Mars 1904. Société d’économie politique de Bordeaux. Le principe de Lavoisier et le commerce international. (Revue économique de Bordeaux, n°95, mars 1904)
SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE DE BORDEAUX
SÉANCE DU MARDI 26 JANVIER 1904
….. La parole est ensuite donnée à M. Ernest Martineau, président du Tribunal de La Rochelle, qui expose ses idées sur l’application du principe de Lavoisier à l’économie politique et notamment au phénomène de l’échange international.
Le conférencier cite le mot de Montaigne « le profit de l’un est le dommage des autres ». Cela pouvait bien être exact du temps de Montaigne, mais aujourd’hui, au contraire, l’idéal du citoyen, c’est de servir sa patrie et l’humanité ; car le profit de l’un est le profit de l’autre. L’énonciation de ce truisme suffirait à démonter l’utilité, la nécessité, les avantages généraux du commerce international.
M. Martineau rappelle en terme émus le souvenir de l’entente cordiale qui s’est manifestée le 26 novembre dernier entre la France et l’Angleterre par les visites réciproques des représentants des deux grandes nations.
Il parle à ce sujet des opinions discordantes et si variables de M. J. Chamberlain, qui a complètement renié ses opinions d’il y a vingt ans en cherchant à ressusciter la théorie de la balance du commerce, refusant ainsi de reconnaître l’influence néfaste de la protection sur le développement des richesses. C’est un régime de piétinement sur place dans lequel les industriels aussi bien que les agriculteurs s’évertuent, comme autrefois les Danaïdes, à remplir continuellement un tonneau percé des deux bouts. Le protectionnisme déplace les richesses mais n’en crée pas. Il est incapable d’en créer. Persuadés que la cherté des choses se réalise par la rareté, les protectionnistes ont dit : « Ce qui fait la richesse des hommes, c’est la disette des choses. » Et ils ont essayé, par des moyens empiriques, par toutes sortes de procédés plus ou moins politiques, d’agir sur la production, sur l’échange et sur la consommation, comme si la liberté toute seule ne pouvait pas réaliser ce que recherche le producteur, la cherté, mais la cherté naturelle et normale. La liberté de l’échange, ajoute-t-il, c’est le corollaire de la liberté de travail.
Passant à une deuxième catégorie d’idées, l’orateur entre dans des considérations d’ordre purement métaphysique ; il déclare que la science est une, que les divisions scientifiques sont purement artificielles et n’ont été établies qu’à cause de l’impuissance de l’intelligence humaine à embrasser d’un seul coup la vérité adéquate à l’ensemble des phénomènes naturels.
Après ces observations préliminaires d’un caractère général, M. Martineau dit que, d’après la formule de J.-B. Say, produire des richesses, c’est créer non de la matière, mais de l’utilité. Comme l’a montré M. Yves Guyot, le critérium du progrès, c’est la loi du moindre effort. Il n’est pas douteux que l’Angleterre, par exemple, a intérêt à prendre nos produits et que nous avons intérêt à prendre les siens en vertu de la loi de l’économie de l’effort. Ainsi, en définitive, contrairement à la prétention consciente ou inconsciente des protectionnistes, les produits ne s’échangent que contre des produits. La monnaie n’est que la représentation de ces produits ; c’est le signe de la richesse et non pas la richesse elle-même.
Le travail national sert à payer le travail étranger. Le travail national n’est pas atteint par l’échange international. Cet échange est le sentiment le plus efficace du progrès et le plus fécond artisan de la richesse publique.
Toutes les fois que l’échange international s’exerce sans entraves, librement, il réalise progressivement, et selon les mérites, une répartition plus équitable de la richesse universelle ; il établit entre les peuples des liens indissolubles d’intérêt qui rendent de plus en plus difficiles les brutalités de la guerre et font entrevoir ce rêve lointain caressé par toutes les intelligences d’élite, la fraternité des peuples fondée sur l’harmonie des intérêts.
M. BENZACAR déclare qu’il ne prend pas position sur le problème du libre-échange et de la protection ; il a voulu seulement rechercher si Lavoisier, à la fois chimiste et économiste, avait eu la conscience d’être libre-échangiste ; si cet illustre savant qui avait nettement formulé un principe, base de la plupart des recherches physico-chimiques, avait subi en économie politique l’influence réflexe de sa propre découverte.
Or les œuvres économiques de Lavoisier nous le font apparaître d’abord comme un colbertiste ; puis comme un physiocrate, mais un physiocrate pour ainsi dire honteux. Dans ses opinions sur le commerce et l’agriculture en 1787, Lavoisier trouve singulier qu’un pays agricole comme la France soit obligé pour se procurer du blé de recourir à l’Angleterre. On peut dire sans aucun doute que Lavoisier n’était pas un libre-échangiste, qu’il concevait parfaitement l’application de son principe dans le domaine de la science chimique et qu’il en eût répudié l’extension ingénieuse à la science économique.
D’ailleurs, il faut bien reconnaître que le protectionnisme moderne ne s’appuie pas uniquement, comme le soutient M. Martineau, sur la balance du commerce : le protectionnisme national a pour fondement cette idée discutable assurément qu’un peuple ne peut pas être livré économiquement à la discrétion de tous les autres peuples. C’est là évidemment le reflet de l’idée formulée par Lavoisier lui-même. Quant à la conservation de certaines industries vitales (agricoles ou manufacturières), il n’est pas possible, disent les protectionnistes modernes, qu’un pays s’en désintéresse complètement et ne fasse pas des sacrifices afin de les aider à soutenir la lutte internationale.
Lavoisier lui-même semblait donc contredire à l’avance l’application que M. Martineau voudrait faire aujourd’hui de ce principe : « Dans la nature, rien ne se crée, rien ne se perd. » En terminant, M. Benzacar observe qu’il s’est borné à restituer à Lavoisier ses véritables tendances.
M. SAUVAIRE-JOURDAN ne croit pas exact de dire que tous les systèmes protectionnistes soient complètement condamnés par la raison.
Il est incontestable que, dans l’échange, les produits se paient par des produits. Ni Liste, ni aucun théoricien marquant ne s’est jamais élevé contre cette idée fondamentale.
D’autre part, on ne peut pas nier que, si dans certaines circonstances déterminées, dans un milieu et dans des conditions toutes particulières, le libre-échange relatif est susceptible de favoriser un puissant développement de richesse, il y a aussi, à côté de cette situation avantageuse et à certains égards, des inconvénients qui doivent attirer l’attention des hommes d’État. On peut dire que la protection est dans certains cas un sacrifice nécessaire. Exemples : le maintien de la métallurgie directement nécessaire à la défense nationale, à la production des outils destinés à préparer et à transporter les objets nécessaires à l’alimentation du pays. C’est ce qu’on pourrait appeler : 1° le protectionnisme militaire. On peut encore envisager un autre cas où la protection est nécessaire. Exemple : la vigne française à l’époque du phylloxera. Il est indispensable que dans cette circonstance ou d’autres analogues, une partie du pays vienne au secours de l’autre partie en s’imposant temporairement des sacrifices représentés par des droits de douanes qui permettent de maintenir à un certain niveau le prix des produits nationaux. C’est ce qu’on peut appeler : 2° le protectionnisme de transition.
Il y a encore ce qu’on pourrait nommer : 3° le protectionnisme éducateur. Exemple : pourquoi un pays purement agricole ne tenterait-il pas aussi de réussir dans l’industrie ? C’est ce protectionnisme éducateur qui inspira Colbert pour l’industrie de la transformation de la laine. C’est encore l’exemple des États-Unis et de l’Allemagne qui, grâce à ce système de protectionnisme éducateur, sont devenus de pays agricoles des pays d’industries.
Voilà quelques cas dans lesquels, par exception à la règle générale de l’échange, il est nécessaire d’avoir recours à la protection partielle.
M. MARTINEAU répond que M. Chamberlain ne s’est placé dans aucun des cas cités par M. Sauvaire-Jourdan. D’après les explications mêmes de l’homme d’État anglais consignées dans sa récente brochure sur « Les projets fiscaux de l’Angleterre », l’argument fondamental est la théorie de la balance du commerce.
Quant aux autres considérations développées par M. Benzacar, il est évident que Lavoisier ne pouvait pas pressentir toutes les applications de son principe. En tout cas, si Lavoisier n’était pas partisan du libre-échange, cela démontre que le célèbre chimiste n’était pas logique.
Quoi qu’il en soit, les mandataires d’un peuple, les législateurs élus par le suffrage des citoyens, ont-ils le droit de s’attribuer un mandat dépassant le droit même du mandant ? L’essentiel n’est pas d’avoir l’industrie de la laine, l’essentiel est d’avoir de la laine. La protection éducatrice n’est pas plus fondée en droit que la protection transitoire, car le délégué ne peut pas avoir plus de droit que le mandant. La délégation s’arrête où s’arrête le droit du mandant. Or, de même que le citoyen ne peut pas imposer à ses concitoyens l’obligation stricte de lui venir en aide dans des infortunes trop vaguement déterminées, de même le mandataire, député, sénateur, n’a pas le droit d’élargir sa délégation en faisant supporter aux uns les inconvénients subis par les autres.
La séance est levée à onze heures.
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