Statistique des avortements, des viols et des infanticides

En 1878, Paul Leroy-Beaulieu commente les dernières statistiques de la justice criminelle relatives aux mœurs, c’est-à-dire particulièrement les avortements, les viols et les infanticides. Il remarque d’abord que ces crimes sont très fortement sous-évaluées, et que la France serait un fort beau pays s’il ne s’y commettait annuellement que 27 avortements ou 200 infanticides. Mais si grave que soit ces crimes, Paul Leroy-Beaulieu demande surtout au législateur de considérer leurs causes profondes. Il y a notamment, dit-il, dans la loi qui interdit la recherche de la paternité, ou dans la jurisprudence qui manque de fermeté face aux promesses de mariage non tenues, des failles qui font peser de manière injuste le poids des fautes morales sur la femme plutôt que sur l’homme.


Statistique des avortements, des viols et des infanticides

Par Paul Leroy-Beaulieu

[Journal des Débats, 19 décembre 1878.]

Le Journal officiel du 10 novembre a publié le compte-rendu de la justice criminelle pendant l’année 1876, et déjà le Journal des Débats a sommairement analysé cet intéressant document. On nous permettra d’y revenir aujourd’hui pour relever les chiffres qui s’appliquent à la moralité publique, et de saisir en même temps cette occasion d’exprimer notre opinion sur des projets de lois importants qui sont en ce moment soumis aux Chambres. Depuis quelques années en effet, et surtout depuis quelques mois, on s’inquiète avec raison de la législation relative aux mœurs et aux rapports entre les sexes. Des projets d’initiative parlementaire ont surgi sur la recherche de la paternité, sur le rétablissement des tours ; un excellent projet de loi avait été présenté à la Chambre précédente pour la simplification des formalités qui précèdent le mariage ; enfin l’on sait quelles discussions a soulevées naguère dans la presse ce qu’on appelle la police des mœurs.

Si corrompu que l’on prétende notre siècle — et l’on ne saurait vraiment nier que sa corruption ne soit assez profonde —, il n’a pas un instant perdu le souci des bonnes mœurs ; ses idées sont, sur ce point, en désaccord avec sa conduite ; il ne cesse de protester en paroles contre les égarements auxquels il s’abandonne et, tout en se laissant aller aux séductions du vice, il recherche avec curiosité les moyens de restaurer le règne de la vertu, de sauvegarder l’innocence, de prévenir les fautes morales et les crimes dont le nombre augmente.

Si le compte-rendu de la justice criminelle en 1876 constate que le nombre total des accusations déférées au jury a été en diminuant depuis 1872, il reconnaît, d’un autre côté, que les crimes contre l’ordre public et les personnes n’ont pas cessé de croître. Il y a, paraît-il, beaucoup moins de vols qualifiés et d’abus de confiance ; nous en sommes heureux, quoiqu’il y ait encore de ce côté bien des progrès à faire. Peut-être même le progrès que l’on remarque est-il plus apparent que réel et tient-il à ce que la friponnerie est devenue plus habile, plus rusée, et passe aisément entre les mailles de nos lois qu’elle a appris à connaître. Du côté des mœurs, il n’y a pas d’amélioration; tout au contraire, le développement du mal est frappant.De 1872 à 1876, le nombre des viols et des attentats à la pudeur sur les enfants s’est élevé de 682 à 875, ce qui est un accroissement de près de 30% ; les viols et les attentats à la pudeur sur adultes ont passé de 124 à 140 ; les accusations d’avortement, qui n’étaient qu’au nombre de 19 en 1872, se sont élevées à 27 en 1876.Ici nous ne pouvons retenir une exclamation : le chiffre que nous venons d’écrire est en effet dérisoire. Quelle terre sainte et pure serait la France, quel respect elle aurait des lois naturelles s’il ne s’y commettait que 27 avortements par année !Ajoutez plusieurs zéros et vous serez sans doute au-dessous de la vérité. Ce que l’on doit dire, c’est que l’avortement est un crime à peu près insaisissable. Il faut des circonstances tout à fait exceptionnelles pour qu’un avortement soit l’objet d’une accusation devant la Cour d’assises.

De toute cette statistique spéciale, le point le plus intéressant est celui qui concerne l’infanticide : de 1872 à 1876, les accusations d’infanticide jugées par les Cours d’assises ont présenté annuellement un nombre presque constant ; 219 infanticides en 1872, 222 en 1873, 198 en 1874, 203 en 1875, 216 en 1876. Ici nous pouvons faire une remarque analogue à celle que nous faisions tout à l’heure pour les avortements. Ce serait se faire une grande illusion que de croire qu’il n’y a dans un pays comme la France que 200 infanticides par année ; mais à côté de l’infanticide ostensible, criminel, dont la justice retrouve les traces, il y a l’infanticide latent, l’infanticide lent, progressif, si nous pouvons parler ainsi, dissimulé, qui échappe à la répression.

L’auteur du compte-rendu de la justice criminelle en 1876 a parfaitement compris que cette statistique, si nécessairement imparfaite qu’elle soit, des infanticides, des avortements, des expositions d’enfants, avait actuellement pour l’opinion publique un intérêt spécial. Aussi, au lieu de comparer seulement la criminalité actuelle en ces matières avec celle des quatre années précédentes, il est remonté jusqu’au commencement du siècle. De 1826 à 1830, le nombre des infanticides était, en moyenne, de 102 ; il s’est élevé à 115de 1831 à 1840, à 146 de 1841 à 1850 ; il a atteint, dans la période de 1851 à 1860, le chiffre de 198, au-dessus duquel il ne s’est que légèrement élevé depuis lors, étant de 202 de 1861 à 1869, et arrivant à 212 de 1872 à 1876. Si, au lieu de considérer seulement les infanticides jugés, on prend l’ensemble des dénonciations d’infanticides, d’avortements et d’expositions d’enfants, on remarque la même progression jusqu’à la période de 1851 à 1865, et depuis lors une légère décroissance ; de 861, chiffre moyen de la période de 1831 à 1835, l’ensemble des dénonciations de cette catégorie s’est élevé à 1 768 de 1856 à 1860 ; il était de 1 442 en 1876 ; on remarquera, sans étonnement d’ailleurs, que les trois quarts des dénonciations d’infanticides, d’avortements et d’expositions d’enfants ne donnent pas lieu à des poursuites, soit parce que les auteurs sont inconnus ou que les charges sont insuffisantes, soit pour d’autres motifs.

Terminons toute cette statistique de la criminalité contre les mœurs par deux observations. Les délits contre les mœurs, lesquels sont justiciables des tribunaux correctionnels, ont plus augmenté dans ces dernières années que les crimes de même nature. De 2 933 en 1872, ils se sont élevés à 3 655 en 1876. D’un autre côté, la proportion des acquittements prononcés par les Cours d’assises dans la période de 1873 à 1876 est restée absolument constante pour les crimes contre les mœurs : elle a été presque uniformément de 20 à 21%. Cette proportion des acquittements s’est singulièrement accrue, au contraire, pour les crimes contre l’ordre public : elle a passéde 33% en 1873 à 42% en 1876 ; elle a faibli pour les crimes contre les personnes, descendant de 25% en 1873 à 22% en 1876. Si nous avions le temps, nous pourrions peut-être tirer de ces mouvements divers quelques curieuses inductions.

La statistique que nous venons de résumer sur la criminalité contre les mœurs suggère de nombreuses réflexions. La société n’a-t-elle pas quelque chose à se reprocher en même temps que les individus qu’elle condamne ? N’est-elle pas parfois involontairement complice des crimes et des délits qu’elle punit ? Certes, cette question ne se pose pas quand il s’agit des viols et des attentats à la pudeur, crimes grossiers et sans excuse ; mais pour les infanticides, les avortements, les suppressions et les expositions d’enfants, la société peut-elle avoir la conscience tranquille, le cœur léger, quand elle flétrit et châtie les auteurs de ces actes déplorables ? Depuis quelques années, la société est un peu troublée à cet endroit ; elle a des scrupules, presque des remords, et nous sommes de ceux qui pensent que c’est avec raison.

Nos lois sur les relations entre les sexes, nos lois sur les naissances naturelles sont-elles à l’abri de toute critique et de tout reproche ? Ce sont des lois impitoyables, draconiennes, et à coup sûr médiocrement chrétiennes. Elles accablent l’un des deux sexes de tout le poids de leurs sévérités et elles accordent à l’autre toute la faveur de leur connivence. Dans un crime d’infanticide, d’avortement, d’exposition ou de suppression d’enfant, elles ne veulent voir que le fait matériel, elles ne remontent pas aux causes ; elles n’ont surtout aucun souci de prévenir par des mesures équitables les actes qu’elles condamnent. Depuis un temps immémorial il y a comme une protestation constante, ininterrompue, bruyante même de la conscience publique contre la rigueur de la loi vis-à-vis de la femme séduite et abandonnée, et vis-à-vis de l’enfant naturel délaissé. Le théâtre, la philanthropie, la science économique ont uni dans ces dernières années leurs efforts contre ce qu’ils considéraient comme une grande injustice sociale et une grande plaie morale, et l’on ne peut pas dire qu’ils ne soient arrivés à aucun résultat : ils ont obtenu de la jurisprudence qu’elle corrigeât et qu’elle atténuât les rigueurs de la loi ; le juge s’est montré, dans les cas de séduction, plus juste, plus humain plus chrétien que la loi écrite. D’un autre côté, ils ont préparé l’opinion publique à des réformes légales plus importantes. Si sacré que soit notre Code civil, il est, comme toutes les institutions humaines, soumis à l’action du progrès, et il doit, comme elles, se laisser de plus en plus pénétrer par l’esprit de justice.

Ces réflexions nous revenaient à la pensée en parcourant la proposition de loi relative à la recherche de la paternité, projet qui est présenté au Sénat par des hommes d’opinions et d’antécédents très divers : MM. Bérenger, de Belcastel, Foucher de Careil et Schœlcher. On sent, à la lecture de ce travail, que l’antagonisme qui existait naguère sur ces questions entre les légistes et les moralistes est sur le point de cesser. Les uns et les autres comprennent que le fond de tout droit, c’est la juste répartition des responsabilités ; qu’on ne saurait exiger d’un être quelconque, de la femme comme de l’homme, l’accomplissement de devoirs si on ne lui accorde pas en même temps des droits corrélatifs.

La première partie du travail des auteurs de cette proposition est, au point de vue pratique, très intéressante. Elle examine l’état actuel de la jurisprudence en matière de séduction et elle reconnaît que depuis quelques années la séduction est considérée par la plupart des tribunaux comme un quasi-délit donnant droit à des dommages-intérêts. C’est, paraît-il, la Cour de Bastia, en 1834, qui a fondé, si nous pouvons parler ainsi, ce nouveau droit prétorien se superposant ingénieusement au droit écrit. Depuis lors, les Cours de Bordeaux, de Caen, de Montpellier, de Dijon, de Colmar, d’Aix, d’Angers sont entrées dans la même voie : toutes ont reconnu que la promesse de mariage, suivie de rapports amenant une grossesse, peut motiver de la part de la femme une action en dommages-intérêts contre le séducteur qui l’abandonne. La Cour de cassation elle-même, par trois arrêts différents s’échelonnant de 1862 à 1873, a adopté la même doctrine :elle a déclaré que lorsque la fille séduite était dans l’impossibilité de pourvoir à la subsistance de ses enfants, les tribunaux pouvaient avoir égard au nombre de ces derniers dans la fixation et le mode d’allocation des dommages-intérêts.

Cette jurisprudence est trop conforme au sentiment public pour qu’il y ait péril de la voir changer. Peut-être faut-il lui imputer le mérite d’avoir rendu à peu près stationnaire depuis 1860 le nombre des infanticides, alors que tous les autres crimes ou délits contre les mœurs augmentaient singulièrement. On doit désirer que la doctrine nouvelle des Cours et des tribunaux se conforme et se généralise de plus en plus ; peut-être fera-t-elle diminuer les désordres graves ; en tout cas, elle satisfera la conscience publique en faisant la juste part des responsabilités dans les naissances naturelles.

Mais il ne suffit pas de penser à la femme, il faut encore songer à l’enfant et venir à son secours. Les sénateurs dont nous donnions plus haut les noms ont trouvé quel’article 340 du Code pénal, qui interdit absolument la recherche de la paternité, sauf le cas de rapt par violence, est d’une choquante iniquité. Or cet article est d’une telle précision, qu’il est presque impossible de l’éluder dans la pratique et d’en atténuer la rigueur. Comprend-on, par exemple, que la recherche de la paternité soit interdite, mêmeen cas de viol ? Plusieurs jurisconsultes, et des plus importants, se sont bien efforcés d’expliquer avec plus d’humanité le texte de l’article 340. M. Demolombe, par exemple, l’illustre professeur de Caen, enseigne que la reconnaissance de l’enfant naturel peut résulter de la possession d’état. D’autres, comme M. Valette, ce sont prononcés nettement pourl’abrogation de l’article.

C’est aussi le parti le meilleur à prendre. La proposition de loi de MM. Bérenger, de Belcastel et autres est, à ce point de vue, très pratique et empreinte de la plus grande circonspection. Ils maintiennent le principe que la recherche de la paternité est interdite, mais ils ajoutent : sauf les cas d’enlèvement, de viol ou de séduction, ou de possession d’état. Ils ne permettent l’action en recherche de la paternité qu’à l’enfant, et non pas à la mère ; ils ne la laissent s’exercer qu’après avis favorable d’un conseil de famille et désignation d’un tuteur ad hoc ; ils la soumettent aux formalités observées pour les séparations de corps, et enfin ils la font prescrire par six mois à dater de la majorité de l’enfant.

Avec toutes ces précautions, il est certain que l’on arrêterait les intrigants, et surtout les intrigantes. Cette proposition de loi se recommande donc au parlement par les raisons les plus graves. Il ne suffit pas de punir les crimes contre les mœurs : mieux vaut les prévenir, et le meilleur moyen de rétablir la moralité, c’est de rendre l’homme civilement responsable des fautes qu’il commet volontairement.

PAUL LEROY-BEAULIEU.

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