« Si l’État intervient pour créer ou pour subventionner des établissements de bains et des lavoirs publics, voici ce qui arrivera infailliblement : en butte à cette concurrence nouvelle, l’industrie privée ira sans cesse déclinant ; à mesure que les établissements subventionnés se multiplieront, on verra se fermer les établissements libres. L’État finira nécessairement par devenir le seul laveur et le seul baigneur de France. Or, comme l’État n’est mû dans cette affaire que par un louable désir de philanthropie, comme son intention est de laver et de baigner à perte, il sera obligé de demander aux contribuables de combler le déficit de ses établissements de bains et de ses lavoirs. En d’autres termes, on prendra sur la nourriture, le vêtement, le logement de tous les contribuables les moyens de laver et de baigner, à moitié prix ou gratis, une partie de la population. Est-ce là une philanthropie bien intelligente ? Que feraient de plus les communistes ? »
Sur les lavoirs publics subventionnés
par Gustave de Molinari (La Patrie, 8 juin 1850)
(Extrait des Œuvres complètes de Gustave de Molinari, volume VII.)
[Article non signé. — Attribution très probable]
M. le ministre de l’agriculture et du commerce vient de demander un crédit extraordinaire de 600 000 fr., pour favoriser la création d’établissements modèles de bains et lavoirs au profit des populations laborieuses. Cette demande est dictée par des intentions philanthropiques auxquelles nous ne pouvons qu’applaudir. Il est bon que le gouvernement prenne l’initiative de toutes les mesures qui peuvent augmenter le bien-être des masses. Il est bon que les classes ouvrières sachent que l’amélioration de leur sort est l’objet des préoccupations incessantes des pouvoirs publics. Les réformes économiques doivent être, aujourd’hui plus que jamais, à l’ordre du jour ; car elles sont le meilleur antidote qu’on puisse opposer au poison des doctrines socialistes et communistes.
Il faut prendre garde cependant de se laisser égarer dans cette voie : on peut se tromper avec les meilleures intentions du monde, et aggraver la situation de ceux qui souffrent tout en voulant l’améliorer. En général, il faut se méfier des réformes qui ont pour objet non pas d’augmenter la somme des ressources du pays, mais de déplacer ces ressources. Les socialistes ont beaucoup abusé de ces réformes là ; c’est un exemple qui devrait nous avertir. La somme que M. le ministre de l’agriculture et du commerce demande pour les bains et lavoirs publics est peu importante, sans doute, mais ce n’est qu’un commencement ; nous voyons dans l’exposé des motifs du projet de loi que « pour fonder quelques établissements de nature à être proposés comme modèles, il ne faut pas moins de deux millions. » Les 600 000 fr. que demande M. Dumas ne sont donc qu’un premier à-compte.
On s’appuie, pour justifier l’utilité de cette allocation, sur l’insuffisance de l’industrie privée en ce qui concerne les moyens de satisfaire les besoins de propreté des vêtements et du corps. « Les lavoirs publics, lisons-nous dans l’exposé des motifs, ne sont organisés nulle part, pour que la mère de famille puisse lessiver, laver et sécher le linge du ménage avec une suffisante rapidité. Elle perd un temps précieux dans ces établissements souvent mal aménagés. Nous voulons le lui restituer par de meilleures combinaisons dans les appareils et dans les procédés. Elle compromet quelquefois sa santé en s’exposant aux rigueurs des saisons et en restant soumise au contact prolongé de l’eau froide ; nous voulons la dérober à ces dangers. De leur côté, les établissements de bains dans toutes nos villes font payer trop cher les bains qu’ils administrent, pour que la classe ouvrière puisse en tirer profit. Les établissements de bains de Paris, pris dans leur ensemble, administrent chaque année un peu plus de 2 millions de bains en moyenne ; ce qui représente 2 bains ou 2 bains 1/4 par an et par tête.
« Mais il est facile de voir, par la situation des établissements, concentrés dans les quartiers aisés, et par leur tarif toujours élevé, que la classe pauvre n’en profite pas. En Angleterre, le succès des bains à bas prix a été tel, qu’un seul établissement administre plus de 200 000 bains par an : il est vrai que le prix du bain est réduit à 10 centimes. À Paris et dans nos grandes villes, ce prix serait suffisant pour couvrir les frais. En l’élevant à 30 ou 40 centimes pour les baignoires de première classe, on trouverait, comme en Angleterre, assez de profit dans cette combinaison pour couvrir les pertes que les lavoirs peuvent occasionner à l’établissement, et cette remarque suffira pour montrer qu’il est presque toujours nécessaire de réunir les bains et les lavoirs dans une même création. »
Nous croyons qu’il y a quelques inexactitudes dans cet exposé. Les lavoirs publics qui existent à Paris ne sont pas si mal organisés que l’auteur de l’exposé des motifs paraît le supposer. Quelques-uns de ces lavoirs, situés dans nos quartiers les plus populeux, notamment dans le quartier Saint-Martin, présentent toutes les facilités désirables aux consommateurs. On peut parfaitement y lessiver le linge du ménage, et l’eau chaude y est fournie en abondance. Aussi ces établissements, qui sont d’institution assez récente, n’ont-ils pas tardé à se faire une clientèle nombreuse. Une autre industrie s’est même juxtaposée à celle-là. Des femmes pauvres se chargent, moyennant une rétribution excessivement modique, d’aider les ménagères qui vont laver le linge de leur famille.
Ces lavoirs pourraient sans doute recevoir de nouveaux perfectionnements ; mais on ne doit pas oublier qu’ils datent à peine de quelques années, et qu’aucune industrie n’arrive d’emblée à son maximum de développement et de progrès. Quant aux bains, ils se sont, de même, considérablement multipliés, et ils sont devenus de moins en moins coûteux. En été, les bains d’eau froide, dits à quatre sous, sont accessibles à toutes les classes de la population. Les bains d’eau chaude coûtent plus cher ; cependant le prix en a sensiblement baissé : à Paris, les bains d’eau chaude sur la rivière ne coûtent plus que 45 centimes.
Si l’État intervient pour créer ou pour subventionner des établissements de bains et des lavoirs publics, voici ce qui arrivera infailliblement : en butte à cette concurrence nouvelle, l’industrie privée ira sans cesse déclinant ; à mesure que les établissements subventionnés se multiplieront, on verra se fermer les établissements libres. L’État finira nécessairement par devenir le seul laveur et le seul baigneur de France. Or, comme l’État n’est mû dans cette affaire que par un louable désir de philanthropie, comme son intention est de laver et de baigner à perte, il sera obligé de demander aux contribuables de combler le déficit de ses établissements de bains et de ses lavoirs. En d’autres termes, on prendra sur la nourriture, le vêtement, le logement de tous les contribuables les moyens de laver et de baigner, à moitié prix ou gratis, une partie de la population. Est-ce là une philanthropie bien intelligente ? Que feraient de plus les communistes ?
Nous bornerons là, pour le moment, nos observations sur la loi proposée par M. Dumas. Nous ajouterons cependant qu’avant de prendre une mesure qui doit porter le trouble dans une industrie existante, il y aurait lieu de dresser une enquête sur la situation de cette industrie et sur les services qu’elle rend au public. On a pris, nous le savons, des renseignements sur les bains et les lavoirs de l’Angleterre : nous demandons qu’on en prenne aussi sur les bains et les lavoirs de France.
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