Nous publions en exclusivité le premier chapitre du roman de Joel Hirst, Les seigneurs du chaos : l’odyssée du djihad, qui vient de paraître aux éditions de l’Institut Coppet.
Chapitre 1
Aliuf Ag Albachar s’agenouilla sur le sable rugueux du centre de la Place Sankoré. Ses genoux étaient écorchés et il lui manquait aux pieds l’une de ses sandales faites en cuir de chameau. Sa tunique indigo, qu’à l’occasion de la prière du vendredi il avait revêtue avec le plus grand soin, avait été salie et déchirée lorsqu’il fut précipitamment et délibérément jeté hors de la demeure qu’il occupait pour être balancé dans les rues poussiéreuses de Tombouctou. Ses cheveux noirs, coupés court, étaient marbrés de sable ; son visage était couvert de boue et de sang à cause des coups reçus. Il avait l’air vulnérable et se ressentait tel, sa fine silhouette se voûtant, tandis qu’il s’agenouillait devant une longue ligne d’hommes vêtus de noir. Ses mains avaient été attachées violemment derrière son dos, écorchant ses poignets qui s’étaient mis à saigner. De grosses mouches de sable avaient sauté sur l’occasion, bourdonnant autour de lui dans un nuage noir et léchant ses blessures. L’odeur aigre de son propre sang, qui se répandait dans la chaleur étouffante, lui retournait l’estomac, et il s’efforçait de ne pas vomir. Au-dessus de sa tête, le soleil grimpait plus haut dans le ciel, pendant que lui patientait. Soudain, le vent se leva, et le sable chaud du Sahara commença à lui piquer la tête, restée toute exposée ; ses yeux se plissèrent, rendant apparente cette faiblesse honteuse qu’il ressentait à se tenir ainsi devant ceux qui avaient été ses frères ; montrant aussi sa trahison, son salut, sa colère, sa douleur. Il leva la tête, scrutant de ses yeux gris clair le drapeau noir qui battait au vent au-dessus du minaret triangulaire de la mosquée de Sankoré. Il ne l’avait pas choisi, combattant comme il l’avait fait pour le jaune réconfortant, le rouge, le vert, et le noir — les couleurs de l’Azawad ; pourtant il n’avait rien objecté, le jour funeste où ils avaient décroché son drapeau, le remplaçant par le drapeau islamiste macabre. N’avait-il pas lui aussi prêté serment ? Ne s’était-il pas aussi conformé aux nouvelles lois ? N’avait-il pas aussi troqué son tagelmust [1] — son large turban et son voile — pour un uniforme noir ?
Finalement, il devait admettre qu’il avait échoué. En choisissant la violence il avait trahi sa grande cause ; mais cela était venu si naturellement. Depuis le commencement des temps, l’histoire des Touaregs avait toujours été écrite dans le sang, en utilisant le bord aiguisé de la takouba. C’étaient des hommes d’honneur, ces intrépides guerriers du sable, dont le ciel délimitait un royaume de dunes et de soleil avec seulement leur volonté indomptable et leurs esprits libres ; protégeant leurs terres des étrangers et leurs routes commerciales de ceux qui osaient les emprunter sans autorisation. Leur destin avait toujours été de vivre en liberté sur leur morceau de terre aride. Car c’était leur désert, pour lequel ils avaient toujours eu à affronter les grandes puissances — les Garamantes du Fezzan, les Romains, les Arabes, les Ottomans. Ils demeuraient toujours aux marges de l’empire, gagnant leur vie par l’usage de leur esprit indomptable, prêts à braver cette grande mer de sable afin de se construire un endroit pour vivre, là où tous les autres hommes étaient terrorisés face à cette stérilité sans fin.
Cette fois, l’Azawad, cette terre mystique qui n’existait que dans l’imagination de son peuple, était presque devenue la leur — il s’en était fallu de très peu. Ce nom d’Azawad renvoyait aux idées d’auto-détermination, de victoire et de gloire ; c’était un lieu de prospérité, de liberté — et le mot homme en tamasheq, amajagh, ne signifie-t-il pas homme libre ? Ils avaient été si proches d’obtenir enfin leur patrie. N’était-ce pas ironique que la lutte épique de ses ancêtres, dont l’héritage d’opportunités nouvelles avait été déposé à la manière d’un manteau sur les jeunes épaules d’Aliuf il y a si longtemps, avait fini ici, sous l’ombre de ce drapeau noir. Il savait qu’il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Comme tant d’autres avant lui, il s’était tourné vers la violence ; mais il existe toujours quelqu’un de plus violent.
Rassemblés autour de lui s’entassaient bien malgré eux les résidents de la nouvelle province du califat. Ils se tenaient en demi-cercle, ayant répondu aux appels de leurs maîtres de se rassembler sur la place, comme ils le faisaient toujours lorsque la police islamique traversait la ville et annonçait par mégaphones une peine plus ou moins exotique. Ils se tenaient là, à une distance de sécurité de lui — personne ne voulait rentrer chez lui éclaboussé de sang. Ils savaient ce qui allait arriver. Ils n’osaient pas le regarder dans les yeux ; peut-être parce qu’ils se sentaient coupables de ce à quoi ils étaient sur le point d’assister, ou par impuissance face à quelque chose qu’ils ne pouvaient pas arrêter. En grande partie, ils étaient là par peur, Aliuf le savait. Pendant longtemps, il avait été de l’autre côté de la telek, ce poignard ornemental utilisé pour les sacrifices, qui était maintenant appuyé fermement contre l’arrière de son cou. Il pouvait sentir la vigueur froide de la lame et la malveillance qui se profilait derrière lui dans la figure de celui qui jadis avait été son plus grand ami.
« Aliuf Ag Albachar », la voix puissante coupa à travers l’air sec, rebondissant sur les murs extérieurs de la grande bibliothèque Ahmed Baba pour ricocher sur la mosquée et revenir sur la foule tassée devant le condamné.
« Oui, tel est mon nom », dit Aliuf sans émotion.
« Sais-tu pourquoi tu es ici ? » demanda la voix derrière lui. « Je te donne cette occasion de te repentir, pour que ton âme puisse trouver sa place dans le ciel, même si tes péchés méritent la mort. »
« Je suis ici … » murmura Aliuf.
« Parle plus fort, afin que tous puissent entendre ta confession et s’instruire de ton sacrifice. »
« Je suis ici », dit-il maintenant de manière plus forte, plus audacieuse, sentant les derniers moments de son existence lui donner de la confiance, « parce que j’ai osé penser, et apprendre — et aimer ». Aliuf saisit fermement l’ancien manuscrit dans sa main gauche — ce matin, dans leur quête de sang, ils n’avaient pas même daigné le fouiller. La beauté des lettres anciennes apaisa son âme et, étonnamment, lui donna de la force.
« Non, tu es ici parce que tu blasphèmes et tu nies Allah et le Prophète — béni soit son nom. Tu es ici parce que tu es kafir, excommunié de la foi parce qu’Allah ne te connaît plus ».
Il saisit plus fermement encore le vieux parchemin, et laissa écouler une goutte de sang rouge foncé sur le vieux livre abîmé. « Salif, mon frère … »
« Il n’y a pas de noms ici, je ne suis plus ton ami et tu n’es plus mon frère. Je suis ici pour accomplir la volonté divine de Dieu, rien de plus. »
Aliuf sentit la main de Salif saisir plus fermement ses cheveux et planter fermement son pied sur ses mollets, le mettant à genoux dans le sable et lui causant une douleur insupportable. Le couteau se rapprocha ensuite, et Aliuf respira profondément, jusqu’à sentir soudain une douleur vive. Il vit alors une aveuglante lumière blanche ainsi que, pendant un bref instant, l’image d’Azter, ses cheveux rouges circulant dans les vents chauds du désert. Puis il tomba. L’ancien parchemin imbibé de sang — avec le bleu et le rouge éblouissants de la précise calligraphie Riqa d’Ibn al-Bawwab brillant sous le soleil chaud — tomba de sa main desserrée pour se déposer à côté du corps de ce Touareg qui était devenu un Qadi.
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[1] Le lecteur trouvera à la fin du livre un lexique des termes arabes et touaregs.
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