Supplément : Une lettre de Diderot sur le faubourg Saint-Antoine

Ainsi que nous l’écrivions dans la cinquième partie de l’étude sur le faubourg Saint-Antoine, celui-ci, « offrant un contraste parfait avec l’environnement hyper-réglementé du reste de la capitale, ne pouvait manquer de concentrer sur lui les espoirs des défenseurs de la liberté du travail. En 1776, si les maîtres parisiens présentent le faubourg comme un épouvantail, les libéraux en font un modèle capable d’emporter la conviction des indécis. »

À côté de Turgot et des économistes, Diderot participa à cet effort de défense de la liberté du travail par le rappel des faits. L’italien F. Galiani lui écrivait en 1776 qu’il craignait que l’établissement de la liberté du travail par Turgot, par la suppression des corporations, n’inaugure une période de décadence pour l’industrie française, dont la France en sentirait les effets dans trente ans — nous savons, avec la Révolution industrielle, ce qu’il est plutôt advenu. Diderot lui répond que tout en ayant « une petite objection contre la suppression des jurandes » (peut-être la question spéciale de la corporation des libraires, qu’il avait traité en 1763 dans sa Lettre sur le commerce des livres), il ne partageait absolument pas ses craintes sur la dégénérescence de l’artisanat et de l’industrie.

Après avoir rappelé ses souvenirs personnels, lui le fils d’artisan, il « laisse là les spéculations pour [s’]en tenir à l’expérience ». Il propose alors à l’abbé Galiani de considérer le cas d’une ville très peuplée, située à proximité de Paris, où les métiers sont absolument libres et où pourtant l’artisanat et l’industrie fleurissent. De toute évidence, il s’agit du faubourg Saint-Antoine, lieu de travail privilégié placé aux portes de la capitale. Cela représentait du reste, comme montré dans l’article cité en tête, un argument typique des partisans de la liberté du travail au XVIIIe siècle.

Diderot partageait visiblement avec de nombreux autres philosophes des Lumières l’attachement à la liberté du travail. Outre Condorcet, ami de longue date de Turgot, Voltaire disait aussi que les corporations « n’ont été inventées que pour tirer de l’argent des pauvres ouvriers, pour enrichir les traitants et pour écraser la nation. »

Cependant, à trop avoir aidé le camp des anti-Physiocrates, Diderot recueillit, et c’est naturel, une certaine froideur de leur part. Ainsi il écrira à Dupont de Nemours en 1774 : « Vous aviez autrefois de l’amitié pour moi ; à présent vous n’en avez plus, parce que vous êtes si occupé que vous n’avez plus le temps d’aimer personne. » Il est vrai que pendant un temps, Dupont de Nemours avait eu le plaisir de compter Diderot parmi les auteurs de ses Éphémérides du Citoyen, l’organe des Physiocrates. Cependant, au-delà de la querelle d’hommes, le philosophe restait fidèle à certaines de ses convictions. B.M.

 


Lettre pour l’abbé Galiani, 10 mai 1776

Denis Diderot, Correspondance, tome XIV (mai 1774 – octobre 1776), publiée par Georges Roth et Jean Varloot, éditions de Minuit, Paris, 1968, p.190-192

 

J’ai bien aussi ma petite objection contre la suppression des jurandes, mais elle n’a rien de commun avec la menace et les terreurs de l’abbé. Je dis : lorsqu’un père, tenant son fils par la main, le conduira chez un maître pour lui montrer son métier, croit-on que ce maître prenne cet enfant aussi facilement et au même prix ? Il sait que, l’apprentissage fini, c’est un maître qu’il aura fait, et un maître qui, le lendemain, lèvera boutique à sa porte. L’apprentissage sera donc beaucoup plus long et plus coûteux. Peut-être arrivera-t-il de là que les manufactures se renfermeront dans les familles.

Quant à la dégradation des ouvriers, je n’ai nulle inquiétude là-dessus. Grâce à ces jurandes, ce n’était pas un mauvais ouvrier qui trouvait des difficultés à se faire recevoir maître ; c’était un bon. En qualité de fils d’ouvrier, je sais là-dessus des détails qui faisaient écumer de rage mon père, pendant le syndicat de sa communauté.

Mais je laisse là toutes les spéculations pour m’en tenir à l’expérience. De temps immémorial, il subsiste à une assez petite distance de la capitale une ville pleine d’habitants. Il y a plus de cent mille hommes, et presque tous artisans ; et cela sans jurande, sans communauté, sans jurés, sans maîtres. Là se fait perruquier, menuisier, tapissier, horloger, qui veut l’être, sans qu’il s’en soit jamais suivi ni procès ni plus de friponneries qu’ailleurs ; ni émigration d’ouvriers, ni dégradation de manufacture, ni aucun des inconvénients redoutés de l’abbé. Il y a plus : c’est de cette ville que nous faisons venir une bonne partie de nos ouvrages ; c’est d’elle que nos maîtres appellent des ouvriers, quand ils en manquent. Je nommerai cette ville à l’abbé quand il m’aura expliqué pourquoi il redoute pour notre capitale les malheurs qui ne sont point arrivés dans la ville anonyme dont il s’agit.

Et en attendant je vous prie de l’assurer de ma tendre amitié et de mon inviolable attachement.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.