Article écrit en commun par Damien Theillier et Nathalie MP.
L’idée de cet article est née d’une remarque de Nathalie MP laissée sur le blog philosophique Nicomaque II de Damien Theillier à propos de la condamnation à mort de Socrate et de la façon dont ce dernier acceptait sa mort et refusait de fuir car ce serait commettre une « injustice » envers les Lois de la cité :
« J’ai un souvenir particulier de la Prosopopée des Lois. Socrate disait qu’Athènes l’avait condamné mais comme c’était la loi, il s’y pliait. Je trouvais à l’époque qu’il était terriblement conciliant avec ses accusateurs, mais ça a malgré tout laissé chez moi des traces légalistes dont j’ai du mal à me défaire. »
Cet épisode particulièrement frappant de légalisme nous est rapporté par Platon dans Criton, l’un des multiples ouvrages qu’il a consacrés à la pensée de Socrate. Il nous invite fortement à réfléchir à la place des Lois dans nos sociétés démocratiques. Est-ce un tout d’essence quasi divine qui s’impose absolument, le citoyen étant alors en situation de dominé par rapport à l’Etat (Socrate) ? Ou bien le citoyen doit-il se penser d’abord comme libre et autonome, puis représenté par l’Etat, qui ne saurait alors exiger de lui, par le « droit », ce qui contrevient aux exigences de la « justice » humaine la plus universelle (Constant et Tocqueville) ? C’est finalement toute la question de la révolte et de l’objection de conscience.
Deux exemples puisés dans des débats récents (l’article de loi qui instaurait en France un délit de solidarité avec les sans-papiers, et le cas d’Edward Snowden, ancien employé de la CIA et de la NSA qui a révélé l’existence de programmes américains et britanniques de surveillance de masse) permettront d’éclairer quels devraient être les contours d’un corpus de Lois cohérent avec un Etat libéral et dans quelles conditions il est possible de faire évoluer ce corpus.
Chez Socrate
A son ami Criton qui vient de bon matin dans sa cellule le presser de partir car l’heure de sa condamnation approche, Socrate répond par la négative en se glissant lui-même dans la peau des Lois et en imaginant ce qu’elles lui objecteraient s’il prenait un tel parti. C’est la Prosopopée des Lois.
Il y a d’abord une question de cohérence :
Socrate à Criton : Les arguments que j’ai soutenus jusqu’ici, je ne puis les rejeter parce qu’il m’est arrivé malheur.
Il y a ensuite une raison supérieure d’Etat :
Les Lois à Socrate : Crois-tu qu’un État puisse encore subsister et n’être pas renversé, quand les jugements rendus n’y ont aucune force et que les particuliers les annulent et les détruisent ?
Il en découle que rien n’est plus sacré que la patrie et qu’en toutes circonstances il convient d’obéir à la volonté de l’Etat, dont on ne pourra changer l’avis que par les moyens disponibles dans la loi :
Les Lois à Socrate : Qu’est-ce donc que ta sagesse, si tu ne sais pas que la patrie est plus précieuse, plus respectable, plus sacrée qu’une mère, qu’un père et que tous les ancêtres, et qu’elle tient un plus haut rang chez les dieux et chez les hommes sensés qu’on ne doit ni céder, ni reculer, ni abandonner son poste, mais qu’à la guerre, au tribunal et partout il faut faire ce qu’ordonnent l’Etat et la patrie, sinon la faire changer d’idée par des moyens qu’autorise la loi ?
Il y a enfin comme un contrat entre la cité, entièrement définie par ses lois, et les citoyens. Les Lois font remarquer à Socrate que toute sa longue vie montre qu’il en a toujours accepté les termes. Il aurait pu partir, il ne l’a pas fait. Il y a donc bien de la part de Socrate une acceptation tacite et sans condition de leurs commandements :
Les Lois à Socrate : Disons-nous la vérité, quand nous affirmons que tu t’es engagé à vivre sous notre autorité, non en paroles, mais en fait, ou n’est-ce pas vrai ?
On voit donc que la démocratie athénienne fait passer l’individu bien après les nécessités supposées du collectif.
Ainsi, pour Socrate, désobéir aux lois, c’est remettre en cause le principe même de l’État qui nous a permis de vivre et que nous avons accepté pendant notre existence. Les lois, une fois adoptées, doivent rester immuables, et ne peuvent être contestées vu qu’elles ont été adoptées par la majorité.
Chez Constant et Tocqueville
Or, nombreux sont les grands penseurs qui ont proclamé que des lois injustes n’étaient pas contraignantes pour la conscience et qui ont prôné la résistance et la désobéissance civile. Déjà Saint Augustin, méditant sur l’apport du christianisme à la cité, écrivait qu’« une loi injuste n’a rien d’une loi ». Pour lui, bien qu’une loi injuste dispose d’une autorité extrinsèque que lui confère l’Etat, elle n’a aucune autorité intrinsèque puisqu’une loi n’a qu’une raison d’être : celle de combattre l’injustice. Toute loi qui altère son but premier s’anéantit d’elle-même ; elle n’est pas une loi.
On retrouve presque mot à mot cette doctrine chez Frédéric Bastiat, dans la Loi, au sujet de la spoliation, mais aussi chez Kant, Humboldt, John Stuart Mill, Henry David Thoreau, Martin Luther King Jr., et bien d’autres.
En effet, dans la conception moderne et libérale de l’Etat, ce dernier est une création de ses membres qui lui préexistent et qui lui donnent non pas une mission de domination, mais une mission de représentation. L’Etat perd son auréole de raison suprême pour n’exprimer, en principe, que la volonté de ses membres dont les exigences sont celles de la protection des droits naturels des individus contre d’éventuels prédateurs.
Contrairement aux Anciens qui font des lois une entité unique de droit divin, cette conception établit une différence entre les lois suprêmes, ou lois naturelles, qui s’imposent à tous les hommes et les lois temporelles des peuples à l’égard desquelles l’obéissance n’est plus forcément automatique mais devient conditionnée au respect des droits individuels.
Benjamin Constant écrit dans son Commentaire sur Filangieri :
« Il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale ou législative ».
Cet axiome fonde le principe selon lequel « La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative » (Ibid.). Ou bien encore le principe selon lequel « aucune autorité sur terre n’est illimitée » (Principes de politique, De la liberté chez les modernes).
A vrai dire, Socrate lui-même avait déjà touché du doigt cette idée, puisque lors de son procès, interrogé sur sa volonté de renoncer à enseigner si la cité athénienne lui laissait la liberté, il avait répondu que non, il n’y renoncerait pas et poursuivrait ses activités d’éducation. Ainsi, Socrate a ressenti la nécessité de la révolte et des limites d’un pouvoir. De la même façon, Antigone se révolte contre l’interdit édicté par son oncle le roi Créon de donner une sépulture à son frère Polynice. C’est par la loi suprême de l’humanité qu’elle souhaite agir ainsi, parce que cela lui semble « juste », alors que la loi de l’Etat de Thèbes, qu’elle perçoit comme injuste, le lui interdit.
Néanmoins, cette différenciation entre les valeurs suprêmes de l’humanité et les lois des Etats, déjà actée par le christianisme, ne sera véritablement théorisée et intégrée à la pensée politique que bien plus tard, notamment par Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique :
Quand (…) je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander ; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain.
Pour Tocqueville, il existe une loi supérieure à la loi de la majorité, c’est la loi du genre humain. Et cette loi, qui interdit l’agression contre la personne et ses biens, c’est la justice.
Le libéralisme bien compris ne nie pas l’importance de la loi, de l’ordre, de la communauté, de la citoyenneté, de ce qu’on appelle le politique au sens noble du terme. Il ne sous-estime pas non plus la valeur morale de vertus telles que la loyauté, le patriotisme, la piété filiale. Mais il affirme avec force qu’il ne suffit pas « d’obéir aux lois et aux coutumes de son pays » pour être juste.
En réalité, Socrate ne répond pas à la question de savoir ce qui fait qu’une loi est « juste » ou « naturelle », c’est-à-dire conforme à la nature humaine.
Chez nous aujourd’hui
La figure d’Antigone fait penser au cas de notre article de loi connu sous le nom de « délit de solidarité » avec les sans-papiers. Il s’agit de l’article L. 622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Il stipule que « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 Euros. »
Excluons de ces considérations les actions politisées de certaines associations de défense des sans-papiers, pour en rester à la question de la conscience individuelle. Une Antigone moderne apportera sans restriction son aide à un étranger sans-papiers parce que cela représentera la seule attitude cohérente possible avec ce qui lui semble « juste ». L’idée sera moins de détruire l’autorité de l’Etat que de se conformer aux exigences de sa conscience. Il n’en demeure pas moins que cette action s’effectuera contre l’Etat. Il y aura donc révolte.
Notons que dans ce cas précis, l’Etat français ne s’est pas comporté avec l’obstination de Créon. En vigueur depuis 1945, l’article L. 622-1 a été amendé au fil du temps, donnant par exemple une immunité à la famille des étrangers sans papiers et tenant compte de situations d’urgence, dans un bel effort de réconcilier la justice universelle avec la justice d’Etat.
Chez Snowden
Le cas d’Edward Snowden tend au contraire à faire passer les Etats-Unis pour une entité étatique attardée, basée sur les principes démocratiques de l’époque de Socrate.
A partir de juin 2013, Edward Snowden rend publiques des informations de la NSA classées « top-secret ». Elles concernent la captation des métadonnées des appels téléphoniques aux États-Unis, ainsi que les systèmes d’écoute sur internet de plusieurs programmes de surveillance du gouvernement américain. Ces révélations sont rendues possibles par deux journaux qui les publient, le Guardian (anglais) et le Washington Post (américain), qui recevront pour cela le prix Pulitzer en 2014. Edward Snowden s’est expliqué au journal britannique sur ses motivations :
« Mon seul objectif est de dire au public ce qui est fait en son nom et ce qui est fait contre lui. »
En son nom : c’est-à-dire par l’Etat qui est censé représenté les citoyens. Contre lui : c’est-à-dire que l’Etat s’est octroyé un droit de domination dans la plus pure tradition de la démocratie athénienne du temps de Socrate, au lieu d’en rester au rapport de représentation, qui devrait être l’unique forme des démocraties libérales modernes.
Il est assez remarquable de constater que l’Etat américain, par la voix de John Kerry, a utilisé peu ou prou les mêmes arguments que les Lois vis-à-vis de Socrate, à savoir l’appel à la fibre patriotique :
Pour faire court, c’est un homme qui a trahi son pays, qui est en Russie, un pays autoritaire où il a trouvé refuge. Il devrait être un homme et revenir aux Etats-Unis.
Un patriote ne s’enfuirait pas et ne trouverait pas refuge en Russie ou à Cuba ou dans un autre pays. Un patriote reviendrait aux Etats-Unis et ferait valoir ses arguments devant le peuple américain.
De son côté, Edward Snowden a fait valoir qu’il n’a jamais voulu se réfugier en Russie mais qu’il y reste car le gouvernement américain a décidé de révoquer son passeport.
Pour les États-Unis, Edward Snowden est donc un traître. Non seulement il a divulgué des documents ultra-confidentiels, mais en plus il a fui pour échapper à la justice de son pays. S’il a agi parce que cela lui semblait juste, s’il a voulu mettre en évidence l’abandon de représentation démocratique des Etats-Unis vis-à-vis de ses citoyens, les Etats-Unis rétorquent qu’il n’y a rien de plus élevé que la patrie, que la raison d’Etat n’a pas à se justifier et qu’aucune considération de conscience ne saurait exister en dehors des lois de l’Etat. C’est le retour à la démocratie selon la conception antique de la Prosopopée des Lois.
L’Etat libéral moderne
Un Etat libéral moderne ne nie pas l’importance de la loi ni les valeurs de la patrie, mais il a à cœur de placer la liberté au centre des débats dans la cité. Car la justice n’est rien d’autre qu’un combat contre tout ce qui, dans la législation d’un pays contredit les libertés fondamentales qui constituent la dignité humaine. La liberté doit constituer le souci premier et central de l’ordre politique, sa fin la plus haute. La raison en est simple : la liberté est seule capable de créer et de maintenir les conditions sous lesquelles les individus peuvent choisir de vivre une vie à la fois productive et vertueuse.
Illustration de couverture : Peinture de Jacques-Louis David, La mort de Socrate, 1787, Metropolitan Museum of Art, New York.
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