Sur le prix des enterrements et l’alternative de la mort à bon marché

« Non seulement la vie coûte cher en France, écrit Gustave de Molinari en 1851, mais la mort même y est renchérie par des monopoles et des privilèges. » Les enterrements, en effet, sont l’objet de multiples règlements et de taxes, qui pèsent d’un poids particulièrement lourd pour le pauvre peuple, obligé d’abandonner les siens dans des fosses communes et d’en accompagner les dépouilles dans un cortège minimaliste. Les concessions même sont révoquées et révocables, et on trouble la propriété privée dans le dernier lieu de sa manifestation ; c’est le communisme jusque dans la mort.

Sur le prix des enterrements et l’alternative de la mort à bon marché

Par Gustave de Molinari

(La Patrie, 25 février 1851.)

 

Pourquoi les enterrements coûtent cher. — La fosse commune. — La mort à bon marché.

 

Nous avons rapporté, d’après le Siècle, un récit de la visite de M. le président de la République au cimetière de l’Est. M. le président de la République s’est préoccupé surtout, dans cette visite, de l’inhumation des pauvres, et il a prononcé, dit le Siècle, quelques paroles de blâme au sujet de la triste promiscuité de la fosse commune.

Nous sommes heureux que l’attention bienveillante de M. le Président de la République se soit portée sur ce lamentable sujet, car le régime des inhumations, tel qu’il est actuellement pratiqué, appelle depuis longtemps une réforme. Non seulement la vie coûte cher en France, mais la mort même y est renchérie par des monopoles et des privilèges. Elle est renchérie à ce point, que les privilégiés de la fortune peuvent seuls rendre des honneurs convenables aux restes de ceux qu’ils ont aimés, et, seuls aussi, aller pleurer sur leur tombe. Les pauvres sont obligés de se contenter des misérables convois de la 6classe, et, le plus souvent même, ils n’en peuvent solder les frais surélevés par le monopole. Leur enterrement demeure à la charge de la municipalité. Quant à leur sépulture, elle va se confondre et se perdre dans la promiscuité de la fosse commune.

Cette cherté des inhumations, qui ne permet pas au pauvre d’être décemment convoyé dans la dernière demeure, et d’y reposer dans un coin de terre à lui ; cette cherté provient de deux causes : en premier lieu, du monopole des pompes funèbres, en second lieu, du monopole des cimetières.

En Angleterre et aux États-Unis, tout le monde peut se faire entrepreneur des pompes funèbres. C’est un métier libre. Aussi, aux États-Unis surtout, les gens les plus pauvres peuvent se faire enterrer décemment et à bon marché. Il n’en est pas de même en France. Par un décret du 11 août 1811, qui a réglementé la matière, les entreprises de pompes funèbres, ont été affermées et soumises, en même temps, à un tarif uniforme. L’affermage est adjugé, dans les formalités ordinaires, aux soumissionnaires qui font les offres les plus élevées. Les produits de cette ferme des pompes funèbres est alloué aux fabriques des églises et aux consistoires. À Paris, 75% de ce produit demeurent à la paroisse dans laquelle le décès a eu lieu ; 25% sont mis en commun.

Nous ne connaissons pas le chiffre auquel s’élève cette redevance des pompes funèbres ; nous savons seulement que ce chiffre est considérable. La première mise à prix dans l’adjudication des entreprises est de 20% ; mais, comme les prix fixés par le tarif sont fort élevés, les soumissionnaires poussent ordinairement beaucoup plus haut. On nous assurait dernièrement qu’à Paris la redevance payée aux fabriques et aux consistoires s’élevait à plus des deux tiers du produit des entreprises des pompes funèbres.

Ce qui signifie, en d’autres termes, qu’un Parisien qui se fait enterrer, paie 33% seulement pour le service qu’on lui rend, et 67% d’impôt aux fabriques des églises, non compris les frais des cérémonies religieuses, lesquels sont tarifés à Paris.

On comprendra tout de suite que l’impôt des pompes funèbres puisse s’élever à ce taux exorbitant, si l’on veut jeter les yeux sur le tarif établi. Ce tarif partage les convois en six catégories, dont voici les frais :

1re classe         4 282 fr.

2e                   1 800

3e                   700

4e                   250

5e                   100

6e                   16

Mais, outre ces frais, il y a des dépenses obligatoires qui sont communes à chaque convoi ; tels sont les frais de transport fixés à 10 fr. pour les enfants au-dessous de sept ans, à 20 fr. pour les personnes au-dessus de cet âge ; tel est encore le prix de la bière qui varie de 2 fr. à 9 fr. selon les âges. En sorte que l’enterrement de la 6eclasse, ce hideux enterrement qui se fait au moyen d’un affreux corbillard attelé de deux méchantes rosses, avec un cocher aviné et déguenillé ; cet enterrement qui est la tristesse et l’effroi du pauvre, revient encore à près de 50 fr., sur lesquels il y a, à la vérité, plus de 30 fr. d’impôt.

Après les dépenses obligatoires, communes, viennent les dépenses facultatives qui sont comprises dans un « tarif des objets non déterminés dans la distribution des classes »[1]. Ceci est le luxe des enterrements, et ce luxe qui a ses mobiles dans les meilleurs sentiments de l’âme humaine, ce luxe que les familles aisées se feraient presque scrupule de se refuser, ce luxe n’est pas moins cher que tout le reste. Ainsi pour ne citer que quelques articles, un grand cercueil de chêne coûte 60 francs ; un cercueil de plomb 250 francs ; la location d’un simple écusson avec chiffre en velours de soie brodé en argent, 24 fr. ; la location d’un voile de tambour 6. fr. ; le reste à l’avenant.

On conçoit qu’avec un tarif semblable les entrepreneurs de pompes funèbres soient en état de payer une grosse rente aux fabriques et consistoires des églises. Cependant ils ne paraissent pas réaliser des bénéfices plus considérables que ceux des industries ordinaires, et cela se conçoit encore. Ils ont bien, sans doute, le monopole des funérailles, on ne peut se faire enterrer autrement qu’en passant par leurs mains ; mais ils se font concurrence pour obtenir ce monopole, et cette concurrence, en élevant au maximum la redevance qu’ils payent, réduit en même temps leurs bénéfices au minimum.

Aussi ne peuvent-ils guère renouveler ou augmenter leur matériel, et les voit-on toujours pris au dépourvu aux époques de mortalité extraordinaire. On sait à quelles déplorables scènes cette insuffisance du matériel des pompes funèbres a donné lieu à l’époque du choléra ; on sait qu’à cette époque, beaucoup de malheureux ont été réduits à enterrer leurs morts eux-mêmes, après avoir vainement attendu, pendant plusieurs jours, les voitures de l’entreprise privilégiée, et non sans avoir subi les rebuffades grossières de ses employés.

Le moyen de mettre fin à ces déplorables et douloureux abus, on l’a pressenti déjà, ce serait de rendre complètement libres les entreprises de funérailles ; et, par conséquent, de cesser d’obliger les entrepreneurs de fournir leur redevance aux fabriques et aux consitoires des églises. Nous n’ignorons pas que cette redevance forme une partie considérable du casuel ; mais ne pourrait-on pas, au besoin, fournir aux églises un dédommagement équivalent ?

Déjà un grand nombre de fabriques se plaignent de l’inégalité de cette redevance, dont la plus grosse part va aux paroisses les plus riches. À Paris, notamment, les églises Saint-Jacques-du-Haut-Pas et de Saint-Leu-Saint-Gilles, la première située dans la partie pauvre du faubourg Saint-Jacques ; la seconde, dans la rue Saint-Denis, ont maintes fois réclamé pour cet objet auprès du conseil municipal. L’une n’a guère que des convois des dernières classes. « Quant à l’autre, dit un membre du conseil général, M. Horace Say, elle est entourée d’une population industrieuse et active ; mais on prétend que le quartier est si resserré, qu’il est si encombré par l’industrie, que tous ceux qui y ont fait fortune s’empressent de le quitter, et font profiter ainsi d’autres paroisses du bénéfice que doit procurer leur inhumation. » [2]

On pourrait donc remplacer avec profit, pour les églises elles-mêmes, l’odieux impôt des pompes funèbres, par un subside plus équitablement réparti. La municipalité, qui est obligée, aujourd’hui, de faire les frais d’un grand nombre de convois de pauvres, ne pourrait-elle point, par exemple, disposer en faveur des églises d’une partie des fonds affectés à cet objet, lorsque le bon marché des funérailles permettrait aux pauvres de pourvoir eux-mêmes à cette dépense ?

Le second monopole qui contribue à enchérir la mort, au détriment des plus pures et des plus saintes affections de la vie, c’est le monopole des cimetières. Les municipalités se sont attribué exclusivement en France, la possession, et, s’il faut tout dire, l’exploitation de ces hôtelleries de la mort, elles ne permettent à qui que ce soit de leur faire concurrence. Il n’est pas permis à un particulier d’ouvrir un cimetière pour en revendre ou en louer les emplacements, même en se conformant aux règlements sanitaires et aux formalités d’une enquête de commodo et incommodo.

Les cimetières appartiennent aux municipalités, qui les considèrent comme une branche de leurs revenus, et qui cherchent naturellement à leur faire rendre les plus gros bénéfices possibles. En conséquence, elles font payer fort cher les concessions illimitées ou temporaires, dans ces cimetières, dont elles ont le monopole, et qu’elles n’agrandissent pas volontiers, afin d’éviter la dépense. Quant aux pauvres, qui n’ont pas les moyens de payer une concession, on les relègue dans la fosse commune, et cette fosse est incessamment bouleversée, labourée par la pioche des fossoyeurs, pour faire place à de nouveaux morts. Une simple croix peinte en noir, marque la place des cercueils arrivés par les convois de sixième classe, et souvent, à peu d’années de distance, la croix a disparu, pour faire place à un autre cercueil et à une autre croix qui disparaîtra à son tour.

Nous n’avons pas besoin de dire combien cet odieux communisme de la mort est pénible pour les classes pauvres ; car, jusque dans la mort même, l’homme veut conserver une place, un coin de terre qui lui appartienne en propre. C’est un sentiment irrésistible de sa nature ! Nous n’avons pas besoin d’ajouter non plus combien les liens les plus chers et les plus sacrés de la famille se trouvent froissés par cet abandon impie des dépouilles des morts. Un fils ne peut plus aller pleurer sur le coin de terre de sa mère, une mère sur la tombe où repose son enfant. Ces douces et suprêmes consolations sont refusées aux pauvres, dont les dépouilles s’entassent pêle-mêle dans l’ossuaire de la fosse commune.

M. le président la République s’est montré douloureusement affecté de ce communisme impie, et il a promis de s’occuper de le réformer. Nous espérons que cette bonne promesse sera tenue, et nous croyons qu’en la réalisant, son auteur aura mérité toutes les bénédictions du pauvre !

 


[1] Code des paroisses. (Note de Molinari.)

[2] Horace Say, Études sur l’administration de la ville de Paris, p. 165. (Note de Molinari.)

A propos de l'auteur

Ami, collaborateur et disciple de Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari fut le plus grand représentant de l'école libérale d'économie politique de la seconde moitié du XIXe siècle. Auteur d'une centaine d'ouvrages et brochures, il est surtout connu pour sa défense de la liberté des gouvernements.

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