pour cela qu’ils contribuent d’une portion considérable de leur revenu, et du tribut plus essentiel de leur obéissance. Prendre sur ces objets-là, par quelque contour que ce puisse être est la manœuvre d’un père qui se cache pour voler ses enfants.
Les actes de toute espèce qui constatent les conventions sociales entre les Sujets, sont une branche principale des deux objets ci-dessus ; s’il faut un droit pour leur obtenir l’authenticité dans les Registres publics, c’est un droit de naturalisation, que le Sujet est obligé de payer à chaque fois qu’il fait acte de régnicole : or ce droit, sa qualité de contribuable le lui a dûment acquis.
On a quelquefois voulu taxer le luxe, sous le prétexte du rétablissement du bon ordre et de la modestie. Les lois somptuaires ne valent rien ; car il y a un luxe convenable au revenu des riches Propriétaires, dont il ne faut pas supprimer la dépense, parce que ce revenu doit rentrer annuellement dans la circulation. D’ailleurs le bon ordre qui doit contenir naturellement les Citoyens dans leur rang, fournit des moyens d’honneur et d’émulation propres à réprimer le luxe désordonné. Mais elles sont bien pires, ces lois, quand elles cachent une embûche tendue par l’avidité du fisc ; elles sont plus mauvaises encore, quand elles confondent le luxe de subsistance avec le luxe de décoration. Le luxe, économiquement parlant, n’est autre chose que le versement des revenus vers les dépenses de décoration, aux dépenses des dépenses de subsistance. La Société ne tombe jamais dans ce désordre, qu’en vertu des vices dans le Gouvernement, qu’il faut redresser par sa racine. À cela près, le luxe est une portion des dépenses du revenu, qui doivent jouir d’une immunité que ce revenu a payée. Qui voudrait charger les dépenses, en viendrait à grever le travail, dont toutes les branches, ainsi que nous l’avons démontré, doivent jouir d’une franchise absolue. Qu’on ne leur envie point leur immunité : elles tendent toutes à hausser le prix de la vente de la première main ; elles contribuent toutes en masse à la contribution prélevée sur la première vente qui constitue le revenu. Quand dans les plaines de la Louisianne on tue des milliers de bœufs, uniquement pour en avoir la langue, et qu’on laisse le reste aux oiseaux carnassiers, ces bœufs ne valent que le prix de leur langue ; mais aux lieux où leur chair sert à la nourriture, où leur graisse, leur peau, leur fumier, leurs ossements, tout enfin a son usage, son utilité et son prix, le bœuf vaudra trente pistoles ; et si le droit du fisc sur cette vente, considérée relativement à la portion qui entre dans le revenu, est le sol pour livre, cette vente vaudra quinze livres à l’État. Plus on fera de ces ventes, plus l’État aura de quinze livres. Si par hasard quelque homme industrieux trouve de nouveaux usages à faire de cette peau, s’il en fait des souliers et des bottes, s’il en couvre des voitures qui n’étaient autrefois que des charrettes ou des carrioles de bois, s’il en relie des livres, etc. pourquoi lui envier l’immunité prétendue de son industrie. Il a mis l’enchère au bœuf par le double emploi qu’il présente, et par la nécessité de se procurer la matière première. Cette production paie l’Impôt à raison du revenu qu’elle rapporte. Laissez l’industrie qui la met en valeur, libre et franche de sa nature, qui suit les entraves, et qui saura s’y soustraire avec lui ; laissez-la, dis-je, jouir de sa prétendue immunité : elle est votre trésor, elle rentre dans l’ordre du travail, qui est l’agent productif de votre fisc et de votre revenu.
C’est de la sorte que tous les manœuvres du travail tant en gros qu’en détail, que ces Commerçants, dont l’avidité fiscale envie et voudrait engloutir la fortune, que ces artisans autrefois syndiqués par la cupidité bursale, qui dans l’espoir de savoir ou les prendre pour les pressurer au besoin, les privilégia sur l’industrie universelle et sur les besoins des Sujets, c’est ainsi seulement, dis-je, que tous les manœuvres du travail peuvent et doivent concourir à la charge publique. Le Tailleur fait l’habit du Laboureur ; le Laboureur n’est pas forcé de quitter la charrue pour travailler à son vêtement. La femme du tailleur est occupée au ménage, et le Tailleur n’est point détourné de son travail. Le Commerce est chargé du débit qui assure la valeur vénale des denrées, et pourvois partout aux besoins de la Nation. Le Propriétaire paie ou contribue de sa personne pour la garde du champ. Le Ministre des Autels invoque l’Auteur suprême de tout bien, et apprend aux hommes à le redouter comme Juge toujours juste, toujours présent. Le Magistrat décide les contestations, et assure les droits des Citoyens. Les Domestiques sont chargés des fonctions qui détourneraient les Maîtres de leurs emplois et de leurs travaux. Ainsi tout le monde laboure, tout le monde cultive ; c’est-à-dire, que tout Citoyen utile, par les différents travaux, parles différents emplois qu’il exerce, coopère à la reproduction du revenu de la Nation et du Souverain dans un État, où le ministère des finances n’intervertit pas les mouvements de la machine économique. N’enviez donc point l’apparente immunité de tous les ouvriers quelconques. Leur industrie enchérit tous les produits qui peuvent être manufacturés : leur consommation hausse tous les produits qui doivent être consommés. Leur existence est donc l’artère principale des revenus de l’État.
Avant de passer au plan réel que j’ose vous présenter, je dois dire un mot d’une question souvent agitée avec assez peu d’entendement, et néanmoins importante en matière de finance. C’est de savoir, si les trésors de réserve du Prince sont utiles ou préjudiciables dans un État.
Les raisons principales contre cet usage sont. 1°. Qu’un trésor amassé par celui qui a en sa disposition une si forte partie des revenus de la Nation, devenant bientôt trop considérable, obstruerait et arrêterait enfin la circulation. 2°. Que l’humeur thésaurisante est très déplacée dans celui qui a le pouvoir d’accroître ses revenus.
3°. Que la dissipation de ces trésors, qui succède aux temps d’épargne, non seulement rend vaine et inutile cette précaution, mais encore cause de grands maux dans l’État.
La première de ces raisons est sans fondement. Si le monde n’était qu’une seule Monarchie, et que le Souverain mît en réserve une partie des revenus publics, il rendrait bientôt les métaux plus rares, et néanmoins une plus petite quantité d’argent venant à représenter une plus forte portion de valeurs réelles, la circulation irait toujours jusqu’à l’entière soustraction des métaux, ce qui est une hypothèse idéale. Mais comme chaque État ne fait dans le monde qu’une famille, eu égard à tout le reste, le trésor du Prince sur ses épargnes ne retranche rien à ses Sujets, s’il n’exige pas un surcroît d’impôt, et si la liberté du Commerce extérieur supplée au retour de l’Impôt dans la circulation ; dès lors, dis-je, le trésor du Prince ne saurait être préjudiciable à la reproduction annuelle des richesses.
La seconde objection est plus frivole encore. Heureux les Peuples qui obéissent à des Princes économes, même jusqu’à la parcimonie ; puisqu’il est dit que le juste milieu est un point que l’homme atteint si difficilement. C’est le désordre, c’est le dérangement, qui fait les injustes et les cupides. L’épargne qu’on appelle improprement avarice, se fait d’ordinaire des règles d’équité d’autant plus strictes sur le bien d’autrui, qu’elle est plus soigneuse du sien. Elle a d’ailleurs très peu de besoins impérieux, et l’exemple de tous les âges et de toutes les Nations a démontré, que les Princes appelles avares dans leur temps, ont bien fait leurs affaires, et laisse leurs Peuples très tranquilles.
La troisième raison est la plus forte. Trois Princes renommés et laborieux, Charles cinq, François premier, et Henri quatre, laissèrent après eux un trésor considérable à leurs Successeurs. Après eux, l’administration économe fut bientôt forcée dans ses barrières ; les Princes, les Grands, et les Favoris, pillèrent ces réserves si utiles et si imposantes ci-devant, et leur voracité aiguisée retomba bientôt sur les Peuples. Ces exemples, et la continuité de leur principe qui sera toujours le même, feraient désirer sans doute à un Prince sage, qui laisse un Successeur faible et enfant, de trouver dans son État une portion de constitution assez forte pour pouvoir confier le trésor à sa garde, en attendant qu’on pût l’employer à sa vraie destination. Ce secours est refusé aux Princes dont le Gouvernement penche vers l’arbitraire : ils invoqueraient bien pour leurs testaments, pour tous les plans de leur administration auxquels ils sont attachés, un secours dont ils ont cherché à se priver eux mêmes, mais il n’en est pas de la liberté, comme de l’esclavage qui ne vît que d’outrages et d’abjections ; celle-ci une fois exilée, il est presque impossible de la rappeler.
Au reste, les objections contre un trésor public pourraient-elles être écoutées en un temps ou l’on donnerait dans l’idée aveugle de fonder les ressources de l’État sur les trésors accumulés par un petit nombre de Sujets, et où l’on favoriserait l’accroissement de ces trésors aux dépenses du sang du Peuple et de la vergogne publique ? Cette mammona iniquitatis seroit-elle moins préjudiciable à la circulation, serait-elle autant à la disposition du Prince ? Trop de faits, et une trop terrible complication de faits, ont décidé cette question.
Après cette digression essentielle, et pour rentrer, Seigneur, dans l’objet général de cet entretien, il peut être résumé à trois conditions nécessaires de l’imposition.
1°. Qu’elle soit établie immédiatement à la source des revenus.
2°. Qu’elle soit dans une proportion connue et convenable avec ces mêmes revenus.
3°. Qu’elle ne soit point surchargée de frais de perception.
7e ENTRETIEN
Ventilation des produits ou revenus de la Nation
Nous venons de dire, qu’il est trois conditions essentielles et nécessaires de l’imposition, savoir.
1°. Quelle soit établie immédiatement à la source des revenus.
2°. Qu’elle soit dans une proportion connue et convenable avec ces mêmes revenus.
3°. Qu’elle ne soit point surchargée de frais de perception.
De ces trois propositions qui renferment tout, la seconde est tellement de droit naturel, simple et imprescriptible, qu’elle ne demande aucune analyse ; mais elle ne peut recevoir aussi nulle application dans l’État actuel des revenus de votre Peuple épuisé et des besoins de votre État. C’est à l’objet qu’elle renferme, que tout le régime du Gouvernement doit tendre par les moyens que j’oserai indiquer dans l’examen des deux autres questions. Mais vous allez voir parles détails, que cet objet ne peut de longtemps être qu’en espoir.
Il ne s’agit donc à présent que de former un plan sur le modèle présenté dans les deux autres propositions, c’est-à-dire, qui tende à établir l’Impôt immédiatement à la source des revenus, et à l’établir de manière que le montant en arrive dans vos coffres, sans qu’il ait couté des frais de perception. C’est le premier de ces objets que je vais traiter maintenant. Nous passerons ensuite au second.
Nous venons de découvrir quelle est la source des revenus ; mais il nous reste à faire une opération plus importante qu’on ne saurait dire, c’est d’en connaître la force et l’étendue. L’ignorance sur ce point fut le principe du désastre de tous les Empires ruinés, et du vôtre. Le Prince et le Gouvernement se font des idées immenses de l’opulence des Sujets, dont ils composent l’illusoire tableau des ressources de l’État. Dans ces opinions imaginaires, non seulement ils grossissent à volonté le capital, mais on multiplie à l’infini les intérêts en raison des jouissances accumulées de tous les individus, et l’on réalise ainsi une multitude d’images répercutées et réfléchies de tous les aspects de la circulation. D’après des hypothèses aussi séduisantes, le Gouvernement n’est plus occupé qu’à fouiller dans les prétendus trésors de la Nation, et le génie le plus insidieux, le plus propre à s’ouvrir de nouvelles voies, à tendre de nouveaux pièges, est le plus habile homme en finance. Je le répète, il importe plus qu’on ne saurait dire, de connaître les revenus de la Nation. Le seul plan de finance, qui puisse être prospère et durable, consiste à parvenir au point que la masse de ces revenus détermine la quotité de l’Impôt. Mais aujourd’hui que le régime contraire nous a jetés si loin au delà, il faut, pour lever le bandeau de l’illusion, vous faire connaître en quoi consiste la totalité des revenus de votre Empire dans l’état actuel, et vous verrez aisément par là à quel terrible prix on vous a vendu les secours passés, qu’on vous présentait comme vos revenus, et qui n’étaient en effet que la partie la plus précieuse et la plus sacrée de vos fonds.
Je vous offre d’abord une triple évaluation des revenus de votre Nation, qui, résumés en trois dépouillements différents, reviennent néanmoins à la même quotité. S’il est une manière fixe et sûre de rassembler sous un même point de vue le précis d’une infinité de détails si distants et séparés, c’est assurément celle-ci, qui saisie sous trois aspects considérés avec une égale exactitude et bonne foi, représente le même point auquel ils sont arrivés par des routes si différentes.
Le premier dépouillement est celui des revenus de la Nation en valeurs renaissantes. C’est celui des trois, qui paraît le plus porté sur une estimation hasardée. J’ose répondre cependant, que tous les Propriétaires, qui d’après des connaissances prises dans leur propre canton, ont étendu leurs notices sur les autres parties du Royaume, trouveront le tarif plutôt enflé que rétréci.
Le second dépouillement est tiré sur l’Impôt territorial. On y admet en soustraction les masses de reflet, les franchises etc. Un coup d’œil jette simplement sur le tout, fera voir encore que ce dépouillement augmente plutôt qu’il ne soustrait.
Le troisième dépouillement est pris d’après le vingtième. Chacun sait de quelle manière cet Impôt subventif et passager fut établi et tarifé, avec quelles recherches et avec quelle rigueur une multitude d’Agents, d’Espions et de Délateurs répandus sur tout le territoire, travailla à grossir les Procès-verbaux, en démenti des déclarations ; combien on eut peu d’égard aux soustractions de droit, et même portées par l’Édit, aux frais d’entretien, d’exploitation etc. On peut dire en un mot, et cela au vu et au su de tous Propriétaires ou Cultivateurs, que si le taux du vingtième est une proportion fautive, c’est bien plutôt à charge qu’à décharge, c’est par l’excès et non par le rabais.
PREMIER DEPOUILLEMENT
DES REVENUS DE LA NATION
Par les valeurs renaissantes
Le premier dépouillement des quatre genres capitaux de biens, à savoir, les Prés, les Bois, les Vignes et les Terres labourables, se fait pour les trois premiers genres en divisant chacun d’eux par classes, et chacune de ces classes par dégradation. À l’égard du quatrième genre on se fixe au résultat des détails circonstanciés et décisifs de la culture actuelle des terres chez nous, exactement et profondément discutés dans le Dictionnaire de l’Encyclopédie, Article Grains.
PREMIER GENRE.
LES PRÉS.
On compte environ six millions d’arpents de prés, herbages et marécages, dont le produit net par arpent diffère depuis 200 liv. jusqu’à vingt sols. Or, pour trouver le produit de ces six millions d’arpents, on les divise par dégradation de produit net en vingt classes, dont les herbages forment la première, et sont tirés à un haut prix en proportion de leur petite quantité. Les prés forment le second ordre, et sont tirés en proportion de leur plus grande quantité. Les marécages et les prés de peu de qualité abandonnés au pâturage des bestiaux, forment la troisième classe proportionnée également à la quantité des pâtureaux de ce genre.
PRODUIT NET DES PRÉS,
Y compris l’impôt et le revenu des propriétaires,
Première Opération par dégradation.
CLASSES | PREMIER ORDRE | ARPENTS |
1
2 3 4 5 |
200 liv. sur …………………..
150 100 80 70 |
40,000
40,000 40,000 40,000 40,000 |
600 Le prix moyen à 120 l. sur 200,000 Arp… 24,000,000 l. |
SECOND ORDRE | ARPENTS | |
6
7 8 9 10 11 12 13 14 15 |
60 liv. sur …………………..
55 50 45 40 35 30 25 20 12 |
300,000
300,000 300,000 300,000 300,000 300,000 300,000 300,000 300,000 300,000 |
372 Prix moyen à 37 l. 4 s. sur 3,000,000 Ar…111,600,000 l. |
TROISIEME ORDRE | ARPENTS | ||
16
17 18 19 20 |
8 liv. sur …………………..
6 3 2 1 |
560,000
560,000 560,000 560,000 560,000 |
|
20 Prix moyen à 4 liv. sur 2,800,000 …11,200,000 liv. | |||
Prix moyen général de l’arpent 24 l. 8 s. 6,000,000 Ar. 146,800,000 l. | |||
Sur quoi il faut prélever la consommation des foins par les bœufs de labour. On compte à peu près un million de charrues pour l’exploitation actuelle de la petite culture, et quatre bœufs du fort au faible pour chacune, qui à quarante quintaux de foin par bœuf, font cent soixante millions de quintaux par an, à quinze sols le quintal, font cent vingt millions, ce qui revient sur six millions d’arpents, à vingt-quatre livres l’arpent, Cy | 120,000,000 | ||
Ces cent vingt millions défalqués fur cent quarante-six millions huit cents mille livres, reste pour le produit net | 26,800,000 | ||
BOIS.
On compte environ trente millions d’arpents de bois et halliers. Ces trente millions étant divisés en coupes de vingt années, la coupe annuelle sera d’un million cinq cents mille arpents. En divisant ces quinze cents mille arpents par dégradation de prix, depuis quatre cents livres jusqu’à quarante livres l’arpent, répartis en trente clastes de cinquante mille arpents chacune, ils présenteront le produit net que la Nation retire de ces bois.
PREMIER ORDRE. | ||
Les 2 classes du premier ordre calculées à ………… de 400 liv. à 350 l’Arpent, donnent pour un prix moyen 375 liv. qui sur cent mille Arpents, c’est-à-dire, le vingtième qui se coupe chaque année fait …. |
ARPENTS.
2,000,000 |
Liv. 37,500,000 |
SECOND ORDRE. | ||
Les 3 classes du second ordre estimées ……………
dont la coupe est cent cinquante mille Arpents, calculées par dégradation de 300 liv. à 225 donnent pour prix moyen 262 liv. 10 s. qui font …………… |
3,000,000 |
39,375,000 |
5,000,000 | 76,875,000 | |
Pour le montant ci-contre …………………………. | 5,000,000 | |
TROISIÈME ORDRE. | ||
Les 4 Classes du troisième ordre évalués à …………..
et calculées pas dégradation de 200 l. à 125 l. donnent pour prix moyen 162 liv. 10s. qui sur la coupe de 200,000 Arpents, donnent ………………. |
4,000,000 |
32,500,000 |
QUATRIÈME ORDRE. | ||
Les 6 Classes du quatrième ordre évaluée à ……….
et calculées par dégradation de 100 l. à 50 l. donnent pour prix moyen 75 l. qui pour la coupe de 300,000 Arpents, donnent …………………………………… |
6,000,000 |
22,500,000 |
CINQUIÈME ORDRE. | ||
Les 6 Classes du cinquième ordre évaluées à …….
et calculées par dégradation de 45 à 20 l. donnent pour un prix moyen 32 l. 10 s. qui pour la coupe de 300,000 Arpents, donnent … |
6,000,000 |
9,750,000 |
SIXIÈME ORDRE. | ||
Le 9 Classes du sixième ordre évaluées à …………
et calculées par dégradation de 18 l. à 2 l. donnent pour prix moyen 10 l. qui pour la coupe de 450,000 Arpents donnent …………………………………… |
9,000,000 |
4,500,000 |
30,000,000 | 146,125,000 | |
Lesquelles 146,125,000 liv. on réduit à cent quarante millions, les six millions cent vint cinq mille livres excédentes, étant abandonnées aux métayers de la petite culture, pour les bois qu’ils emploient à boucher leurs champs, à leur usage, etc. qui sont entrés en évaluation dans les dépenses de ce genre de culture. |
VIGNES.
On compte dans le Royaume environ seize cents mille Arpents de Vignes, dont le produit net par arpent diffère depuis trois cents livres jusqu’à trois livres. Un Arpent de Vignes peut même ne pas donner de produit net, sans être abandonné par cette raison, parce qu’en restituant seulement les frais, il paie le travail du Vigneron et sa nourriture.
Pour trouver à peu près le produit net des Vignes, on les divise par dégradation de produit en trente-deux Classes de cinquante mille Arpents chacune.
Savoir.
PREMIER ORDRE. | ||
Les 4 classes du premier ordre évaluées à ……. et calculées par dégradation de 300 liv. à 135 liv. forment, à cause des différentes proportions, un prix moyen de 233 liv. 15 s. qui donne ……….. |
ARPENTS.
200,000 |
Liv. 46,750,000 |
SECOND ORDRE. | ||
Les cinq classes du second ordre évaluées à …..
et calculées par dégradation de 85 liv. à 52 liv. forment un prix moyen de 69 liv. qui donne …… |
250,000 |
17,250,000 |
TROISIÈME ORDRE. | ||
Les cinq Classes du troisième ordre évalués à ….
et calculées pas dégradation de 50 liv. à 43 liv. 10 s. forment un prix moyen 46 liv. qui donne …… |
250,000 |
11,500,000 |
QUATRIÈME ORDRE. | ||
Les quatre Classes du quatrième ordre évaluée à …
et calculées par dégradation de 42 liv. à 27 liv. forment les prix moyens de 36 l. qui donne………. |
200,000 |
7,200,000 |
900,000 | 82,700,000 | |
Pour le montant de l’autre part …………………… | 900,000 | 82,700,000 |
CINQUIÈME ORDRE. | ||
Les cinq Classes du cinquième ordre évaluées à …
et calculées par dégradation de 26 liv. à 20 liv. forment un prix moyen 22 liv. 12 s. qui donne…… |
250,000 |
5,650,000 |
SIXIÈME ORDRE. | ||
Le neuf Classes du sixième ordre évaluées à …….
et calculées par dégradation de 19 liv. à 3 liv. forment un prix moyen de 10 liv. 10 s. 6 d. qui donne……………………………………………… |
450,000 |
4,737,600 |
1,600,000 | 93,087,600 |
TERRES LABOURABLES,
Tiré de l’Encyclopédie Article Grains.
GRANDE CULTURE.
La récolte annuelle de la grande Culture est de six millions d’Arpents, dont deux millions restent par année en jachères : les produits s’en répartissent :
Savoir.
Pour les propriétaires |
Blé ……………21,000,000 Avoine ………….10,500,000 |
Livre
31,500,000 |
Pour la taille | Blé ……………..7,000,000
Avoine ……………3,500,000 |
10,500,000 |
42,000,000 | ||
Pour le montant de l’autre part ……………………… | 42,000,000 | |
Capitalisation et ustensiles. | Sur le blé et autres impo-sitions y annexées sont le tiers de la taille ………2,333,333
Sur l’avoine……..1,333,333 |
3,666,667 |
Dîme au 15 du total | Blé …………….10,488,889
Avoine …………… 2,011,111 |
12,500,000 |
TOTAL du revenu de la grande
culture, non comprpis les frais |
58,166,667 | |
Frais et avances du Fermier | Blé …………..127,000,000
Avoine ………….15,000,000 |
142,000,000 |
TOTAL du revenu de la grande
culture, y compris les frais |
200,166,667 |
PETITE CULTURE.
La récolte annuelle de la petite Culture est de trente millions d’Arpents, dont quinze millions restent en jachère tous les ans. Les produits s’en répartissent.
Savoir.
Pour les Propriétaires | 45,000,000 | 89,333,333 |
Pour la taille | 15,000,000 | |
Pour la Capitation et ustensiles, le tiers de
la taille |
5,000,000 | |
Pour la dîme sur 365 millions, au quinze | 24,333,333 | |
Pour les frais et avances | 300,000,000 | |
TOTAL de la petite culture, frais compris | 389,333,333 |
RÉCAPITULATION.
Des récoltes de la grande et petite Culture.
Pour les propriétaires de la grande culture | 31,500,000 | 147,500,000 |
Pour ceux de la petite | 45,000,000 | |
Pour la taille de la grande culture | 10,500,000 | |
Pour celle de la petite | 15,000,000 | |
Pour la capitation et ustensiles de la grande culture | 3,666,667 | |
Pour ceux de la petite | 5,000,000 | |
Pour la dîme de la grande culture | 12,500,000 | |
Pour celle de la petite | 24,333,333 | |
Frais de la grande culture | 142,000,000 | 442,000,000 |
Frais de la petite | 300,000,000 | |
Total de la grande et petite culture frais compris | 589,500,000 | |
On voit que le total des revenus de la culture de la Nation non compris les frais, monte comme ci-dessus à | 147,500,000 |
Et pour montrer par quelque exemple le rapport de l’Impôt pris sur les terres avec le revenu des propriétaires, nous en rapporterons deux tirés du Traité de M. Dupré de Saint Maur, Édition de 1746 sur l’essai des monnaies page 26, où il dit : « En Sologne le Fermier d’une petite métairie louée quatre cents soixante-dix livres, paie deux cents dix-huit livres trois sols de taille, outre cinquante et une livres six sols de capitation. »
« Dans une autre Ferme louée deux cents soixante livres, le Fermier paie cent vingt livres huit sols de taille, et trente-sept livres onze sols de capitation. »
On voit, dit l’Auteur, que souvent la taille excède le tiers du produit des terres et que la capitation monte à peu près au tiers de la taille.
RÉCAPITULATION GÉNÉRALE.
PREMIER DÉPOUILLEMENT.
Les prés, consommation déduite | 26,800,000 |
Les bois, étangs, pêches, chasses et autres effets Seigneuriaux, montant à 146,125,000, réduits à cause des parties cédées aux fermiers des terres, à | 140,000,000 |
Les vignes | 93,087,600 |
Les terres, y compris la dîme et l’impôt | 147,500,000 |
407,387,600 |
DEUXIÈME DÉPOUILLEMENT.
Par l’Impôt territorial.
En taille | 43,158,159 |
Quartier d’hiver | 9,074,480 |
Imposition particulière | 3,135,944 |
Capitation des pays d’élection | 25,192,000 |
Don gratuit | 12,603,865 |
Capitation des pays d’États | 9,927,054 |
L’impôt territorial donne | 103,091,502 |
Mais comme cette somme porte non seulement sur les terres, mais encore sur les maisons, sur les hommes, sur l’industrie, sur le commerce et sur les bestiaux, il faut en déduire le quart qui est de | 25,772,875 |
Il y a même une annotation à faire sur la faiblesse de cette déduction ; car dans l’état ci-dessus les deux articles seuls de la Capitation forment entre eux plus de trente cinq millions. Mais il est à remarquer que la Capitation des Fermiers et Métayers est imposée en addition de tailles, et porte par conséquent directement sur les terres ; au moyen de quoi on a cru pouvoir borner la soustraction des parties de ce genre d’impôt non englobées dans l’impôt territorial à la déduction ci-dessus, c’est-à-dire, un quart du total.
Les trois quarts restant qui sont la portion supportée par les quatre genres capitaux des biens fonds, monter à |
77,318,627 |
Or comme cet impôt territorial est au moins levé sur le pied du tiers du produit net des biens fonds, selon les relevés faits dans les pays où il se trouve quelque produit net désigné par les fermages, il faut pour trouver la masse totale des revenus de la Nation par cet impôt, doubler en outre la masse de cet impôt ce qui complétera le total du revenu des biens fonds contribuables, qui monte l’impôt compris à |
231,955,881 |
2°. Les bois dont le produit ci-dessus détaillé est de 145,000,000 liv. et sur lesquels on déduit 5,500,000 liv. qu’à l’avenir on peut faire contribuer à l’impôt territorial : reste | 140,000,000 | 181,000,000 |
3°. Les biens domaniaux privilégiés, ceux exploités par la Noblesse et par les propriétaires privilégiés, à cause de leur charges et offices, peuvent être évalués à un revenu d’environ | 14,000,000 | |
4°. Les dîmes inféodées et les dîmes Ecclésiastiques, que les Curés et propriétaires font valoir, peuvent produire un revenu d’environ | 17,000,000 | |
5°. Les biens Ecclésiastiques, que le haut et le bas Clergé font valoir, idem | 10,000,000 | |
Les 181,000,000 total de ces cinq produits joints à 231,955,881 montant ci-dessus de l’impôt territorial, le revenu total de la Nation selon ce dépouillement se trouve être de | 412,955,881 |
TROISIÈME DÉPOUILLEMENT.
Par le vingtième.
Le vingtième produit, sans les sols pour livre, vingt millions. Il indique donc un revenu de | 400,000,000 |
Mais de ces vingt millions du produit du vingtième, il faut en déduire un quart qui porte sur les maisons, l’industrie, le commerce ; d’ou s’ensuit que sur les quatre cents millions il y a à retrancher | 100,000,000 |
Reste | 300,000,000 |
Il faut remarquer que le vingtième étant imposé arbitrairement sur la petite culture, qui n’est pas affermée, renferme des doubles et des triples emplois, ainsi qu’il a été détaillé par les différents Mémoires des Provinces. Cet abus peut mettre un excédent d’environ un quart dans l’indication qu’il donne de ces trois cents millions restants, et ce quart d’excédent à déduire revient à | 75,000,000 |
Partant reste à | 225,000,000 |
À quoi il faut ajouter 1°. les bois, non compris dans l’impôt du vingtième, et tirés ci-devant à | 140,000,000 |
2°. Les biens de l’Église et ceux privilégiés ci-devant expliqués, et qui ne paient pas de dîme | 41,000,000 |
Le total de ces trois produits étant joint au montant ci-dessus de l’impôt territorial, le revenu de la Nation, selon ce dépouillement se trouve être de | 406,000,000 |
Voilà, Seigneur, le total des revenus de votre Nation présenté sous trois aspects, et par trois dépouillements les plus justes et les plus équitables, que l’on puisse soumettre à votre inspection suprême. Si quelqu’un se présente pour démentir ceci, qu’il en fournisse d’autres plus enflés, qu’on en essaie les détails sur telle ou telle partie de votre Empire, et que l’on donne au jugement des peuples les parcelles dispersées de son tarif ; quant à moi, je ne crains point d’être taxé de faux, et si l’on était tenté de reprendre cet exposé par les détails, il serait plutôt accusé d’être grossi que dégradé. Quoi qu’il en soit, des trois opérations ci-dessus il résulte,
1°. Par le détail des produits nets, que les revenus de la Nation sont de | 407,387,600
|
|
2°. Que par les dépouillements de l’impôt territorial, ils sont de | 412,955,881 | |
3°. Que par le vingtième ils sont de | 406,000,000 | |
Ces trois dépouillements compensés établissent le total absolu des revenus de la Nation à la somme de | 408,781,160 | |
Sur lesquels il faut déduire | ||
1°. Les biens exempts d’impôt par la Noblesse, les Privilèges et les charges, cultivés par les propriétaires dont le revenu peut être porté à | 14,000,000 | 181,000,000 |
2°. Le revenu des dîmes du clergé et des dîmes inféodées exploitées par les propriétaires | 17,000,000 | |
3°. Les bois, les biens ecclésiastiques que le haut et le bas Clergé font valoir, et les biens nobles exempts montant à | 150,000,000 | |
Reste pour le revenu des biens contribuables | 232,781,160 |
Le tiers de ces deux cents vingt-sept millions restants pris pour l’Impôt est de soixante et quinze à soixante et seize millions. Ainsi il faut que le surplus de l’Impôt provenant des Fermes etc., retombe, au détriment des productions, sur tous les genres d’exploitation, soit Culture, Commerce ou Industrie, et sur les Ouvriers de tous ces genres qui contribuent tous, comme nous l’avons prouvé ci-dessus, à la reproduction annuelle des revenus des biens fonds. Que l’on épilogue ces calculs tant qu’on voudra, qu’on conteste, dix, quinze ou vingt millions de plus ou de moins, ils approcheront toujours d’assez près de l’état réel des revenus du Royaume pour connaître les facultés de la Nation relativement à l’Impôt.
On n’a point mis en ligne de compte les revenus des bestiaux, parce qu’ils sont englobés dans ceux que nous venons d’examiner. Une partie des bestiaux entretenus dans l’économie rurale sert à l’exploitation, et est comprise dans les frais. Une partie donne un produit net, mais ce produit entre dans le revenu des biens que nous avons estimés, et fait portion de ce revenu. Si on la comptait à part, on formerait un double emploi qui excèderait par erreur dans la masse totale.
Il y a ici une remarque importante à faire. On pourrait être étonné d’apercevoir dans ces divers développements, que les revenus des biens exempts soient dans une proportion aussi considérable, comparés avec ceux des biens contribuables. Il pourrait résulter de cette réflexion, qu’alors que nous paraissons attribuer au fisc le tiers des revenus de la Nation, nous lui en accordons à peine un cinquième. Ceci s’explique naturellement par une remarque sur la nature de ces biens. Les biens exempts ne sont pas au réel un sixième de la masse ; ils ne sont par leur revenu dans la proportion où je viens de les présenter vis-à-vis des biens contribuables, que par le dépérissement de la culture de ces derniers, dépérissement causé par les erreurs mêmes de l’administration qui a détruit la culture. La plupart des biens exempts consistent en bois et sont dispensés des frais de culture ; c’est pourquoi leur revenu n’a pas souffert une aussi grande diminution que celui des terres. L’herbe et les bois sont les dernières ressources d’un territoire ruiné, mais enfin cette ressource s’éteint avec la population, et ne laisse plus que des déserts.
Voilà donc, Seigneur, la somme totale des revenus de votre Nation ; la voilà donnée par le travail même de ces Ouvriers ennemis, inquiets et avides, qui sous le prétexte spécieux de donner des forces à l’État en paraissant grossir votre trésor, ont fouillé d’une main impie jusque dans les entrailles de vos Sujets. Voilà tout enfin, à leur propre dire, et si vous ne voulez renverser les principes mêmes constitutifs des différents ordres de vos Sujets, effacer tous les privilèges, démentir tous les serments de vos Prédécesseurs et les vôtres, anéantir toutes les exemptions qui vous sont revalues en différents genres de services plus réels et plus dispendieux, si dis-je, vous ne voulez bouleverser tout enfin, il demeure constant, qu’en prenant le tiers du revenu des biens contribuables de vos Sujets, ce tiers chargé des réparations et entretiens payés annuellement par les Propriétaires, ne peut vous fournir que soixante et quinze millions. Et ! sentez-vous, Seigneur, ce que c’est que le tiers d’un revenu absorbé en partie par les frais de réparations et d’entretiens des biens, et subdivisé en une infinité de parcelles, toutes destinées à nourrir des familles entières, toutes exposées à des cas fortuits ruineux, toutes employées à soutenir quelque partie de votre service. Daignez vous sentir et calculer devant l’Être souverain qui vous constitua notre juge, ce que c’est que ce tiers demandé à la médiocrité et presque toujours arraché à la nécessité. Eh bien ! ce tiers franc et quitte, tout effrayant qu’il est, ne vous peut fournir, comme nous venons de le démontrer, que soixante et quinze millions ; et dans les temps de paix, de calme et d’arrangement, on vous présentait un tableau de deux cents dix neuf millions, comme le montant de vos revenus ordinaires et naturels. Si ce total était pris directement à la source des revenus, il est aisé de concevoir, que vous auriez, y compris vos domaines et la dîme déduite, le revenu entier des biens de vos Sujets, par conséquent la propriété entière de tous ces biens, et que vous tomberiez nécessairement dans tous les malheurs de ruine, de déception et d’esclavage, que nous avons démontré ci-dessus être une suite inévitable d’une administration qui enleverait tous les revenus par un impôt exorbitant. Mais ici c’est bien pis encore : loin que vos revenus aient été pris à la source de ceux des Sujets, ils enlèvent les richesses nécessaires pour l’exploitation de la culture, ils éteignent la reproduction des revenus, et ils ne vous parviennent que perçus par toutes les filières imaginables, qu’affaiblis et diminués par tous les ricochets possibles. Une Cité pleine d’Enchérisseurs usuraires et de Traitants, une armée immense d’Exacteurs, se nourrissent et s’engraissent du sang de vos Sujets, avant d’en laisser parvenir à votre trésor le peu de substance qu’il en tire ; et c’est là proprement où gît le mal, le principe de la misère, de la dévastation, et de tous les maux.
En effet, Seigneur, loin que le revenu de votre fisc soit trop fort, il ne l’est pas assez, attendu les charges de votre Empire, l’étendue de vos besoins, la jalousie et la puissance de vos voisins, et le grand et fertile patrimoine de vos États. Vous êtes plus pauvre qu’aucun de vos Prédécesseurs, si l’on veut dépouiller la valeur réelle du numéraire des dénominations enflées dont on l’a surchargée, si l’on veut ensuite comparer ces valeurs réduites à l’ancien taux, au prix des denrées et de toutes les choses usuelles dans des temps où l’abondance territoriale fournissait avec profusion tout ce que le sol inculte refuse aujourd’hui. Vous êtes malgré tant d’impositions forcées, plus pauvre encore (je ne craindrai pas de le répéter aux pieds de mon Maître) si l’on veut calculer toutes les forces morales que nos anciens savaient mettre en œuvre, la prud’hommie, l’honneur, la générosité, le désintéressement, la gravité, la sagesse, la Religion, les mœurs, tous mobiles sans force aujourd’hui, et que l’argent, cette idole des Nations corrompues, a vainement entrepris de remplacer.
Oui, Seigneur, il faut que vous ayez ce revenu au moins ; mais il faut qu’il soit en proportion du revenu possible de vos Sujets. Sous un de vos Prédécesseurs, et le Restaurateur de votre Maison, en un temps où les Frontières de votre État étaient infiniment moins reculées, ce revenu montait à sept cents millions[1], qui sur la valeur du marc d’argent d’aujourd’hui, en vaudraient le double, c’est-à-dire, quatorze cents millions. Permettez que vos Sujets rentrent dans la possession du revenu de ces biens, que la tyrannie fiscale a enfoui dans le sein de la terre ; alors que votre revenu soit porté à la somme où il est aujourd’hui, et même beaucoup plus haut, elle ne serait bientôt plus disproportionnée aux revenus libres de la Nation. Vous verriez renaître autour de vous la dépendance volontaire, l’honneur et la vérité. Loin de vous survendre des services imaginaires, ou acheter l’honneur de vous en rendre de réels : la considération et la gloire en seraient le prix, et ce prix, partie principale de votre trésor, soulageant la partie pécuniaire, vous n’auriez à donner de l’argent qu’au besoin, et vous seriez riche en bénédictions de votre Peuple, autant que vous l’êtes en vertus, dont on lui ravit l’influence et le fruit.
C’est ici le lieu de vous démontrer, par un précis Sommaire, quel serait le progrès rapide de la régénération, au moyen du régime simple et naturel, dont je dois vous présenter les détails.
TABLEAU des revenus du Territoire du Royaume dans un état de prospérité, procurée par une riche culture, par la suppression de toutes vexations sur les Cultivateurs, corvées, milices, impositions arbitraires etc., par l’immunité de tous genres d’exploitation de culture, d’industrie, et autres travaux quelconques, ainsi que par la liberté absolue et entière de tout commerce intérieur et extérieur.
Nous allons reprendre en précis les quatre principaux genres de biens dont nous avons traité ci-dessus, et considérer la progression du revenu au moyen de toutes les conditions précédentes.
TERRES LABOURABLES.
Le Territoire du Royaume est d’environ cent trente millions d’Arpents de terre, dont la moitié est en Bois, Prairies, Vignes, Étangs, Rivières, Chemins, Habitations et Terres ingrates : l’autre moitié de soixante cinq millions d’Arpents, qu’on réduit à soixante millions, cultivables en grains. De ces soixante millions d’Arpents, il n’y en a pas quarante qui soient cultivés, et de ces quarante, on n’en compte que six qui soient traités par la grande Culture. Le surplus est en petite Culture qui n’est estimée produire du fort au faible, que le quadruple de la semence.
Pour examiner ce que produiraient ces soixante millions, s’ils étaient traités par une riche culture qui rendrait relativement aux frais cent pour cent de produit net du fort au faible, ainsi qu’elle se trouve dans quelques lieux voisins de la Capitale, où le débit des productions soutient encore les dépenses d’une bonne cultivation, ces soixante millions d’Arpents ont été divisés en trente Classes, afin de les évaluer par dégradation des revenus qu’elles peuvent donner aux Propriétaires, abstraction faite de l’impôt et de la dîme, qui seront ajoutés ensuite à l’état de ces produits.
Les Classes de premier ordre comprennent les meilleures terres, celles qui sont plantées en arbres fruitiers, celles qui sont propres à la culture particulière des productions de haute valeur, comme tabac, lin, chanvre, etc. Cet ordre a été divisé en huit Classes de deux millions d’Arpents chacune, venant par dégradation, depuis trente livres jusqu’à seize livres de fermage, dont le prix moyen, vu les différentes proportions, est vingt livres dix-sept sols six deniers, qui donne pour seize millions d’Arpents | 334,000,000 |
Les Classes du second ordre comprennent les bonnes terres qui peuvent produire de riches moissons en blé. Cet ordre comprend quatorze Classes pareillement de deux millions Arpents chacune, rendant par dégradation depuis quinze livres jusqu’à six livres de fermage, ce qui forme un prix commun de neuf livres quinze sols huit deniers, huit quatorzièmes de denier, et sur vingt-huit millions d’Arpents | 274,000,000 |
Le troisième ordre comprend les terres médiocres, qui ne produisent que seigle, blé noir etc. Cet ordre comprend huit Classes de deux millions d’Arpents chacune, rendant par dégradation depuis cinq livres jusqu’à une livre de fermage, ce qui forme un prix moyen de trois livres, trois sols, neuf deniers, et sur seize millions d’Arpents | 51,000,000 |
TOTAL, 60,000,000 d’Arpents | 659,000,000 |
On comprend dans ce total de produit net, le profit que de riches Fermiers peuvent retirer sur les Bestiaux dans un Royaume où la propriété entretient une grande consommation,
À quoi il faut ajouter l’impôt selon la règle donnée, de | 329,500,000 | 494,250,000 |
Et la dîme de | 164,750,000 | |
TOTAL du produit net des terres labourables | 1,153,250,000 |
Mais cet État d’amélioration suppose toutes les conditions nécessaires à la prospérité de l’Agriculture rétablie par le Gouvernement ; que le Commerce intérieur et extérieur des productions de la terre, brutes ou façonnées en manière quelconque, soit entièrement libre ; que les frais de la culture ne soient chargés d’aucune imposition sur les ouvrages et sur le salaire des hommes, ni sur les denrées et marchandises ; que les Habitants de la campagne soient délivrés de vexations personnelles, de corvées, milices etc. ; que l’aisance du Peuple procure le débit et la consommation ; qu’aucun impôt ne porte sur les richesses des Fermiers ; que par toutes ces conditions, 1’état de laboureur soit la meilleure de toutes les professions lucratives du Royaume. C’est sous ce point de vue que nous avons porté l’état d’accroissement des revenus de la Nation, du Souverain et du Clergé, en observant toujours de demeurer plutôt au dessous de la réalité, qu’au dessus.
PRAIRIES.
Dans l’état actuel, presque tous les revenus des Prairies sont consommés par les bœufs employés à la petite culture des terres. On sait assez pourquoi presque tout le territoire du Royaume est réduit à cette petite culture. Les empêchements du Commerce des blés, et la taille arbitraire ont détruit les Fermiers qui étaient en état de faire les dépenses de la grande culture, et ont forcé les Propriétaires à n’avoir que de pauvres Métayers qui ne peuvent cultiver la terre qu’avec des bœufs ; encore faut-il que les Propriétaires les leur fournissent leur avancent les semences, les nourritures, et généralement tout ce qui est nécessaire à l’exploitation d’un domaine. Sans cette misérable et dernière ressource, les terres resteraient entièrement incultes, même avec beaucoup de fourrages. Les Métayers placés dans des cantons qui n’ont pas de prairies, n’ont pu cultiver les terres, et les ont laissées en friche, n’ayant pas été en état d’acheter des fourrages. L’état actuel du dépérissement de ces cantons s’étend sur l’entretien des Prés, qui exigent bien des sortes de dépenses quant à l’amélioration, et qui paient ces dépenses avec usure même dès la première année, quand les fourrages peuvent avoir un débit certain ; ainsi les Prés sont susceptibles d’une amélioration très considérable qui augmenterait leurs produits dans un État opulent, où l’étendue du Commerce rural, en multipliant les charrois augmenterait le débit des foins ; où l’aisance du Peuple augmenterait l’usage de la viande, et par conséquent la multiplication des bestiaux, ce qui accroitrait extrêmement la consommation des produits des Prés.
Par une meilleure administration, non seulement on remettrait les terres dans leur pleine valeur, en faisant renaître de toute part la grande culture, qui se fournit elle-même les fourrages pour la nourriture des chevaux de labour. Mais par cet avantage on recouvrerait le revenu des Prairies, dont le produit est aujourd’hui presque entièrement consommé par les bœufs de labour.
Si d’ailleurs les revenus des Propriétaires des terres étaient augmentés et portés au degré ou ils pourraient aller, ils seraient plus en état de faire les dépenses qu’exigent les Prairies pour leur entretien, dessèchements et autres améliorations.
Nous avons déjà remarqué que l’aisance du Laboureur, du Cultivateur, du Paysan, que l’aisance du Peuple enfin, donnerait par la consommation de la viande un accroissement immense de revenu aux Prairies, ainsi que d’engrais aux terres. Si c’était ici le lieu de compliquer les calculs de détail, on démontrerait par des relevés certains de la consommation de la viande dans le Royaume, que chaque tête n’en a pas quatre livres par mois. L’accroissement de cette consommation, qui pourrait être des trois quarts, en procurant au Peuple l’aisance de vivre comme vivent ses voisins ; cet accroissement, dis-je, assorti de ses accompagnements, comme chaussure, vêtements etc., porterait une augmentation prodigieuse aux revenus des bestiaux, et par conséquent aux revenus des Prairies ; et pour peu qu’on veuille calculer cette augmentation, on ne trouvera pas que ce soit exagérer de porter le produit de ce genre de biens de cent quarante-six millions deux cents mille livres, à deux cents cinquante millions, qui étant déchargés de la consommation des foins par les bœufs de labour, se trouveraient tout en produit net. Cy…………. 250,000,000.
On demandera peut-être pourquoi l’on n’admet aucune détraction sur l’article des Prairies pour la nourriture des chevaux employés au labourage dans la grande culture, en supposant l’admission générale de cette méthode. Avant d’appuyer sur cette objection, qu’on aille dans les Provinces voisines de la Capitale, et dans les fermes dont l’exploitation se fait selon la grande culture, on verra que les chevaux de labour y sont entretenus pendant les temps de repos avec de la paille fraîche, qu’on observe de ne battre qu’à mesure, et quelques bottes fourrées de criblures et autres menus rejets, et qu’on mêle à cette nourriture très peu de sain foin et autres herbages artificiels. Dans le fort du travail, on y ajoute de l’avoine, des vesses et autres menus grains ; en un mot, de très forts ateliers se passent entièrement de Prairies, et les Fermiers qui ont des foins, les gardent pour les vendre à la ville où ils se débitent avantageusement.
BOIS.
Lorsque les terres cultivées en grains parviennent par la culture à un haut revenu, les Propriétaires sont très attentifs à tirer aussi un grand produit des terres employées à d’autres plantations, et leurs richesses les mettent en état de faire les dépenses nécessaires pour améliorer d’autres biens.
Dans ce Royaume où les terres sont aujourd’hui d’un si petit produit, les Bois suivent les mêmes proportions de décadence, surtout dans les Provinces un peu éloignées des grandes villes. On sait combien ils sont négligés. La plupart sont livrés aux pacages des bestiaux, et surtout des bœufs de labour, dans les pays de petite culture, ce qui les dégrade ; car, quoiqu’on ne livre ce pâturage que lorsque les taillis sont au-dessus de sept ans, les bestiaux dévorent le nouveau plant qui servirait à regarnir et à repeupler les bois. La nécessité de les faire garder et de les enclore de fossés, exige des dépenses trop onéreuses à des Propriétaires mal aisés. Dans ces temps où l’on fait des règlements sur tout, on a assujetti cette partie à des tribunaux créés exprès, hérissés de formalités, enrichis d’attributions et de droits sur la chose, et cette denrée qui rend son Propriétaire justiciable d’un tribunal de plus, et possesseur sujet à toute sorte de troubles, n’a fait que dépérir depuis, parce qu’on a voulu oublier que la liberté, et le bon débit, sont et seront toujours ce qui fait chérir une denrée. Il est donc certain que le produit des Bois augmenterait considérablement, si les Propriétaires pouvaient les exploiter à leur volonté, s’ils étaient en état de subvenir aux dépenses d’entretien et de garde, si la misère ne les forçait à manger leur blé en herbe, comme l’on dit, en coupant leurs bois taillis, et si l’aisance publique leur offrait un bon prix de cette denrée si nécessaire, si propre à tant d’usages, et qui aurait un grand débit dans un Royaume opulent et fort peuplé.
Depuis quelques années, les Bois ont augmenté de prix dans le voisinage du foyer central, parce que le luxe s’y est jette du côté de cette consommation ; mais partout ailleurs l’on se voit forcé à une épargne, qui s’étendra principalement sur cette partie. Si l’on admettait le plan de prospérité, il arriverait une grande augmentation dans les Bois par la suppression des droits établis sur toutes les marchandises dont ils fournissent la matière première. Le bon bois de chauffage paie douze livres la corde ou environ pour droits d’entrées clans Paris ; ainsi un Arpent qui produit quatre-vingt cordes, paie d’abord une surcharge de neuf cents soixante livres, avant de rien valoir au Propriétaire ; il en est ainsi de tous les droits que paient les autres marchandises en bois façonnés, qui sont autant de surcharge pour les Propriétaires des bois. Cette surcharge restreint les consommations, sans que ces droits tournent au profit du fisc. Les trois quarts en sont appliqués à des octrois, à des Propriétaires d’offices ruineux etc., et l’autre quart est consommé en frais de perception.
La prospérité une fois rappelée augmenterait encore les Bois par la suppression des péages, des droits de port, de la marque des fers etc., par la construction d’un plus grand nombre de canaux ou conduits pour flotter, par le rétablissement de l’aisance, et par l’accroissement de la population qui augmenterait la consommation, surtout dans les villes de Province.
On n’ignore pas qu’il y a assez de Bois dans le Royaume ; cependant on est effrayé avec raison du dépérissement où ils sont aujourd’hui. Il résulte de ce peu de réflexions dont l’extension se présente d’elle-même, que ce n’est point exagérer, que de doubler le produit des Bois, en supposant le rétablissement d’une entière prospérité, et de le porter de cent quarante-six millions, prix sur lequel nous l’avons estimé dans l’état actuel, à deux cents quatre vingt douze millions. Ci …………… 292,000,000 l.
VIGNES.
Si la récolte et le commerce des vins étaient délivrés des droits d’aides, de passage, d’entrée, de sortie etc., qui montent à plus de quatre-vingt millions, et qui ne rendent pas au fisc le sixième de cette imposition ruineuse, ce genre de culture deviendrait une des plus fortes sources de la richesse du Royaume, donnerait un produit net immense, et doublerait lui seul la population des campagnes. On sent combien le prix de la vente du vin de la première main hausserait au profit des Propriétaires, en même temps que les Consommateurs ; ne payant plus de droits, achèteraient malgré cette augmentation, le vin beaucoup moins cher.
Le Négociant sûr de ne plus payer de droits, ne craindrait plus d’acheter cette denrée, pour en faire des réserves, ou pour la transporter d’un lieu dans un autre, ce qu’il ne peut faire aujourd’hui sans être certain de son débit, attendu que s’il fallait qu’il déplaçât de nouveau sa marchandise, les droits déjà payés seraient sur son compte, et qu’il lui en faudrait encore payer de nouveaux. Le Commerce intérieur seul triplerait les plantations et les cultures à cet égard, puisque par des relevés qu’il serait trop long de placer ici, il résulte qu’année commune, la récolte annuelle ne fournirait pas à chaque personne un demi septier par jour, même en y comprenant ce qui est exporté hors du Royaume.
Quant au Commerce extérieur, on sent quel serait chez l’étranger le débit des vins d’un pays où ils sont de la première qualité, et qui est à portée de les vendre à des Nations peuplées et riches, à qui le climat ne permet pas la culture des vignes, en même temps qu’il leur nécessite l’usage des boissons vivifiantes. On sent dis-je, avec quelle avidité ces Peuples remplaceraient toutes les boissons factices qui altèrent leur santé, contre des vins agréables et salubres, si le bon marché et la liberté de ces denrées en facilitaient le débit au dehors. La consommation du Nord entier viendrait vivifier votre territoire, enrichir votre Peuple, et entretenir dans vos États la plus immense population.
Il est frappant autant que douloureux, de voir à quel point l’Impôt des Aides ruine le Commerce des vins. Un Auteur éclairé[2] prouve ce désordre par un exemple bien décisif. « Quatre vingt mille livres que les Aides tiraient de son temps sur la récolte des vins du territoire de Mante, faisaient abandonner les Vignes ; les Fermiers, pour éviter le déchet de leurs droits, obtinrent une diminution de cent cinquante mille livres sur la taille de 1’élection de Mante. Mais cet expédient perfide n’arrêta pas le progrès du dépérissement des vignobles, parce que les droits sur le Commerce des vins retombaient par contrecoup sur la culture des Vignes. »
Il faut distinguer les Vignes des pays d’Aides de celles des pays d’États et des pays francs. Celles des pays d’aides forment à peu près la moitié du total des Vignes du Royaume. C’est sur cette moitié, que se prend le prix du bail, de 13 millions seulement, payés au fisc ; mais la Ferme en étendant ses droits sur le Commerce des vins dans tout le Royaume, enlève annuellement plus des quatre-vingt millions ci-dessus énoncés, dont les pays d’États et les pays francs ressentent la surcharge, avec la seule différence qui se trouve entre un homme volé dans sa propre maison, et celui qui lest sur les chemins. On sait d’ailleurs que l’avidité fiscale trouve le moyen de revaloir par d’autres charges et d’autres exactions cette prétendue franchise, aux Cantons qui en jouissent.
Il résulte de tout ceci, que le produit des Vignes triplerait, si l’administration levait tout l’empêchement qui s’y oppose ; et ce n’est pas exagérer que d’affirmer que ce produit donnerait par an une augmentation de revenu de plus de cent cinquante millions, qui joints aux quatre vingt treize millions du produit actuel, feraient une somme de ….. 243,000,000 1.
Ces quatre genres principaux de revenus représentés dans l’état d’amélioration prochain, que leur donnerait une administration simple, libre et prospère, forment ensemble un revenu d’un milliard neuf cents trente-six millions deux cents cinquante mille livres.
Savoir.
Terres labourables | 1,153,250,000 l. |
Prairies | 250,000,000 |
Bois | 292,000,000 |
Vignes | 243,000,000 |
Total | 1,938,250,000 |
Ce calcul ne vous paraîtra point exagéré, si vous, vous rappelez ce que nous avons dit ci-dessus, que sous un de vos Prédécesseurs, qui ne possédait pas plusieurs belles Provinces qui forment aujourd’hui vos principales Frontières, le revenu de vos États montait à sept cents millions, représentant quatorze cents millions de notre valeur actuelle. Si le revenu de vos Sujets était monté à ce point naturel, la somme alors qui compose la masse de vos revenus, et qu’on vous présente comme telle, tandis quelle est prise sur votre fond le plus précieux, le revenu de l’État, dis je, ne serait point trop fort ; mais dans l’état actuel, en supposant que le fisc ne coutât à vos Peuples que ce que vous en recevez, ce serait intercepter toute circulation et tout travail, que de faire entrer dans vos coffres le revenu presque entier de votre territoire, et cela dans un temps que les besoins de la guerre etc., portent la dépense au dehors. Cependant, tout terrible et prompt que serait cet inconvénient, ce n’est encore rien auprès des désastres résultants de la manière dont on opère dans cette partie, des frais énormes qu’entraîne la perception selon la forme usitée dans vos États, et de tous les autres maux dérivés de l’esprit de fiscalité prédominant.
Pour vous présenter le tableau de la dégradation graduelle, instante et momentanée, que la forme actuelle de la levée de vos revenus opéré sur votre territoire, je vais mettre sous vos yeux l’état du montant des perceptions du fisc, tant en réalité, qu’en frais d’exaction. Quand je dis en réalité, on sait que les non-valeurs provenant de la misère des Peuples, de la dureté des Exacteurs, et de l’habileté des Comptables, montent à des sommes immenses en déduction. Mais je prends à cet égard tout pour comptant. Vous verrez aussi dans cet État, comment le reflet des faux frais et des reprises sur les fonds stériles détériorent et annihilent en pure perte pour la Nation et pour l’Impôt, le fond productif des revenus d’une somme beaucoup plus considérable que celle qui est censée entrer dans vos coffres.
LES SUBSIDES qui se lèvent aujourd’hui sur la Nation, dont le revenu, comme on vient de le voir, s’est trouvé réduit dès avant la guerre présente, à environ quatre cents millions, montent à plus de six cents millions : Savoir, deux cents vingt-cinq millions d’impôts ordinaires, qui comprennent les Fermes et autres objets divisés, et rapportant au double, souvent au triple du prix des baux, entraînant en exactions, en profits des Traitants, et en frais d’une régie dispendieuse, armée et multipliée, et autres charges indirectes et tolérées dans d’autres parties de recette, plus de deux cents vingt-cinq millions de reprises sur le Peuple. Ainsi | 450,000,000 |
L’augmentation d’impôt par subvention dans les temps forcés, qui comprend les vingtièmes, les doublements d’impôt, les octrois, les taxations et exactions de toute espèce, montant à cent vingt-cinq millions, et vingt-cinq millions enlevés de plus dans la perception, ainsi | 150,000,000 |
Total | 600,000,000 |
Voyons maintenant la distribution de cette charge, et les différentes parties sur lesquelles elle pèse, et qu’elle détruit ou abîme.
Des six cents millions d’imposition ci-dessus, il y en a, comme nous l’avons dit, soixante et quinze d’impôt ordinaire pris sur les biens fonds contribuables, dont le revenu total est environ deux cents vingt-cinq millions. Il y en a en outre quarante millions en vingtièmes et dépendances imposes par subvention dans les temps calamiteux sur les mêmes biens, ainsi, l’impôt levé sur les deux cents vingt-cinq millions du revenu des biens contribuables, monte à cent quinze millions. Ci | 115,000,000 |
De six cents millions d’impositions dites ci-dessus, il reste donc quatre cents quatre-vingt cinq millions qui sont pris sur un fond stérile, c’est-à-dire, sur l’exploitation de l’agriculture, du commerce et de l’industrie, sur les hommes, sur les aliments, sur les loyers des maisons, et sur les gages payés aux hommes occupés aux différents services de la Nation ; en outre pour les corvées, garnisons et autres extorsions : Ainsi l’imposition qui porte sur un fond stérile est de | 485,000,000 |
TOTAL | 600,000,000 |
ÉTAT des dépenses de la Nation sur lesquelles se lèvent la surcharge de quatre cents quatre vingt cinq millions.
Les quatre cents quatre-vingt cinq millions imposés sur un fond stérile, se lèvent | |
1°. Sur les dépenses annuelles des cent dix millions de revenus qui restent aux propriétaires des biens contribuables, les cent quinze millions d’impôt territorial ci-dessus dits prélevés, ci | Liv.
110,000,000 |
2°. Sur les dépenses annuelles des cent soixante et quinze millions de revenus dont jouissent les propriétaires des bois et des biens nobles et ecclésiastiques exempts, ci | 175,000,000 |
3°. Sur la dépense de trois cents cinquante millions d’impôt, dont environ deux cents millions se dépensent dans le Royaume, ci | 200,000,000 |
4°. Sur les dépenses des deux cents cinquante millions de frais de perception envahis par les Traitants, Receveurs, leurs agents etc. De ces deux cents cinquante millions, il y en a au moins dix millions mis chaque année en réserve dans les coffres de ces Financiers ; ainsi il n’en rentre dans la circulation qu’environ deux cents quarante millions, ci | 240,000,000 |
5°. Sur les dépenses de l’exploitation de l’agriculture, de commerce et d’industrie, lesquelles dépenses réduites à celles qui sont faites seulement par les hommes attachés à ces mêmes Classes d’exploitation, montent à peu près à neuf cents millions, ci | 900,000,000 |
Ainsi toute la mase de ces cinq Classes de dépenses réunies est environ de | 1,625,000,000 |
Que les esprits prompts à saisir le vide, n’aillent pas inférer de cet état de dépenses, un total de seize cents vingt-cinq millions qui circulent dans l’État ; les erreurs en ce genre ont été si communes et si grossières, qu’on n’en saurait trop prévoir les rechutes les plus absurdes. Ces États de dépense ne présentent ici que l’effet de la circulation. On a prouvé ailleurs, que la masse du pécule dans un État ne devait jamais être qu’au niveau de la totalité des revenus. C’est une vérité dont tous les hommes instruits en ce genre sont convenus depuis longtemps. Tout le reste n’est que reflet et circulation. Un Jardinier qui vend chaque jour pour un écu d’herbes ou de fruits, peut avec cet écu en représenter trois cents soixante-cinq au bout de l’année dans la masse des dépenses.
DÉTAIL et distribution des quatre cents quatre-vingt cinq millions levés sur les dépenses de la Nation.
De la masse de ces cinq Classes de dépense réunies, que nous avons ci-dessus dit être de seize cents vingt-cinq millions, près du tiers est enlevé par les quatre cents quatre-vingt cinq millions, qui se lèvent sur ces dépenses, à savoir | |
1°. Environ trente trois millions pris sur les cent dix millions qui restaient de deux cents vingt-cinq millions de revenu des biens fonds contribuables, ce qui réduit le revenu réel de ces biens environ à un tiers du revenu total de ces mêmes biens, ou à soixante dix-sept millions, les trente-trois millions déduits, ci | Liv.
33,000,000 |
2°. Cinquante deux millions pris sur le revenu de cent soixante et quinze millions des bois et autres biens exempts, ainsi il ne reste aux propriétaires de ces biens qu’à peu près les deux tiers du revenu, ci | Liv.
52,000,000 |
3°. Soixante millions repris sur la dépense des deux cents millions d’impôt qui rentrent dans la circulation, ce qui ramène l’impôt de trois cents cinquante millions à deux cents quatre-vingt dix, sans compter les reprises des Receveurs, Trésoriers, etc., etc. Le tout ensemble réduit le revenu réel du fisc, même dans ces temps forcés à environ deux cents millions, dont la guerre, les subsides étrangers et les erreurs, ou abus dans les dépenses et dans l’emploi de la finance du trésor, enlèvent au moins les trois quarts. Delà l’insuffisance des impositions les plus excessives, delà la nécessité de l’emprunt, de la suspension des paiements etc. dont nous ne pouvons prévoir les suites. Mais toujours la régie des Traitants, qui ne rend au trésor que cents quinze millions en fermes, en repompe-t-elle au moins soixante millions sur les deux cents d’impôt dépenses dans le Royaume, ci | 60,000,000 |
4°. Soixante et onze millions repris sur la dépense des deux cents quarante millions de frais de perception remis dans la circulation par les Traitants et autres Financiers, ci | 71,000,000 |
5°. Deux cents soixante-neuf millions enlevés sur la dépense des neuf cents millions employés pour l’exploitation de l’agriculture, du commerce, de l’industrie, etc. ci | 269,000,000 |
TOTAL de la distribution de la surcharge sur un fond stérile | 485,000,000 |
Les deux cents soixante-neuf millions, dont on vient de parler en dernier lieu, étant une augmentation en surcharge des frais d’exploitation, causent dans une Nation agricole, une perte de cette somme sur le produit net qui forme le revenu du Royaume, sans compter la ruine du Commerce, et le dépérissement progressif causé par 1’épuisement du fond des avances nécessaires pour l’exploitation, qui est enlevé successivement par cette surcharge. Ainsi, chaque Propriétaire souffre par cette forme d’imposition destructive une perte sur son revenu, qui surpasse de beaucoup la contribution même levée directement et indirectement sur son bien.
Il résulte donc de ce tableau que par la forme actuelle de l’imposition, un Impôt de trois cents cinquante millions, qui se trouve réduit par les frais de perception pris sur lui-même, par les Traitants, Receveurs, Trésoriers etc., à moins de deux cents millions ; que cette forme, dis-je, d’imposition introduite dans une Nation agricole détruit en pure perte deux cents soixante-neuf millions, indépendamment d’une surcharge indirecte de quatre vingt-cinq millions sur les Propriétaires. Ces deux parties réunies, font trois cents soixante quatre millions de revenu, qui seraient de plus dans le Royaume au profit du fisc, des Propriétaires et de la population, au moyen d’une régie sans frais, indépendamment de la préservation du dépérissement progressif de ce revenu et des dépenses d’exploitation. Le dommage que la Nation souffre de cette diminution annuelle de revenus dans un État si affaibli, 1’épuisement des avances pour les dépenses d’exploitation, l’épargne forcée sur ces dépenses et sur les consommations, accélèrent rapidement d’année en année les progrès de la décadence du reste des forces du Royaume et de la puissance du Souverain.
Par une forme d’imposition où la recette n’excéderait pas l’Impôt, on éviterait la destruction des revenus de l’État, et le dépérissement presque irréparable du fond des avances nécessaires pour la production annuelle des richesses. Ce n’est pas dans cela seulement que consiste le remède, mais ce serait d’abord arrêter le mal, et le rétablissement naîtrait promptement de la forme même indispensable, pour en venir à ce point. Celle des cadastres aurait pu y satisfaire, si par la règle du cadastre on eût pu établir dès à présent toute l’imposition sur les biens fonds, mais dans l’État de dépérissement où ils sont, ils ne peuvent, ni fournir l’Impôt ni être assujettis à aucun cadastre régulier et fixe.
C’est d’une forme à peu près semblable, mais moins simple, et forcée par les circonstances, dont je vais vous entretenir. Il est évidemment démontré par tous les différents calculs que je viens de vous mettre sous les yeux, que la première des trois conditions essentielles et nécessaires de l’imposition, à savoir, qu’elle soit établie immédiatement à la source des revenus, devient impossible aujourd’hui dans votre État, attendu les charges et les besoins du Gouvernement. Tout votre objet cependant doit être d’y parvenir, puisqu’il n’y a que cette méthode qui puisse dissiper les noires vapeurs, que vomit sans cesse cette hydre appelée finance, pour cacher à la sagesse et à la justice des Princes la misère du Peuple et l’injustice des Exacteurs. Il n’y a donc que cette méthode pour établir un compte ouvert entre le Souverain et sa Nation, pour tenir une règle entre l’Impôt, l’imposition et l’état des Contribuables, pour assigner le fond qui doit être chargé de l’Impôt dans un Royaume agricole, pour assurer par une mesure connue la proportion qu’il doit y avoir entre l’Impôt et le revenu annuel de la Nation, afin que ces deux parties dont les intérêts sont si étroitement liés, ne soient point poussés par la déception à se détruire l’une par l’autre. Il faut, dis-je, y revenir en supprimant d’abord tous les frais de perception perdus pour le Prince, arrachés à ses Sujets, et destructifs du capital de l’État. Ce premier pas fait, il faut ouvrir ensemble et à la fois tous les débouchés, pour rendre aux produits la qualité de richesses ; aux Cultivateurs la force de multiplier de nouveaux produits pour le rétablissement des revenus des biens fonds ; au Commerce, l’assurance de les venir chercher et de leur apporter la valeur vénale ; à 1’industrie, la liberté de les façonner dans tous les genres prescrits par la recherche et les besoins ; et au tout ensemble, la confiance de mettre au grand jour ses profits, l’aisance nécessaire pour accroître la consommation, et surtout aux Propriétaires la jouissance de leurs revenus, dont l’emploi et la distribution assurent la reproduction annuelle, la subsistance de la Nation, la prospérité de l’État, la richesse, la puissance et la gloire du Souverain, l’ordre public, les vertus patriotiques, la confiance, les mœurs, le zèle, la soumission, l’activité, la confraternité des Sujets.
C’est le plan de cette grande opération, facile au fond autant que nécessaire, en supposant la constance requise dans un Régénérateur d’État, que je vais mettre sous vos yeux, espérant que la Clémence qui a bien voulu m’écouter jusqu’ici, daignera m’entendre jusqu’au bout.
8e ENTRETIEN.
De l’excédent de l’imposition au delà du produit de l’Impôt ordinaire, et de la suppression de cet excédent.
Nous avons dit d’abord, que la seconde condition essentielle et nécessaire de l’imposition, à savoir, qu’elle soit dans une proportion connue et convenable avec les revenus, n’était nullement admissible aujourd’hui dans votre État, attendu l’entier dépérissement des revenus de la Nation, et les charges et les besoins du Gouvernement si disproportionnés aux forces du Royaume. C’est cependant à cet objet de droit naturel autant que d’utilité publique, que doit tendre une administration éclairée ; et ce sont les moyens d’y arriver, en les assujettissant à l’exigence des besoins et des charges du Gouvernement, et à l’état forcé de vos revenus que je vais établir, en les rapprochant, autant qu’il est possible, de la mesure qu’ils doivent garder avec les revenus de la Nation, pour ne pas excéder et anéantir les forces du Royaume.
Pour traiter en règle de cette opération, il faut d’abord vous présenter le tableau de votre revenu ordinaire, en laissant à part les subventions, objets sur lesquels on a pris la fatale habitude de compter uniquement pour les dépenses extraordinaires des temps orageux, et dont néanmoins le terrible détriment vient de vous être démontré. Cette erreur est si voisine de la ruine entière de l’État, condition qui n’admet, ni guerres honorables, ni traités avantageux, qu’un Sujet fidèle ne saurait en faire entrer la durée dans ses calculs.
ÉTAT DES REVENUS DU FISC
Impôts non affermés.
Tailles | 43,158,159 | 103,091,502 |
Quartier d’hiver | 9,074,480 | |
Impositions particulières | 3,135,944 | |
Capitations | 25,192,000 | |
Dons gratuits | 12,603,865 | |
Capitation des pays d’États | 9,927,054 |
Fermes générales et particulières, et les parties en régie.
Fermes générales | 110,000,000 | |
Fermes de Poissy | 500,000 | 3,834,000 |
Fermes de Lorraine | 3,334,000 | |
Régie de la marque des cuirs, évaluée derniers nets | 1,166,000 | |
À quoi il faut ajouter comme territorial, en apanages ou échanges | 1,000,000 | |
TOTAL | 219,091,502 |
Dans ce tableau des revenus ordinaires de l’État, je ne fais point mention des revenus de la Couronne, et autres, comme les domaines non engagés, les bois, les postes, les monnaies, les parties casuelles etc., qui ne doivent point entrer dans le revirement de parties du fisc, et dont la régie plus ou moins éclairée, ferme et équitable, n’importe à votre Peuple, qu’autant, que les intérêts de toute espèce de son maître lui sont précieux.
Voilà donc deux cents vingt millions d’impositions assises par le tranchant sur votre Nation, qui vous sont nécessaires, dont elle doit contribuer, mais que votre justice vous ordonne de lui répartir. Pour ne point perdre de vue le principe de la ruine de votre Peuple, il est nécessaire de vous représenter encore ici, selon la règle donnée ci-dessus, le tableau de la dégradation que la forme actuelle entraîne sur cette partie ; elle sera très considérable encore, attendu que les subventions, qui n’entrent point dans les revenus ordinaires, ne sont point impôts affermés, et que les Fermes, qui entraînent la plus grande dégradation, sont englobées dans les revenus ordinaires.
EFFET des impositions ordinaires sur toutes les Classes de dépense.
Les subsides qui se lèvent sur la Nation, abstraction faite de l’Impôt de subvention, montent à quatre cents cinquante millions.
À savoir.
Pour l’impôt ordinaire | 225,000,000 |
Pour ce qu’enlèvent les frais de perception, et les extorsions de toute espèce, au moins | 225,000,000 |
TOTAL | 450,000,000 |
Voyons maintenant l’effet de la distribution de cet Impôt, selon la règle donnée dans le Tableau précédent.
Les biens contribuables, dont le revenu total est deux cents vingt-cinq millions, paient, comme nous avons dit, directement sur ce revenu | 75,000,000 |
Reste à répartir sur un fond stérile | 375,000,000 |
TOTAL | 450,000,000 |
ÉTAT des dépenses de la Nation sur lesquelles porte la surcharge des trois cents soixante et quinze millions.
1°. Sur les dépenses annuelles des propriétaires des biens contribuables, qui n’ayant plus à payer les quarante millions pour l’impôt de subvention en vingtièmes et dépendances, sont de | 150,000,000 |
2°. Sur les dépenses annuelles des cent soixante et quinze millions de revenus des propriétaires des biens nobles | 175,000,000 |
3°. Sur la dépense des deux cents vingt-cinq millions d’impôt, dont environ deux cents millions se dépensent dans le Royaume, porté pour | 200,000,000 |
4°. Sur les dépenses faites par les Traitants qui ne montent plus qu’à deux cents quinze millions, parce que l’impôt de subvention leur donnait vingt-cinq millions de plus, ce qui le portait à deux cents quarante millions, ci | 215,000,000 |
5°. Sur les dépenses d’exploitation qui montent à peu près à | 900,000,000 |
La Masse de ces cinq Classes de dépenses réunies est de | 1,640,000,000 |
DÉTAIL et distribution des trois cents soixante et quinze millions levés sur les dépenses de la Nation.
Les trois cents soixante et quinze millions d’Impôt sur le fond stérile, qui doit être payé par ces cinq Classes de dépense, sont.
Pour la première | 34,000,000 |
Pour la seconde | 40,000,000 |
Pour la troisième | 46,000,000 |
Pour la quatrième | 49,000,000 |
Pour la cinquième | 206,000,000 |
TOTAL | 375,000,000 |
Les revenus de là Nation souffrent donc, par une imposition prise sur les dépenses d’exploitation, un déchet annuel de deux cents six millions, et paient en outre pour une autre partie du même genre d’imposition, au delà de la contribution directe levée sur leurs biens, une surcharge de soixante et quatorze millions prise sur les Propriétaires. Il y a de plus un accroissement annuel de déchet d’environ quinze millions sur les revenus, à en juger seulement par la perte du produit net sur le pied de l’intérêt de la somme enlevée par surcharge.
Il est à observer que l’intérêt de l’argent, ou de toute autre richesse empruntée, et dont le Prêteur tire un revenu, est fondé sur le profit qui résulte de l’usage de cette richesse employée aux travaux nécessaires à la reproduction annuelle des richesses. Ainsi on peut en quelque sorte apercevoir par l’intérêt qu’on retire de l’argent prêté, quelle peut être la progression du déchet de la reproduction annuelle des richesses, causé par l’interception de celles qu’on enlève aux travaux économiques ; en y ajoutant de plus l’extinction du gain des Entrepreneurs et du salaire des ouvriers occupés à ces travaux ; car on doit compter cette rétribution qui leur fournit au moins leur subsistance, sous ce point de vue. On doit donc en même temps envisager, dans la suppression des richesses de l’exploitation, le déchet de la reproduction, et le déchet de la population. En résumant ces calculs, on aperçoit clairement que sans la surcharge qui porte sur un fond stérile, les Propriétaires paieraient soixante et quatorze millions de moins, et auraient plus de cent soixante millions de revenus de plus, c’est-à-dire, plus des trois quarts des deux cents millions que cette surcharge anéantit annuellement, indépendamment de l’accroissement progressif de cette perte annuelle.
Cette double destruction est une suite nécessaire d’une imposition établie sur le fond stérile, c’est-à-dire, sur les dépenses mêmes de la Nation ; mais elle est plus rapide, lorsque cette imposition porte sur le Commerce des denrées du cru ; car elle surcharge leur valeur vénale primitive, elle abolit le Commerce extérieur, enlève le profit de la culture, et s’oppose entièrement à la prospérité d’un État. Cette même imposition est plus funeste encore, quand elle se lève immédiatement et arbitrairement sur les fonds mêmes de l’exploitation de la culture ; elle est alors sans mesure et sans proportion avec le produit, elle déconcerte et ruine les Cultivateurs, elle fait tomber les terres en friche, elle éteint non seulement les revenus, mais encore avec eux tous les produits de la culture qui soutiennent les dépenses de la cultivation, et fournissent la subsistance aux Colons. On détruit donc alors les revenus, le fond des dépenses, les hommes. C’est surtout ces deux derniers genres d’imposition ruineuse, que l’on doit éviter dans les cas malheureux, où l’on est forcé d’établir une imposition sur les dépenses de la Nation.
Mal avisés seraient les Partprenants qui me taxeraient d’exagération dans le calcul des frais et des profits des Traitants et fermiers. Si c’était ici le lieu de multiplier les états, je ferais voir par le relevé de leurs frais et profits sur tous les objets et principalement sur ceux de première consommation, les profits immenses de la Ferme, indépendamment des frais d’autant plus considérables, qu’ils interceptent l’exercice de tous les droits naturels à la fois. Ces deux tableaux étonneraient en présentant celui de 1’énorme spoliation des Sujets ; mais laissant les objets principaux qu’on vous mettra sous les yeux, si vous le désirez ; je n’ai voulu vous présenter ici qu’une seule partie, comme plus isolée et plus générale. On y grossit tous les objets de détraction, et l’on diminue ceux des consommations, pour éviter à cet égard toute apparence même de reproche.
PREUVE des bénéfices et des dépenses sur le tabac.
Nos consommations sont au plus bas, de quarante-huit millions de poids de livre, qu’on réduit à cause de la contrebande, qui est elle même onéreuse à la Nation, à vingt-quatre millions, lesquels, à trois livres, quatre sols, donnent | Liv.
76,800,000 |
La Ferme vend au public la livre de tabac 3 liv. 4 sols, elle le vend à ses Débitants, 3 liv. 2 sols, mais ceux-ci règlent leur vente au public sur le même pied de 3 liv. 4 sols. | |
Vente des tabacs en l’autre part | 76,800,000 |
REPRISES.
Les achats sont à différents prix : on les porte l’un dans l’autre à quatorze sols la livre, qui est le prix le plus fort, ci | 16,800,000 | 33,800,000 | 45,650,000 |
Frais de voiture, manutention et déchet | 5,000,000 | ||
Prix de bail | 12,000,000 | ||
Frais. | |||
Intérêts des fonds d’avance, à quinze pour cent | 450,000 | 11,850,000 | |
Remises aux Entrepreneurs, à cinq pour cent | 1,000,000 | ||
Diminution du tabac sur les Cantines | 3,000,000 | ||
Etrennes et gages des Commis | 1,000,000 | ||
Dix mille gardes à six cents liv. par an | 6,000,000 | ||
Cent Sous-brigadiers à mille liv. | 100,000 | ||
Cinquante Brigadiers à deux mille liv. | 100,000 | ||
Vingt-cinq Capitaines Généraux à 4000 liv. | 100,000 | ||
Dix Directeurs à dix mille livres | 100,000 | ||
Partant reste à la Ferme un bénéfice net de | 31,150,000 | ||
Auquel ajoutant les frais de | 11,850,000 | ||
Le total est de | 43,000,000 | ||
Outre le bénéfice qu’elle tire sur le tabac d’Espagne. | |||
De vingt-quatre millions de livres de tabac, il s’en râpe treize à quatorze millions sur lesquels les débitants, déchet déduit, ont par chaque livre vingt-huit sols, ce qui fait une surcharge sur le public d’environ | 19,000,000 | ||
Ce qui forme avec les quarante-trois millions ci-dessus, un total de | 62,000,000 |
Ainsi, l’excédent de l’imposition surpasse ici au moins de quatre cinquièmes le produit de l’Impôt.
Je parlerai ailleurs du déchet terrible, que cause à votre territoire la prohibition de la denrée qui lui est la plus propre, la plus rapportante, et dont la consommation est la plus générale ; denrée que la Ferme et la contrebande vont également chercher dans des climats étrangers, éloignés, et souvent ennemis, tandis que la fertilité à cet égard pourrait être à vos portes. Je n’en ai fait mention ici que pour vous montrer une faible esquisse du dégât des Fermes, soit en frais de régie, soit en profit, car ce qu’on pourrait trouvé d’exagéré sur les frais, tourne en profits ; ce qui revient au même pour le Peuple.
Voilà donc un exemple de ce qu’il en coute à votre Peuple pour vous fournir les deux cents vingt millions d’Impôts extraordinaires. Cet état destructif ne peut durer. Il est tel, que je ne crains point d’affirmer, que les Cultivateurs ne roulent que sur les sommes qu’ils doivent aux Receveurs des tailles, et que s’ils étaient forcés de payer leurs dettes, tant à ces Receveurs qu’aux Propriétaires, il ne leur resterait pas un sol pour continuer leur exploitation et fournir à leurs avances annuelles, ni au Propriétaire de quoi vivre, ni au fisc de quoi se soutenir ; en sorte que la partie productrice roule aujourd’hui, ainsi que tout le reste sur le crédit et sur le cercle vicieux de sa ruine. Nous ne pouvons cependant épargner à présent, que les frais énormes de perception. C’est sur cet objet que je compte me retrouver d’abord, et bientôt après toutes les libertés réunies, celle des hommes, celle des denrées, celle du commerce, celle de l’industrie, celle des consommations, nous mettront à même, par l’accroissement des revenus et de l’aisance de votre Peuple, de vous offrir avec joie et empressement ce que nous vous présentons des mains de la nécessité.
C’est l’offre d’une contribution de deux cents vingt-cinq millions réels et sans non-valeurs quelconques, dont je vais vous détailler le plan. Je vous présenterai en même temps l’inconvénient du surtaux que cette masse emporte de nécessité aujourd’hui. Cet inconvénient est inévitable pour un temps, puisque les terres, en vous donnant le tiers du revenu ou produit net, ne peuvent fournir que le tiers du revenu qui vous est nécessaire ; mais vous verrez en même temps que la détérioration qui en provient, est infiniment moins considérable, et qu’elle ira toujours en décroissant jusqu’aux temps, où le produit des terres rétabli pourra fournir à tout l’Impôt.
La première condition nécessaire pour mettre vos Peuples en état de vous fournir cette somme directement et sans non-valeurs, et pour arrêter en même temps la reprise de l’Impôt sur le fond productif de l’État, c’est de lever absolument toutes les barrières qui arrêtent l’abondance, et qui séparent vos produits, du Commerce qui peut seul leur attribuer la qualité de richesses. Cette condition suppose, non seulement la suppression de toutes Fermes quelconques, et de tous droits et prohibitions sur les denrées, telles que le vin, le sel, le tabac etc., mais encore la radiation de tous droits sur le Commerce, tant extérieur qu’intérieur, et de toute douane quelconque ; elle suppose que l’Étranger et le Régnicole soient également reçus dans vos Ports, sans y être soumis à aucuns droits, visites, tarifs, ou empêchements.
Je crois entendre à cette proposition les murmures des Commerçants à qui l’abnégation absolue des vrais principes a permis de se croire en droit de représenter seuls le Commerce de la Nation. Quoi ! diront-ils, vous avez donc résolu qu’il n’y ait plus désormais, ni Commerce, ni Navigateurs, ni Matelots parmi nous, puisqu’une suite indispensable de vos principes est de transporter sur nous la tâche d’exclusion dont vous délivrez les Étrangers ? En effet, dès qu’ils seront libres d’arriver chez vous, et d’en sortir, sans payer aucuns droits quelconques, ils jouiront de la décharge pleine et entière ; chez vous, à la faveur de votre idole de liberté générale, chez eux, en vertu de leur privilège national ? Les voilà donc libres à l’aller et au venir : nous au contraire obligés de payer les droits et douanes subsistantes chez l’Etranger, nous ne jouirons que d’une de ces deux libertés, d’où s’ensuit qu’ils navigueront avec un bénéfice et un avantage certain sur nous. Cavons cette objection, manteau décevant dont se couvrit la cupidité, qui la première inventa la recette fatale des prohibitions.
Si je voulais l’attaquer seulement dans les détails, je demanderais de quelle nature sont ces droits et prohibitions étrangères, si elles sont sur les personnes ou sur les denrées. Il serait difficile de m’en montrer du premier de ces deux genres. Le célèbre acte de navigation lui-même, ce délire de la cupidité marchande, prédominante dans un Gouvernement qui sortait à peine de l’anarchie, n’interdit pas aux Étrangers les denrées de leur crû. Or, si les droits sont sur les denrées et marchandises, tant pis pour les Nations assez aveugles pour croire trouver leur avantage par cette voie-là, et les choses seront égales à cet égard entre les marchands de toutes les Nations qui arriveront dans leurs Ports.
Mais dédaignant une fois pour toutes de nous appesantir sur ces détails mercantiles, reprenons la question dans le grand, et envisageons-la dans le sens, qui seul est convenable aux Souverains.
Le Commerce des Négociants régnicoles ne doit être lui-même regardé par la Nation, que d’un œil égal avec le Commerce des Négociants étrangers, qui achètent et qui vendent chez elle. Il n’en est pas de même du Commerce de la Nation, et du Commerce des Nations étrangères, où les intérêts peuvent être fort différents.
Il y a des Nations qui vendent, voilà l’Égypte : il y en a qui revendent, voilà Tyr. Dans ce point de vue, Tyr n’est qu’un accessoire exploitant de l’Égypte. On regardait Tyr comme la Nation commerçante, et point du tout, c’était l’Égypte qui était foncièrement commerçante, et Tyr n’était que l’agent de son Commerce. Voulons-nous considérer le Commerce dans son vrai point de vue ? Envisageons le Commerce de deux Nations qui s’entre vendent les productions de leur crû, c’est là la vraie manière ; car celle qui a le plus à vendre, qui vend le plus, et qui vend le mieux, a bien des avantages sur l’autre. La principale condition, la condition essentielle du Commerce d’une Nation, du vrai Commerce, tel que je l’entends ici, c’est de vendre et non pas d’acheter. En effet, on a en général bien moins besoin d’acheter que de vendre ; ainsi il faut en toutes manières se procurer les Acheteurs quels qu’ils soient, s’ils favorisent notre débit. Or, ce ne peut pas être en chargeant d’Impôt nos marchandises, et en inquiétant les Marchands, que nous provoquerons chez nous la concurrence des Acheteurs.
Considérons sous ce même point de vue l’Étranger vendeur, je ne dis pas l’Étranger marchand ; car ce dernier pourrait ailleurs, comme en France, chercher à duper l’autre : mais si le véritable Vendeur, si la Nation étrangère quelconque voit clair à son intérêt, elle ne pensera, comme elle le doit, qu’à favoriser sa condition de vendeur. En ce cas, la franchise des marchandises, et la liberté du Commerce s’établiront partout, sur tout, si elles commencent à s’établir entre quelques Nations ; car alors il y aurait trop à perdre pour celles qui voudraient persister dans leur ancien système. Mais, dit-on, vous renoncez au Commerce maritime, que d’autres Nations s’assurent exclusivement par leurs prohibitions. J’ai déjà demandé en quoi ? Mais sans m’arrêter davantage à ces chicanes, je répète que le Commerce maritime est un commerce de Marchands ou de Revendeurs ; que c’est le Commerce de vendeur qui est le Commerce de la Nation, et qu’il ne doit se prêter en rien à son propre préjudice au Commerce des Revendeurs. Je dis à son préjudice, car je n’oublie pas que le Commerce, des Revendeurs est une suite nécessaire du Commerce des Vendeurs ; mais qu’importe à une Nation agricole, à une Nation qui ne peut prospérer que par la vente de ses productions, que les Revendeurs soient régnicoles ou étrangers ? Il importe sans doute, dira-t-on, que ce soient des Vendeurs régnicoles qui profitent du bénéfice de ce Commerce de revente ; j’y consens pourvu que ce bénéfice soit pris sur l’Étranger ; disons plus, pourvu encore que nos Revendeurs régnicoles ne prennent sur nous que le bénéfice que les Revendeurs étrangers retireraient de leur Commerce avec nous. Or cette condition nécessaire ne peut exister qu’en accordant également aux uns et aux autres la même liberté et les mêmes franchises ; autrement nous établirions en faveur de nos Marchands un monopole contre nous. On nous opposera l’usage des autres Nations, qui croient favoriser par leurs prohibitions le Commerce de leurs Négociants : mais ces Nations sont-elles agricoles ? Ont-elles pour principal objet dans cette conduite de faire prospérer le Commerce de leur territoire, et y réussissent-elles complètement ? S’il y a, dira-t-on, à perdre de ce côté-là, on le regagne bien par les avantages de la navigation, d’où résulte une supériorité qui soutient la puissance des Nations maritimes, comme étant le fondement de la Marine militaire, et tout cela s’obtient en repoussant le Marchand étranger par des droits imposés sur ses marchandises. Si ce moyen est sûr, notre Marine doit donc être formidable, car ce moyen n’a pas été négligé. Mais on en connaît un plus sûr encore, ce sont les richesses. Les richesses s’obtiennent dans un État agricole par le débit et le bon prix des denrées du crû. On se procure le débit et le bon prix par la concurrence des Acheteurs, et on favorise cette concurrence par l’immunité et la liberté dans vos Ports, même pour les Étrangers vendeurs ; car le Vendeur qui a débité sa marchandise dans un pays, devient Acheteur dans le même pays. D’ailleurs, la concurrence des Vendeurs procure encore à ce pays le prix le plus bas et le plus favorable pour ses achats.
On nous oppose le fameux acte de la navigation en Angleterre, qui porte sur des principes contraires à ceux-ci, et c’est, ajoute-t-on, à cet acte que cette Nation doit sa prospérité. Si nous bégayons, ce n’est pas à dire que ceux qui nous sont supérieurs dans la science économique ne balbutient encore. Ne sommes nous pas témoins de débats existants actuellement parmi cette Nation studieuse et appliquée à ses vrais intérêts, et de recherches sur les moyens d’empêcher ses laines de sortir : mais leur réveil est tout autrement fructueux que le nôtre, parce qu’ils sont conséquents. Il en est déjà parmi eux, et des plus sages, qui ne conviennent pas des prétendus avantages de leur acte ennemi, et qui reconnaissent pour vrai principe de leur prospérité l’accroissement de leur agriculture, soutenue par la vente de leurs grains à l’Étranger. Cette vente leur a été d’autant plus favorable, qu’à la même époque où elle a été encouragée chez eux, ce Commerce a été interdit chez nous. C’est cette prohibition qui fut l’acte le plus avantageux à leur navigation, qui en les enrichissant nous a appauvris, et a produit ainsi un double et désastreux effet dans l’état des richesses respectives entre deux Nations rivales. Leur acte de navigation n’est en effet qu’une déception suggérée par le génie marchand, bien plus dominant encore en Angleterre que chez nous. Cette prédomination gît en principes, parce qu’ayant les deux tiers moins de territoire que nous, cette Nation tend à s’en dédommager par les avantages de la mer ; et nous, par les mêmes raisons, nous devons tendre, sans objet de nuire à personne, à profiter des avantages de notre territoire, qui sont en tout supérieurs à ceux de la mer, attendu surtout que ce territoire est environné de mers qui peuvent y amener des Marchands de toutes les Nations : car l’avantage est toujours en pareil cas pour la Nation agricole.
Il y a des Nations qui n’ont que le Commerce marchand, qu’on appelle vulgairement Commerce. Il en est d’autres qui sont partie commerçantes, et partie agricoles, parce que leur territoire est trop borné pour être pleinement agricole. Ce ne sont point ces Nations qui doivent nous servir de modèle ; elles ne doivent pas non plus se fixer à nos principes. Il n’y a donc point d’application à faire d’une Nation à une autre à l’égard des taxes sur le Commerce étranger. Celle qui n’a que du trafic, ne peut payer l’Impôt que sur son trafic, et on aurait tort de lui en faire querelle : elle en sent elle-même le préjudice sans pouvoir l’éviter. C’est ce que n’ont point démêlé ceux qui jargonnent ce grand mot, Commerce, devenu si trivial, sans avoir jamais bien été analysé. Ils n’ont pas vu que les États agricoles sont beaucoup plus commerçants que ceux qu’ils appellent commerçants que les premiers sont les vendeurs, et que les derniers ne sont que revendeurs.
En conséquence, ils n’avaient garde de remarquer, que les intérêts de ces Nations diverses n’ont rien de semblable ; d’où s’ensuit, que leur conduite doit être différente. De cette ignorance des connaissances primitives, il a résulté, que le Revendeur régnicole d’un Royaume aratoire a toujours eu beau jeu pour tromper le ministère de sa Nation. Mais nous traitons du règne de la lumière, et c’est assez déférer aux illusions des ténèbres et de l’aveuglement.
Il faut donc que l’Étranger et le Régnicole soient également reçus dans vos Ports, sans y être soumis à aucuns droits, visites, tarifs ou empêchements ; que les rivières, les chemins, les portes des villes, soient également libres, sauf toutes liquidations, et qu’on ne laisse à ces dernières que leurs octrois les plus anciens, faisant partie de leurs privilèges primordiaux, et rien de tout ce que l’esprit moderne de fiscalité a introduit en ce genre, dans l’objet de partager sur le champ avec un municipal aveugle ou contraint, la dépouille des Peuples, et les restes mourants de la fertilité des terres. Que tous les passages en un mot s’ouvrent à votre voix, et que les étendards de la liberté flottants de toute part sur votre heureux territoire appellent le Commerce, éveillent l’Industrie, couvrent de leur ombre le Cultivateur courbé sous le faix de ses travaux, et raniment la population et la joie expirantes sous des masures dispersées.
Une condition qui résulte de celle-ci et qui l’eût dû prévenir, c’est que les corvées, les milices, les classes, ces inventions de l’esprit de pédanterie séduit par les prestiges du monopole et de l’exaction, disparaissent en même temps devant le feu de vos regards paternels. La prospérité et ses agents vont se charger des chemins et des communications ; la population, la solde équitable, et l’esprit de liberté généreuse, recruteront à l’envi vos armées ; et la paie exacte du Matelot, désormais délivré du monopole criant et tyrannique des Classes, ainsi que l’honneur de servir sous vos Pavillons, vous présentera en foule au besoin, l’élite des élèves d’un Commerce immense et sans cesse agissant. Il nous faut en un mot, la liberté pleine et entière du Cultivateur et de tout ouvrier quelconque. Les Impies qui ont abusé de votre vigilance au point d’arracher à votre bonté la loi par laquelle ils les ont enchaînés, n’avaient garde de vous dire, que leur orgueil aveugle, ou leur cupidité sacrilège vous liaient les mains ; mais j’osai vous le démontrer, et s’ils ne me convainquent d’avoir trompé mon Souverain, toute proposition contraire à la liberté que je réclame, doit être désormais mise au rang des crimes de Lèse-Majesté.
Telles sont donc les conditions préliminaires de la régénération. 1°. Suppression de toutes Fermes et de tous prétendus droits extorqués ou tolérés dans l’administration des finances, et leur abolition à jamais. 2°. Liberté entière de l’Agriculture, du Commerce, de l’industrie et de tous les produits quelconques. 3°. Liberté des hommes, et qu’ils ne soient soumis qu’à vous et aux lois.
Ces premiers pas si faciles, si grands, si justes, si nécessaires, une fois faits, il s’agit maintenant de faire face aux revenus du fisc, et de lui fournir les deux cents vingt-cinq millions d’Impôt ordinaire. Nous avons dit, qu’il n’y a au fond que l’Impôt territorial qui soit un Impôt réel, un Impôt établi sur des richesses renaissantes, le seul Impôt enfin qui puisse être assis avec règle et proportion sur les revenus de la Nation. Nous avons prouvé que tout autre Impôt n’est qu’un double emploi qui retombe sur le même fond, et qui provient du malheureux état où la décadence et le dépérissement des biens productifs sont venus à tel point, que tout le revenu des Propriétaires mêmes ne pourrait subvenir au paiement de l’Impôt. J’ai démontré comment toutes ces fausses ressources auxquelles on a recours, ne font qu’accélérer entière destruction des productions du territoire. Le seul point de vue donc qu’on puisse avoir pour grossir les revenus du fisc, c’est d’accroître en quantité et en valeur le produit d’un État ; c’est à cela que se résume le principe éternel, constant et rebattu, qu’un Prince ne peut être riche qu’en raison de ce que ses Sujets le sont.
Mais le produit total, ainsi que nous savons dit et répété, est déterminé et délégué à tous les frais d’exploitation, d’entretien, d’exportation et de reproduction. Toutes ses parties du produit total, qui doivent demeurer dans cette portion du cercle, sont comme non avenues pour la partie jouissante. En un mot, le produit total est en deux parts l’une pour la portion laborieuse des Sujets dans le genre mécanique, l’autre pour la partie qui travaille dans le genre libéral, s’il est permis de parler ainsi ; et les exacteurs, ainsi que les oisifs, sont frelons qui pillent l’une et l’autre part. On peut distinguer donc portion de labeur, et portion de jouissance. La première ne doit rien à personne qu’à la nécessité ; la seconde est ce qui constitue le revenu sur lequel vous devez avoir votre part.
Mais pour faire le discernement et la distinction de ces deux portions si semblables en nature et si diverses en destination, pour faire, dis-je, cette séparation, qui est le seul et unique point d’appui d’une administration fiscale, éclairée ; de quelque manière qu’on se retourne, quelques voies pénibles qu’on veuille tenter, il est impossible d’y parvenir que pat un seul point, à savoir les baux.
Le bail qu’un propriétaire fait de son champ pour une redevance fixe, est une désignation sûre qu’il renonce à mettre la main à l’œuvre quant à cette partie ; qu’il se départ en conséquence de son contingent à la portion du produit qui est dévolue au travail de ce champ, et qu’il se contente de la portion déterminée pour la jouissance. S’il abandonne cet ouvrage pour en aller faire un autre, son labeur sera franc ailleurs, mais sa jouissance ici doit être imposée. En un mot un bail est la seule règle que puisse prendre le Gouvernement pour connaître le produit net, c’est-à-dire, le revenu du territoire. C’est sur ce revenu seul qu’il peut prélever sa portion ; c’est la totalité des baux qui composent la masse des revenus de la Nation ; c’est sur cette masse que doit être prise la portion de l’État, selon la règle établie par la nécessité ; et c’est ainsi seulement, qu’on peut arriver au compte éclairé entre le Souverain et la Nation, base indispensable de toute bonne administration en finance.
Nous voilà retombés en apparence dans l’inconvénient qui nécessite, dit-on, tant de perquisitions, de contredits, d’amendes et d’exactions de toute espèce. On a dans ces derniers temps voulu prendre les baux pour la base distributive des dixièmes et des vingtièmes, et à défaut des baux les déclarations des Propriétaires. Qu’est-il arrivé ? on a soustrait les baux réels à l’autorité publique ; on en a présenté de simulés, étayés par des contre-lettres ; on a attesté de fausses régies par de faux serments et de fausses procurations ; et quant aux parties non affermées sur lesquelles on ne demandait que des déclarations, la mauvaise foi a tout réduit, tout déguisé, de manière qu’il a fallu s’instruire par des perquisitions exactes et souterraines, et malgré les doublements et tiercements en cas de faux, voir frustrer une partie des droits du fisc.
C’est ainsi, Seigneur, qu’on vous présente, sous les couleurs de la tromperie et de la mauvaise volonté, les terreurs et l’impuissance de vos peuples ; mais je me trompe : on n’oserait vous entretenir de ces sanguinaires détails. L’édit une fois porté, tout le reste est une suite des préventions et des nécessités du courant, ainsi que de la malheureuse habitude de livrer vos peuples à des mains étrangères et avides. Pour savoir si, dans cette exposition, les faits sont altérés, je m’en rapporte aux tableaux des revenus exposés ci-devant, ainsi qu’au montant des impositions ici alléguées et comparées avec les revenus de vos sujets. Dans tous les pays de grande culture, les baux sont patens et clairs ; si l’on en déguise quelques-uns, le texte de la loi suivie à la lettre les eût plus soulagé que ne fait cette misérable déception. Il n’est point en effet de baux où le Propriétaire charge le Fermier des cas fortuits, des gros entretiens etc. et ces parties, qui de droit devraient être reprises en détraction du prix du bail, montent plus haut que ce que l’on déguise. Dans les pays de petite culture, quelques faibles que soient les déclarations, ceux qui les présentent ne savent eux-mêmes ce qu’ils font. S’ils cherchaient le produit net par les règles simples de la mise et de la prise, ils découvriraient que l’État les devrait payer pour labourer, et entretenir les bâtiments et les ateliers, s’il veut que son territoire soit cultivé. Mais languissants au milieu de leur atelier, qui décroît chaque jour, ils regardent le produit total au moment de la récolte, comme une richesse et un acquêt ; ils consomment pendant les premières semaines, réservent à peine pour les semailles, pour lesquelles les batteurs entrent dans les granges en même temps que la récolte ; ils manquent ensuite, empruntent enfin pour la moisson, jusqu’à ce que desséchés au milieu de ce cercle vicieux de dépérissement, ils voient déserter leurs métayers, tomber leurs maisons et enlever leurs bestiaux. C’est dans cet intérim, ce devrait être dans cette attente, qu’ils font des déclarations, et l’on ose les attaquer de faux ! et qui ? des hommes ignorants les vrais principes économiques, des hommes sans miséricorde, tandis qu’à des yeux éclairés, à des cœurs humains, la misère et la ruine prochaine portent excuse de tout, mais sur tout de ce qu’on appelle entre gens aisés la mauvaise foi.
Ces objections exagérées ne doivent point nous détourner du seul point décisif en ce genre. Ce qu’elles peuvent avoir de vrai, est une suite de la calamité même que nous voulons arrêter. Nous verrons quand nous en serons à l’Article de 1’Agence, à laquelle seule on peut confier l’inspection de la recette de l’impôt, qu’elle sera d’espèce à calmer toutes les terreurs du Peuple, à bannit toute déception, toute délation etc. Mais ici il suffit de dire que le rétablissement seul de l’Agriculture nécessitera les entreprises en ce genre, formera de gros Laboureurs, et par conséquent de gros Fermiers, qui portant, avec toute sûreté, sur le champ des propriétaires à peu près la valeur du fond en bestiaux, en fourrages, en agrêts et autres instruments d’un labour fructueux, et qui mettant au jour leurs avances, ne voudront pas ensevelir dans les ténèbres les pactes de leur engagement, surtout n’ayant eux-mêmes aucun intérêt personnel à la diminution d’un impôt, qui ne saurait les regarder en manière quelconque : ils ne pourraient même se prêter à la fraude, sans déranger les clauses les plus essentielles du Contrat, qui leur assure 1’état et le revenu des fonds avancés pour l’exploitation des biens qu’ils afferment pour plusieurs années. Car peut-on supposer, par exemple, que pour éluder cent livres d’impôt qui se partageraient entre le Fermier et le Propriétaire, celui-ci porterait dans le bail le prix du fermage à trois cents livres de moins, et exigerait, pour la sûreté de cette portion cachée du fermage, que le Fermier les payât d’avance pour toute la durée du bail ; qu’il avançât, par exemple, pour neuf années deux mille sept cents livres pour se procurer par an un bénéfice de cinquante livres sur l’impôt, tandis que deux mille sept cents livres employées dans son entreprise, portant intérêt au moins à dix pour cent, lui rapporteraient chaque année deux cents soixante et dix livres ? Dira-t-on qu’il suffirait d’assurer les deux mille sept cents livres par le moyen d’une contre-lettre ? Mais outre les inconvénients auxquels les Contractants s’exposeraient, il est facile de remédier à de pareilles fraudes, qui seraient très remarquables par la connaissance exacte que l’on a dans chaque pays de la valeur des biens. D’ailleurs l’esprit de votre Nation vous serait mal connu, Seigneur, si vous pensiez que soulagée de tant de maux dévorants, et tirée de la misère, elle se refusât à un tribut légitime auquel elle devrait tant de biens. Vous allez voir enfin qu’au moyen de la tournure présente, et dans l’état actuel, le développement et la recherche de tous ces déguisements sera l’affaire de votre Peuple et non la vôtre, que l’intérêt public sera, dans cette forme nouvelle, l’Inspecteur de l’intérêt particulier mal entendu, et que vous n’aurez à cet égard d’autre soin que de donner la règle, de pourvoir à ce quelle soit exécutée dans toutes les parties, et de recevoir le tribut.
Le but donc de la loi doit être de ramener toute l’imposition à la source du revenu, et de la reprendre sur le prix des baux. Nous avons démontré que le territoire vous payait le tiers. C’est donc le tiers qui doit être imposé sur le prix des baux ; imposition effrayante, accablante même. Mais, Seigneur, votre peuple est fidèle ; il vous respecte, il ose vous aimer. Il sait que de votre autorité, de votre puissance, dépendent son lustre, sa tranquillité et son être ; il sait que le tribut est nécessaire au maintien de votre puissance et de votre autorité. Il gagnera tant d’ailleurs à se voir délivré de cette nuée d’insectes, qui le dévoraient et le dérobaient à vos regards, qu’il attendra avec joie le temps où en vous offrant moins, il vous donnera davantage. Il vous paie en un mot le tiers des baux d’abord, et si par le malheur des temps, ce tiers est tellement insuffisant, qu’il ne forme que le tiers du revenu nécessaire du fisc, il va par de nouveaux efforts fournir à la totalité de l’impôt ordinaire, qui est aujourd’hui si disproportionné aux revenus du Royaume.
En effet il n’est pas à espérer que le tiers des baux, dans l’état actuel, fournît davantage que l’impôt territorial, que nous avons dit ci-dessus être de soixante et quinze millions. Ainsi donc, comme il s’agit moins ici d’un projet que d’une opération indispensable, si l’on veut arrêter le progrès de la dégradation et la ruine de l’État, il faut que le revirement de parties soit facile et simple. Afin donc que les recouvrements ne cessent point, et que la machine aille en même tems qu’elle se remonte, en prononçant la loi du tiers sur le prix des baux, il serait nécessaire de laisser subsister l’impôt territorial tel qu’il est dans tous les lieux où la masse des baux ne formerait pas l’équivalent. Nous verrons ci-dessous comment les Communautés elles mêmes auraient intérêt à surveiller à cet égard l’Agence privée de chaque Propriétaire, et comment chaque Propriétaire en aurait un semblable à se mettre promptement en règle à cet égard. En attendant, votre impôt territorial rentrerait toujours, et la renaissance de la prospérité et le rétablissement de votre terre, loin de rien coûter à votre fisc, le soulagerait de tous débets et non-valeurs.
Ce n’est pourtant encore ici, je le répète, quant au présent que soixante et quinze millions. Pour arriver à la somme de deux cents vingt-cinq millions, et parfaire ainsi le montant de votre revenu ordinaire, il faut encore cent-cinquante millions, qui certainement ne peuvent être qu’en surcharge, mais il le faut : la loi de la nécessité l’ordonne ; notre Souverain en a besoin : il le faut, dis-je, et nous obéirons.
C’est ici ce que nous appelons impôt de supplément. C’est assurément une surcharge, et une forte surcharge qui se prend sur le fond ; aussi tout l’objet de l’administration doit-il être de 1’éteindre et de l’anéantir. Mais cela ne se peut qu’à mesure que, le produit des terres croissant et augmentant le revenu des Propriétaires et de la Nation, l’impôt territorial proportionnel à ce revenu pourra suffire, et former toute la somme nécessaire au fisc.
Cet Impôt forcé ou de supplément est, dis-je, une surcharge. Je prétends si peu le déguiser, que je mettrai dans peu sous vos yeux le tableau de la dégradation qu’elle opère indispensablement, et opèrera pendant tout le temps de sa durée. Mais vous verrez aussi dans ce même tableau ; de combien elle est moindre que celle que produit la manière actuelle de la levée d’une pareille somme. Vous connaîtrez que tandis que le premier tableau présente un dépérissement graduel et toujours croissant, celui-ci n’offre qu’une surcharge qui arrête il est vrai, et retarde d’autant, le rétablissement, mais qui décroît et diminue chaque jour. C’est une surcharge en un mot, mais c’est la ressource de la nécessité indispensable. De tous les maux impossibles à éviter, et c’est le moindre. Obligés de partir de l’état de dépérissement où nous ont conduit nos erreurs dans l’administration des Finances et du gouvernement économique, nous ne pouvons nous servir que de mauvais moyens. L’Aigle qui s’élève de dessus la terre, ne peut s’élancer avec une rapidité égale à celle qu’il acquiert quand il est parvenu dans les airs.
Pour compléter la totalité de l’Impôt actuel, levé par imposition sur les biens fonds, sur le commerce, sur l’industrie et sur les consommations de toute espèce par les fermes, il faudra, en supprimant tous les droits et impositions ci-dessus, que la Capitale, les Provinces et la totalité du Royaume, se chargent au-delà de l’Impôt territorial que nous avons dit être de soixante et quinze millions, d’une taxe de supplément d’environ cent cinquante millions, pour parfaire les deux cents vingt-cinq millions auxquels se monte à peu près l’Impôt actuel, abstraction faite des subventions extraordinaires ; il faut cent cinquante millions, dis-je, taxe énorme et accablante, que le dépérissement des revenus du Royaume force d’imposer sur un fond stérile pour abolir un plus grand mal qui achèverait de ruiner entièrement la Nation ; mais au moins cette taxe forcée reviendra-t-elle en entier et sans frais au trésor Royal, au lieu qu’indépendamment de tous les débets, retardements et non valeurs qu’imposent au fisc les recettes actuelles, les Fermes générales et particulières, sur les cent quinze millions qu’elles paient, en repompent soixante, comme nous l’avons dit ci-dessus, sans ce quelles coutent au peuple, ce que nous avons pareillement calculé, et sans ce qu’elles anéantissent annuellement de revenu.
Nous verrons tout à l’heure par quelle forme d’administration la recette de l’imposition sera établie et gérée, et vous serez alors convaincu, d’après l’exemple du petit nombre de celles qui subsistent en ce genre dans l’État, que je ne hasarde point en avançant que cette somme reviendra en entier au trésor.
Mais pour que cette taxe de supplément soit la moins préjudiciable qu’il sera possible à la consommation, au commerce et à la reproduction des revenus de la Nation, il faut prohiber absolument quelle soit établie sur aucune denrée ou marchandise comestible et usuelle, sauf les octrois dont les villes et Communautés jouissent de droit en propriété. Il faudrait donc qu’elle fut imposée en capitation ou impôt personnel, proportionnellement aux logements ou loyers d’habitation. Il faudrait qu’aucune Province, ni ville, ni personne ne pût prétendre faire valoir ni Privilège, ni immunité, pour s’exempter de cette contribution, qui doit être générale, puisqu’elle abolit une charge qui porte généralement sur tous les Habitants du Royaume quelconques, même sur le Clergé, sur les Nobles et sur les Communautés Religieuses. Car indépendamment que tout ce qu’ils consomment, paie en toutes manières la surcharge que les droits et les exactions apportent à toutes les denrées et matières ouvrées, ces prétendus biens exempts que nous avons cités, s’ils ne sont imposés sur la glèbe, sont écrasés sur le produit. Qu’on se souvienne de ce que nous avons dit des bois qui sont forcés de venir aux portes de la capitale pour y trouver une valeur vénale, de ce qu’ils y paient d’entrée, et de ce qui retombe par conséquent d’Impôt indirect sur cette portion de biens prétendue franche. L’arpent de bois qui produit quatre-vingt cordes, a payé neuf cents soixante livres avant de rien rendre au Propriétaire, et voilà la franchise de ces biens. En un mot, c’est un Impôt de subvention, Impôt extraordinaire et nécessité, établi pour le salut et le maintien de l’État, qui ne doit subsister que par intérim et dans l’attente prochaine du temps où les revenus rétablis pourront fournir dans la forme juste et équitable aux besoins de l’État, à ceux du Propriétaire et à la circulation réelle et abondante, qui doivent prendre la place des revenus précaires et des fonds fictifs sur lesquels roule toute la masse de la Nation, sous les auspices de ce monstre appelle crédit, précurseur infaillible de la ruine des États. C’est, dis-je, une subvention de nécessité dont nous sentons nous-mêmes, en la proposant, le contre coup et le désastre. C’est une contribution publique dans un temps de calamité, dont aucun Régnicole ne saurait prétendre droit de s’exempter. Il faut je le répète, que cette taxe de supplément soit imposée et levée sur les loyers des maisons, et subsidiairement sur les habitants, proportionnellement à leur état et facultés, sans quelle puisse s’étendre sur aucunes marchandises ni denrées usuelles et comestibles.
Nous avons assez déduit les raisons qui doivent prohiber toutes surcharges sur ces derniers objets, pour qu’il soit inutile de les répéter ; mais il en est une encore qui doit y être ajoutée, et qui paraîtra d’une véritable importance à une administration équitable et éclairée, qui veut tenir une juste balance entre les facultés et les contributions des Sujets ; c’est que toute imposition sur les objets de Commerce retombe toujours en partie sur les Provinces qui produisent et vendent les denrées, d’où il suit que cette méthode interdit toute répartition juste et exacte. Ainsi aucune Province, aucune ville, ne doit être autorisée à lever sa part de la contribution sur les objets de Commerce et de consommation, parce que ce serait une charge sur ces objets, qui pèserait sur le prix de la vente de la première main, et retomberait sur d’autres. Tous particuliers devant contribuer proportionnellement et directement à cette taxe de supplément, on doit exclure toutes voies indirectes que quelques uns voudraient prendre, pour éluder du moins en partie la charge qu’ils doivent supporter.
L’accroissement des revenus des biens-fonds, qui serait le fruit plus prompt qu’on ne saurait l’espérer, de la liberté générale des hommes, du Commerce et de l’Industrie, rongerait par lui-même la taxe de supplément distribuée et répartie à demeure, de manière que chaque canton n’aurait que sa portion à remplacer, et verrait directement le but de libération où ses travaux d’amélioration devraient le conduire. Bientôt le revenu croissant chaque année parviendrait à éteindre cette taxe, et à satisfaire à la totalité de l’Impôt auquel elle supplée.
Il ne s’agit plus que d’établir la forme d’administration qui doit désormais vous soulager de la fonction pénible de répartir et d’exiger le tribut. C’est ce dont je vais traiter, et je finis ici en mettant sous vos yeux le tableau des dégradations de l’Impôt de supplément, tel que nous le proposons ; car il est impossible qu’une contribution assise sur un fond stérile ne soit dommageable. Mais vous connaîtrez d’un coup d’œil, de combien ce dommage indispensable sera moindre que celui qu’apporte la forme actuelle d’imposition dont le tableau vient de vous être présenté. Vous verrez, dis-je, que ces dommages ne vont pas à la moitié de ceux que cause la régie actuelle, qu’ils diminueront annuellement, et qui cesseront enfin, au lieu que par la forme présente, les pertes accroîtront sans cesse jusqu’à notre ruine totale et très prompte.
EFFET de 1’Impôt proposé sur toutes les dépenses au moyen de la suppression des Fermes.
Les subsides qui se lèveraient sur la Nation, selon le plan présenté ; et dans le cas où l’on supprimerait les Fermes et autres formes de Recette dispendieuse, l’impôt se bornerait, dis-je, à | Liv.
225,000,000 |
Voyons maintenant l’effet de la distribution de cet impôt selon la règle donnée dans le tableau précédent.
Les biens contribuables paient, comme nous avons dit | 75,000,000 |
Resterait à imposer cent cinquante millions de supplément pour parfaire les deux cents vingt-cinq millions, en les imposant par feux ou par personnes, et qui conséquemment seraient établis sur un fond stérile, et retomberaient nécessairement sur toutes les Classes de dépenses, ci | 150,000,000 |
TOTAL | 225,000,000 |
ÉTAT des dépenses de la Nation sur lesquelles porterait la surcharge des cent cinquante millions d’Impôt de supplément.
1°. Sur les dépenses annuelles des revenus des Propriétaires des biens contribuables, qui seraient comme ci-dessus de cent cinquante millions, ci | 150,000,000 |
2°. Sur celles des biens exempts de | 175,000,000 |
3°. Sur celles de l’impôt de | 200,000,000 |
4°. Sur celles de l’exploitation auxquelles seraient joints les 215 millions employés dans le précédent état en dépenses des Traitants ; sommes, qui étant désormais rendues aux sujets, grossiront d’autant les richesses de l’exploitation, et se trouveront réunies à la masse commune, ce qui fait que les dépenses fructueuses de cette Classe sont ici de | 1,115,000,000 |
TOTAL de ces quatre Classes de dépenses réunies | 1,640,000,000 |
DÉTAIL et distribution des cent cinquante millions levés sur les dépenses de la Nation.
Les cent cinquante millions de taxe de supplément doivent désormais être pris proportionnellement sur ces quatre Classes restantes de dépense, et seront.
Pour la première | 14,000,000 |
Pour la deuxième | 16,000,000 |
Pour la troisième | 18,000,000 |
Pour la quatrième | 102,000,000 |
TOTAL | 150,000,000 |
On voit, et je n’ai pas prétendu le déguiser, que selon l’opération proposée, les revenus de la Nation souffriraient encore ici un déchet annuel de cent deux millions, et payeraient en outre une surcharge de quarante-huit millions enlevés sur la part qui reste au Propriétaire ; mais ces dommages ne vont pas à la moitié de ceux que cause la Ferme. Le reversement considérable de deux cents quinze millions annuels, rendus tout à coup à la masse des richesses d’exploitation ; rendraient des forces et des revenus à la Nation ; et ces revenus éteignant la subvention, et diminuant ainsi chaque année le dommage qui provient de l’Impôt sur les fonds stériles, accroîtraient au prorata les fonds d’exploitation, et en conséquence les produits : d’où il arriverait, que sortant du cercle de ruine, l’État entrerait dans celui de prospérité.
Au lieu de cela, si l’on continue à lever le même Impôt selon la forme actuelle, nulle puissance humaine ne peut arrêter le cours de la ruine et de la stérilité absolue. L’économie même du Prince et du Gouvernement, loin d’être un soulagement, serait presque un mal, puisque la recette du fisc n’est accablantes exorbitante, qu’en raison de la cessation des revenus de la Nation ; que l’économie serait autant de ravi à ce qui reste de circulation ; et que le grand épuisement provenant de la rapine, celle-ci à qui tous moyens sont faciles en vertu des sinuosités et des méandres dont elle s’est enveloppée, deviendrait plus âpre à mesure que la moisson serait moins abondante ; et votre malheureux Peuple périrait tout entier, comme autrefois les Indiens en commande pour assouvir l’avarice et l’orgueil des chercheurs de trésors.
Je le répète, je viens de le prouver, une imposition de cent cinquante millions établie sur un fond stérile, est une abolition de cent cinquante millions de revenu, et de plus un déchet annuel de plusieurs millions dans les revenus qui restent à la Nation. Car tout ce qui est pris sur les dépenses enchérit d’autant l’exploitation, et est dès lors totalement en pure perte sur le produit net. De plus, cette même richesse enlevée aux Agents de l’exploitation, se trouve presque entièrement dérobée aux travaux nécessaires pour la reproduction. Ainsi elle contribue d’autant à arrêter le profit que la Nation doit retirer de ces travaux. Mais il est évident, comme on vient de l’observer, que par la forme de l’imposition de cette taxe de supplément de cent cinquante millions, la Nation peut éviter du moins une perte immense que lui cause l’imposition actuelle. Une partie des revenus serait d’abord restituée par la diminution de plus de moitié de la surcharge imposée sur les dépenses. Le Commerce et l’Agriculture ne seraient plus accablés, l’activité se ranimerait de part et d’autre, et avec les autres conditions qui doivent concourir, l’exportation de nos productions, et la consommation dans le Royaume augmenteraient ; l’abondance et la vraie valeur vénale se rétabliraient ; les revenus et la population s’accroîtraient ; la taxe de supplément nuisible à ces progrès, s’éteindrait peu à peu ; les forces de l’État et la puissance du Souverain se relèveraient.
Serait-ce encore ici le lieu de s’arrêter à une objection déjà bien détruite, à savoir que le but d’un tel plan d’administration paraît peu conforme à cette maxime si équitable et si avouée de toutes les Nations, qui est que chacun doit contribuer à l’Impôt à proportion de ses richesses et de son aisance. Tout notre plan tend à parvenir au but d’exempter entièrement les riches Cultivateurs et les riches Commerçants, et à ne charger que les Propriétaires, dont la plus grande partie ne jouit que d’un revenu fort borné. Cette arrangement, sans doute, ne paraîtra pas juste à ceux qui n’apercevront pas que, pour les Propriétaires mêmes, il est le plus avantageux que l’on puisse établir, et que toute autre forme d’imposition augmente non seulement leur contribution, mais détruit encore leurs revenus.
Les riches Agents de l’exploitation des travaux économiques, sont nécessaires pour subvenir aux grandes entreprises de Commerce et d’Agriculture qui augmentent les revenus des biens fonds. Si on enlevait les richesses qui fertilisent les terres, et qui assurent le débit et la valeur vénale des productions, on anéantirait les revenus, on ruinerait entièrement les Propriétaires et la Nation, on dépeuplerait le Royaume, et on s’exposerait sans défense aux entreprises ambitieuses des Puissances voisines. Les grands Propriétaires ne trouvant plus alors de ressources dans les trésors public épuisés, ni dans leurs biens dévastés, seraient forcés de retourner dans leurs terres ruinées pour y rétablir leurs revenus, et connaîtraient alors par une fatale expérience que c’est la richesse bien employée, qui fait la richesse, que la vraie économie est l’abondance bien placée, et que sans elle l’épargne n’est que misère ; ils languiraient dans leurs châteaux détruits ; et tant de maux ne seraient provenus que d’une administration arbitraire qui s’étend partout, qui n’a pour objet que le pillage et la domination, qui ne prévoit rien, qui ronge tout, qui détruit la puissance du Souverain, qui se détruit elle-même, qui subvertit l’ordre public, et qui expose l’État à des arrangements forcés, et souvent accompagnés de dérèglements, que l’autorité des lois trop affaiblie ne peut réprimer, et où la violence même ne peut plus en imposer.
Une autorité arbitraire qui dévore la puissance, est une grande flamme qui consomme promptement l’huile de la lampe, et lorsque l’huile manque, la flamme s’éteint. C’est sur les richesses du Royaume dans lesquelles consistent la puissance et la force du Souverain, que s’exerce l’insatiable voracité des Agents du fisc, revêtus de ce genre d’autorité précaire, qui serait d’autant plus funeste qu’elle serait illimitée, et qu’elle favoriserait souverainement leur gestion destructive.
Tel serait l’effet de ces paroles si respectables et si décisives, de par le Roi, prononcées impérieusement par le Préposé et par le Publicain, contre le Roi et contre l’État, et auxquelles on ne pourrait opposer les intérêts du Roi. Cette opposition serait un attentat énorme contre l’autorité confiée aux délégués ; car la puissance, qui est le patrimoine du Maître, n’aurait pas de défenseurs contre une domination arbitraire protégée.
Dès que les grands fiefs ont été réunis à la Couronne, la Monarchie a été dans son état parfait : l’autorité souveraine et légitime s’est trouvée à son suprême degré. Elle n’aurait pu dès lors s’étendre sans s’affaiblir, sans déranger l’ordre essentiel de la constitution monarchique. L’autorité arbitraire ou dissolue, ne peut que détruire l’autorité légitime et absolue du Monarque, et dégrader la souveraineté. Tout ce qui sort de son état naturel, se détériore. L’exercice de l’autorité arbitraire n’a jamais intéressé que les Agents du fisc, qui la sollicitent pour autoriser des impositions ruineuses, qui détruisent les revenus du Prince et ceux de la Nation. Ils s’en emparent sous le prétexte insidieux d’anéantir toute résistance de la part du droit de propriété, d’augmenter l’Impôt et d’enrichir le Souverain par des taxes qui tarissent la source de ses richesses, à mesure que ces taxes se multiplient, et qu’elles remplissent les coffres des Financiers et de leurs Coadjuteurs.
Les Souverains, par des impositions simples et régulières, ont joui, sans affaiblir leurs Royaumes, d’Impôts beaucoup plus réels et beaucoup plus considérables que ceux qu’on affecte de vouloir leur procurer par une multitude d’impositions perfides, qui anéantissent leur puissance en détruisant les forces de leurs États.
Sans le secours des mines, que serait devenue une puissance ruinée par une autorité trop entreprenante et trop tyrannique ? Quel aurait été le dédommagement des Propriétaires privés des revenus de leurs terres devenues incultes ? Mais la ressource des mines est rare ; car si les mines étaient communes, elles ne seraient plus une ressource. Encore les richesses des mines du Nouveau Monde arrivées annuellement depuis plus de deux siècles dans un Royaume dévasté, n’ont-elles pu y rétablir la prospérité et la population. Elles étayent l’édifice, mais elles ne le réparent pas.
Elles n’ont pu tirer l’État d’une langueur habituelle bravée par la pauvreté orgueilleuse, par l’indolence arrogante, et l’inaction dédaigneuse des Habitants ; espèce de philosophie ou d’indépendance populaire, entretenue par l’impuissance réciproque du Souverain et des Sujets, suite funeste de l’oppression et de l’épuisement. On reproche cette inertie à la Nation, mais c’est au Gouvernement qu’on doit l’attribuer. Le zèle, l’activité, la confiance, l’ordre, les vertus patriotiques, la prospérité, ne peuvent subsister que par la bonne constitution du Gouvernement, qui assure la puissance du Souverain et les facultés des sujets.
Mais ne parlons pas des autres : jetons les yeux sur nous mêmes. Aurions-nous des mines pour suppléer aux revenus de nos terres et à la contribution de l’Impôt, lorsque les richesses de l’exploitation de la culture seraient enlevées par une imposition désordonnée, qui saperait journellement l’édifice par les fondements ? Les Agents de cette déprédation étant les derniers ruinés, n’aperçoivent le dépérissement que lorsqu’il est parvenu à un degré irréparable ; leur conduite aveugle et inique assure également leur perte et celle de l’État. Les Habitants qui ne subsistent que par la rétribution due à leurs travaux, s’expatrient à mesure que les richesses s’anéantissent. Le Souverain et les Propriétaires des terres se trouvent enfin sans revenus, et sans moyens pour les faire renaître. Il ne reste que l’espace, qui ne pourrait être envié que par des voisins puissants, en état de s’emparer et de le fertiliser par leurs richesses. Il n’y a donc que la sagesse et la prévoyance du Souverain, la capacité et la dignité de ses Ministres, la sauvegarde des lois, la vigilance des grands Propriétaires, les lumières et la candeur des Magistrats, qui puissent prévenir la destruction d’un État livré à l’oppression et aux désordres d’une administration arbitraire, et d’une imposition confuse et déréglée, qui bouleversent et ruine toute l’organisation économique, tarissent sans retour la source des revenus et des forces du Souverain de la Nation.
Mais tous ces ressorts n’opèrent qu’en venu de l’ébranlement entier de la société vers le bien public. Les lois ne sont rien sans organes respectés du Peuple et dévoués au culte des lois. Les Princes et les Ministres sont entraînés par le torrent des mœurs et des idées reçues dans la société ; les lumières s’offusquent, la candeur disparaît dans un État où les lumières sont suspectes au plus grand nombre, où la candeur n’est qu’une singularité et un piège de plus. N’attendons pas des phénomènes, ne tentons pas la Providence en lui demandant des miracles. C’est l’influence générale, c’est le tour donné à la Société entière vers le patriotisme et la magnanimité, qui produit de grands hommes, et qui peut même s’en passer. Ce tour favorable, cette influence générale, la Société ne peut les recevoir que par l’abaissement de la cupidité privée, dont le resserrement fera refluer les excès même de l’esprit humain vers l’utilité publique, vers le bien. Qu’espérer en effet d’un Peuple, où toute ambition de l’individu n’a d’objet et d’espoir que de vivre aux dépenses du Public ? C’est là néanmoins ce qu’opère un régime de finance qui corrompt les Grands, et les plus grands, par l’appas de la bienfaisance et du patronage ; qui présente l’aspect des fortunes les plus subites et les plus effrayantes ; qui emploie des millions de soudoyés ; qui divise en un mot l’État, met le glaive et la verge aux mains des Entrepreneurs et des Mercenaires, les chaînes sur le col des Propriétaires et des Colons, et les fers aux pieds du Commerçant. Que ce régime cruel cesse, lorsque, vraie image du Tout-Puissant, vous direz : que la lumière se fasse. Que tous ces vautours disparaissent de dessus la surface de votre patrimoine : et tel homme qui, le flambeau à la main, courait brûler le reste de nos moissons, employant ses richesses à des entreprises de Commerce, viendra engraisser vos terres. Du régime des finances, en un mot, dépend plus que de toute autre chose, la corruption ou le rétablissement de la Société.
Il est temps de vous présenter, Seigneur, la forme d’administration qui doit faire aller pour vous la recette de votre revenu, transposé seulement, accru des non-valeurs, et qui cessera dans peu d’être à charge à vos Sujets. Il faut plus, il faut trouver encore dans cette nouvelle forme d’administration l’épargne de la plupart des frais publics qu’on fait monter si haut pour vous au dedans, des chemins Royaux, des charités, de la police intérieure, des secours et indemnités dans les malheurs. Il faut en un mot, que votre bras toujours tendu se repose sur la tête de votre Peuple, qu’il l’ombrage sans efforts de la main de justice, et qu’il n’en présente le glaive qu’à l’oppression et à l’iniquité.
9e ENTRETIEN
Plan de la répartition et de la recette de l’Impôt.
La contribution du Citoyen au trésor public est un tribut, est une offrande. Il n’appartient qu’à celui qui donne, d’offrir ; il le fera sans frais, et tout autre faisant pour lui, se ferait payer de sa peine. Il convient aussi de lui faire prendre en gré son propre hommage. Celui qui daignait apprécier le denier de la veuve, savait qu’en tout genre d’offrandes le cœur fait tout.
Chaque saison renouvelle les fruits de la terre, uniques biens d’ici-bas : chaque saison renouvelle ainsi les revenus. La portion de ces revenus destinée à passer dans les mains du Souverain charge de pourvoir à la sûreté du tout, doit être prise à la source comme toutes les autres portions ; doit revenir à temps et à termes comme elle.
Il importe plus qu’on ne saurait dire, de présenter la chose dans ce sens réel, et de bannir la méthode cruelle qui fait regarder le lien de l’État comme sa hache. Je le répète, il est possible de faire aller par des voies régulières la machine de la finance, non seulement sans exaction, sans rigueurs, sans frais, mais encore par émulation. Sitôt qu’on aura trouvé ce secret, ce sera la pierre philosophale pour l’État, pour le bonheur et la force de la Société, et pour les mœurs.
Cela se peut néanmoins par deux déterminations simples et toutes préparées. La première est l’immunité et l’encouragement de l’Agriculture, et une sorte de distinction sage et réelle attachée à ses travaux et à ses succès. La seconde est de commettre la taxe du Citoyen à sa propre foi, à la régie de ses Magistrats naturels, honorés de la confiance directe du Maître, et non masqués par une politique aveugle et insidieuse, du titre faux et jaloux de barrières entre le Maître et les Sujets. Le replacement des choses dans leur ordre naturel fera tout. Dès lors le Peuple verra à quoi il contribue, et pourquoi il contribue. De tous les produits de son travail, celui qu’il chérira le plus, sera celui qu’il verra destiné à payer les soins de la puissance tutélaire, à accroître sa gloire, à relever sa majesté, à nourrir sa puissance, à renforcer son autorité, toutes choses dont naturellement le véritable profit n’est pas pour celui qui les met en œuvre, mais plutôt pour celui qui en jouit sans en avoir les soins, le travail et l’envie. Le Triomphateur sur son char est moins ému de tout l’appareil qui l’environne, que l’enfant, que l’homme simple, devant lequel il passe en revue, qui le suit des yeux et l’accompagne de ses cris.
Je dis donc qu’il faut confier la levée du tribut du Peuple à ses Magistrats naturels. Ce secours, cette juridiction dont l’effet doit être si puissant, qui doit changer la face de la terre, et arracher, pour ainsi dire, aux choses leur forme habituelle, est tout naturellement sous vos mains. Vit-on jamais aucune assemblée quelconque, aucune société d’hommes civilisés, ou de sauvages, subsister sans l’entremise de quelque Magistrat naturel ? Aucun village est-il sans Syndic ; aucune ville sans Maire, Échevins ou Consuls ? Il ne s’agit donc que du plus au moins d’honneur, d’avantages, ou d’attributions qu’il faudra attacher à la qualité de Citoyen. Sans entrer ici dans la question de savoir s’il importe à la police réelle d’un État de grossir les attributions de cette juridiction volontaire et avouée de tous, question que je crois décidée, il est certain du moins, que comme répondant du Peuple auprès du haut Gouvernement, ils sont Collecteurs nés des devoirs réels de ceux qui sont sous leur juridiction, et représentants des droits de chacun des individus qui reconnaissent leur Magistrature. Nous venons de dire que l’offrande du tribut était un devoir et un droit de chaque particulier ; c’est donc aux Officiers municipaux à présenter cette offrande.
Cette subdivision de Receveurs répandus dans chaque lieu, et, pour ainsi dire, sous chaque clocher, serait encore trop embarrassante pour le trésor. Il est bon d’ailleurs de soumettre le Magistrat vulgaire à l’inspection d’autres plus élevés. Il est nécessaire encore d’établir une suite de gradins et de juridictions hiérarchiques dans l’État. Cela se fait naturellement par le ralliement des villages aux bourgs, des bourgs aux villes, des villes du troisième ordre aux chefs lieux du Canton, et de ceux-ci aux Capitales ; réunion graduelle établie de tous les temps, et qui n’est pas un des moindres liens de la solide contexture de l’État. Le tout remonte ainsi par échelons jusqu’au municipal général de la Province, qui répond directement au Gouvernement. Hiérarchie naturelle et religieuse, qui délivrera le Souverain et ses Sujets de l’administration isolée, arbitraire, et conséquemment tyrannique de ces Magistrats uniques, Juges et Parties, revêtus d’une autorité suprême et déréglée, qui éteint le droit public, subvertit le Gouvernement monarchique, et ternit la splendeur du Trône et la gloire du Monarque.
Je n’envisage point ici le détail de ces grandes divisions relativement au territoire de l’État, et aux raisons qui pourraient décider du plus ou du moins d’étendue à donner à chacun de ces cantonnements, lors du rétablissement de cette juridiction si nécessaire. Chacune de vos Provinces eut autrefois des assemblées générales et municipales ; un petit nombre en a conservé la trace, et ces assemblées, quoique préposées à la levée d’Impôts sans règle, sans mesure et sans proportion, jouissent néanmoins encore de la confiance de leur pays, preuve infaillible de l’accession des Peuples aux ordres de leurs Officiers municipaux. Combien ces Officiers seraient-ils plus autorisés, s’ils n’étaient désormais que receveurs d’une levée fixe, établie sur une proportion simple et connue, et Inspecteurs de la manutention générale de cette partie dans leur ressort quant à la fidélité et à l’exactitude.
Ce petit nombre de Provinces privilégiées en cela seulement, et d’ailleurs plus chargées que les autres, n’a jamais rien couté à votre trésor en retardements et non-valeurs, du moins jusqu’à ces derniers temps d’épuisement absolu. Avec combien plus de facilité la sagesse et la douceur paternelles de l’administration municipale fourniront-elles à la subvention demandée, quand la liberté totale des débouchés aura centuplé les influences du Commerce, cet Agent universel, en multipliant ses forces, son concours et ses recherches ? Que sera-ce, quand tous les hommes étant des Agents libres et laborieux, la main d’œuvre et tous les services venant au rabais en proportion de toute la portion immense dont les concussions morales et physiques les surchargent aujourd’hui, votre dépense et celle de vos Gagistes diminueront de toutes parts, en proportion de ce que votre revenu augmentera ? Que sera-ce, quand vos vins exempts de tous droits et de toute gêne, contribueront à la subsistance, non seulement de la totalité de vos Sujets, aujourd’hui privés de cette boisson qui croît parmi eux et sous leur main, mais encore iront, au profit du territoire, offrir la joie et la santé aux Nations du Nord ? Quand vos sels ne coutant que le prix de la voiture, entreront dans tous les mets, entretiendront la force et la salubrité parmi des bestiaux innombrables, exciteront la fertilité de vos terres, fourniront aux salaisons de toutes les embarcations de l’Europe ? Quand d’autres denrées, dont l’habitude a rendu la consommation immense et universelle, reléguées maintenant dans un autre hémisphère pour l’utilité du Commerce exclusif des Traitants, reparaîtront sur vos terres au gré des Cultivateurs, et répandront parmi eux le prix des achats indispensables portés maintenant à nos rivaux jaloux ? Quand le Commerce des marchandises de main d’œuvre, qui fait subsister une partie de vos Sujets, sera délivré de taxes, contraintes et exactions ? Que sera-ce enfin, quand trouvant la matière première chez vous, toutes vos dépenses de consommation pour votre maison, pour vos troupes, pour vos arsenaux et autres approvisionnements quelconques, occasionneront autant de surcroît de ventes, et conséquemment autant d’accroissement de revenus pour vous et pour vos Sujets.
Ces Provinces qui, comme je l’ai dit, ont conservé leur administration municipale, plus ou moins énervée, et qu’on connaît sous le nom de pays d’États, chérissent avec raison leurs anciens statuts et privilèges conditionnels de leur réunion au corps de l’État, les conservent, dis-je, dans leur mémoire, ou dans le fait, selon qu’elles ont plus ou moins succombé aux invasions fiscales : cependant, toujours à bon droit attachées à ces titres primordiaux de leur établissement, elles pourraient se refuser à être englobées dans un établissement universel, qui, en les soumettant à un arrangement général, donnerait quelque atteinte à leurs usages particuliers. La suite de ceci fera voir, que comptant tirer ma principale force du consentement des Peuples, mon intention n’est pas de proposer rien de tranchant, quant aux détails, avec les usages locaux toujours fondés sur quelque raison naturelle. À plus forte raison, serais-je bien éloigné de conseiller rien de contraire aux privilèges nationaux. Dans toutes coutumes on sait obéir : dans toutes lois la Justice est toujours recommandée, et l’injustice foudroyée, Il serait d’autant plus aisé de déférer aux droits particuliers de ces Provinces, que, comme je l’ai dit, il est de fait qu’elles sont plus chargées en tribut réel, que les autres, au prorata, et que si elles sont moins dévastées, c’est qu’elles se tiennent encore en corps de famille : c’est aussi que les travailleurs en finance résident ailleurs et ne font chez eux que des invasions. Il serait donc facile de leur conserver leurs droits, et de les faire contribuer en même temps selon leur taux naturel. Mais la souveraineté serait toujours fondée à supprimer d’entre leurs usages fiscaux ceux qui contrasteraient avec la liberté générale. Elle le pourrait, dis-je, par droit, mais je les connais, et j’ose répondre que l’autorité ne sera jamais compromise vis-à-vis d’eux en ce genre.
C’est au contraire cette forme filiale envers le Souverain, paternelle envers les Peuples, qu’il faut nécessairement rétablir dans toutes les Provinces de vos Domaines, si vous voulez marcher vers le plan de régénération. C’est par le moyen de ces assemblées seulement, qu’on peut remplir la troisième des conditions essentielles et nécessaires de l’imposition, à savoir qu’elle ne soit, ni abusive, ni surchargée de frais de perception. On sait comment se font les recettes dans les Provinces régies de la sorte. Leur exemple donne nécessairement la règle qui pourrait même être perfectionnée en raison de ce que l’Impôt serait plus simple et plus directement assis à côté du revenu. Un Trésorier général de la Province, qui reçoit des Trésoriers des différents Cantons qui la composent, reverse directement au Trésor, et voilà toute la finance de l’État quant à la recette, finance prospère, obligeante et chérie, jamais redoutée, jamais odieuse. En ceci tout est simple. Le Syndic ou Trésorier de chaque bourg porte à celui du chef-lieu de chaque Canton, et celui-ci au Trésorier général de la Province, qui verse directement au Trésor ou à l’acquit des dépenses ordonnées par la Cour dans la Province. C’est en cela seul que consistera toute la machine maintenant si compliquée.
C’est, dira-t-on, le plus grand bouleversement que vous proposez. Cela n’est pas vrai : c’est une opération régulière et simple, et dont tout l’effort consistera dans la désopilation du corps politique. Il est également honteux et dommageable que l’avidité et la maladresse fiscale aient tourné les choses de manière que le Gouvernement puisse paraître aux Sujets une force majeure, assidument et violemment occupée à chercher et à arracher de l’argent par tous moyens. Il est pareillement très fâcheux que le Gouvernement ne voie dans la résistance sur les Impôts, et dans les allégations de la misère du Peuple, qu’une théorie de prétextes dictés par la mauvaise volonté, et dont le but est de mettre des bornes à l’autorité. C’est une fausse et barbare politique, que celle qui a imaginé que le ferment et les oppositions intérieures d’un État, semblables au combat des éléments, faisaient naître la prospérité. Rien ne doit être plus lié de sa nature, que le Gouvernement et le Peuple. C’est l’affection réciproque de ces deux parties d’un même corps, qui seule peut faire la force et la durée d’un État. Qu’on cherche l’origine de tous les troubles, de toutes les révolutions d’État, depuis que le monde est monde, qu’on en trouve le principe dans le fanatisme, dans l’ambition des Grands, dans l’amour de la liberté etc., ce sont là les causes secondes ; mais dans le fond on trouvera toujours, que les efforts respectifs pour l’extension des droits contradictoires, n’eurent jamais d’objets plus pressants que l’avarice ; que les Princes, même sans le savoir, n’envisageaient que la richesse dans leur puissance, et le Peuple, que son soulagement dans la liberté : que la finance en un mot, ses besoins, ses désirs, ses déprédations etc., furent toujours les principes des désordres politiques et civils. Est-il une erreur plus fatale, plus importante à déraciner, et plus commune en même temps, que celle qui fait consister l’accroissement des revenus du Prince dans 1’augmentation des Impôts, c’est-à-dire, dans la diminution des revenus du Peuple ? On a cependant relégué dans la morale cet axiome physique le plus vrai, qui dit que le Souverain ne peut devenir riche qu’en raison de ce que ses Sujets le deviennent. Pour prévenir à jamais le retour et les conséquences de tant d’erreurs, il n’est pas une opération plus importante à l’humanité que celle d’établir, relativement à l’Impôt, un compte ouvert préliminairement entre le Prince et le Régnicole, entre l’État et les Sujets, entre le Public et les Particuliers ; de faire en sorte, qu’au moyen de la confiance et de la concorde universelle, la masse des revenus soit à découvert, sauf au Prince à prélever sur cette masse la quotité nécessaire à ses besoins, qui sont ceux de l’État. La méthode que je prends, est la seule qui puisse réaliser ce plan favorable, la seule par laquelle on puisse dans un Royaume agricole établir une fois pour toutes ce tableau général, sur lequel on prélèvera la portion qui représente la copropriété de l’État, de manière que le Souverain ne tienne rien de son Sujet, mais tout de sa dignité, de ses devoirs, et de la nature de ses fonctions ; de manière aussi, que le Sujet soit réellement franc et libre, et que la terre seule soit contribuable.
En un mot, à une objection aussi triviale, que l’est celle de la crainte d’un grand changement, je n’aurais naturellement à répondre autre chose que, sommes-nous bien ? En ce cas, il est dangereux de changer de forme. Mais si, tandis que la misère ronge le Peuple de toutes parts, le fisc se trouve chaque jour plus obéré, le changement d’état, loin d’être à craindre, est la chose la plus désirable et la plus indispensable pour qui souffre par des causes, qui ne peuvent qu’accroître le mal.
Il est singulier et déplorable d’entendre la multitude des Idiots, et même les bons esprits et les bons cœurs, faire chorus avec les misérables intéressés au désordre, pour convenir que nous ne sommes pas dans le temps d’apporter les remèdes convenables aux maux de l’État. Pourquoi donc le temps de la maladie ne serait-il pas celui des remèdes ? On ne les administre pas, dira-t-on, pendant une forte bouffée de fièvre. Non sans doute, quand on est sûr que ce n’est qu’un accès ; mais quand la maladie est mortelle, quand on voit dans sa durée la certitude d’une fin prochaine et le terme prévu de cette fin, on risque tout alors ; on ne perd pas un instant ; à plus forte raison faut-il agir quand tout le remède consiste à replacer les humeurs, et à leur rendre leur cours naturel. Quand on veut, disait un grand Ministre, tirer les choses de leur centre et de l’élément qui leur est propre, il faut de la force, il faut du travail ; mais elles se replacent d’elles-mêmes. Consultez, Seigneur, votre cœur d’abord. Demandez-lui, si en vous croyant en droit de demander à volonté, il ne sent pas du moins que toute contribution doit être fournie de la manière qui convient le mieux au contribuable, pourvu que cela revienne au même pour la puissance qui reçoit. Daignez consulter ensuite vos Peuples, et leur demander ce qu’ils aiment le mieux, de s’exécuter ou d’être exécutés. Demandez-leur s’ils s’offrent à remplir au courant les engagements que je prends ici pour eux. Mais, dira-t-on, vous effrayez les gens à argent, et vous ébranlez le crédit. Eh ! quel bien vous a-t-il fait, ce crédit fatal ? A-t-il empêché qu’on n’ait été obligé de charger vos Peuples par delà leurs forces, de les dépouiller et de les bannir, tandis qu’on a grossi chaque jour vos dettes, et que les nécessités du trésor ont été sans cesse plus urgentes ? Vous vendra-t-on les secours moins cher dans les temps de ruine, que dans les premiers temps du dérangement ? Ce serait changer les règles de l’usure, faire refluer les Rivières contre leur propre cours. Le vrai crédit vient de la confiance, et la confiance en un Gouvernement dépend d’une administration prospère pour la Nation. Mais nous n’avons besoin de crédit et de confiance, que pour préserver vos engagements de s’abîmer dans les gouffres d’une défection publique, ce qui détruirait tout ; et je le répète, cette confiance ne peut venir que de l’administration. À cela près, les efforts des Peuples suffiront pour appuyer la puissance du Maître au dehors, comme leur amour pour le rendre heureux au dedans. Mais ajoute-t-on, vous appelez toujours le Peuple à l’administration. Sera-t-il donc le seul qui ne vende point ses secours à la nécessité ? Pensez-vous que la condition du Prince soit la même, quand il aura tant de Conseillers électifs ? Ah ! traîtres déguisés, ou faibles échos dignes de pitié, à quoi donc est-ce que j’appelle le Peuple ? À la levée de ses propres deniers ; à prendre dans sa poche au lieu d’y laisser fouiller ; à faire preuve de sa foi ; à recevoir la loi du Souverain, au lieu d’ignorer où est la foi, et conséquemment de se croire dispensé d’en connaître ; de n’entendre promulguer de loi qu’à l’appui de déprédations d’avance consommées, et de ne rien espérer que de la faveur. Je veux rendre les Sujets patriotes et cultivateurs. Est-ce la voie de les rendre rebelles ? Dès l’instant que les Lettres et les arts ont pénétré dans les États, l’autorité souveraine n’a plus rien à craindre que d’elle-même. L’étude et les connaissances apprennent au petit nombre d’entre les Sujets qui conservent du nerf, que l’anarchie et les révolutions sont plus à craindre, que le Gouvernement le plus défectueux. Le reste, et le plus grand nombre livré à la mollesse et à la timidité, se voue à l’obéissance passive. Tout se tourne en cupidité privée qui n’a plus de moyens que l’intrigue et la déprédation. Mais c’est par la même qu’on enchaîne la volonté du Prince, qui devenue une fois règle arbitraire, ne dépend plus de lui, ni de ses agents immédiats, mais seulement de l’immense annelure que forme l’essaim innombrable de vermisseaux qui naissent et croissent sur le fumier de la déprédation. C’est ainsi qu’on entraîne la puissance à se briser contre les bornes physiques, que lui prescrit la nature invincible et immuable dans ses lois. C’est là seulement où le Souverain trouve plus fort que lui, où il n’y a rien, le Roi perd ses droits. C’est de cette inévitable et fatale extrémité, dont la liberté économique de son Peuple peut seule le délivrer ; et cette liberté n’aspire qu’à approcher de son Trône, pour baiser sur le marchepied la trace où ses pas furent imprimés.
À 1’égard de la manière de donner 1’être tout-à-coup et en tous lieux à l’administration municipale, elle est simple, comme le doit être toute machine grande et durable. En même temps que l’Édit paternel, et de la liberté générale et universelle paraîtra, contenant la suppression de tous les droits et charges usitées, et la réduction de tous les Impôts en un seul représenté par le tiers du produit des baux, et appuyé d’une subvention passagère, jusqu’au temps où l’Impôt territorial en pourra faire le remplacement ; en même temps, dis-je, vous ordonnerez, Seigneur, à tous les Gouvernements de vos Provinces, de convoquer dans la Capitale de chacune d’elles l’assemblée des trois États. Ces assemblées dans les pays où l’on conserve des registres de leur ancienne forme, s’y conformeront et rentreront dans leurs anciens droits à votre confiance, parce qu’elles ne seront occupées qu’à remplir les vues du Gouvernement, qui leur seront dictées par des lois instituées pour la prospérité de votre Royaume, et pour votre gloire, sauf à votre autorité à modifier ceux de ces arrangements domestiques, qui paraîtraient devoir l’être. Les autres proposeront entre eux la forme qui leur paraîtra la plus convenable à leurs besoins, soit à l’instar de leurs voisins, soit d’une manière plus simple, selon l’étendue de leur territoire et de leurs futures fonctions. Vous leur ferez départir à l’instant la portion de votre autorité qui regarde la levée des deniers, et les fonctions que vous leur confierez. Ils recevront la loi, et seront dès l’année même chargés du recouvrement. La portion de l’Impôt territorial, que porte le Canton soumis à leur ressort, serait d’abord confiée à leur levée, et l’on y joindrait celle de l’Impôt de supplément, qui leur serait échue en partage dans le plan général.
À l’égard du premier de ces deux points il leur serait ordonné de le départir sur les baux existants, en observant, afin que les recouvrements ne languissent point, de laisser subsister la taille etc. en nature, telle qu’elle est partout, où l’on ne présenterait point de baux, comme aussi où les baux ne fourniraient pas pour le présent la même quotité.
Nous disons qu’il faut s’en tenir pour l’Impôt territorial sur les biens qui ne sont pas affermés, et qui ne peuvent pas encore être assujettis à la règle des baux, à l’Impôt dont ces terres non affermées sont chargées actuellement. Ces terres resteront à cet égard dans le même état, jusqu’à ce qu’elles parviennent à être affermées et à rentrer dans la règle des baux ; ce qui arrivera bientôt pour la plus grande partie des terres en petite culture, lorsque les produits des terres augmenteront par la liberté du Commerce, et par la sûreté des avances d’exploitation. Ces avantages feront sortir des villes beaucoup de bourgeois oisifs en état d’affermer des terres, et de faire de riches établissements en agriculture, parce que l’immunité de l’exploitation fera de l’état de fermier une profession honnête, sûre et fort profitable. Ainsi les Fermiers riches se multiplieront promptement, et augmenteront par leurs richesses le produit des terres et le fermage. Les baux alors deviendront bientôt une règle générale, une règle plus sûre et plus conforme que toute autre à l’accroissement progressif des revenus. Par cet arrangement on évite les estimations des biens ; estimation, qui ne pourrait être qu’infidèle et passagère, c’est-à-dire, toujours aussi variable que les baux selon les différents états de dépérissement ou d’accroissement de l’Agriculture. La meilleure règle est donc de s’en tenir aux baux, puisque les baux suivent d’eux-mêmes à chaque renouvellement l’état des produits des biens.
Quant à ce qui est de l’Impôt de supplément, il y faudrait toute une contre mesure. Les grandes villes, étapes de Commerce, ou séjour des juridictions principales dans votre État, portent dans leur Canton une vivification qui ne saurait avoir de mesure avec les Provinces champêtres. Cette subvention étant une contribution forcée par le besoin, doit être répartie selon les règles de la nécessité, comme aussi selon celles de l’aisance. La Capitale, par exemple, séjour naturel des grands Propriétaires, où se consomment au courant presque tous les revenus du fisc, où ne s’accumulent que trop toutes les richesses de l’État, où l’Impôt sur les consommations est monté à un si haut point, qu’il partage au moins avec la cultivation, le commerce et l’industrie, la dépense de ses Habitants ; la Capitale, dis-je, doit dans l’établissement de l’Impôt de supplément, être comptée pour un sixième de l’État, et ne payerait pas encore un quart de ce qu’elle paie. Il est encore quelques endroits, mais en petit nombre, qui doivent être mis hors ligne à cet égard ; mais à cela près, l’Impôt de supplément pourrait sans injustice suivre à peu près les proportions de l’Impôt territorial, en observant néanmoins, que par une astuce de l’espèce de toutes celles de ce temps-ci en ce genre, on a affecté d’accroître, sous diverses dénominations, l’Impôt territorial dans les pays francs d’Aides et de Gabèles, pour leur faire racheter de la sorte cette franchise.
Afin d’éviter l’arbitraire, qui est le plus grand de tous les écueils en matière d’Impôt, il faudrait donner pour mesure à la subvention, un objet préfix ordonné et limité. On n’en saurait trouver de plus égal et de moins sujet à de fausses mesures que le droit d’habitation. Tout le monde se loge, et son logement peut être estimé selon le taux du pays. Cette forme aurait encore un avantage, c’est que chacun serait, pour ainsi dire, le maître de se faire son propre taux. Il n’est pas d’ailleurs à craindre, que la sorte de réforme dans les logements, qui pourrait provenir de cet arrangement dans les premiers temps, fit baisser le prix des maisons, abandonner les constructions etc. ; car la prospérité et l’abondance provenant de la liberté générale des hommes, des productions, des consommations et du commerce, pourvoiront à toutes les branches qui résultent d’une saine administration et d’une population florissante.
Cependant nous ne voyons pas que la mesure du loyer des habitations, puisse être regardée, par rapport à tous les Habitants, comme l’unique que l’on pourrait suivre dans la distribution de cet Impôt de supplément. La disproportion du logement avec les facultés connues des particuliers, peut obliger de partager l’imposition en deux parties, l’une à raison du logement, l’autre en manière de capitation ou de taxe personnelle, en sorte qu’un même Habitant pourrait être par compensation à telle classe dans le role des logements, et à telle autre classe, plus basse ou plus haute, dans le role de la capitation, pour rendre la taxe plus proportionnelle et plus exacte. En effet, il est, par exemple, dans les villes des professions de même ordre, qui diffèrent beaucoup en besoins relatifs au logement. Un grand emplacement est nécessaire à un Charron, tandis que le plus petit suffit à un Cordonnier. La taxe d’habitation dans les campagnes peut avoir encore à bien des égards quelque chose de choquant. L’habitation du Laboureur fait partie de son fermage, et la taxe de cette habitation retomberait immédiatement sur le Propriétaire qui est obligé de loger son Fermier. Les bâtiments des Fermes ne sont point distingués dans les baux, et ce n’est qu’un annexe conditionnel au revenu. Ainsi le Propriétaire chargé des réparations, payant, selon notre plan, le tiers franc de son revenu comme aussi la part de la taxe de supplément, payera encore une portion de cette taxe sur l’habitation qu’il est oblige de fournir et d’entretenir à son Fermier, sans que cette partie porte aucune addition de revenu. C’est assurément ce qui s’appelle tirer le vin jusqu’à la lie. Cette considération rend la nature du droit d’habitation dans les campagnes entièrement différente de celle de ce même droit dans les villes. En effet, quand un Artisan de la ville paie sur son loyer, il reprend en détail cet Impôt sur le débit de ses ouvrages. L’Impôt porte donc sur ses pratiques, et non sur le Propriétaire de la maison ; au lieu qu’un pareil Impôt à la campagne doit retomber sur le Propriétaire de la Ferme à qui ses bâtiments ne donnent point de loyer, mais au contraire sont onéreux par leur entretien.
Il est démontré par toutes les vérités que nous avons établies, qu’on ne saurait trop soulager les Agents de la cultivation, dont le travail doit être entièrement libre et immune. Il en est de même de toutes les parties du travail ; mais c’est ici la partie bénéficiante de la première main, et conséquemment dans le temps même où une nécessité indispensable oblige de déroger aux principes invariables de l’immunité du travail, il faut sans doute soulager le plus qu’il est possible, les parties les plus délicates et les plus indispensables. À 1’égard des détails, soit que la taxe de supplément soit assise sur le logement, ou comme capitation, ce serait déroger au principe primordial de l’accession et de la coopération de tous à la régénération publique, que de vouloir les fixer ici. Chaque Province, chaque sol, demandent des arrangements différents. Vous les réformerez ou vous les approuverez à votre volonté, et sans perdre jamais de vue, qu’ils ne sauraient porter que sur ces deux objets, habitation, ou capitation.
Il y aurait encore une observation à faire sur l’Impôt de supplément ; ce serait que la répartition générale pour les lieux une fois faite, le fût à demeure et sans craindre de retour ni de nouveaux suppléments, afin que chaque Province en particulier put voir à part le bloc qu’elle a à ronger, le brandon qu’elle a à éteindre. Ce point de vue de libération exciterait son courage, et la porterait à tendre de toutes ses forces à l’amélioration de son territoire, de qui seule pourrait résulter la plus ou moins prochaine libération d’un Impôt rongeur et inquiétant. Le même objet devrait faire prendre la même précaution relativement aux subdivisions, c’est-à-dire, qu’il serait ordonné à chaque Province de répartir de la sorte et à demeure sa part de la taxe de supplément à chaque Viguerie, Élection, Évêché, ou autres subdivisions de son Territoire ; le chef-lieu de ces subdivisions en userait de même à l’égard de chaque bourg ou village, le tout à demeure, afin que personne n’eût désormais à craindre de travailler en vain, et peut-être à son propre dommage, si son labeur ne servait qu’à lui faire porter un jour la portion d’autrui. Cette crainte si dommageable et si commune aujourd’hui, en vertu du régime actuel qui ne lui donne que trop de motifs, est un principe trop certain de paresse et de misère, pour ne devoir pas être évitée avec soin dans les détails, dans un plan dont toute la force doit porter sur l’activité, et sur l’encouragement universel.
Sur la totalité de l’Impôt de supplément de | 150,000,000 |
La ville de Paris paie un sixième ou | 25,000,000 |
Reste à répartir | 125,000,000 |
En comparant la Contribution actuelle pour le vingtième, on voit, que ce qu’on appelle les pays d’États, sont environ du tiers au quart de ce qu’on appelle pays d’Élection. Mais les frais de perception supportés par les pays d’Élection remettent cette Contribution au quart, parce que les pays d’États ne supportent aucuns de ces frais. Le quart de cent vingt-cinq millions est | 31,250,000 |
Les trois quarts restants pour les pays d’Élection sont | 93,750,000 |
TOTAL | 125,000,000 |
L’effet de cette répartition est sensible | |
1°. Les pays d’États supportant de cette taxe | 31,250,000 |
Paris en supportant seul | 25,000,000 |
La Contribution de cette ville est donc en proportion environ des quatre cinquièmes de celle des pays d’États. | |
2°. Les pays d’élection en supportant | 93,750,000 |
et la ville de Paris | 25,000,000 |
Cette ville est en proportion, de plus d’un quart de la Contribution des pays d’Élection. | |
3°. En comparant cette Contribution à la taxe au vingtième de ces différents pays, on voit que la taxe de supplément des pays d’États étant de | 31,250,000 |
Et le vingtième actuellement supporté par lesdits pays, étant de | 8,540,000 |
La nouvelle taxe se trouve environ plus forte des trois cinquièmes que leur vingtième. | |
En comparant aussi la taxe de supplément des pays d’élection de | 93,750,000 |
Au vingtième actuellement supporté par les mêmes pays, elle se trouve de quatre cinquièmes plus forte que leur vingtième qui est de | 17,000,000 |
Il est à remarquer néanmoins au sujet de cette balance entre les pays d’États et les pays d’Élection, que dans un plan de régénération et de liberté universelle, cette proportion deviendrait défectueuse, et conséquemment injuste. Il ne faut pour cela que jeter un coup d’œil sur les cinq principales Provinces connues sous le nom de pays d’États, l’une n’ayant presque qu’une seule Rivière navigable, quelques vignobles renommés, et par tout ailleurs des bois sans débouchés ; une autre dont le Territoire ne s’étend pas à plus de vingt-quatre lieues de long sur douze de large ; une troisième bordée de Mers favorables, mais couverte de landes et enceinte de prohibitions ; une autre grande et célèbre par l’antiquité de sa constitution, et par le génie actif de ses Habitants, mais inanimée dans la partie de son Territoire qui offre la fertilité, aride et montagneuse dans tout le reste ; la cinquième enfin connue par ses Ports et son Commerce, mais dont le Territoire n’est qu’un amas de rocs entassés, coupé de fondrières, où les pénibles travaux des hommes sont sans cesse exposés au ravage d’un climat toujours extrême. En rassemblant enfin ces différentes parties, on s’étonnera de les avoir prises pour un quart d’un Empire vaste, et d’un Territoire aussi fertile par nature qu’étendu, preuve parlante contre l’allégation jalouse ou impie de ceux qui prétendaient autrefois, qu’à la faveur de leurs privilèges, ces pays avaient su se soustraire à contribuer proportionnellement aux besoins de l’État. Le grand jour a dissipé cette opinion de ténèbres ; et ces pays plus zélés que les autres, comme ayant plus d’existence, ont soutenu ce terrible fardeau et n’ont entièrement succombé que les derniers de tous : mais si l’horreur des Traitants, et un zèle dans les représentants de ces Provinces supérieur aux forces du pays, leur a fait excéder les mesures possibles, il ne serait peut-être pas juste, dans une répartition générale, de prendre pour règle la mesure même qui les a accablés. Les autres pays seront soulagés d’abord de toute la surcharge que leur impose l’arbitraire dans la perception de l’Impôt territorial. Ceux-ci n’ont rien à gagner de ce côté-là.
Je n’entre point dans le détail d’une répartition divisée sur le nombre de feux, qu’on peut admettre sur la totalité du territoire. À l’égard de la taxe de la ville de Paris, on peut seulement pour un aperçu la répartir sur cent cinquante mille feux divisés en quinze Classes de dix mille feux chacune, dont la première Classe serait de cinq cents livres, et ainsi par dégradation jusqu’à la quinzième Classe de vingt sols. Il en pourrait être de même sur tout l’État, et il serait aisé de démontrer, que si la plus forte Classe répartie sur les loyers et la capitation est de cinq cents livres, cette même Classe, à considérer l’État actuel des impositions, paie aujourd’hui plus de onze cents livres ; ainsi des autres Classes à proportion.
Il faut observer aussi, à 1’égard de la portion de la taxe de supplément que supporterait la Capitale, d’ordonner qu’elle diminuera en proportion de ce que cette taxe viendrait à décroître dans les Provinces. En effet la consommation habituelle de la Capitale a mis la culture des terres auxquelles elle sert de débouché, en un tel état de valeur, que les baux ont lieu partout, et que leur haussement ne serait point proportionné à celui qui serait partout ailleurs le fruit de la liberté générale. En conséquence la culture n’aurait point ici les mêmes avantages pour ronger l’Impôt de supplément ; et les mêmes raisons, qui ont fait mettre la Capitale dans une proportion générale avec tout le reste du Royaume, quant à la surcharge, doivent l’y faire maintenir quant au soulagement, et la faire participer en proportion à la régénération universelle.
Quant à la distribution au dedans, la Capitale est déjà pour d’autres objets partagée en seize quartiers. Que la simple et antique Bourgeoisie ait seule en assemblée le droit de répartir dans son quartier ; car Seigneur, (on sait de quel Ordre je suis, et je ne dois m’en souvenir aux pieds de mon Maître, que pour redoubler de zèle et de fidélité,) le concours des Magnats dans les petits détails économiques est sujet à y introduire l’inégalité et la faveur. Il en est dans la Cité comme aux champs, aurea mediocritas. La vertueuse médiocrité est la compagne ordinaire de la véritable équité. Il s’agit ici d’une répartition une fois faite. Il faut bannir partout l’arbitraire et la faveur. Il faut que chacun sous sa chaumière se sente en puissance, que le plus faible ne se trouve jamais seul, comme se sachant accompagné de la loi ; qu’il soit arbitre de son propre sort, comme ayant l’intelligence exacte et facile de la loi.
Ceci est trop sommaire pour entrer dans des détails plus étendus sur la répartition. À l’égard de l’administration tout est dit, il n’y a qu’à commencer, et bientôt tout ira de soi-même. Quant à ce qui est du vrai moyen en grand, je le répète, il ne peut venir que de l’activité du Commerce ; mais la liberté, et surtout l’aisance qui entraîne après elle la grande consommation, lui donneront bientôt cette activité à un point prodigieux et inattendu. C’est alors qu’on reconnaîtra sans peiné combien il importait d’éviter toute manière quelconque d’inquiéter ou de grever la liberté publique. C’est alors que les moindres Buissons auront une valeur, que les Roches, le Sable, les Mines de toute espèce, auront leur prix, qu’on ne verra plus de friches, qu’on fouillera jusque dans les entrailles de la terre pour y trouver des matières utiles, et par conséquent des valeurs et des revenus ; alors le Gouvernement concevra comment le devoir de protection du Commerce et des droits de ses Sujets en ce genre, a, comme tous les autres devoirs, son principe dans l’avantage de celui qui en est chargé. Il concevra combien il importe, que par une Puissance armée sur mer, et plus encore par une équité constante et éclairée envers ses voisins, il puisse maintenir la liberté de ses débouchés et la continuité de son Commerce. Alors l’Impôt se trouvant le thermomètre des valeurs et des revenus, avertira le Gouvernement, quand quelque dérangement dans les grandes opérations de la dépense fera perdre l’équilibre à la balance des consommations, et languir les revenus. Alors enfin, tout étant à sa place, et la finance physique devenant le tableau de ce que j’ai ci-dessus établi en parlant de la finance morale, on connaîtra la vérité de ce que j’ai avancé, à savoir que l’oisiveté est à la charge de l’État, et le travail à sa décharge.
Voilà Seigneur, le Plan simple d’Administration que je m’étais proposé de vous présenter. Vous avez vu par le bilan absolu clair et réel de la Nation l’état où se trouvent ses revenus, l’effet que fait la perception des vôtres sur le reste de ses fonds, et enfin un plan par lequel vous pouvez supprimer les frais de perception, qui est le seul objet sur lequel nous puissions nous rétablir, reprendre le niveau et bientôt le dessus. Voilà la seule économie fructueuse qu’on puisse vous proposer. L’économie de détail est sans doute louable, nécessaire même dans une grande Agence au maintien des mœurs, à l’honnêteté publique, à la consolation de vos serviteurs, et à l’émulation de vos sujets ; mais elle seule ne ferait rien que tarir quelques faibles canaux de dépense et de circulation, et livrer ni plus ni moins votre territoire, vos moissons et votre peuple en chair et en os, à la rapacité fiscale, et aux flammes d’une perception ruineuse.
Je croirais tomber dans des répétitions, si je cherchais à détailler ici la différence immense entre un régime qui rendra la confiance à vos sujets, et celui qui le livre à la terreur sous un Prince excellemment juste et bon, mais enveloppé lui-même dans les brouillards d’une Administration habituelle, qui détruit sa puissance, qui lui lie les mains, et qui ne pouvant dérober à ses sujets la connaissance de sa bonté, leur en enlève du moins toutes les influences.
Il me reste à parler d’un objet principal aujourd’hui, puisqu’il importe à l’honnêteté et à la foi publique et qu’il intéresse presque toutes les fortunes de vos sujets, qui, quoique précaires, sont les seules qui entretiennent encore le mouvement et la vie autour du cœur. Cet article est celui des dettes de votre fisc. Malheureux dans son principe, et désastreux dans sa fin, sera toujours tout système d’État, dont la base est l’injustice, prétextée de la nécessité d’éviter un plus grand mal. L’injustice n’est jamais nécessaire qu’au moment où Dieu cesse d’être Dieu. Mais pour éviter le reproche d’aplanir devant moi toutes les difficultés, et de sous-entendre les engagements qui vous lient à la forme de régie actuelle, et vous livrent à l’influence des Régisseurs, je vais vous présenter sommairement deux objets sur lesquels on pourrait, dans le plan de régénération, asseoir l’intérêt d’abord, et le remboursement à mesure des dettes du fisc une fois vérifiées ; de celles au moins, que des engagements plus précis et plus sacrés n’obligent pas de payer au courant : Cet objet fournirait aussi au remboursement ; des charges, dont le renversement de la finance ordonnerait la suppression, et qui, quoi que bien payées dans le temps par leurs attributions, n’en sont pas moins une dette du Prince, qui doit être l’homme de son Royaume le plus exact à sa parole.
L’un de ces objets est le sel devenu entièrement libre selon le plan ci-dessus ; et l’autre le tabac, qui se trouve dans le même cas. Je vais traiter de l’un et de l’autre article par évaluation.
Les sels se réduisent en deux classes, savoir le sel de Mer, et le sel de cuisson. Il s’agit d’asseoir un droit sur cette denrée, droit engagé aux Provinces qui seront à portée d’en avoir la manutention, et chargées en conséquence de la masse des dettes vérifiées, dont ce produit répondra, quant aux intérêts et au capital, jusqu’à leur entière extinction, temps où le droit cessera.
Mon système à moi, pour rendre un droit rapportant, est absolument contraire à celui que suivent vos Fermiers. Car je soutiens qu’un droit rapporte en raison de ce qu’il est léger. Le droit ici doit être très modique pour éviter toute contrebande, toute gêne, toute garde, dont les frais sont très dispendieux. La surcharge de ces frais retombe sur l’usage de la denrée ; elle en diminue la consommation par une économie forcée qui retranche le nécessaire aux hommes, et surtout aux bestiaux qui seraient le plus grand profit de la culture par les élèves qu’elle fait en ce genre, et qui périssent au contraire chaque jour faute de sel qui leur est si salubre. Le pâturage est défendu dans les trois lieues des bords de la mer. Dans cette économie forcée, nous sommes de bien pire condition que nos voisins qui répandent du sel sur leurs terres pour les amender.
En réduisant au plus bas prix le sel, nous en fournirons l’Europe entière, et nos consommations tripleront, ainsi qu’un droit établi pour l’amortissement. Voici un aperçu du montant de ce droit à un sol la livre.
Nous réduisons, à cause des enfants, les seize millions de personnes qu’on compte dans le Royaume, à douze millions, lesquels en y comprenant les salaisons et le sel consommé par les bestiaux, nous portons à vingt-cinq livres de sel par an pour la consommation de chaque bouche, font | Liv.
300,000,000 |
Il s’en vend à l’étranger des deux qualités | 150,000,000 |
Les salaisons consomment | 75,000,000 |
TOTAL | 525,000,000 |
À un sol la livre, cette masse donnera pour le droit en argent | 26,250,000 |
Cette somme augmenterait de beaucoup par nos consommations et nos ventes à l’Étranger, qui à ce bas prix d’Impôt le payerait tout au plus, un sol six deniers la livre, tandis qu’il le paie au dessus de trois sols en Espagne et en Portugal, où il n’enlève les sels malgré leurs mauvaises qualités, que forcé et repoussé par les armes de vos Fermiers. Il est donc certain que ce simple droit produira au delà des quarante-quatre millions, pour lesquels le sel paraît être entré dans le prix du bail général des Fermes, et que nous attirerions une branche énorme de Commerce au profit de notre Nation.
On ne peut contester les résultats de ce calcul, du moins dans notre hypothèse, où le bas prix de cette denrée et l’aisance du Peuple en étendraient la consommation au moins au triple de ce qu’elle est aujourd’hui.
La fabrication de nos sels de cuisson serait moins considérable ; mais ce déchet nous procurerait une épargne très forte sur les bois qu’elle consomme ; et cette fabrication serait toujours suffisante pour entretenir les bâtiments de ces salines, et les traités que nous avons faits avec les Suisses, parce qu’il y aurait un avantage d’y fabriquer, qui se trouverait dans l’économie et 1’épargne des frais de voiture du sel de la mer qui est éloignée de plus de cent lieues de ces salines.
La perception du sol pour livre de poids du sel se fera sur les marais salans au pied cube, qui règlera la totalité du poids que le marais contient, et dans les salines de sel de cuisson, au nombre de pains ou benates de sel qui s’y cuisent, et qui ont tous leur poids déterminé. Les Propriétaires des marais, et les Entrepreneurs des sels factices, pourront vendre leurs sels au prix qu’ils trouveront convenable. La concurrence de la production des deux qualités de sel soutiendra le prix qui ne saurait excéder trois sols la livre dans les lieux les plus éloignés de la mer. Les voisins de la mer et des salines pourront l’avoir à un sol six deniers la livre, et les bois aujourd’hui destinés aux affouages des sels factices, bois sur lesquels on exerce une tyrannie qui détruit la propriété, seront, ainsi que de droit, rendus libres comme tout le reste. Voilà pour l’article du sel, venons à celui du tabac.
Nous avons dit que nos consommations étaient de vingt-quatre millions de livres de tabac de la Ferme ; mais dans le cas de la diminution dont nous allons parler, nous pouvons porter ces consommations à plus de quarante millions de livres, sans parler de notre Commerce avec l’étranger.
Pour rapporter en France ces quarante millions de livres de tabac, il faudrait quarante mille arpents de terre, parce que nous réduisons à mille livres par arpent la récolte qui peut être comptée sur le pied de onze cents livres.
Pour fixer le prix auquel pourrait être donné notre tabac, en soutenant la préférence sur tous les tabacs étrangers, non seulement par sa qualité généralement reconnue pour supérieure, mais encore par le bas prix, il est nécessaire de faire un tableau de comparaison entre les frais de culture chez nous, et ceux que supporte cette denrée dans les Colonies de l’Angleterre.
PRIX du tabac par notre culture compensé avec celui d’Angleterre.
Un Nègre, lorsqu’il n’est pas détourné, peut faire par an trois milliers de livres de tabac avec les vivres qui lui sont fournies ; en comptant les marchandises reçues et données en retour sur le pied du premier coût, ces vivres ne lui reviennent par an qu’à | 40 l. |
L’achat du Nègre, quoi qu’à bas prix est porté au plus haut, à huit cents livres. Le temps de sa vie au fort travail peut être réglé l’un dans l’autre à huit ans, c’est par an | 100 l. |
TOTAL | 140 |
Cette somme répartie sur les trois mille livres de tabac, revient environ par livre à | 1 s. |
Les Cultivateurs ne subsistent que par la grande quantité de leur récolte. Les Marchands établis dans ces colonies leur font les avances de toutes les denrées et Marchandises de l’Europe qui se soldent par les récoltes, n’y ayant ni villes, ni marchés publics. Le profit de ces Marchands est d’environ un sol. C’est sur les trois mille livres de tabac | 150 l. |
Ce qui augmente la livre d’un sol. Cy | 1 s. |
Fret, commission et avarie etc. avec les soins des Marchands de rassembler les cargaisons, mettre le tabac à bord des vaisseaux, et autres menus frais. Ils exigent pour ce, par boucaut de tabac | 24 l. 14 s. |
Pour le fret de trente-cinq à quarante shillings par boucaut, environ | 46 |
Pour fret des Marchandises portées à ces Colonies, commission, faux frais sur le boucaut de huit cents livres | 70 l. 14 |
TOTAL | 141 l. 8 |
Ces trois Articles répartis sur le boucaut de huit cents livres, donnent par livre de tabac | 3 s. 6 d. |
Avarie, déchet, et faux frais | 6 d. |
La livre de tabac revient donc en Angleterre à | 6 s. |
Le tabac qui se consomme en Angleterre y est ensuite chargé par le montant de six subsides mis en différents temps, de sept deniers un tiers Sterling, faisant monnaie de France environ | 14 s. 5 d. |
Frais de culture ici. | |
Un Cultivateur fera également sans beaucoup de peine trois mille livres de tabac. Il emploiera trois Arpents à cette culture, qui à raison de cinquante livres pour le loyer de chaque Arpent, à cause de leur clôture, rendront au Propriétaire | 150 l. |
Son entretien et sa subsistance coûteront | 300 |
Ces deux sommes reviennent à | 450 |
Étant réparties sur trois mille livres de tabac, la livre revient à | 3 s. |
Or en chargeant l’Arpent de terre mis en culture de tabac de cent cinquante livres, selon le plan ci-dessous, cela ferait de plus | 3 s. |
En tout | 6 s. |
Notre cultivation aura encore l’avantage de n’avoir, ni pourriture, ni déchet, occasionnés par le long emballage et les dangers de la navigation. Nos Propriétaires et Cultivateurs auront, comme on le voit par le calcul ci-dessus, des prix très avantageux et une défaite de préférence, attendu qu’indépendamment de la supériorité de qualité, nulle part on ne fabrique et ne prépare le tabac aussi parfaitement que chez nous. Les taxes mises par nos voisins sur les tabacs de leur crû, tiendront ces tabacs étrangers à un prix beaucoup plus haut que les nôtres.
J’ai dit qu’on pourrait imposer cent cinquante livres par Arpent sur cette culture privilégiée, en observant que la levée en fût commise aux Provinces et Communautés, avec permission de subdiviser cet impôt par demi, par quart, par dixième d’Arpent, et le montant de cette imposition particulière serait, ainsi que je l’ai dit ci-dessus, ajouté à la masse des revenus attribués au paiement des intérêts et du capital des dettes du fisc.
Nous avons vu, que pour notre consommation seule, il faudrait quarante mille Arpents, qui sur le pied de cent cinquante livres font six millions, sans compter pour rien ici la consommation étrangère. Eh ! quel avantage pour un pays de transporter de chez-lui la contrebande chez ses voisins ! En un mot, le tabac vendu à profit pour le Propriétaire, pour le Cultivateur et pour l’État, ne vaudrait chez nous que six sols la livre.
Il vaut ce prix dans la Virginie, le Maryland, et dans la Baie de Chesapeake. Les Anglais ont encore, comme je l’ai dit, les frais d’exportation en Angleterre, et ceux de réexportation de l’Angleterre en France, les avaries, les frais de commission, bénéfices et autres dépenses qui entrent dans le prix de la vente qu’ils en font à vos Fermiers. Quoique l’Impôt ou le subside pris en Angleterre sur cette denrée soit restitué, selon la loi du pays, lorsque la réexportation s’en fait, néanmoins le paiement et la restitution de ce subside occasionnent toujours une avance qui dégénère en faux frais. Ces faux frais joints aux frais des Cultivateurs dans les Colonies Anglaises, à ceux des avaries et de leur Marine marchande, retombent sur la Nation qui consomme. Cependant les Administrateurs de la Ferme générale, pour se perpétuer un bénéfice de trente-deux millions au moins, comme nous l’avons démontré par calcul, en leur passant en faux frais des sommes plus considérables qu’ils n’en sauraient eux-mêmes prétendre, indépendamment de la contrebande qu’ils n’ont pu empêcher ; ces Administrateurs, dis-je, ont, comme de droit sacrifié tous les intérêts de la Nation. Devenus à la faveur d’un bail les maîtres et les propriétaires de cette denrée, ils en ont violemment arrêté toutes les plantations dans le Royaume et dans ses enclaves, sous le prétexte de faire prospérer ces plantations dans vos Colonies, tandis que dans ces mêmes Colonies la culture du sucre à fait cesser entièrement celle du tabac ; qu’elles en produisent à peine pour l’usage du pays, et même de mauvaise qualité. Dès lors la Ferme s’est entièrement approvisionnée chez l’Étranger, et nous prive ainsi de la riche mine territoriale de notre sol, qui nous donnait des tabacs d’une qualité supérieure à tous autres connus dans l’Univers, et dont la production était si abondante, que nous en pourrions fournir à toute l’Europe.
Le tabac est entré dans le bail des Fermes pour douze millions, et si par la forme désignée ci-dessus, nous ne retrouvons pas ce produit, nous conserverons annuellement plus de vingt millions portés maintenant à nos voisins pour les achats de cette denrée, tant par la voie de la ferme que par celle de la Contrebande, sans compter un objet bien important, à savoir la meilleure exploitation des terres propres à cette culture. Car quoi que la plantation du tabac épuise naturellement les terres, il arrive néanmoins que la récolte en est si précieuse par la demande générale et le prompt débit, que le colon fait de doubles efforts pour bien travailler sa terre, et la couvre de fumier ; en sorte que la terre qui a porté du tabac en devient plus propre aux récoltes ordinaires dans les années intermédiaires. C’est ce qui s’est vu dans les plaines de Clairac etc.
En supposant la suppression nécessaire des fermes, les approvisionnements en sel et en tabac seraient vendus avec bénéfice au delà de ce qu’ils ont coûté, pour la consommation courante, en attendant la récolte de nos plantations, et la préparation de nos sels marins, pour lesquels il faut dix-huit mois.
Par l’aperçu des charges dont l’exercice deviendrait inutile, et qui devraient être remboursées, on n’estime pas que la liquidation des intérêts excédât trois millions. Le masse capitale des dettes est sans doute bien considérable ; mais en ajoutant aux deux objets ci-dessus les revenus particuliers que nous avons laissés à part, tels que les domaines non engagés, ceux de Lorraine, les postes, les bois, les monnaies, les parties casuelles, les bâtiments et lieux occupés par la ferme dans le Royaume etc., le tout ensemble réuni aux deux articles précédents formerait, sans Fermiers, sans Commis, sans frais, sans extorsions, sans oppression, sans assassinats de Contrebandiers, un revenu de près de quatre-vingt millions, à déléguer au paiement des intérêts des dettes reconnues intactes, et ensemble à l’extinction du capital. Les sommes provenant des deux taxes sur le sel et le tabac, seraient, comme je l’ai dit, déléguées aux Provinces qui en feraient l’emploi ordonné ; et quant aux autres objets qui sont revenus inextinguibles de la couronne, l’emploi en serait délégué aux dettes les plus privilégiées, sous vos ordres, et selon l’arrangement qu’il vous plairait y donner.
Il est impossible d’énoncer ici plusieurs objets d’économie particulière quant à la recette, qui se trouvent sous la main dans le rétablissement des revenus d’un grand État ; mais les objets que j’ai désignés, sont clairs et suffisent pour débarrasser votre fisc de cet énorme fardeau de dettes, dont la perspective gêne encore plus le régime politique d’un État, qu’elle n’en accable le régime physique, et dont l’effet est toujours de recourir à de nouveaux emprunts. Qu’un particulier accablé de malheurs, ou du poids de ses propres fautes, renonce à l’espoir de surnager, et ne cherche qu’à tirer en longueur l’éclat de sa déroute ; qu’un Commerçant qui a perdu de vue la base de son crédit, ou qui s’est engagé dans des entreprises trop vastes et qui lui manquent à la fois, désespère de ramener sa nef au port, et ne songe qu’à sauver quelques débris de son naufrage, c’est un fait déshonorant pour son Auteur, mais qui n’entraîne que la perte d’un petit nombre de particuliers dont il a trahi la confiance. Mais un État ne peut manquer qu’il ne se manque à lui-même, et ne se porte à la fois deux coups mortels, l’un à sa réputation qui coupe tous liens de considération et d’estime réciproque qui l’unissaient aux autres Nations ; l’autre à sa constitution qui tranche tous les nœuds de respect, d’amour et de concorde entre les Citoyens. Un Gouvernement qui manque, abdique l’autorité légitime et renonce à son être primordial. Non, tel que puisse être l’épuisement comparé avec les nécessités urgentes, l’équité est le premier des biens, l’honneur le second, le courage le troisième. Ces trois ensemble sont dans votre cœur, ils domineront dans vos conseils ; ils appelleront votre Peuple à votre secours. La réunion d’une multitude d’êtres forme la tortue des anciens composée d’une infinité de faibles boucliers rapprochés et serrés, et dont l’ensemble supportait des poids énormes précipités d’une hauteur prodigieuse. Tel sera l’effet du concours de votre Peuple au soulagement des besoins de l’État. Ce ne sont point des circonstances propres à aliéner les cœurs qui ont entraîné la ruine du territoire, c’est une pure déception de principes établis avant vous, justifiés par un succès éphémère, vantés par des bouches vénales[3] et par l’imbécillité humaine, toujours portée à répéter par écho ce qu’elle n’entend pas. Rien ne pourrait à cet égard dessiller les yeux que l’excès des abus, et le dernier période de leur suite destructive. Mais nous y sommes, et l’instant du remède ne peut plus être différé. Il consiste tout entier en un seul point, c’est de rallier le Peuple à son Prince, et de lui montrer son digne Maître à découvert ; c’est de bannir tout ce qui intercepte la correspondance directe entre la tête et les membres. J’ai tâché d’en détailler les moyens dans le plan que j’ose vous présenter. Je n’eus en vue sur cela que d’éviter l’imputation de ne présenter que des remèdes vagues alors que le mal est instant. C’est à votre sagesse à en extraire ce qui peut convenir à l’harmonie de votre État, dont je ne prétends point connaître les détails étrangers à cette partie. Mais j’ose dire que la finance est l’âme de la politique intérieure de l’État, de laquelle seule dérive toute l’influence de la politique extérieure.
Je finis par la recommandation la plus importante de routes : c’est que, si l’on veut frapper le coup si nécessaire contre la Ferme ennemie, il faut arrêter de la même main l’exaction qu’elle est en droit de faire de ses arrérages, par laquelle elle peut en un instant abîmer tout à coup la cultivation et le Royaume.
La Ferme à chaque bail a pris la précaution d’acheter tous les anciens restes. Les contraintes pour cet article, et celles qui seront décernées pendant le bail actuel contre les redevables des droits concernant la partie des domaines, sont autant de contraintes arbitraires, où les droits sont au moins sextuplés, et entraînent saisies et ventes sans délai avec triple droit. Les sommes portées en ces contraintes ne peuvent être évaluées et montent à des milliards. Dans la manière d’exercer ses contraintes, le Fermier est le maître absolu. Les redevables, pour arrêter la vente de leurs meubles et bestiaux saisis en vertu de ces contraintes arbitraires, sont obligés de payer au moins le tiers des sommes demandées, en attendant une liquidation ordonnée par devant les Commissaires départis, et qui ne se finit jamais, attendu les difficultés et les dépenses des poursuites ; en sorte que les redevables sont forcés d’en passer par des accommodements toujours ruineux, et toujours avantageux aux Fermiers.
Si le Gouvernement faisait cesser les baux, aussitôt l’armée innombrable des employés fondrait, le fer et le feu à la main, sur les campagnes. Leurs poursuites étant générales dans tout le Royaume, ils enlèveraient en moins d’une année bien au delà du double des revenus de la Nation, arrêteraient les recouvrements des autres charges, feraient cesser la circulation et déserter entièrement les campagnes.
Il est bien des moyens d’arrêter ce désordre effrayant, et si l’on veut s’en tenir aux formes reçues, il faudrait que toutes ces contraintes fussent renvoyées par devant des Commissaires qui liquideraient gratis ces droits, et fixeraient un terme de six ou neuf années pour les paiements, qu’on répartirait en six ou neuf termes égaux.
Pardonnez, Seigneur, à l’audace d’un sujet qui le premier peut être osa vous faire entendre de telles vérités. Vous êtes trop Grand par vos qualités personnelles et trop éclairé pour ne pas savoir que la preuve la moins équivoque de zèle pour un Prince qui ne veut que le bien, est celle qui lui montre de plus près la vérité.
RÉSUMÉ
(I. ENTRETIEN) Pour remettre sous vos yeux, Seigneur, le précis tous les objets établis dans ces différents Entretiens, il faut en résumer la substance. C’est ce que je vais tâcher de faire.
Quand un Prince se voit arrêté dans ses desseins par l’épuisement imprévu de son Trésor, cela dénote le dépérissement de ses forces réelles. Ces forces consistent en la réunion assurée des volontés libres de son Peuple à la sienne, et dans l’incorporation des facultés productives de ses Sujets, à celles qu’il croit lui appartenir plus directement ; d’où s’ensuit que le dépérissement des forces signifie l’ébranlement et la dispersion ruineuse des volontés forcées par des causes dominantes, qui séduisent le Souverain, et qui consternent les Sujets.
Pour rétablir le concours libre et stable des volontés, il faut connaître quel est leur mobile et leur aimant.
L’aimant naturel des volontés de l’homme est son avantage. Connaissons ce que c’est que son avantage, et nous connaîtrons la nature de cet aimant.
L’homme fait consister son avantage à jouir librement et sûrement de sa personne, et des droits de juridiction qui y sont annexés, de ses biens, et des droits de jouissance qui en dérivent.
Les droits de juridiction consistent à tenir sa place et à y être maintenu. Chacun en ce cas se pique de faire sa charge naturelle qu’il tient de la Providence et de sa position. Si au lieu de cela l’autorité suprême, dont tout l’objet en cette partie doit être d’aviser à ce que chacun fasse volontairement sa charge, prétend soumettre les fonctions et le génie économique de ses Sujets à l’autorité confiée à ses Préposés, elle envahit de fait la propriété morale de chaque individu ; elle établit le règne de l’oppression, qui entraîne l’erreur, le dérèglement et la déprédation dans l’exécution, l’inquiétude, l’alarme, la déception et la fraude de la part de l’Opprimé.
Les mêmes désordres s’opèrent par les mêmes moyens dans les parties physiques de la propriété.
La richesse ici-bas n’est autre chose que la jouissance des fruits de la terre. Elle ne les accorde qu’au travail, et personne ne se voue à ce travail, qu’il ne soit assuré du fond sur lequel il asseoir son entreprise par un pacte qui tient à deux pivots, sûreté et liberté.
L’homme ne compose point sur la liberté de sa possession, parce qu’elle seule constate la propriété, et que la propriété est la seule chose qui attache l’homme à la terre et à la patrie.
À 1’égard de la sûreté, c’est autre chose ; l’homme sent qu’il ne peut en même temps labourer et faire le guet ; d’où s’ensuit qu’il consent à contribuer à l’établissement et au maintien d’une force tutélaire. C’est donc la vue de son avantage, qui entraîne son consentement. Plus vous lui montrez d’avantage, plus vous vous assurez de son consentement, et de sa contribution qui en est le fruit.
La nature donc de cette contribution est d’être intéressée ; chacun cherche à donner le moins et à retirer le plus. C’est l’opinion d’avoir obtenu cette condition par le marché fait avec le Gouvernement, qui fait le point d’appui le plus solide de l’autorité, qui lui assure l’amour des Sujets, et le concours de toutes leurs forces.
La politique économique consiste donc en ce que le Peuple paie le plus qu’il est possible, et pense payer le moins. Payer le plus qu’il est possible, c’est vous rendre le plus de services possibles ; et penser payer le moins, c’est attendre plus de sa contribution, qu’on ne l’estime en valeur.
Cela se peut en tout, puisqu’on voit à la guerre où il s’agit de contribuer de sa vie, disputer avec chaleur le poste le plus périlleux, comme le poste d’honneur. Quelle maladresse de ne pas savoir qualifier de la sorte le poste le plus dispendieux en faveur de l’État, et de changer au contraire la nature de la Contribution, en renversant les idées du contribuable, et le forçant à sentir qu’il donne le plus et retire le moins.
Les principes moraux sont liés aux principes physiques, comme l’âme l’est au corps. Quand un Gouvernement sent de la résistance et de 1’épuisement sur le physique de la finance, qui est le pécule, il doit être certain que les principes moraux d’union, de concorde et de confiance résistent également et participent à l’épuisement au même degré.
Plus le Particulier paie et plus le Public dépense, plus aussi le Peuple est heureux : Pourquoi cela ? C’est que la Contribution du Particulier n’est ; autre chose que le service qu’il rend au Public ; comme aussi la dépense du Public n’est autre chose que la tutelle des Particuliers, ou la sûreté de l’équivalent qui doit leur revenir. Si donc le tribut appelle finance pesé au Peuple, ce ne peut être par son étendue, mais au contraire par le dérangement introduit dans sa destination, ce qui équivaut à dire par sa diminution. Voyons comment s’opère ce dérangement.
Les besoins du Public consistent à avoir les forces nécessaires pour remplir ses fonctions. Ses fonctions se résument en trois points. C’est de pourvoir 1°. à l’abondance, qui comprend la subsistance et les commodités. 2°. Au repos, qui embrasse la Justice, la Police, le bon ordre et les mœurs. 3°. À la sûreté, qui renferme la politique étrangère et la défense. Ces trois choses vont d’elles mêmes, et le Gouvernement ne s’épuise que pour vouloir agir dans le détail, tandis que son emploi naturel n’est que de veiller.
Celui qui laboure, fournit tout son temps et toute sa peine à l’acquit du premier de ces trois besoins de la société. Si le Gouvernement voulait faire labourer les terres, sous prétexte que le soin de la subsistance est de son ressort, il livrerait tout à l’impéritie, aux régies fautives et infidèles, à la mésintelligence, au découragement ; il se ruinerait en frais, et intercepterait le labourage. Cela se sent, mais cela doit faire sentir aussi le danger attaché à la police alimentaire, qui met la main au soc de la charrue, aussi sacré que l’encensoir.
Il résulte encore de ceci, que tout travail est recette pour le fisc, toute oisiveté est dépense.
La seconde portion des fonctions publiques, qui embrasse la justice, la police, le bon ordre et les mœurs, va pareillement d’elle-même, attendu que tous les hommes veulent la justice ; que tous les hommes conviennent entre eux de ce que c’est que la justice ; que la police et le bon ordre ne sont que des règles de détail, qui constatent son exercice, et que les mœurs ne sont que les gestes et le tableau de son règne volontaire.
Il ne vous reste à cet égard qu’un soin de direction, facile en ce que vous êtes le Maître des opinions, et tendant vers un objet de la dernière importance pour vous, qui dérive d’un principe certain, à savoir que la vertu est en recette pour votre Trésor, et le vice en dépense ; que les gens de bien sont à votre décharge, et les corrompus à votre charge.
Le troisième point de la charge publique, qui est de procurer aux Sujets la sûreté, qui renferme la politique extérieure et la défense, va de lui-même encore. Votre devoir à la vérité est d’action en ceci, au lieu qu’il n’était ci devant que de juridiction ; mais tous tendent naturellement ici vers le point que vous leur marquez, pourvu que le principe de leur obéissance soit soigneusement conservé.
La visibilité du danger et de l’attaque sait que chacun court aux armes et à la défense. L’union intime de vos intérêts avec ceux du public fait que chacun se portera avec ardeur à servir vos intérêts. Voilà le principe qui vous assure du concours entier de toutes les forces réunies de votre Peuple en cette troisième partie de votre charge, ainsi que dans toute autre, pourvu que vous ne détourniez point cet emploi de son objet naturel et visible. Eh ! pourquoi le voudrait-on ? puisque tous vos intérêts sont inséparablement unis à cet objet, le bien public.
Après ce développement des raisons qui font qu’un Prince se ruine en proportion de ce qu’il substitue le pouvoir arbitraire aux principes moraux et physiques, principes immuables d’union et d’activité, qui faisaient concourir l’universalité de ses Sujets à sa puissance, nous allons traiter de la rétribution en général.
(II. ENTRETIEN) Nous venons de démontrer, que le principal de la contribution consiste en travail, en vertus civiles, et en honneur fondé sur l’amour du devoir, il faut maintenant en considérer l’accessoire.
Il est convenu que chacun de vos sujets remplit vos coffres en vaquant à ses propres intérêts. Laissons un instant l’intérêt public pour considérer l’intérêt particulier ; car ces deux intérêts ne sauraient subsister que l’un par l’autre
L’intérêt particulier, avons nous dit, demande subsistance, bon ordre, et sûreté. De ces trois besoins, le premier est le plus impérieux.
Il demande que, si vous déplacez un particulier, vous soumissiez à sa subsistance. Tel fut le principe de la solde, subsistance uniquement, et non récompense du travail, puisque tout le monde doit concourir au bien Public, doit au Public son travail gratis.
S’il est des différences dans la solde, c’est relativement à la plus grande dépense qu’exige l’emploi du soudoyé. Telle fut la distribution primitive dans les différentes attributions départies aux divers emplois des hommes fixés aux services publics, à l’exercice du culte, au Gouvernement de l’État, à la défense de la Patrie, à l’administration de la Justice dans les tribunaux etc., on voit que ces différents emplois ont été dotés en raison de la dépense et du déplacement qu’ils exigeaient.
Ainsi donc la solde n’est point gain, elle est moins encore récompense, elle est seulement subsistance et dédommagement. C’est un point qu’il est très important de ne pas perdre de vue.
En quoi donc consiste la récompense ? En contentement de soi-même, en gloire et estime publique, fruit intérieur et extérieur de la vertu, dans l’accomplissement des devoirs qui ont pour objet la Religion, la sûreté et l’administration publique, le bien général et la prospérité de la Nation. Ce genre de monnaie se multiplie à l’infini, en raison de ce que le travail est plus dur, plus périlleux, plus intégré, plus désintéressé, et de ce que le service qui en résulte est plus ou moins recommandable.
Cette récompense va d’elle même selon les règles de l’équité, si quelque force majeure et dépravée n’en opère le renversement.
Si l’on attribue à la dignité ce qui appartient au service, et au titulaire, ce qui appartient à la dignité, bientôt ces attributions usurpées confondent la considération et le salaire. La considération toujours libre rougit de sa méprise et fuit, il ne reste alors que le salaire, qu’il faut doubler et tripler, puisqu’il doit remplacer placer la récompense. Or cette déprédation en rétribution va à l’infini. On ose sur cela présenter l’exemple du Souverain lui-même ; d’où l’on conclut qu’en proportion de ce que l’intérêt public et le désir du bien public animeront tous les employés à son service, les ressources et la richesse d’un État seront immenses, en raison aussi de ce que l’intérêt particulier sera le mobile des fonctions publiques, la corruption, la pauvreté et l’accablement seront extrêmes.
On discute ici quatre Classes d’hommes bornés au simple salaire de subsistance dans un État. La première est celle des Ouvriers, Colons et Artisans ; la seconde celle des Ouvriers employés aux travaux publics, aux services domestiques ; la troisième celle des Soldats soudoyés, la quatrième celle des Ouvriers qui subsistent par la vente de leurs ouvrages à l’étranger.
Le Public donc ne doit à ses Agents les plus nécessaires et les plus dépourvus, que la subsistance, et ne doit rien à l’oisiveté répréhensible. Mais à quel point serait le désordre, si l’on soudoyait des emplois qui ne seraient point remplis, ou qui seraient nuisibles, et si l’on en étendait plus ou moins les émoluments au gré de la faveur ou d’une habitude fatale. Dès lors la vertu ne serait plus qu’un nom, la modération qu’une idée, et le désintéressement, que maladresse ou fausseté.
Les deux entretiens précédents ont désigné, comment le dérangement de la finance pécuniaire ne saurait provenir que du désordre de la finance morale. Nous allons passer maintenant aux détails qui concernent cette première, considérée de nos jours comme le seul objet en ce genre.
(III. ENTRETIEN) L’État a besoin d’une multitude de services mécaniques, et ceux qu’il y emploie, ont besoin de subsistance. Cette subsistance doit être fournie par l’universalité des Sujets, puisqu’elle est employée au service de tous.
Quand je dis de tous, bien entendu que pour fournir, il faut avoir.
Tous les hommes sont sujets à l’Impôt dans l’ordre de contribution personnelle que j’ai énoncé ci-dessus en traitant de la finance morale. L’État donc dérangerait ses propres fonctions, s’il dérangeait tout ouvrier quelconque de son travail. Le salaire qu’il offre, doit simplement attirer les hommes qui n’ont pas d’emploi. Ce salaire est en pécule, et ce pécule lui doit être fourni par les hommes possédants bien, et non par les hommes salariés qui n’ont aucune propriété.
L’exemple tiré de la première contribution, et directement d’institution divine, nous montre sur quelle nature de choses uniquement on peut asseoir dans les Nations agricoles la demande de la contribution qu’on appelle imposition. C’est sur les produits de la terre, qui seuls sont des biens.
Mais ces produits se doivent. 1°. À la subsistance de ceux qui les font naître. 2°. À la subsistance de ceux qui les façonnent. 3°. à celle de ceux qui les voiturent ; ce qui comprend Agriculture, Industrie et Commerce. Toutes ces parties sont de droit franches, libres et immunes.
Avant d’extraire la portion de l’État sur les biens des Citoyens, il faut prélever les frais de tout genre.
C’est donc sur le produit net, qu’il faut asseoir la quotité déterminée pour les besoins de l’État.
Il est nécessaire, non seulement pour le bon ordre et la prospérité, mais encore pour l’ordre indispensable, que les revenus de l’État soient assis de manière qu’ils croissent, ou décroissent, en raison de ce que les revenus des Sujets croîtront, ou décroîtront.
Il faut que le Gouvernement, seul juge des besoins politiques, le soit aussi des besoins physiques, pour avoir dans ses mains le poids et la balance. Sans cela tout est vague dans les projets, tout est illusion dans le recensement des moyens qu’on croit pouvoir employer à leur réussite. Le songe est pénible, et le réveil désastreux.
Le seul remède pour arrêter la cause de ce mal, c’est que les revenus publics soient dans l’État ce qu’était en Égypte la marque où l’on jugeait, par la hauteur des débordements du Nil, quelle devait être la fertilité de l’année. Il faut pour cela que l’imposition porte uniquement sur les produits nets des biens-fonds, et non sur les frais qui les font naître, sur ceux qui les façonnent, ni sur ceux enfin de leur exportation.
Pour former des produits nets, il faut que les produits des terres aient une valeur vénale. Celle-ci ne peut être apportée que par le Commerce. Nous allons traiter de l’influence que ces deux agents, le Commerce et l’Industrie, ont sur la prospérité de l’État, et de cet examen naîtra la démonstration de la nécessité de leur pleine et entière immunité.
(IV. ENTRETIEN) Le Commerce et l’Industrie donnent seuls aux biens la qualité de richesse. L’État ne peut prélever ses revenus, que sur ce qui est richesse ; d’où s’ensuit que le fisc aveugle qui pèse sur le Commerce, attaque le précurseur nécessaire de la vraie finance.
On ne saurait même dévaster un territoire naturellement fertile, que par là. Les ravages résultants de la guerre ou de tout autre brigandage violent, sont passagers ; et peu à peu le sol renaît de ses propres ruines. Mais le brigandage fiscal anéantit les valeurs, en déroutant leur agent ; et retombant ensuite sur les terres isolées, ne les abandonne que forcé par la désertion de tous les Colons et par la stérilité absolue.
L’homme ne peut pourvoir à sa subsistance, que par un travail opiniâtre et continuel : mais il n’estime pas assez sa propre subsistance, pour se condamner à ce travail par ce seul motif : et s’il n’était excité que par ce motif, bientôt le travail se bornerait à satisfaire aux besoins rigoureux. De cet arrangement avec l’indigence, résulteraient nécessairement le détachement, l’indifférence et la dissolution des liens de la Société, la ruine de l’État, et la dégradation de la Souveraineté. L’océan des désirs est l’élément de l’activité humaine, récompensée par la jouissance. Plus il entre d’objets combinés dans son espoir, plus elle redouble d’efforts et d’action, pourvu que le Gouvernement ne porte aucune atteinte aux conditions qui entrent dans cette combinaison.
Le Commerce est le colporteur des besoins des hommes. Il est l’aiguillon de leurs désirs, et par là même de leur travail.
Si l’importance et la nécessité de l’immunité du Commerce n’avaient été prouvées ci-dessus, cette analyse simple de ses propriétés en ferait la preuve complète.
Faussement on a joint au premier réveil sur les avantages du Commerce, l’idée de se les approprier exclusivement on n’a fait que forger pour ses voisins des liens, dont on s’est enchaîné soi-même.
Ces fausses et absurdes mesures ont été la suite de l’érection des affaires du Commerce en affaires d’État : Le Commerce venait de lui-même chez les Nations, dont le Gouvernement n’était que militaire, pourvu qu’il ne fût, ni turbulent, ni oppresseur, et qui méprisait d’ailleurs toute profession mercenaire. Il a été banni en règle par les erreurs et la gestion déplacée des Gouvernements, devenus directeurs du Commerce.
Les Commerçants les plus profitable dans un État, sont ceux qui y offrent le meilleur prix de ce qu’ils y achètent, et qui y procurent à meilleur marché ce qu’ils y vendent.
Il n’est de vrai Régnicole que celui dont le bien et l’état ne peuvent échapper à la Société.
Tous les avantages, qu’on attribue à l’existence exclusive du Commerce prétendu régnicole, se trouveront au centuple dans l’immunité et la protection du Commerce universel ; et les Commerçants de vos propres Ports y trouveront l’avantage d’être plus voisins du séjour de la liberté et de l’immunité de son agence.
Au lieu de cela, notre politique intéressée en ce genre nous fit des ennemis de nos plus utiles serviteurs, et des plus économes et actifs Négociants de l’Univers, à qui nos produits servaient de canevas, en même temps que leur concours donnait une valeur constante à nos produits.
L’esprit exclusif, après avoir cantonné notre Commerce, a voulu encore le subdiviser au dedans. Partout, demandes de privilèges, exclusions, prohibitions, exceptions, formes gênantes et exactions : partout, obstruction des valeurs, et oppression de la liberté naturelle.
Une des suites de cette déception de principes a été de regarder la fabrication comme un objet de première importance à la prospérité et un État agricole.
Si l’on considère la fabrication du côté des facilités quelle procure au Commerce, seul principe vivifiant de la cultivation, on est dans le vrai ; mais la mettre au premier rang quant aux éléments de la prospérité, parce qu’elle attire et conserve l’argent dans l’État, c’est renversement d’êtres, c’est erreur.
Tirez les métaux de mines inépuisables, et faites les entrer par lingots et par tonnes dans l’État, cet argent n’y demeurera qu’autant qu’il trouvera à se répandre sur des parties de richesses réelles.
Dans le désir d’envahir le Commerce et de s’en approprier tous les profits, fut englobé celui d’attirer toute l’industrie. On ignora, l’on ignore encore, un principe économique de la plus constante vérité ; à savoir qu’il vaut mieux vendre brutes les matières premières, que de leur faire perdre sur le prix de la première main en faveur des Manufactures, qui n’ont d’autre objet pour le profit que le prix de la fabrication, profit, qui dans le vrai, n’est que la rentrée du prix qu’elle a coûté. Les Marchands de vin, par exemple se sont-ils jamais avisés de perdre sur le prix de leurs vins, en faveur de la distillation de l’eau de vie ?
L’Industrie et le Commerce régnicole, ne peuvent être avantageux à la Nation, qu’autant qu’ils s’exercent à son profit et non à sa perte. C’est la pleine liberté entre les Vendeurs et les Acheteurs, et leur concurrence, qui en assurant le bon emploi dans un État agricole.
Ces soins nouveaux du Gouvernement en faveur de la main d’œuvre, s’égarèrent encore dans leur direction. On crut que les Manufactures les plus précieuses devaient avoir le pas sur les plus communes et sur celles qui fabriquent les matières premières du pays. On oublia que les Manufactures grossières, les Manufactures de nos laines, sont celles qui fournissent le plus à la consommation ; celles en conséquence, dont la cultivation reçoit le plus d’activité, et l’État le plus de richesses.
Ces Fabriques brillantes et privilégiées, épuisées d’une part par la décoration, et de l’autre grevées par le fisc, ne se soutinrent qu’à grands frais du Gouvernement ; et de tous ces frais, celui qui parut le moins coûteux, ce fut l’exclusion de l’achat de toutes marchandises de main d’œuvre de Fabrique étrangère.
C’est alors que la même main qui avait attiré l’Industrie dans l’État, scella le décret de son bannissement. En effet, ce n’est point à la consommation à arriver à l’Industrie, c’est à l’Industrie à se présenter à la consommation. Les Sujets privés de l’influence de l’Industrie universelle, et livrés à la pauvreté, par la prohibition du Commerce chez eux, ne purent atteindre aux prix des matières étrangères ouvrées dans notre pays. On vit la consommation cesser et couper le nerf aux Manufactures. Le mauvais effet des prohibitions nécessita de plus strictes prohibitions, et même les prohibitions d’exportation des produits de nos terres. Les non-valeurs de nos productions firent naître d’autres prohibitions, celles de planter des vignes et de défricher les terres devenues incultes ; et conséquemment accélération de ruine.
On fit plus encore : on introduisit les prohibitions au dedans, on inventa des corps et maîtrises, on cantonna l’Industrie, on surchargea la main d’œuvre de plus en plus.
Le mauvais effet de tant d’erreurs accumulées, qui toutes concourent à dessécher le Territoire de l’État, et à le priver de ses vraies richesses, des richesses renaissantes, ne peut être arrêté qu’en tranchant le nœud Gordien, et en rendant tout à coup à ces deux parties la liberté naturelle et entière, d’où dépend leur existence. Ce changement est simple autant que nécessaire. Avant de détailler la manière dont il peut s’opérer, achevons de découvrir la source entière de nos maux ; nous en trouverons le principe primordial dans le tableau des inconvénients inséparables de la forme de perception des revenus du fisc usitée dans vos États.
(V. ENTRETIEN) La contribution du Citoyen au Trésor public est un tribut.
Comme tel, il doit être offert par le contribuable.
Les Magistrats doivent en son nom le présenter au Souverain. Les Ministres, sous les ordres du Souverain, en doivent faire la dispensation et l’emploi.
Tout ce qui s’introduit entre ces rapports qui ne sauraient être trop rapprochés, met la hache dans le corps de l’arbre politique.
Tel est le principe de l’aversion de tous les âges et de tous les peuples pour les Fermiers des revenus publics.
Les Fermes particulières ne sont utiles et autorisées qu’en ce que le fond et le Propriétaire gagnent à l’intervention du Fermier. Le premier n’afferme que le champ, qui serait stérile sans la mise des richesses du Fermier, qui le fécondent, et par lesquelles ce dernier est copropriétaire avec le premier de la valeur du terrain qu’il fertilise. Ainsi le profit est fondé sur la réunion de ces deux genres de richesses. Le Propriétaire tire un revenu que lui produit la richesse du Fermier, et celui-ci tire par le produit de sa richesse un profit du champ du Propriétaire.
Loin que ces conditions puissent se rencontrer dans l’agence du Fermier des revenus publics, il ruine au contraire indispensablement le fond ; d’où s’ensuit la ruine du Propriétaire, la ruine du Public, base nécessaire des odieux profits du Fermier.
Pour fasciner les yeux du Gouvernement et du Peuple, il est de l’intérêt des Fermiers publics de détourner l’imposition de son vrai point d’appui, qui est le produit net des terres. Une imposition de cette espèce ne demande qu’une recette ; et pour donner lieu à la Ferme et à des adjudications faites en aveugle, il faut que l’imposition soit établie sur des objets, dont le Fermier seul connaisse le véritable produit. De là les levées sur toutes les parcelles de consommation, de circulation et d’action possible. De là l’attribution exclusive aux Fermiers de la vente de certaines denrées nécessaires à la vie, et par eux survendues à un prix excessif. Dès lors occasion d’entretenir des Armées pour couvrir les frontières des pays prohibés aux dons de la nature, signal d’esclavage surtout le territoire, Prisons, Galères, Gibets et Tribunaux patibulaires accordés à la cruauté des Traitants. De là la perturbation et l’effroi de tout le commerce, libre de sa nature et fugitif sitôt qu’on lui présente des chaînes. De là enfin le dessèchement entier du territoire, qui ne pourrait que fournir des récoltes proportionnées à la faible consommation d’un petit nombre de Cultivateurs, si le privant de l’influence du Commerce, on cessait au moins de lui demander des tributs, mais qui se trouvant obligé de fournir à l’avidité des Fermiers déjà déçus par l’expatriation du Commerce, se voit en proie au brigandage armé de toutes ses fureurs, et ne fournit plus d’autres ressources aux malheureux Colons, que des chemins pour fuir et s’expatrier.
En effet, au défaut du produit des extorsions sur le Commerce, qui diminue chaque jour ainsi que les consommations, le Vampire universel se retourne et attaque le petit nombre de Propriétaires attachés encore à des restes de produits expirants ; on tarife, on vend tous les services que le sujet a le plus de droit d’attendre de son Souverain. La Justice, les Actes, tout enfin devient sujet à des droits mal établis, mal expliqués, susceptibles d’extensions, de révisions et de tortures ; et plus le désastre qui résulte de ce régime cruel, est considérable, plus le Fermier exige, et plus il profite et devient important. Mais plus il exige et plus il profite, plus il hâte les progrès de la ruine du Souverain et de la Nation.
Il a mille moyens d’intéresser l’autorité. 1°. Les besoins du Gouvernement. 2°. La jalousie de l’autorité même qu’il sait exciter à propos. 3°. La prévention des Arbitres du Gouvernement, leur accablement provenant de la multitude des détails, la faiblesse et l’éloignement des opprimés. 4°. La corruption même, la participation à ces injustes profits, et sa propre richesse qui le rend important dans l’État en raison de ce que la misère y a plus corrompu les mœurs et introduit l’esprit de vénalité et de dissipation. Tout concourt enfin à persuader le Souverain que plus il enlève à ses sujets, plus il augmente ses revenus. On lui compare son Royaume à un pré, et on lui fait entendre que plus on fauche l’herbe près de sa racine, plus elle repousse avec force. On se garde bien de lui faire remarquer, qu’il ne suffit pas de moissonner les productions alimentaires et d’exportation, mais qu’il faut labourer, semer, faire naître les richesses par les richesses.
Il suit de tant de causes combinées, que le Territoire doit tomber dans un état de dévastation absolue. On augmente le numéraire de l’argent, on montre au Souverain l’état de ses revenus, sans le comparer ni avec la réalité des valeurs vénales, ni avec la diminution des produits du sol, et sans lui dire qu’il n’est riche qu’en dénominations ; tandis que son Trésor est en effet surchargé de dettes et d’arrérages, et épuisé par la nécessité de solder les restes entiers de sa Nation, puisque de Propriétaire ou de Cultivateur, tout est devenu valet, et qu’à tout valet il faut des gages.
Le moment des dépenses extraordinaires arrive. Tout ne se soutenait que par un certain courant, tout est forcé alors dans ses parties, et tout s’ébranle à la fois les Traitants et usuriers, pour acheter au plus vil prix les restes du sang du Peuple, leurs confrères employés dans les détails, pour détourner toutes les parties de dépense de leur véritable objet, pour en acheter l’entreprise, en frauder l’exécution, et s’en approprier les profits ; et l’État dégradé et abattu se soumet langoureusement aux conditions que ses financiers lui imposent.
L’épuisement alors arrive en un instant à son comble : les Édits ne sont que des prétextes d’exaction, et le Peuple ne peut plus rien fournir de réel. Les coffres du Prince, percés de toutes parts, ne sont plus même capables de servir d’entrepôt momentané. La science des ressources a pris la place de la science économique. On épuise les emprunts, on vomit des créations de charge ; on engage en un mot l’État, les Sujets, le Prince, la foi, la loi, les mœurs, l’honneur ; on s’empare des obligations de paiement entre les Citoyens, on renverse tout enfin, et l’on arrive à ce terrible période où le Gouvernement n’espère plus rien des hommes, et où les hommes n’espèrent plus rien du Gouvernement ; fatale époque, où le souffle d’un enfant peut renverser les États.
Telle est la marche, telles sont les conséquences de l’erreur énorme d’interposer une agence quelconque entre la contribution des Sujets et la recette du Souverain. L’exemple de tous les âges et de tous les Empires en est la preuve. Partout les Fermiers publics ont acheté du Prince la Nation, et détruit enfin la Nation, le Prince et eux-mêmes.
Il s’agit maintenant de proposer la forme d’administration, qui peut et doit remplacer cette forme meurtrière. Nous en traiterons, après avoir discuté les principes généraux de l’imposition.
(VI. ENTRETIEN) La question la plus importante à traiter en matière d’imposition, est de savoir si l’autorité souveraine et absolue implique le droit d’imposer sur les Peuples sans l’intervention de leur consentement.
Quand je parle ici de droit vis-à-vis mon Souverain Maître, il ne s’agit pas de droit juridique, de droit légal, mais de droit de paternité, du droit qui n’implique pas contradiction avec l’essence même de la souveraineté. Tel serait un droit indéterminée la moisson qui ne peut se concilier avec 1’état de sûreté de celui, qui laboure et qui sème ; car sans cet état de sûreté, on ne labourera point, on ne sèmera point, et le droit indéterminé du Souverain à la moisson serait une fiction. Ce n’est point dans l’ordre civil ou public, que je puise mes principes, c’est dans la nature même des choses, dans la compatibilité, ou dans l’incompatibilité physique des conditions humaines, et non, dis-je, dans la constitution morale et positive des sociétés, toujours, sujette à des interprétations et à des discussions qui répugnent à la soumission des Sujets et à la dignité du Monarque. Les intérêts mêmes du Souverain bien entendus suffisent, selon moi, pour assurer la prospérité et le bonheur des Sujets ; car il est évident, que plus cette vérité sera développée et approfondie, plus elle sera décisive.
D’après des principes si invariables, il est donc facile de démontrer que certaines prétentions outrées et en apparence si favorables à l’autorité, ne peuvent se rapporter à l’ordre suprême de la souveraineté Monarchique. C’est par le fait qui en résulte, que les Flatteurs et les Dépositaires du pouvoir, toujours attentifs à se prévaloir des faiblesses des Princes, les précipitent vers l’arbitraire dont le terme est le despotisme, c’est-à-dire, l’extinction de la Monarchie et l’esclavage du Prince et de la Nation.
Un Souverain qu’on a poussé à éteindre les droits naturels de son Peuple, n’a pu parvenir à ce point fatal que par la coopération d’une force militaire, qui dès lors devient prédominante, et qui l’enchaîne lui-même après avoir abattu la Nation. Le Despote voudrait en vain se rétablir dans la souveraineté Monarchique, et regagner l’autorité absolue appuyée par les lois ; les forces mêmes du despotisme, ces forces supérieures au Prince et à la Nation, s’y opposeraient violemment. Borné à disposer arbitrairement du sort de quelques esclaves qui l’entourent, il est d’ailleurs forcé de suivre, pour tous principes de Gouvernement, la règle tyrannique à laquelle lui ou ses Prédécesseurs se sont imprudemment livrés ; et l’autorité légitime et la puissance motrice que les lois et l’obéissance des Sujets libres assurent au Monarque, sont des biens auxquels le Despote est à jamais forcé de renoncer. Les exemples de cette dégradation de la souveraineté monarchique ne doivent pas fixer nos regards sur l’Asie, sur l’Afrique etc. Nous devons nous ressouvenir que tous les pays de l’Europe ont subi de pareilles révolutions par de pareils égarements.
Cet état déplorable pour les Peuples et pour leur Maître, n’est autre chose que l’extinction de toute propriété dans l’État. Le droit d’imposer est le droit d’enlever une portion du revenu. Si ce droit est indéfini et attribué à un seul, celui qui en est revêtu, a le pouvoir d’enlever tout le revenu. Celui qui prend tout le revenu, enlève de fait le fond. Donc le droit indéfini d’imposer éteint toute propriété.
Il suit de ceci, que le droit d’imposer à volonté, est le plus grand et le dernier pas vers le Despotisme, état destructeur de la Nation et de la Souveraineté.
À considérer la chose du côté du droit naturel, on trouvera la même monstruosité. Le fisc ne saurait avoir de titre plus avantageux que celui de copropriétaire dans l’État. Or le Propriétaire direct trouverait-il lui-même un cultivateur, un mercenaire qui prêtât la main à la cultivation de son champ, sans savoir à quel titre et sous quelle condition fixe il vend son travail et sa sueur ? L’Entrepreneur de la culture, Propriétaire ou Fermier, voudra-t-il en faire les dépenses, sans être assuré de trouver dans la moisson son dédommagement et sa rétribution ? Le simple Propriétaire fera-t-il les acquêts, les réparations et les améliorations des biens sans la sûreté d’un revenu proportionnel au prix de l’acquisition et des ouvrages qu’il fait exécuter ? L’argent est immune, et les profits de son emploi doivent être assurés dans un pays ; autrement on le porterait dans les pays, où l’on pourrait l’employer avec sûreté. Dès là, le droit du Souverain ne dépendrait-il pas de la prudence de celui qui possède le capital du prix de l’acquisition, et des dépenses qu’exige la cultivation ? Si donc je ne savais pas ce que le fisc doit prélever sur ma récolte, j’ignorerais toujours si le terrain, et la récolte dont je fais les avances, sont à moi, et s’il me convient de risquer pour des richesses incertaines celles que je possède avec sûreté. Or comment le savoir, si le fisc est à chaque instant le maître d’accroître la quotité de sa portion ? Ce droit arbitraire n’existerait donc que pour s’anéantir lui-même.
Le fisc, dit-on, n’enlève que pour rendre, et que pour dépenser. Les revenus dès lors rentreront annuellement dans la circulation, et feront vivre de la sorte toutes les Classes de Travailleurs.
C’est-à-dire, que nous n’aurons alors qu’un Propriétaire universel, qui au moins devrait conserver aux Cultivateurs la propriété des richesses de l’exploitation. Mais que résulterait-il de cet arrangement ? 1°. Que ce Propriétaire n’ayant qu’une résidence, il n’y aurait qu’un centre de distribution. 2°. Que tous quitteraient leur emploi pour venir bourdonner auprès de ce Propriétaire, et le piller en toutes manières. 3°. Il mènerait tout par ses Agents, animés de leur intérêt particulier et dépourvus de tout intérêt civil ; leur administration ne serait qu’une spoliation, ou le pillage des richesses de la cultivation, et par conséquent l’anéantissement des revenus de ce Propriétaire universel, de ses Sujets, et de sa fatale propriété et souveraineté. 4°. Les Agents corrompus tolèreraient la corruption des autres. 5°. Tout se tournerait du côté de l’usure, du luxe, des richesses clandestines et indépendantes du Maître, des revenus d’intérêt d’argent, du commerce ambulatoire, de la jouissance et de l’habitation précaires, instar Judœorum. 6°. Tous ceux qui voudront se faire une fortune solide, placeront leurs richesses au dehors. 7°. L’agriculture étant détruite par la spoliation des moissons et des richesses visibles de la cultivation, les productions alimentaires manqueraient. On tâcherait en vain d’en faire naître par la culture ingrate et forcée des Colons esclaves, privés de courage et d’intérêt à la chose, le produit fournirait à peine aux premiers besoins des Satellites du Maître. 8°. L’enfance et la caducité du Maître seraient également exposées à toute sorte de désordres. 9°. La Noblesse qui ne pourrait avoir d’autre état que celui de mercenaire soudoyé, abandonnerait le Propriétaire privé de revenus et de ressources, pour défendre une propriété passagère, qui lui serait bientôt enlevée par les Puissances voisines. Cet État ne serait pas même un État de Despotisme, mais un État de dissolution et de révolution. 10°. La Magistrature ne serait plus qu’une ombre ; la Justice serait vénale ; les Lois dégénéreraient en chicane, et la Société en Anarchie. 11°. Les Commerçants seuls, qui pourraient se conserver quelque fortune, ne considéreraient plus le Territoire de l’État que comme une étape, et se garderaient bien d’y établir leurs richesses. 12°. L’oppression ayant appris au reste du Peuple déconcerté le secret de boire dans sa main, il s’abandonnerait à la paresse et à la misère, et le tableau de l’État ne conserverait plus que le quadre facile à rompre par le moindre effort étranger.
En un mot, un État ou le tribut enlèverait sans mesure le revenu du Territoire, et où l’autorité s’étendrait sur la propriété des biens et sur les richesses d’exploitation, serait un État en pleine Anarchie, sans consistance et sans durée. Il y a en tout cela des degrés, et le moindre degré est toujours un degré de dépérissement, et sa continuité un accroissement progressif de destruction.
De la prescription du droit illimité et isolé d’imposer arbitrairement, résulte celle du droit de répartir arbitrairement les impositions, même légales et consenties. Cette tyrannie exercée sur l’individu, serait plus dangereuse que celle qui s’étend sur l’universalité, comme laissant moins d’accès au recours.
En un mot, l’arbitraire ici bas n’est bon à rien, et est nuisible à tout. Ce qu’on appelle loi, ne fut de tout temps si sacré, que comme s’opposant à l’arbitraire ; et si utile, qu’en vertu de ce qu’elle le bannit. Je dis plus, l’arbitraire absolu ne peut même exister, et celui qui prétendrait être seul l’Instituteur, le Dénonciateur et l’Exécuteur de la loi, serait forcé de s’asservir aux règles d’une sorte de raison dans l’institution, à celles du langage dans le prononcé, à celles enfin qui font agir la force dans l’exécution.
Tout roule donc sur des règles. En quoi consistent les règles de l’imposition ? Dans deux points principaux, à savoir règles quant à l’assiette de l’imposition, règles quant à la manière de la perception. Traitons d’abord du premier point.
Sur quoi peut-on asseoir l’Impôt ? Nous avons dit que le travail était tout entier à l’État ; il ne peut prélever sur lui-même, il ne peut donc imposer que suc le produit, c’est-à-dire, sur les dons annuels de la Nature, sur des richesses renaissantes, qu’elle ajoute annuellement aux richesses organiques de l’État ; car il n’y a que ces deux choses, travail dispendieux et produit net.
Le travail comprend agriculture, l’industrie et le commerce. Ces trois choses embrassent leur canevas et leurs outils ; leur canevas, à savoir les quatre éléments ; leurs outils, à savoir les hommes, leurs facultés accessoires, leur subsistance et tous les ouvrages de leurs mains pour la consommation, pour les commodités et pour le transport. Toutes ces choses ne sauraient être imposées sans que l’État ne reprenne sur lui-même.
Le produit provient de deux Agents combinés. Ces deux Agents sont le travail dispendieux de l’homme, et le don de la nature. La totalité du rapport s’appelle produit, une portion du produit n’est que la rentrée des avances, l’autre portion qui est en accroissement de produit, la dépense prélevée, est bénéfice.
C’est ce bénéfice seul qui constitue le revenu, et la portion des Propriétaires sur laquelle le copropriétaire universel a son droit.
Mais c’est ici le grand œuvre de la finance. Comment séparer ces deux parties si étroitement liées, et dire, voilà la gerbe qui appartient à l’exploitation, voici celle qui appartient au revenu ?
Cela ne se peut que par une révolution morale préliminaire, mais la plus fructueuse de toutes, à savoir le rétablissement de la confiance. Il faut rendre aux Propriétaires la confiance de mettre au grand jour leurs revenus. Il faut rendre l’essor naturel à leurs affections, qui les y portent assez ; il faut surtout anéantir toutes les impositions extorquées.
On peut appeler ainsi toutes les impositions qui portent sur les biens stériles, sur les ouvrages, sur les facultés instrumentales, sur la subsistance, sur les maisons, sur les rentes pécuniaires, les charges, les droits et prérogatives, les meubles, la justice et la police, les actes, le luxe ; en un mot, sur tout ce qui est fond stérile et de nul rapport.
N’écoutons point les combinaisons aveugles qui voudraient charger l’Industrie, parce qu’elle leur paraît posséder les richesses qu’elle fait mouvoir. Toutes les richesses qui lui sont propres ne sont que dépenses et rétribution. Toutes les branches du travail, je le répète, doivent jouir d’une franchise absolue. Elles tendent toutes à hausser le prix de la vente de la première main ; elles contribuent ainsi en masse à l’imposition prélevée sur la première vente, qui constitue le revenu.
Tous les hommes labourent, parce que tous tendent, chacun dans son emploi, à soulager le Laboureur, de quelque fonction qui l’eût détourné de son travail.
Avant de finir sur l’imposition, on traite une question résultante de ses effets, et dont l’objet est d’autant plus important, qu’il s’agit d’un moyen de prévoir et d’éviter la surcharge.
On demande si les trésors de réserve du Prince sont utiles ou préjudiciables dans un État.
La parabole, des Vierges folles qui ne s’étaient pas précautionnées, semble être une leçon pour tout père de famille de prévoir, par une sage économie et par des fonds de réserve, les occasions des dépenses extraordinaires. À plus forte raison serait-ce une Loi pour le père universel d’une grande Nation.
En effet la guerre, qui est le plus grand des accidents de l’État, diminue nécessairement les revenus d’une Nation, par l’interception du Commerce avec quelqu’un de ses voisins devenu son ennemi. En supposant la seule règle juste et durable établie dans la perception de la finance, à savoir quelle soit une portion fixe des revenus de la Nation, il arrive que ces revenus venant à baisser par la guerre, ceux du Prince diminuent aussi, précisément dans le temps où ses dépenses doivent augmenter ; et que s’il veut demander davantage à son peuple, il choisit pour cela le temps où le peuple a le moins, d’où s’ensuit ruine et surcharge.
Cette raison semble entraîner la nécessité d’un trésor public, destiné à pourvoir aux cas imprévus.
On oppose à cela 1°. l’obstruction qu’un amas considérable de métaux causerait à la circulation. 2°. Le danger d’accoutumer à thésauriser celui qui a la faculté de prendre. 3°. Que les temps de dissipation, qui succèdent aux temps d’épargne, causent de grands maux dans l’État.
La première de ces raisons est sans fondement. Chaque État ne fait dans le monde qu’une famille, eu égard à tout le reste. Un Trésor du Prince, formé seulement par une réserve dans les temps où de moindres besoins exigent moins de dépenses, ne retranche rien à ses Sujets, si d’ailleurs la liberté du Commerce extérieur supplée au retour de l’Impôt dans la circulation.
La seconde objection est plus frivole encore. Heureux les Peuples qui obéissent à des Princes économes.
La troisième objection est la plus forte, mais elle ne sera valable qu’en raison de ce que l’arbitraire aura détruit toute constitution dans l’État, et que les choses se mouvant entièrement à la volonté du Titulaire, on pillera le Successeur avec autant de facilité qu’on aura servi utilement son Devancier. Il n’est pas douteux que le premier Trésor qu’un Prince sage doive amasser pour sa postérité, est une constitution d’État tellement balancée, qu’elle résiste aux pièges où l’on voudrait entraîner ses Successeurs. Les Capitulaires des Princes instituteurs sont consacrés par le respect des Peuples, dix siècles après eux : les Testaments des Princes arbitraires sont cassés et annulés, avant qu’on ait allumé le premier flambeau de leurs funérailles.
Mais serait-il question de rien objecter contre un Trésor public en un temps où l’on donnerait dans l’idée aveugle de fonder les ressources de l’État sur les Trésors d’un petit nombre de Ravisseurs ? Ces Trésors se formeraient-ils sans déprédation ? Seraient-ils moins préjudiciables à la circulation ? Seraient-ils autant à la disposition du Prince ? L’idée insidieuse de cette prétendue ressource dans un État, peut-elle entrer dans les vues d’un ministère éclairé ? Non seulement il est essentiel que le Souverain prévoie, par des arrangements économiques, les besoins extraordinaires de l’État, mais il est fort avantageux aussi que chaque particulier use des mêmes précautions, pour pourvoir aux établissements de sa famille selon son état, pour parer aux pertes qui peuvent survenir dans l’exploitation de ses entreprises, pour réparer les dommages qui arrivent aux biens. Ces réserves nécessaires au soutien de la prospérité d’un État, prennent peu sur la circulation dans un Royaume où le débit des denrées est assuré par la facilité et la liberté du Commerce extérieur, et quand le fond de ces mêmes réserves est garanti dans une Nation par une bonne administration.
On peut résumer la matière de l’imposition à trois conditions nécessaires, à savoir. 1°. Qu’elle soit établie immédiatement à la source des revenus.
2°. Quelle soit dans une proportion connue et convenable avec ces mêmes revenus.
3°. Qu’elle ne soit point surchargée de frais de perception.
(VII. ENTRETIEN) Nous voici maintenant à l’application des principes précédents à l’état actuel de votre Empire.
Des trois conditions ci-dessus, la seconde si simple et tellement dans le droit naturel, ne peut néanmoins recevoir aucune application dans 1’état actuel des revenus de votre Peuple épuisé, et des besoins de votre État. C’est ce que vous allez voir tout à l’heure.
Il s’agit donc à présent de former un plan qui embrasse les deux autres propositions ; à savoir la première et la troisième, et dont la marche nous conduise à parvenir enfin à l’exécution de celle-ci.
Nous avons découvert entièrement la source des revenus ; mais il importe plus qu’on ne saurait dire, d’en connaître l’étendue. Faute de cette connaissance, les Princes et les Gouvernements se font des idées imaginaires et immenses des Trésors dans lesquels ils ont à puiser, et bornent toute la science économique à l’étude des moyens de les attirer au fisc.
Je vais dissiper cette illusion, et vous présenter un état général des revenus de votre Empire. Il vous montrera à quel terrible prix on vous a vendu les secours passés, qu’on vous présentait comme vos revenus, et qui n’étaient en effet, que la partie la plus précieuse et la plus sacrée de vos fonds.
Je vous offre une triple évaluation, qui prise d’après trois dépouillements différents, revient à la même quotité.
Il est convenu qu’un État agricole, qui seul peut s’appeler un État, n’a de revenus que le produit de ses terres. Voici le revenu des vôtres.
Le premier des dépouillements que je vous offre, est celui des revenus de la Nation en valeurs renaissantes. Le second est d’après l’Impôt territorial. Le troisième, d’après le vingtième.
Je les prends sur les quatre genres capitaux de biens, à savoir, les Prés, les Bois, les Vignes, et les Terres labourables.
Le premier dépouillement se fait pour les trois premiers genres, en divisant chacun deux par Classes, et chacune de ces Classes par dégradation proportionnelle aux produits. À l’égard du quatrième genre, on le fixe au résultat des détails circonstanciés et décisifs de la culture actuelle de vos Terres, exactement et profondément discutés ailleurs.
Premier genre, les Prés : leur produit net, y compris l’Impôt et le revenu des Propriétaires, ne monte qu’à | Liv.
26,800,000 |
Second genre, les Bois : selon les estimations et déductions portées dans le détail, montent en produit net à | 140,000,000 |
Troisième genre, les Vignes : leur produit net, y compris le revenu des Propriétaires, de la dîme et de l’Impôt, payé en tailles et en taxes sur les ventes de la première main, se montent à | 93,087,600 |
Quatrième genre, terres labourables, grande et petite culture, en total, frais compris | 147,500,000 |
Ces quatre genres font monter ensemble le revenu total de vos sujets, dans l’État actuel des prohibitions et obstacles de commerce, et de la perte sur la valeur vénale des denrées, à | 407,387,600 |
Le second dépouillement est pris par l’Impôt territorial, et donne d’après les calculs et les détractions de droit, par les proportions qui y sont expliquées, le revenu total de votre territoire à | 412,955,881 |
Le troisième dépouillement pris d’après le vingtième, et calculé pareillement avec ses détractions, fait monter le même revenu à | 406,000,000 |
Ces trois dépouillements compenses établissent le total absolu des revenus de la Nation à la somme de | 408,781,160 |
Sur quoi distraction faite pour les divers objets des biens exempts de la somme de | 181,000,000 |
Reste pour le revenu des biens contribuables environ | 227,781,160 |
Le tiers de ces deux cents vingt-sept millions restants pris pour l’Impôt territorial, qui est démontré parles calculs et les exemples, être au moins sur ce taux-là. Ce tiers, dis-je, ne donne que soixante et quinze à soixante et seize millions ; ainsi il faut que le surplus de l’Impôt provenant des Fermes, retombe sur cous les genres d’exploitation, dont nous avons ci-dessus démontré l’immunité nécessaire.
Le revenu des biens exempts paraîtra bien considérable auprès de la masse des biens contribuables, mais il faut remarquer qu’ils ne sont dans cette proportion qu’à cause du dépérissement de la culture de ces derniers. La plupart des biens exempts consistent en Bois, et sont dispensés des frais de culture ; mais au fond ils ne sont pas un sixième du total de la masse, et n’atteindraient pas à cette proportion si le territoire était remis en valeur.
Voilà donc la somme totale des revenus de votre Nation, la voilà extraite d’après le travail même des plus avides et opiniâtres Exacteurs, instruits que leur estimation fixerait la quotité de leurs droits. Et le tiers pris sur ce total, en déduisant les biens exempts par la constitution même de votre État, ne peut vous fournir que soixante et quinze millions. Ce tiers, tout effrayant, tout impossible à supporter qu’il est à la longue par des Propriétaires exposés d’ailleurs à tous les cas fortuits, à l’entretien des fonds etc., ne vous fournit que le tiers de la somme qu’on vous présentait dans les temps tranquilles, comme le montant de vos revenus ordinaires et naturels.
Si cette somme totale vous arrivait directement, et sans frais de perception, les revenus de vos Sujets, étant fixés à demeure au point ou ils sont, vous auriez tout leur revenu, et par conséquent, la propriété entière de tous les biens, et vous tomberiez dans tous les maux déduits ci-dessus, en traitant de cette hypothèse. Mais ici c’est bien pis, et ce revenu vous arrive par tant de filières et de canaux détournés, que les frais montent plus haut encore que votre revenu net.
Il faut néanmoins, relativement aux besoins de votre État, que votre revenu monte à cette somme ; mais il faut accorder cette nécessité avec celle de rétablir le territoire de votre État, et d’aider vos Sujets à porter leurs revenus à leur taux naturel.
Sans exagérer le tableau de l’accroissement qu’ils peuvent recevoir, j’ai mis sous vos yeux le relevé du produit tiré sur les quatre Classes de biens discutés dans les dépouillements précédents, et tels qu’ils pourraient être dans un État de prospérité.
Les Classe des terres labourables porte en produit net | 1,153,250,000 |
Celle des prairies | 250,000,000 |
Celle des bois | 292,000,000 |
Celle des vignes | 243,000,000 |
D’où il résulte que ces quatre genres principaux de revenus représentés dans l’État prochain d’amélioration, que leur donnerait une administration simple, libre et prospère, qui ramènerait l’abondance et le bon prix des denrées, forment ensemble le revenu de | 1,938,250,000 |
Ce calcul ne paraîtra point idéal, si vous vous rappelez que sous un de vos Prédécesseurs, qui ne possédait pas plusieurs belles Provinces qui forment aujourd’hui vos principales frontières, le revenu de cet Empire montait à sept cents millions, qui en représentaient quatorze cents de notre valeur actuelle. Mais dans 1’état présent, ce serait intercepter toute circulation et tout travail, que de faire entrer dans vos coffres le revenu presque entier du Territoire, surtout quand les besoins de la guerre portent la dépense au dehors.
Mais ce terrible inconvénient n’est rien auprès de ceux qui résultent de la forme de perception usitée dans vos États.
Les subsides qui se lèvent aujourd’hui sur la Nation, dont le revenu est d’environ quatre cents millions, montant en Impôts ordinaires à | 225,000,000 |
En impôts extraordinaires et de subvention, environ à | 125,000,000 |
Les impositions ordinaires dans lesquelles sont comprises les fermes et autres objets des frais et profits immenses des Traitants et d’autres Agents subalternes de la finance, entraînent en exactions, frais, profits, gages, droits extorqués et tolérés, concussions de la sous-administration arbitraire etc., au moins | 225,000,000 |
Les Impôts extraordinaires et de subvention, qui sont la plupart en recette, coûtent en frais, en impositions abusives etc. | 25,000,000 |
TOTAL | 600,000,000 |
Sur ces six cents millions qu’on enlève chaque année à votre Peuple, il y en a, comme nous avons dit, soixante et quinze d’Impôt ordinaire pris sur les biens-fonds contribuables. Il y en a en outre quarante millions en vingtièmes et dépendances, imposés par subvention dans les temps calamiteux sur les mêmes biens.
Total de l’Impôt pris sur le fond productif | 115,000,000 |
Reste à imposer sur les fonds stériles | 485,000,000 |
Pour fournir le total de l’enlèvement fait à la Nation | 600,000,000 |
Ces quatre cents quatre-vingt cinq millions font à peu près le tiers des sommes auxquelles se montent les dépenses annuelles de la Nation, prises en cinq Classes : à savoir …
Restant des revenus des biens contribuables | 110,000,000 |
Dépenses annuelles des revenus exempts montant à | 175,000,000 |
Dépenses de l’Impôt, dont il reste dans le Royaume | 200,000,000 |
Dépenses des frais de perception et profits des Traitants, dont il rentre dans la circulation | 240,000,000 |
Dépenses du travail de toute espèce | 900,000,000 |
TOTAL des cinq Classes de dépenses | 1,625,000,000 |
Les quatre cents quatre-vingt cinq millions assis sur les fonds stériles, enlèvent au-delà du tiers de cette masse totale des cinq Classes de dépense, et prennent
Sur la première | 33,000,000 |
Sur la seconde | 52,000,000 |
Sur la troisième | 60,000,000 |
Sur la quatrième | 71,000,000 |
Sur la cinquième | 269,000,000 |
TOTAL | 485,000,000 |
Qu’on juge d’après ce tableau de combien de fausses valeurs sont composés les calculs imaginaires des revenus du fisc et des particuliers, et quelle est la surcharge sur tous les frais d’exploitation.
Comment se peut-il, dira-t-on, que qui n’a que quatre cents millions de revenu, en paie six ? Il ne faut pour répondre à cette objection, qu’aller sur les campagnes. Le moindre Laboureur ou Pâtre y sait que la valeur du fond de terre inculte et déserte, n’est pas la quinzième partie de ce qu’il en coutera en bâtiments, en bestiaux, en fourrages, en engrais, en semences, en culture etc., pour mettre ces friches en valeur. C’est ce fond portatif et accru par le temps, l’économie, et le travail successif des hommes, que l’exaction a attaqué, et détruit graduellement depuis longtemps. C’est ce fond, dont il achève de disperser les débris, dont la spoliation a desséché le Territoire, et dont l’enlèvement entier et prochain ne laissera plus aucune ressource humaine à l’État.
Par une forme d’imposition où la recette n’excèderait pas l’Impôt, on éviterait le dépérissement presque irréparable des avances nécessaires pour la reproduction annuelle des richesses.
C’est de cette forme dont je vais vous entretenir.
Il résulte des précédents calculs que la première des trois conditions essentielles et nécessaires de l’imposition, à savoir qu’elle soit établie immédiatement à la source des revenus, est impossible aujourd’hui dans votre État, et qu’il faut uniquement tendre à y arriver pour établir un compte ouvert entre le Souverain et la Nation, afin de parvenir, par le retour de l’ordre, au rétablissement de la base réelle et solide, de la seule base sur laquelle la sûreté et la durée de vos revenus puissent être établie.
(VIII. ENTRETIEN) Nous traitons maintenant de l’excédent de l’imposition au delà du produit de l’Impôt, et de la suppression de cet excédent.
La seconde condition essentielle et nécessaire de l’imposition, à savoir qu’elle soit dans une proportion connue et convenable avec les revenus, n’est nullement praticable aujourd’hui dans l’État, attendu le dépérissement des revenus. Il est néanmoins indispensable de revenir à ce point ; et ce sont les moyens de cette régénération dont nous allons traiter.
Pour guérir un mal, il faut d’abord le connaître. Pour parvenir à cette opération, on vous présente un État de vos revenus ordinaires, abstraction faite des subventions extraordinaires, comme aussi des revenus courants de la Couronne. Cet État monte à environ deux cents vingt millions.
On résume ensuite dans un tableau pareil à celui qui vous a été présenté dans le septième entretien, l’effet de ces impositions ordinaires sur toutes les Classes de dépense.
Comme les Fermes, d’où proviennent les principales déprédations et la plus forte surcharge, subsistent encore dans cette partie, les subsides qui se lèvent sur la Nation montent encore au moins à quatre cents cinquante millions, à savoir.
Pour l’Impôt ordinaire | 225,000,000 |
Pour ce qu’enlèvent les gains immenses des Fermiers, les frais de perception, et les extorsions de toute espèce | 225,000,000 |
TOTAL | 450,000,000 |
L’Impôt territorial étant toujours de | 75,000,000 |
Reste à répartir sur un fond stérile | 375,000,000 |
TOTAL | 450,000,000 |
Ces trois cents soixante et quinze millions levés et distribués selon la règle donnée ci-devant, sur les cinq Classes de dépenses de la Nation, prennent
1°. Sur les dépenses des Propriétaires des biens contribuables | 34,000,000 |
2°. Sur les dépenses des revenus des biens Nobles et exempts | 40,000,000 |
3°. Sur la dépense de la partie de l’Impôt distribué dans le Royaume | 46,000,000 |
4°. Sur la dépense des reprises des Traitants | 49,000,000 |
5°. Sur les dépenses d’exploitation | 206,000,000 |
TOTAL | 375,000,000 |
Les revenus de la Nation souffrent donc, par une imposition prise sur les dépenses d’exploitation, un déchet annuel de deux cents six millions, et paient en outre pour une autre partie du même genre d’imposition, au delà de la Contribution directe levée sur les biens, une surcharge de soixante et quatorze millions, prise sur les Propriétaires.
Mais il y a une remarque très importante à faire sur le dommage que de telles impositions doivent causer dans l’exploitation de la culture des biens. Cette remarque consiste à distinguer les cas où l’imposition ne fait que renchérir les frais d’exploitation, et ne cause qu’un déchet dans le revenu égal à l’augmentation des frais, ce qui n’arrive que lorsque le Fermier connaît, dans le temps qu’il afferme le bien, la charge d’imposition qu’il aura à payer, alors il diminue le fermage à proportion : Ainsi l’imposition est prise en entier sur le revenu du Propriétaire. Mais si l’imposition augmente pendant le cours du bail du Fermier, elle enlève les avances d’exploitation avec un progrès très rapide ; elle éteint le produit total qui doit fournir le revenu, restituer les reprises du Fermier, payer les salaires aux ouvriers employés à la culture, et entretenir les engrais de la terre ; alors les biens se détériorent et tombent en non valeur. Ainsi l’imposition qui enlève les richesses d’exploitation, est une dévastation qui ruine les Fermiers, qui anéantit les revenus des Propriétaires et du Souverain, et qui éteint la rétribution, dont subsistent les autres Classes d’hommes. C’est par là qu’une imposition déréglée peut ruiner un Royaume agricole en peu d’années.
Pour prévenir l’accusation de grossir ad libitum la masse des frais de perception, et pour montrer, que si un travail sommaire permettait assez d’étendue pour entrer dans des détails à cet égard sur les parties principales, on prouverait aisément au contraire qu’on les a mises fort au rabais ; on présente un État des profits faits sur le tabac, où l’on montre que cette seule partie, qui n’entre dans le bail que pout douze millions, coûte à la Nation plus de soixante deux millions, sans compter le préjudice annuel de l’argent transporté au dehors pour les achats.
En cet État de choses, et reconnaissant que cette Contribution de deux cents vingt-cinq millions est nécessaire pour fournir aux besoins de l’État, et pout maintenir sa puissance au dehors, il s’agit de les fournir de manière que le recouvrement s’en fasse sans non valeurs, et que l’épuisement qui provient d’une telle surcharge dans l’État actuel des revenus, n’achève pas de gagner sans ressource le territoire, il faut, dis-je trouver au contraire une méthode qui en permette le rétablissement successif.
Cela ne se peut faire que par la suppression des Fermes et des frais de perception. Ces frais revenants au profit du Peuple et de l’exploitation, deviendront le ressort actif de la régénération.
Cette régénération demande des conditions préliminaires et une distribution légale, équitable, et qui bannisse tout arbitraire. Voilà les deux points.
Les conditions préliminaires sont 1°. suppression de toutes Fermes et de tous prétendus droits extorqués ou tolérés dans l’administration des finances. 2°. Liberté entière de l’agriculture, du commerce, de l’industrie, et de tous les produits quelconques. 3°. Immunité entière sur le Commerce intérieur, et sur le Commerce extérieur d’importation et d’exportation. 4°. Liberté des hommes, et qu’ils ne soient soumis qu’à vous et aux lois.
Ces premiers pas si faciles, si grands, si justes, si nécessaires, une fois faits, il s’agit maintenant de faire face aux revenus du fisc, et de lui fournir les deux cents vingt-cinq millions d’Impôt ordinaire.
Nous avons prouvé qu’il n’y a au fond que l’Impôt territorial, qui soit réel, établi sur des richesses renaissantes, qui puisse être enfin assis avec règle et proportion.
Mais le produit total est, comme nous l’avons dit, partagé en deux portions, portion de labeur et portion de jouissance. La première ne doit rien à personne qu’à la nécessité. La seconde est ce qui constitue le revenu sur lequel vous devez avoir votre part.
Pour faire la distinction de ces deux portions, il n’y a de règle que les baux des biens contribuables, affermés, seuls ils constatent la part attribuée à la jouissance, autrement dite, le revenu.
On oppose à cela l’impuissance de ce moyen, et la mauvaise foi qui s’est introduite dans l’exhibition de ces sortes de tarifs, alors qu’on a voulu les prendre pour règle d’autres impositions. On répond que l’agence à laquelle on confiera la levée de cette sorte d’Impôt calmera toutes les terreurs, rendra la confiance, et sera à portée d’y voir clair. D’ailleurs la régénération de l’agriculture, et l’établissement de grande culture entraînent d’elles mêmes l’authenticité des baux.
À l’égard des terres imposées, et qui ne sont point affermées, où par conséquent il n’y a pas de baux qui puissent servir de règle, il faut s’en tenir à l’imposition dont ces biens sont actuellement chargés, en attendant que la revivification de l’Agriculture procure des Fermiers pour la culture de ces biens, qui alors rentreront dans la règle commune de l’imposition décidée par les baux.
Cependant dans l’État actuel, et d’où il faut partir, ce moyen n’apportera encore que soixante et quinze millions, et pour parfaire la somme promise, il faut une taxe de supplément de cent cinquante millions.
Cette taxe qu’il faut indispensablement asseoir sur un fond stérile, est une surcharge dont nous prétendons si peu cacher la réalité, que nous en allons mettre l’effet sous vos yeux. Mais c’est un cas forcé, et qu’il faut rendre le moins dommageable qu’il sera possible.
Pour cet effet il faut prohiber absolument qu’elle soit établie sur aucune denrée ou marchandise comestible ou usuelle. Il faudrait qu’elle fût imposée est partie en capitation ou en impôt personnel, et en partie proportionnellement aux logements ou loyers d’habitation. Il faudrait que ni Province, ni ville, ni personne, ne pût prétendre en vertu d’aucun privilège ni immunité, de s’exempter de cette contribution, qui doit être générale, puisqu’elle abolit une charge qui porte généralement sur tous les habitants du Royaume, même sur le Clergé, les Nobles et les Communautés Religieuses.
Mais ce qui exige un grand ménagement à cet égard, ce sont les Fermiers qui exploitent les biens contribuables, biens qui restent chargés de tout l’Impôt ordinaire, auquel ils étaient imposés. Car si l’on portait sur ces biens ou sur les Fermiers qui les exploitent, une nouvelle imposition, ce serait un double emploi d’imposition sur des biens déjà chargés par le nouvel arrangement de tout l’Impôt qu’ils doivent payer, et qui est entré en compte dans le marché fait pour le fermage entre le Propriétaire et le Fermier ; ce dernier s’est engagé à tout ce qu’il peut payer, conformément au produit du bien sur lequel il a fondé son entreprise, et s’est mesuré de façon à pouvoir acquitter ses engagements, et retirer ses frais et sa subsistance. Ainsi tout étant mesuré ici sur une règle déterminée par la nature, l’impôt doit rester assujetti à cette règle, sur laquelle l’entreprise du Fermier est établie. Autrement, il faudrait résilier tous les baux, afin que les Fermiers réglassent avec les Propriétaires 1’état de leurs entreprises ; car toute nouvelle taxe imposée fait changer le prix de la chose, sur laquelle elle est imposée. Or le changement de prix pour pareille raison ne peut se faire ici qu’entre le Propriétaire et le Fermier, au préjudice du revenu du Propriétaire ; mais le Propriétaire n’étant point soulagé dans ce nouveau plan du côté de l’Impôt dont son bien est chargé, il n’est pas juste de surcharger le même Propriétaire d’une nouvelle imposition. Il n’en est pas de même, de la taxe personnelle qu’il payera, pour qu’il lui en coûte moins dans la dépense de son revenu. Quant à la taxe personnelle imposée sur les hommes payés de leurs travaux, elle est payée par ceux qui jouissent de ces travaux, ou des ouvrages dont le prix se conforme à l’imposition. Il n’en est pas ainsi du Fermier, dont l’état se trouve fixé par son bail pour ses engagements, et par la nature pour les produits. L’imposition personnelle, établie sur les autres états, les délivre de toute autre imposition : mais elle n’aurait pas le même effet chez le Fermier, car toutes impositions dépendantes de son entreprise sont fixées, et entrent en compensation avec ses autres engagements dans le prix de son bail, qui est aussi la règle de l’imposition sur ce bail. Cette différence de condition ne doit point être perdue de vue, dans le temps, par les assemblées paternelles, qui seraient chargées de la répartition de l’Impôt de supplément.
L’accroissement des revenus des biens-fonds, qui serait le fruit plus prompt qu’on n’oserait l’espérer, de la liberté générale des hommes, du commerce et de l’industrie, rongerait par lui-même la taxe de supplément distribuée et répartie sans variations, et de manière que chaque Province, chaque canton, et chaque personne, n’eût que sa portion à détruire et remplacer par les accroîts du revenu du Territoire du lieu, et vît directement le but de libération, où ses travaux d’amélioration devraient le conduire.
Cette libération est d’autant plus nécessaire, que cette taxe de supplément est, comme je l’ai dit, rongeante et destructive. Soit montré au Tableau qui suit.
Les subsides qui se lèveraient sur la Nation, selon le Plan présenté de suppression de tous les frais de perception, montant à | 225,000,000 |
Dans l’État actuel l’Impôt territorial en paie | 75,000,000 |
Reste pour la taxe de supplément, ou imposition sur un fond stérile | 150,000,000 |
TOTAL | 225,000,000 |
Ces cent cinquante millions, levés et distribués sur les quatre parties restantes des dépenses, attendu que celle des profits des traitants n’existe plus, prennent.
1°. Sur la dépense des revenus des Propriétaires des biens contribuables | 14,000,000 |
2°. Sur celle des biens exempts | 16,000,000 |
3°. Sur celle de l’Impôt | 18,000,000 |
48,000,000 | |
De l’autre part | 48,000,000 |
4°. Sur celle de l’exploitation, à laquelle seraient joints les deux cents quinze millions employés dans le précédent État en dépenses des Traitants, qui étant désormais rendues aux sujets, grossiront d’autant les richesses de l’exploitation, et de neuf cents millions qu’elles étaient ci-dessus, les porteront à onze cents quinze millions : la charge, dis-je, qui retombe sur ces dépenses, est de | 102,000,000 |
TOTAL | 150,000,000 |
On voit ici que, selon l’opération proposée, les revenus de la Nation souffriraient encore un déchet annuel de cent deux millions, et paieraient en outre une surcharge de quarante-huit millions, enlevés sur la part qui reste aux Propriétaires ; mais ces dommages ne vont pas à la moitié de ceux que cause la Ferme des Traitants. Le reversement considérable de ces deux cents quinze millions annuels rendus tout à coup à la masse des richesses d’exploitation, rendrait des forces et des revenus à la Nation ; et ces revenus éteignant la subvention, et diminuant ainsi chaque année le dommage qui provient de l’Impôt sur les fonds stériles, accroîtraient au prorata les fonds d’exploitation, et en conséquence les produits.
Passons maintenant à la forme d’administration, qui doit faire aller la recette de votre revenu. Si vos Sujets devaient connaître des Recors pour la levée des droits de l’État, ces Recors ne devraient pas du moins se servir de votre nom sacré, mais la terreur et les funestes abus en vont disparaître désormais de dessus la surface de votre terre.
(IX. ENTRETIEN) La contribution du Citoyen au trésor public est une offrande. Il n’appartient qu’à celui qui donne, d’offrir.
Chaque saison renouvelle les fruits de la terre qui composent les revenus : et la portion de ces revenus destinée à pourvoir à la sûreté publique, doit être prise à la source, comme tout le reste.
Il importe au premier chef de bannir la méthode cruelle qui fait regarder le lien de l’État comme la hache, et de faire aller la machine de la finance, non seulement sans rigueur et sans frais, mais encore par émulation.
Cela se peut par deux déterminations simples. La première est l’immunité et l’encouragement de l’exploitation de l’Agriculture : la seconde est de commettre la levée de la taxe du Citoyen à sa propre foi et à la régie de ses Magistrats naturels.
Ce secours et cette juridiction dont les effets seront si puissants, sont tout naturellement sous votre main. On ne vit jamais de sociétés d’hommes subsister sans l’entremise de quelques Magistrats naturels ; aucun village n’est sans Syndic, aucune ville sans Maire, Échevins ou Consuls. Ces Magistrats, comme répondants du Peuple auprès du haut Gouvernement, sont collecteurs nés des devoirs réels de ceux qui sont sous leur juridiction, et réprésentants de leurs droits. Nous venons de dire que l’offrande du tribut était un devoir et un droit de chaque particulier, c’est donc aux Officiers municipaux à présenter cette offrande.
La hiérarchie graduelle de ce genre d’administration se trouve toute formée par le ralliement des Villages aux Bourgs, des Bourgs aux chefs-Lieux, et de ceux-ci aux Capitales des Provinces.
Elles ont toutes eu autrefois ce genre d’administration ; et celles qui en ont conservé la trace, sont un exemple vivant du bon effet de cette juridiction simple et naturelle, par l’aveu et l’accession des Peuples aux levées ordonnées par les assemblées municipales, quoiqu’excessives et forcées quant au fond et à la forme.
Ce petit nombre de Provinces, privilégiées en cela seulement, et d’ailleurs plus chargées que les autres, n’a jamais rien coûté à votre Trésor en retardements et non-valeurs. Que sera-ce, quand cette administration prospère se trouvera employée à l’appui du plan de régénération ?
Qu’on ne craigne point d’oppositions à ce plan de la part de ces Provinces, qui ont conservé sombre de leurs anciens usages, oppositions fondées sur ce que ce nouveau plan contraste avec leurs privilèges et leurs usages. Tous les usages sont bons, pourvu qu’ils ne soient point contraires au droit public ; et j’ose répondre que la voix du Souverain les ferait promptement désister de ceux d’entre leurs usages, qui pourraient être dans le cas.
C’est au contraire cette forme filiale envers le Souverain, paternelle envers les Peuples, qu’il faut nécessairement rétablir dans toutes les Provinces de vos Domaines. C’est par ce moyen seulement, qu’on peut remplir la troisième des conditions essentielles et nécessaires de l’imposition, à savoir qu’elle ne soit, ni abusive, ni chargée de frais de perception.
On nous opposera que c’est un bouleversement, et nous répondons que si l’on est bien, il est dangereux de changer de forme : mais si l’on est mal, il faut courir au remède tout simple et tout trouvé.
On entend les bons et les méchants dire également par écho, que nous ne sommes pas dans le temps d’apporter les remèdes convenables aux maux de l’État. Pourquoi donc le temps de la maladie ne serait-il pas celui du remède ? On effrayera, dit-on, les gens à argent, et l’on ébranlera le crédit ; c’est-à-dire, le crédit du financier : car pour le crédit du Citoyen, il ne peut qu’augmenter à mesure que les opérations prospères du Gouvernement relèveront la confiance et la sûreté. Eh ! quel bien a fait jusqu’ici ce fatal crédit des Financiers ? Il a fallu l’amorcer par les profits les plus onéreux, combler d’engagements de toute espèce le gouffre de sa voracité ; et ces secours équivoques et perfides n’ont pas empêché qu’on n’ait épuisé en même temps le crédit de la Nation, et qu’on n’ait été forcé de charger le Peuple jusqu’à l’accablement le plus absolu. Le vrai crédit vient de la confiance, et la confiance en un Gouvernement dépend d’une administration prospère pour la Nation. Mais les emprunts ne sont autre chose que l’aliénation d’un bien substitué par les lois fondamentales de l’État. Que cette ruineuse méthode soit à jamais prohibée par le fait, comme elle l’est par les lois. Les efforts du Peuple suffiront pour appuyer la puissance du Maître, qui mesure ses entreprises à l’état des revenus de la Nation, et qui ne connaît d’autres richesses que les revenus annuels pour le soutien de sa domination et de la prospérité de ses armes.
Qu’on n’oppose pas non plus le danger d’admettre les Peuples aux détails de l’administration. On ne l’appelle ici qu’à la levée de ses propres deniers, au soin de prendre dans sa poche, au lieu d’y laisser fouiller ; au renouvellement de sa foi et à la connaissance de la loi, au lieu qu’il ne connaît plus de foi ni de loi, que la faveur. Dans les États une fois civilisés, l’autorité souveraine n’a plus rien à craindre que d’elle-même. C’est par l’intrigue et la déprédation qu’on entraîne la puissance à se briser contre les bornes physiques que lui a prescrit la Nature ; c’est là seulement, où le Souverain trouve plus fort que lui. Où il n’y a rien, le Roi perd ses droits.
C’est de cette fatale et inévitable extrémité, dont la liberté économique de son Peuple peut seule le délivrer, et cette liberté n’a d’ennemis, que les Traîtres au Souverain et à la Patrie.
À 1’égard de la manière de donner l’être tout à coup et en tous lieux à l’administration municipale, elle est simple, comme le doit être toute machine grande et durable. La convocation des États de chaque Province suffit, convocation selon la forme ancienne, ou selon les arrangements que l’Assemblée vous fera agréer.
L’Édit paternel et de la liberté générale et universelle paraîtra en même temps, contenant la suppression de tous droits et charges usitées, et la réduction de tous les Impôts en un seul représenté par le tiers du produit des baux, et appuyé d’une taxe de supplément passagère, en attendant que l’Impôt territorial en puisse faire le remplacement.
Vous ferez départir à l’instant à ces assemblées la portion de votre autorité, qui regarde la levée des deniers. Elles seront chargées de lever la partie de l’Impôt territorial qui les compète, sur l’ancien pied, et de la répartition de celle de l’Impôt de supplément, qui leur serait échue en partage dans le plan général.
À l’égard du premier de ces deux points, elles le lèveraient sur les baux existants ; et partout où il n’y aurait point de baux, sur l’ancien pied de la taille.
Quant à l’Impôt de supplément, il y faudrait une autre mesure. Les grandes villes, étapes de Commerce, ou séjour des juridictions principales, doivent en supporter davantage ; et la Capitale surtout, qui est le gouffre où viennent se consommer tous les grands revenus de l’État, doit être comptée pour un sixième dans la répartition de cette taxe, et ne paierait pas encore un quart de ce qu’elle paie aujourd’hui. À cela près, l’impôt de supplément pourrait dans tous les lieux champêtres, suivre à peu près les proportions de l’Impôt territorial.
Afin néanmoins d’éviter, autant qu’il est possible, l’arbitraire, qui est le plus grand de tous les écueils en matière d’impôt, il faudrait donner pour mesure à la subvention, du moins pour la grande partie, un objet préfix, ordonné et limité, comme par exemple, le droit d’habitation pris pour le quart du loyer, ou réel ou évalué ; et le reste serait arrangé par la Communauté, aussi équitablement qu’il est possible, en forme de capitation.
Ces moyens seraient plus réguliers à la ville qu’à la campagne, et l’on pourrait y suppléer selon les lieux par d’autres objets visibles ; mais à cet égard les Peuples aideraient eux-mêmes aux détails. Des Cantons divers n’ont tous de différents usages, que parce que les instituteurs primitifs y furent déterminés par les causes physiques qui varient selon les lieux. Les sectateurs de l’uniformité absolue dans les détails, seraient les plus aveugles des Législateurs. Le Souverain bien aimé écoute la voix de ses Peuples chéris ; et leurs supplications sont en quelque sorte la règle volontaire de ses ordres, dont l’équité générale est la base essentielle.
Il faut observer à l’égard de la taxe de supplément, qu’elle soit répartie d’une manière invariable, afin que chacun sache quel est le bloc qu’il a à ronger et à détruire par les accroîts de la cultivation, sans craindre jamais d’avoir travaillé en vain, et de voir revenir une nouvelle surcharge.
À l’égard de la répartition de cette taxe, on n’en donne qu’un modèle pris sur la Capitale, estimée à cent cinquante mille feux. Ces feux sont divisés en quinze Classes, de dix mille chacune, dont la plus forte est de cinq cents livres, et la moindre d’une livre. La cotisation en peut être faite par quartiers par l’assemblée des bons et honnêtes bourgeois ; cotisation une fois faite, ayant force de loi, de manière que soit à la ville, soit à la campagne, l’arbitraire soit tellement banni désormais, que l’homme le plus faible et le plus seul soit en puissance sous sa chaumière, et ne craigne plus d’être opprimé, sachant que la loi veille pour lui.
Il faut observer que la taxe de supplément sur la Capitale n’a pas les mêmes avantages, quant à son extinction, que celle des autres Cantons. 1°. En ce qu’elle est de beaucoup plus considérable. 2°. En ce que les terres de sa banlieue et des Provinces qui l’environnent, sont, à raison de sa consommation, en un bon état de culture, qui ne saurait croître au prorata de cet accroissement dans les Provinces. Il serait donc nécessaire de faire suivre à cette partie de la taxe de supplément la règle de dégradation donnée par les Provinces, et de la comprendre dans la généralisé pour le soulagement, comme on l’a fait pour la surcharge.
Tel est à peu près le mode général. Il n’y a qu’à commencer, bientôt tout ira de soi-même. Quant à ce qui est du vrai moyen en grand, je le répète, il ne peut venir que de l’activité du Commerce. Mais la liberté, et surtout l’aisance qui entraîne après elle la grande consommation, lui donneront cette activité à un point prodigieux et inattendu. C’est alors qu’on reconnaîtra combien il importait de le rendre libre et de le protéger. Alors l’Impôt, se trouvant le thermomètre des valeurs et des revenus, avertira le Gouvernement, quand quelque dérangement fera perdre 1’équilibre à la balance, et languir les revenus. Alors enfin tout étant à sa place, le moral et le physique de l’État se trouveront à la fois renouvelés et préservés pour toujours d’invasions, tant qu’on proscrira le plus léger attentat contre la liberté générale.
Un objet passager, mais important aujourd’hui, puisqu’il est devenu presque le seul lien qui empêche la dissolution entière, ce sont les dettes et les engagements du fisc. L’honneur du Souverain, et presque toutes les fortunes précaires des Sujets, en dépendent à présent. On ne saurait donc les sous-entendre.
Nous réservons pour cet objet 1°. Quant aux dettes privilégiées, et dont le Trésor jugerait à propos de se charger, les objets que nous avons laissés à part et hors ligne dans 1’état des Impôts, les regardant comme revenus ordinaires de la Couronne ; à savoir les domaines non engagés, les bois, les postes, les monnaies, les parties casuelles etc. 2°. Un impôt sur le sel. 3°. Une taxe sur les terres destinées à la production du tabac.
Ces deux derniers objets seraient engagés aux Provinces où se fabriquerait la denrée ; et la taxe est mesurée de sorte que ces denrées privilégiées sur notre Territoire par leurs qualités, le seront encore par leur prix sur celles de la même nature chez les Étrangers. Bien entendu que ces deux taxes expireront avec les dettes, qui auront nécessité cette fatale exception.
Ces trois différents objets formeront ensemble uni bloc de près de quatre-vingt millions de revenu, engagé au paiement des intérêts et à l’extinction des capitaux des dettes juridiquement reconnues, et qui ne sont pas d’une nature à s’éteindre d’elles-mêmes.
Une observation à faire lors de la suppression des Fermes, opération indispensable tôt ou tard, et qui ne saurait être trop prochaine, c’est de lier les mains aux Fermiers par une forme juridique, quant à la levée des arrérages ou anciens restes des droits concernant la partie des domaines, que les Fermiers se sont toujours fait céder. Sans cette attention, les contraintes arbitraires et tyranniques, qu’ils sont en usage d’exercer, ruineraient la Nation, arrêteraient sur le champ la circulation et les recouvrements des revenus de l’État.
Il est toujours temps de prendre un parti nécessaire, indispensable ; il n’est jamais sûr de le différer : à plus forte raison, quand il s’agit du salut de la Patrie. À la paix, dit-on ; à la paix, répètent par échos les hommes insensibles et distraits sur les causes des maux mêmes qui les accablent. À la paix donc, j’y consens, les spectacles, les fêtes, les bâtiments et les dépenses de décoration. C’est un malheur que d’être obligé de surseoir au dedans à aucune partie des dépenses qui font circuler les revenus, de celles du moins qui n’ont pas de trait au scandale et à la dissipation, c’est un malheur inévitable ; mais renvoyer à la paix les soins alimentaires, les moyens de subsister, de faire la guerre, de se maintenir ; attendre la paix au dehors pour éteindre un incendie qui va tout consumer au dedans, c’est une sécurité funeste, un aveuglement déplorable, si l’on perd de vue une régénération aussi urgente, que les secours dont on a besoin, sont excessifs et pressants. Est-ce donc la guerre qui nous a ruinés ? Ou sont les fameux échecs capables d’épuiser un Empire si inébranlable en apparence ? Si vis pacem, para bellum, dit un axiome consacré dans tous les âges ; si tu veux la paix, fais craindre la guerre ; et ce ne sera jamais que la force intérieure d’un État, et la fermeté de ses résolutions qui le feront redouter. Mais nous avons la paix, je le veux. Eh bien ! qu’allons-nous faire ? Par où allons-nous commencer ? Le motif qui faisait supporter à tous leurs souffrances et les délais, a cessé. Chacun apporte ses prétentions et ses mémoires ; les Peuples accablés et épuisés demandent un soulagement pressant ; les Entrepreneurs de toute espèce, les acquits de vos engagements, les arrérages perpétuels de vos emprunts ; la Justice, la suppression de tant de surcis ; les Soudoyés, le rétablissement de leurs gages ; les Porteurs de papiers, la régularité des échéances ; tout demande enfin à la fois. Où sont les moyens pour y pourvoir ? Le rétablissement du commerce, dira-t-on ; la cessation des dépenses de la guerre ; des vérifications et des retranchements. Ne nous noyons point dans les généralités qui nous ont déjà tant offusqué, et discutons. Le Commerce ? Qu’entendez-vous par le Commerce ? Est-ce la vente des productions de la terre ? Ce Commerce est arrêté ; une grande partie de vos terres est abandonnée ; les richesses de l’exploitation de la culture sont enlevées. Est-ce vente des ouvrages de vos Manufactures et de vos Artisans ? Où sont vos Acheteurs ? Vous ne réclamez tous le Commerce, que dans l’espérance de vendre et de gagner sur la vente. Comment conciliez-vous cette espérance avec notre épuisement ? Est-ce la Nation avec laquelle vous aurez fait la paix qui revivifiera votre Commerce ? Votre espérance est mal fondée. Il faut des richesses pour vendre, et des richesses pour acheter. Le Commerce ne produit rien ; il ne peut subsister que par la rétribution. Il faut, pour que la ville fabrique et commerce, que la campagne rapporte des productions et des revenus pour entretenir et payer le Commerce. Où donc, et à quel taux, votre Commerce trouvera-t-il des fonds pour se rétablir ? Qui fera les dépenses pour lui procurer le débit en un temps où tout le monde voudra être marchand, et cherchera les mêmes ressources ? Et en supposant qu’il en trouve, abattrez-vous tant et tant de barrières qui l’arrêtent, et qui toutes, vous paraissent faire portion de votre revenu ? Que fera-t-il enfin sur un territoire dévasté par tant de tortures ? La cessation des dépenses de la guerre est un grand article mais la ruine et les dettes resteront. À quoi faites vous monter les frais de l’action de vos forces, car vous ne pouvez désarmer ? Mettez le taux de vos campagnes, et voyez ensuite, en multipliant cette somme par autant d’années que la guerre en a duré ; comparez ce total à la masse des emprunts, engagements et reliquats de toute espèce, dont vous vous êtes chargé depuis le commencement de la guerre, où faute de prévoyance l’on épuise l’État en attendant la paix, et vous trouverez cette dernière somme plus forte que la première. Cependant on a intercepté toute sorte de paiements, et tous les revenus tant ordinaires qu’extraordinaires, se sont engloutis dans le même gouffre. Que sera-ce quand ces revenus, diminués de ce qu’on ne peut s’empêcher de remettre à un Peuple aux abois, se trouveront obligés de faire face à tout, et encore a l’opinion exagérée du soulagement de la paix ? À l’égard des vérifications etc. Discutons encore. Ou vous manquerez, ou vous tiendrez parole. Si vous manquez, l’ensemble ne tient plus qu’à ce lien, tout est dissous ; la méfiance, aussi rapide que 1’ébranlement électrique, se communiquera dans l’instant d’un bout à l’autre du Territoire, et dans le marché le plus reculé, personne n’osera vendre que l’argent dans la main à l’instant où l’argent se refusera à toutes les mains. Si vous tenez parole, vous aurez donc le don de la multiplication des métaux. On vous dira peut-être, qu’il y a un milieu à prendre, qui est d’ordonner des vérifications, des retranchements etc. mais vous apercevez que c’est une nouvelle guerre dans le Royaume, une guerre livrée confusément au Financier qui a pillé l’État, et au Citoyen qui a prêté avec confiance les secours empruntés pour les besoins de l’État ; une guerre intestine d’autant plus insidieuse et funeste, qu’elle sera plus sourde ; que celui qui sur trois millions mal acquis en pourra céder un, se fera allouer les deux autres, tandis que la proscription tombera sur le Créancier surpris, et de bonne foi, qui se confie en la légitimité de sa dette. Ce n’est pas là cette paix si désirée, sur laquelle vos Peuples fondent leur espérance. Je n’inculpe aucun tribunal, mais les hommes de tous les temps n’auraient pas demandé des lois s’ils eussent cru qu’il pût exister des tribunaux incorruptibles. Sera-ce dans des temps de déprédation universelle qu’on osera en espérer ? Votre terme moyen ne sera au fond qu’une banqueroute décidée quant à l’injustice et au scandale, et vous n’en retirerez pas même le fruit désastreux du soulagement passager. Vous êtes donc obligés de convenir qu’à la paix il en faudra venir à un changement total dans l’administration, et certainement il n’en est aucun de plus régulier et de plus prospère que celui que je présente. Cette révolution, aura dites-vous, alors deux genres d’avantages ; ceux du fond d’abord, et ceux aussi de tenir en suspens les Peuples et cette foule de Créanciers, et de vous donner le temps de vous reconnaître. C’est-à-dire donc, que vos ennemis décident maintenant, non seulement de votre repos, mais de votre existence ; c’est-à-dire, que tant que je plaiderai, je ne dois point manger. Mais, dira-t-on, est-ce dans le temps où les fonds sont nécessaires, même d’avance, qu’on peut ébranler tous les canaux par où l’habitude est prise de les recevoir ? Autre illusion. Mais, répondez, où les prend-on ces fonds habituels, et si propres à s’incruster dans les conduits par lesquels ils vous arrivent ? N’est-ce pas sur le Peuple ? On ne touche en vérité rien que par là. Séparez les membres de l’estomac, il n’est plus qu’une poche vide, sans fonctions et sans existence. Si quelqu’un au delà prétend vous soutenir, c’est une puissance, c’est un allié, c’est un point du district de la politique. Mais quant à Messieurs des fonds, ils n’ont de moyens réels que les vôtres, et vous n’en avez d’autres que ceux de votre Peuple. Mais ose-t-on porter ses effets dans un vaisseau livré en même temps à la tempête et à l’incendie ? N’est-ce pas par les ressources d’une bonne administration, qu’on peut rassurer les Sujets, et tirer d’eux des secours par l’emprunt, en établissant une confiance bien fondée, et réellement exempte de ces revers perfides et ruineux, que les besoins et les désordres de l’État réunis rendent inévitables. Il s’agit dans les contributions de recevoir des secours directement. Si le Peuple ne peut vous les fournir ainsi, il ne les fournira certainement pas d’une autre manière, et dès lors les prétendus fonds cesseront. Toute confiance à cet égard n’est qu’une ivresse matinale, et la recette qui prescrit ce régime pour que toutes les affaires soient faites, n’est pas raison d’État. Hâtez-vous au contraire, songez qu’un jour perdu pour les plantations est une année. Mais, dit-on encore, vous demandez pour condition préliminaire la suppression de toutes les Douanes et des droits du Roi les plus anciens. Vous êtes bien hardi de limiter les droits du Roi, de leur prescrire des dates, de leur chercher des titres et de l’authenticité. Le Roi est notre Maître, notre Père, notre Défenseur, notre soutien, l’image de la Monarchie divine, notre tout enfin ici-bas ; que ses Prédécesseurs aient assez peu connu leurs prérogatives, pour permettre qu’on distinguât des parcelles mal assises du tout qui leur appartenait, le véritable droit du sceptre est imprescriptible ; c’est en lui, que résident l’essence et la représentation du Public. Comme tel, il a droit de fauve-garde sur lesbiens et les vies des particuliers, en vertu du droit inextinguible qu’ont les particuliers à sa protection et à sa justice. Loin de vouloir limiter aucun de ces droits, c’est un attentat que d’en prescrire l’étendue. Le besoin est de part et d’autre la règle du droit, et la détérioration des revenus et des forces de l’État sont ses seules bornes. Mais nous y touchons, et à l’extinction même par la voie oblique que de fausses lueurs environnées de ténèbres nous avaient indiquées, tandis que la carrière est immense et facile par le droit chemin. Il s’agit donc d’y revenir. Il est toujours temps, je le répète, et c’est par cette voie seule que nous trouverons la paix et la prospérité au dedans, que nos ennemis le veuillent au dehors, ou qu’ils en frémissent.
Tel est, Seigneur, le précis des vérités que j’ai cru devoir vous présenter. Puisai-je joindre à la satisfaction de l’acquit de ma conscience, sans autre espoir, ni intérêt, que celui d’avoir fait mon devoir, le bonheur d’avoir contribué à la Gloire de mon Auguste Maître. Puissent les races futures dire à jamais : En ce temps vécue un Roi tout puissant et absolu, à qui son Sujet, osa faire entendre ce que nous venons de lire. Ou je me connais mal en éloges de la Postérité, ou celui-ci durera plus longtemps que tout ce que les Flatteurs ont gravé sur l’airain, sur le marbre, et sur ces feuilles légères inventées pour un plus digne usage.
Ainsi osa s’exprimer aux pieds d’un Maître imposant jusqu’à la terreur, un homme de bien[4] par excellence, qui n’en fut que plus estimé de son Prince équitable, quoique n’ayant pas eu le bonheur de persuader. Ainsi pensait un Héros militaire[5] et citoyen, qui osa le proposer sous un Prince vraiment grand et fortuné, sensible à toute espèce de mérite, mais qui voulait que chacun s’en tînt à celui de son métier. Bien plus fortement encore furent publiées, à peu près dans le même temps, ces vérités importantes, par un Citoyen[6] que sa simplicité fit négliger en un siècle d’éblouissement, et à qui la postérité doit rendre les honneurs mérités. Ces Citoyens recommandables et contemporains ont vu naître les maux, et en ont averti le Gouvernement et la Nation ; mais on ne les sentait pas encore assez vivement alors, pour y remédier au préjudice des intérêts particuliers qui s’y opposaient trop puissamment. Tant que le Maître peut emprunter, et chacun faire ses affaires, tout paraît bien aller à la maison. Les Traitants, volent, dit-on, mais ils sont le salut de l’État dans ses besoins. Tant que le crédit se soutient, le Monarque est redoutable à ses ennemis. Le Contribuable croit que le crédit lui évite des surcharges d’Impôts, et que la banqueroute délivrera l’État. Le Créancier de l’État croit que c’est par le crédit qu’on lui paiera ses revenus, et que les subventions feront toujours face au crédit. Toute la Nation est attentive à juger, si les opérations du Chef de la finance sont favorables ou préjudiciables au crédit ; et quand les sources sont épuisées, on l’accuse encore d’avoir donné atteinte au crédit. L’État est ruiné par le crédit, et l’on croit que c’est le Ministre de la finance qui a ruiné le crédit. S’il n’obéit aux Financiers, ils menacent de faire tomber le crédit, et toute la Nation vient à leur secours. Ainsi le délire universel, composé de tous les intérêts particuliers aveugles et réunis, s’oppose aux meilleures intentions des Ministres, et de faux pas en faux pas, de chute en chute entraîne à la fin l’intérêt public dans le gouffre, où tous les intérêts particuliers viennent avec lui se perdre et s’anéantir. Quant à moi, heureux de n’être chargé de rien, je ne crains que mon Maître et les lois. Je n’ai qu’un objet, mon Prince et ma Patrie : mon Prince, que nous connaissons tous pour la bonté même ; ma Patrie, qui dans son climat et dans ses productions, n’est que tempérie, abondance, aménité. Ma faible voix est l’organe du tonnerre de la justice et de la vérité, et ne craint point d’être étouffée par les sifflements de l’intrigue et les hurlements de la cupidité.
Je le répète, et le dis à l’Univers. La France ne fut point la France dans les temps où le goût de son Roi pour l’éclat et la gloire, travesti par ses envieux en ambition de la Monarchie universelle, effraya et ligua contre elle l’Europe entière. L’explosion étonnante de ses forces alors, n’était que la dissipation de son capital ordonnée et dirigée par un Prince magnanime et absolu. Ses efforts postérieurs à cette époque et pris dans le même genre, n’ont été que des symptômes du même mal. Plus le sang perd de sa substance, plus il est sujet à s’extravaser et à former des dépôts. C’est dans les siècles les plus reculés, qu’on voit la France regardée sans contradiction comme la première Puissance de l’Univers : c’est du temps du vingtième Aïeul de notre Maître, qu’on appelait sa maison la prima casata del mondo, la première maison du monde ; c’est devant ce Prince que le Roi d’Angleterre se prosterna de confusion, sur ce qu’il lui offrait la main en lieu tiers, et quelque grande que puisse être la considération personnelle de l’homme, celle du Prince est toujours liée à celle de sa Nation. Les Français vainqueurs à Bovines, ou accablés à Nicopolis, Libérateurs en Castille, ou couchés sans vie aux pieds de leur Roi prisonnier en Italie, divisés au dedans par les Partis, ou restaurés par un Roi Gentilhomme, politique et guerrier, furent toujours l’admiration de l’Europe et la barrière des Asiatiques conquérants, par la considération, et par le fer en même temps. La France fut toujours inépuisable, et son État impossible à démembrer. Ce que les siècles, les âges, les imprudences, les paillons, les révolutions, et tout ce dont notre faible entendement compose le domaine de l’aveugle fortune, n’ont pu ; quelques lustres abandonnés au régime impur de la fiscalité allaient l’opérer. Mais le Phénix renaîtra de ses propres cendres, et les regards créateurs du Soleil vont lui rendre toute sa beauté. Il ne faut pour cela que purger notre langue d’un mot, que nos ennemis actuels et nos plus dignes émules, ne peuvent rendre dans la leur que par des circonlocutions ; il ne faut que supprimer, dis-je, le mot odieux, Financier.
FIN.
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[1] Détail de la France imprimé en 1699.
[2] Détail de la France.
[3] Appelant piliers d’État, des pilleurs de Royaume. Voyez Économies Royales de Sully.
[4] M. de Fénelon.
[5] M. le Maréchal de Vauban.
[6] M. de Boisguillebert, Auteur du détail de la France.
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