Dupont de Nemours, Sur la présence d’étrangers à Paris
Conseil des Anciens, Séance du 27 ventôse an IV (17 mars 1796)
DELACOSTE, organe d’une commission, fait valoir la sagesse et la nécessité de la résolution du 22 ventôse, concernant les étrangers arrivés à Paris depuis le 1er fructidor an III, et qui pourraient y arriver par la suite ; il en propose l’adoption.
DUPONT (de Nemours) : Les lois doivent avoir un style exact ; elles doivent être encore plus justes et conformes à la constitution : celle qu’on vous propose n’a ni l’une ni l’autre qualité ; il n’y a rien de plus étrange que d’entendre appeler étrangers des Français dans une commune de France, et de les en exiler : il n’y a rien de plus contraire à la liberté, à l’unité et à l’indivisibilité de la République.
Si cette résolution devenait une loi, vous verriez des citoyens nés à Paris, et qui auraient passé la plus grande partie de leur vie dans ses murs, y être appelés étrangers pour avoir pris passagèrement domicile dans un autre département. Le message par lequel on a proposé cette loi, et qu’on vient de vous lire pour vous encourager à la rendre, dit que l’on connaît les maisons où les étrangers se retirent en grand nombre ; la police, en effet, a des moyens de tout connaître.
On vous dit que ces étrangers sont plus que suspects ; que signifie ce mot en législation ? Comment peut-on définir un homme plus que suspect ? Est-il coupable ? il faut le saisir et le punir. Est-il innocent ? il faut le protéger et le laisser jouir de la liberté, le plus beau des droits de l’innocence. C’est beaucoup que d’accorder qu’un homme puisse être suspect et doive être surveillé. Vous savez à combien d’horreurs a conduit naguère le système tyrannique adopté relativement aux suspects. Mais plus que suspect est une expression aussi nouvelle en français qu’en politique, et totalement indigne de l’administration et de la législation.
On veut faire dériver la loi qu’on vous présente d’une autre loi du 13 mai, d’une loi préparatoire du 31 mai ; et les victimes du 31 mai regarderaient le motif comme déterminant…
Plusieurs voix : Ce n’est pas du 23 mai 1793, c’est du 23 mai 1792 qu’est la loi rappelée ; elle est de l’Assemblée législative.
DUPONT : Si je me suis trompé sur la chronologie, je retire mon observation. Mais mon erreur, relativement à la date, ne rendra pas l’imputation d’être plus que suspect, juste et raisonnable ; ni la qualité d’étranger, donnée à un Français à Paris, conforme aux lois et à la constitution.
La résolution présente deux autres articles qui ne peuvent pas davantage soutenir votre examen.
Les citoyens, dit-elle, qui auront connaissance qu’une déclaration est fausse, seront tenus d’en avertir les tribunaux ou l’administration. La loi doit-elle être impérative quand elle ne prononce aucune peine contre ceux qui lui désobéiront, et quand elle n’a aucun moyen de constater qu’on lui aura désobéi ? Si le citoyen qui aura eu connaissance du faux ne le déclare pas, comment lui prouvera-t-on qu’il a eu cette connaissance ? Comment le punira-t-on pour ne l’avoir pas déclaré ? Le citoyen n’est donc pas tenu, il n’est qu’invité : c’est donc invité qu’il faudrait dire ; car les lois sont encore plus obligées que les hommes d’exprimer nettement leurs pensées.
Les gens qui auront manqué à faire la déclaration prescrite seront, dit-on, traduits devant les tribunaux, comme vagabonds et gens sans aveu ; qu’en feront les tribunaux ? ils les renverront chez eux ; car il n’y aura aucune loi qui prononce aucune peine contre les vagabonds, quand ils n’ont commis aucun délit.
Il est permis à un pauvre homme de vaguer pour chercher son pain ou de l’ouvrage. Seulement lorsqu’il est sans aveu, il est soumis à une peine plus sévère, à une détention plus longue, s’il se rend criminel, la police doit le surveiller ; la loi doit le protéger comme un autre ; les tribunaux n’ont rien à lui dire tant qu’il n’est pas accusé. Le fond de la résolution est digne du temps de Sartine ou de Lenoir, et même plus dure, moins favorable à la liberté. Sa rédaction n’est digne d’aucun corps législatif, et je demande qu’elle soit rejetée.
Les observations de Dupont n’étant appuyées par personne, le conseil approuve la résolution.
Laisser un commentaire