En décembre 1874, la Société d’économie politique fixe à son ordre du jour la discussion de la thèse de la plus-value de Karl Marx, selon laquelle l’ouvrier ne reçoit pas le juste prix de son travail, une part lui étant subtilisé, dans le système capitaliste, pour payer le profit et la rente.
Société d’économie politique
Réunion du 5 décembre 1874
Après ces diverses communications, le président procède au choix d’une des questions inscrites an programme pour faire l’objet de l’entretien général de la soirée. La majorité se prononce pour la question suivante :
LE SALAIRE EST-IL LE JUSTE PRIX DU TRAVAIL ?
La question a été formulée en ces termes par M. Hippolyte Passy, l’un des présidents de la Société : « Sous le régime de la libre concurrence, l’ouvrier reçoit-il tout le prix de son travail par le salaire ? » À cette question, les écoles socialistes ont toujours répondu par la négative.
M. Maurice Block croit que M. H. Passy, dont la réunion regrette l’absence[1], a pensé, en posant la question, à la doctrine propagée avec tant d’ardeur et de persévérance par M. Karl Marx, et d’après laquelle l’ouvrier ne recevrait pas la totalité du salaire gagné.
Tout le système de cet agitateur socialiste est établi sur cette proposition, présentée d’abord comme une hypothèse, mais traitée bientôt en vérité démontrée que six heures de travail suffiraient à l’ouvrier, mais que le patron le force à travailler douze heures, ou un nombre d’heures supplémentaires quelconque. C’est par ces heures supplémentaires que l’ouvrier est exploité par le patron. Bien que M. Marx n’ait pas fait l’ombre d’un effort pour prouver sa thèse, il est des personnes qui se sont laissé persuader que l’ouvrier travaille sans rémunération équivalente, et ces personnes encouragent les ouvriers à s’associer, à se coaliser, pour obtenir, par un effort commun, au besoin par des grèves, soit une élévation de salaire, soit une réduction des heures de travail. En général, les économistes restent, au contraire, convaincus que le taux des salaires dépend de la situation des marchés, que les coalitions et les grèves ne peuvent obtenir que des succès passagers, que l’arbitraire ne joue pas en ces matières un rôle bien sensible, le rapport entre patron et ouvriers étant soumis à des lois économiques certaines.
Sur l’influence des grèves pour faire monter les salaires, des relevés ont été faits en divers endroits, mais personne n’a entrepris des recherches aussi étendues, ni d’après une aussi bonne méthode, que M. Bœhmert, professeur de faculté à Zurich. Il a réuni de nombreux matériaux, dont une partie est déjà publiée, et M. Maurice Block a pu examiner un certain nombre de tableaux, desquels il résulte que, dans les localités ou dans les industries qui n’ont pas été visitées par des grèves, les salaires n’ont pas moins augmenté qu’ailleurs. Du reste, l’orateur croit pouvoir prouver l’inutilité des grèves par le fait que des travailleurs qui ne peuvent pas se coaliser, les fonctionnaires et employés, ont vu leurs traitements augmenter aussi rapidement que les ouvriers leurs salaires. Il n’est nul besoin, par conséquent, de moyens artificiels pour les faire monter ; ils montent naturellement par la hausse générale des prix, car ils sont soumis aux fluctuations du marché, à la loi de l’offre et de la demande, et si l’ouvrier n’obtient pas toujours ce qui est désirable, tout ce que nous lui souhaitons, il reçoit du moins la totalité de ce que son travail vaut à un moment donné.
M. Ad. Blaise (des Vosges). La question, telle que l’a posée notre illustre président, ne serait pas résolue comme il convient par une réponse simplement affirmative de cette réunion. Ainsi que notre confrère M. Block vient de le faire remarquer, cette question semble viser surtout l’affirmation erronée des socialistes aux termes de laquelle « le travail étant la source unique de la valeur des choses, l’ouvrier ne reçoit pas par le salaire le prix complet de son travail, toutes les fois qu’il ne reçoit pas la totalité du prix de vente des produits ».
Pour réfuter complètement cette erreur, il faudrait analyser tous les éléments si divers et si nombreux qui contribuent à former la valeur des choses. M. Blaise laisse ce soin à d’autres et veut se borner à mettre en lumière un de ces éléments essentiels et néanmoins le plus souvent inaperçu ou négligé. Cet élément, c’est la prime d’assurance que le chef d’industrie doit ajouter à son prix de revient, toutes les fois que les circonstances commerciales le permettent, pour compenser les risques de vente à perte auxquels il est si fréquemment exposé.
Pour les grandes manufactures, pour les usines qui, comme le Creusot, emploient des milliers d’ouvriers, comme pour les filatures, les tissages mécaniques, qui en occupent des centaines, il y a des devoirs de chefs de famille qui ne permettent pas de proportionner toujours le travail offert et payé aux ouvriers avec l’activité de la demande des produits et de leur placement. On continue à produire sans commandes, parce que l’on ne veut pas mettre sur le pavé une partie de son personnel, dont on se considère comme tenu d’assurer l’existence ; on augmente ainsi le stock des marchandises disponibles, on en déprécie la valeur, et si l’on n’avait pas constitué un fonds d’assurances suffisant contre les crises de cette nature, on succomberait en entraînant dans la misère les ouvriers auxquels on aurait imprudemment trop distribué. En ces matières, il y a un point de fait qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est que jusqu’à la vente et à la réalisation des produits, il est impossible d’en fixer exactement la valeur, dont une fraction demeure aléatoire, la grande loi de l’offre et de la demande n’existant pas seulement dans la fixation des salaires, mais aussi, plus largement et plus fréquemment encore, dans le prix des choses, et c’est contre les variations de ces prix que l’industriel prudent est tenu de se défendre en réglant les salaires de façon à conserver une marge, ou prime d’assurance, sans laquelle il ne pourrait continuer à donner des travaux à ses ouvriers chaque fois que la vente se ralentit ou s’arrête.
M. Frédéric Passy, d’accord sur le fond des choses avec MM. Block et Blaise (des Vosges), croit cependant devoir ajouter à ce qui vient d’être dit quelques observations.
En premier lieu, M. F. Passy regrette que M. Block, en appelant le travail une marchandise, n’ait pas peut-être assez nettement marqué cette vérité, si bien indiquée dans un excellent manuel, que le travail est en réalité « la seule marchandise », celle dont les objets divers qui sont dans le commerce ne sont que le véhicule ; en sorte qu’il ne peut y avoir opposition et antagonisme entre le travail, exercice actuel de l’effort productif, et le capital ou la « propriété », réserve et incorporation du travail antérieur en vue de services ultérieurs. D’une part comme de l’autre, ce sont des services qui s’échangent et se payent ; et l’on ne saurait concevoir pour cet échange de loi plus équitable et plus sûre que la loi de l’offre et de la demande, autrement dit le prix débattu en liberté.
En second lieu, M. Frédéric Passy, en appuyant de ses observations personnelles ce fait, avancé par M. Block, que les salaires tendent à augmenter non seulement dans la même proportion que les objets de consommation, mais même, généralement parlant, dans une proportion plus forte, demande s’il n’y a pas dans ce fait une loi d’une extrême importance, et une loi tout à l’avantage du travail. On a beaucoup parlé de la vie « à bon marché », et l’on en a fait l’idéal de l’avenir et la conséquence naturelle de la liberté du travail et de l’échange. Ce n’est pas le bon marché, le bon marché estimé en argent du moins, qu’il faut poursuivre ; c’est la « facilité de vivre », exprimée par un rapport meilleur entre le résultat et l’effort.
Or, cet enchérissement même dont on se plaint ne serait-il pas, à y regarder de près, l’un des moyens par lesquels se réalise cette amélioration ? Car lorsque le prix des choses s’élève d’autant, de plus même, la condition de l’homme qui vit de salaire n’est pas empirée, elle est améliorée, au contraire et l’on peut voir combien, quelque imparfaite qu’elle soit encore, s’est modifiée depuis un quart de siècle la vie des plus pauvres. Il n’en est pas de même de la condition de l’homme qui vit de revenus, fruit d’un travail antérieur. C’est sur lui que porte le poids du renchérissement.
D’où l’on peut conclure que ce renchérissement, en diminuant les fortunes acquises ou en les contraignant à se refaire jour à jour par un emploi productif d’elles-mêmes, est l’ennemi de l’oisiveté et tend à faire toujours au travail d’aujourd’hui la part plus belle qu’au travail d’hier. Mouvement admirable, mais qui serait aussitôt arrêté si l’on essayait de le brusquer en réduisant artificiellement par la contrainte la part du travail passé. En ce cas, le capital effarouché se déplacerait ou s’évanouirait, et le travail d’accumulation, non moins indispensable que le travail de production, s’arrêterait.
C’est ce que n’ont pu comprendre ces faux et dangereux amis qui ont réclamé pour eux ce qu’ils appellent la totalité de leur produit ; en réalité la totalité de leur produit et du produit du travail des autres. Il peut paraître humiliant d’en être réduit à insister sur de telles évidences ; mais en réalité il le faut. Le travail, le débat étant supposé libre, a pour salaire précisément son produit, « tout son produit », c’est-à-dire la part pour laquelle il a contribué à la production totale. Mais cette part n’est qu’une partie du produit total, par cette raison que chaque travail, chaque main, chaque effort intellectuel, à son heure, n’a participé que pour une portion, plus ou moins grande, à la production totale. Un produit, quel qu’il soit, du plus simple au plus compliqué, n’est qu’une série de façons ; chacune a droit à son salaire, et ce salaire, équivalant à une fraction de la valeur de l’objet, représente, s’il est ce qu’il doit être, la fraction même pour laquelle cette façon figure dans l’ensemble.
L’entrepreneur, le capitaliste, qu’on accuse de percevoir indûment et sans travail la part du travail de l’ouvrier, n’a pas seulement, ce qui est un travail, combiné, préparé, assemblé ; il a de plus rétribué, par ses achats de matériaux et d’instruments, « une multitude infinie de travaux antérieurs », qui sont devenus siens par le prix qu’il a déboursé pour en obtenir le produit. La part du capital n’est en réalité que le remboursement de ces travaux soldés par le capitaliste, ou le salaire de son propre travail de l’heure présente. Mais, entre ces milliers de parties prenantes, ayant chacune droit à la totalité de leur produit, qui peut se charger de faire la répartition ? La liberté seule, mettant à chaque instant chaque produit à son prix, selon ce qu’il représente de services rendus ou de sacrifices épargnés.
Un dernier point sur lequel M. Fr. Passy croit devoir revenir, et qui se rattache au précédent, est celui-ci. Aux yeux de certaines personnes, l’ouvrier n’aurait pas droit seulement à un salaire, en tant que travailleur, il aurait droit de plus à un intérêt, en tant que capitaliste ; et le capital, dont le produit lui serait dû, serait sa propre personne. Cette thèse a été développée, il y a quelques années, au sein de la Société d’économie politique, avec un très remarquable talent, par un homme dont, plus que personne, l’orateur apprécie l’intelligence et le cœur, M. Ch. Robert. Elle n’en est pas moins fausse et dangereuse, d’autant plus dangereuse qu’elle est plus spécieuse et qu’elle fait appel à des sentiments plus généreux. Oui, l’homme libre, à la différence de l’esclave, est propriétaire de sa personne, et cette personne est un capital ; mais la rémunération de ce capital, c’est le salaire ni plus ni moins, et c’est parce que le capital personnel et l’emploi de ce capital varient, que le salaire varie, et dans le chiffre, et dans la forme. Tel vaut un et tel vaut dix ; c’est-à-dire que le premier ne produit qu’un, tandis que le second produit dix ; le salaire, s’il est librement débattu, sera en proportion. Tel aussi tient plus à la fixité, et tel plus à ne rien perdre des chances de la production à laquelle il prête la main ; celui-ci recevra, pour tout ou pour partie, une rétribution proportionnelle, tandis que celui-là n’aura qu’un salaire fixe. Qu’il y ait, et de plus en plus à mesure que les intelligences se développent, intérêt à joindre ou à substituer même, dans certain cas, la rétribution proportionnelle à la rémunération fixe, la participation au salaire, c’est possible ; et je crois, pour ma part, dit M. Frédéric Passy, que beaucoup reste à faire dans cette voie, bien que je ne croie pas à la suppression totale du salaire fixe. Mais ce n’est pas parce que l’ouvrier a réclamé autre chose à côté et en dehors du salaire, c’est parce qu’il y a des formes de salaire plus satisfaisantes que d’autres, plus favorables à l’effort, au soin, à la conscience, à la bonne harmonie, que ces modifications peuvent et doivent être cherchées et réalisées quand elles sont réalisables. Tout revient, en fin de compte, à faire produire à chacun davantage et mieux ; c’est le seul moyen d’accroître la richesse générale en faisant à chacun sa part et la faisant meilleure. Plus de produits, plus de salaires.
M. Léon Say n’a rien à contredire aux paroles qu’on vient d’entendre ; M. Frédéric Passy a parfaitement démontré que la valeur du produit comprend deux parts : celle du travail et celle du capital, et il en a conclu que si le travail prenait tout, il prendrait plus que ce qui lui appartient, il s’approprierait, en un mot, la part d’un autre. Mais M. Block a non seulement dit que chacun des éléments de la production avait droit à une part, mais il a posé en principe que la libre concurrence amenait un partage équitable entre les deux ayants droit. Or, ce n’est pas le tout de savoir qu’une chose appartient à deux personnes ; il faut encore savoir dans quelle proportion la chose appartient à chacune d’elles.
Il est difficile de juger la question au point de vue de l’ouvrier, et l’on peut dire que l’ouvrier est mal placé pour défendre ses intérêts et se faire allouer ce qui lui revient en toute justice ; mais si l’on renverse le problème, on peut le résoudre aisément. Le capital ne peut pas prendre plus que ce qui lui revient quand la libre concurrence existe. Rien de plus facile à transporter qu’un capital d’un point à un autre, dans le même pays ou d’un pays à un autre ; c’est un déplacement autrement facile que celui des ouvriers. La concurrence des capitaux amènera nécessairement le capital à se contenter du minimum qui peut lui revenir et à laisser, par conséquent, au travail le maximum de ce qui lui appartient. C’est en ce sens qu’on peut dire que la libre concurrence assure au travail la part qui lui appartient dans la production.
M. Maurice Block désire compléter les observations qu’il a faites, en ouvrant le débat.
Les doctrines que l’économie politique a pour mission de combattre ne nient pas seulement les droits du capital, elles affectent aussi de méconnaître les droits du travail intellectuel. Il n’est toujours question que du travail manuel ; c’est l’ouvrier seul qui produit, le patron est censé ne rien faire. Or, il est évidemment le vrai moteur de son établissement ; sans son travail intellectuel, sans sa direction, ses soins administratifs, sans son habileté à trouver des débouchés, les efforts de l’ouvrier resteraient stériles. Ce n’est pas parce que des marchandises remplissent les magasins que l’ouvrier reçoit un salaire, c’est parce qu’elles en sortent pour satisfaire le consommateur. Sans doute, l’ouvrier habile mérite un salaire plus élevé que l’ouvrier médiocre, et le reçoit ; mais c’est grâce au patron.
L’une des tâches du patron, travail intellectuel s’il en fut, est de choisir ses collaborateurs et ses instruments, et de choisir précisément ceux qu’il lui faut. Si le produit en devient plus parfait, le patron y est pour quelque chose, et il est juste qu’il ait sa récompense. Le travail manuel reçoit généralement une rémunération fixe, graduée selon le degré de sa perfection ; le capital a également une part fixe, tant pour 100 ; seul, le bénéfice du patron est indéterminé : il dépend surtout de sa capacité et de son activité. Et si vous voulez faire entrer en ligne de compte les chances qui peuvent favoriser le patron, n’oubliez pas non plus celles qui lui sont défavorables, qui peuvent le ruiner ; n’oubliez pas, surtout, que le salaire de l’ouvrier est fixe et que, aussi longtemps que l’établissement existe, il ne court aucune chance aléatoire, ainsi que M. Blaise (des Vosges) l’a fait remarquer.
M. Paul Coq ne saurait méconnaître, dans une question si souvent débattue et qui est incessamment à l’ordre du jour, que l’entrepreneur n’ait droit à des profits infiniment plus larges que ceux auxquels peut prétendre l’homme du salaire. Non seulement le chef d’entreprise doit déployer une intelligence et des aptitudes qui lui font une place à part dans l’atelier industriel, mais il assume des responsabilités, il affronte surtout des risques divers que l’ouvrier ne saurait courir ; car, qu’il y ait gain ou perte, sa rémunération est fixe, et partant assurée. Il n’y a donc, de ce chef, nulle parité entre l’homme du salaire et celui dont le temps, la peine, les capitaux sont aventurés sans pouvoir se promettre, en retour, des compensations plus ou moins grandes.
Mais si les conditions de l’ouvrier et de l’entrepreneur impliquent ici des différences, qui font que le premier ne saurait prétendre à un traitement égal à l’endroit des profits, il ne suit nullement de là que la part faite à l’ouvrier par le salaire soit tout ce à quoi il peut raisonnablement prétendre. Sans doute, sa rémunération est relativement assurée par cela même qu’elle lui est invariablement acquise, que l’affaire soit en perte ou qu’elle réalise un profit médiocre ; mais, sans parler des chômages dont souffre l’ouvrier encore plus que le patron, on ne peut nier que le salaire, pris en masse, notamment dans la fabrique, ne constitue une rémunération généralement insuffisante, tant il est mesuré strictement aux nécessités de la vie.
Ce qui le prouve, et c’est là un suffisant indice, c’est que la femme, dont la place serait beaucoup mieux à la maison que dans l’atelier, l’enfant lui-même, avant qu’il ait reçu le bienfait de la première éducation, doivent fournir au salariat l’appoint qui lui manque. Nos lois, dans ces derniers temps, ne sont occupées que de renfermer dans de justes bornes les abus de cette collaboration nécessaire, et l’on arrive dans ce système de sollicitude généreuse à priver la famille du supplément de paye dont elle ne saurait se passer.
On répond, il est vrai, que le taux du salaire est soumis, comme toute chose qui est dans le commerce, au jeu de l’offre et de la demande ; que les patrons se faisant fatalement concurrence, il suit de là que le prix des services hausse quand ils sont plus demandés qu’offerts, et qu’il est inévitable que le taux de cette rémunération fléchisse alors qu’on n’en a pas l’emploi suffisant.
Voilà déjà, sans parler des maladies, des infirmités qui arrivent et des chômages accidentels, que le salaire manque de cette fixité qui fait que l’ouvrier serait pleinement affranchi de tout risque.
Mais, lorsqu’on tire argument de la concurrence que se font les patrons pour en conclure que le salaire garde un niveau suffisamment rémunérateur, on perd de vue que les salariés se font une concurrence bien autrement ardente et active, puisqu’il s’agit de leur subsistance. La partie n’est pas égale de ce chef entre eux et l’entrepreneur ; car, comme l’ont à l’envi fait remarquer des hommes éminents fort éloignés de s’entendre par ailleurs, mais ici unanimes, si le patron peut attendre, s’il peut ajourner de quelques semaines la dépense et les charges afférentes à son entreprise, l’ouvrier, lui, ne saurait remettre à plus tard la satisfaction de ses impérieux besoins. Il faut, dès lors, qu’il se contente d’une rémunération telle quelle, et le débat du salaire n’est pas précisément d’essence aussi libre qu’on veut bien le dire.
On n’a qu’à voir ce que pensent à cet égard Bastiat, Léon Faucher, M. Thiers, enfin, qui en faisait la remarque il n’y a pas encore bien longtemps dans la discussion de l’impôt sur les matières premières. L’ouvrier est donc dans quelque notable mesure à la merci des circonstances pour le taux général de son salaire. Il dépend d’un entrepreneur bien plus que celui-ci n’en dépend.
Voilà le fait général, c’est-à-dire normal, ce qui ne fait pas obstacle à ce que certains ouvriers, aux aptitudes rares et en quelque sorte exceptionnelles, ne soient bien mieux traités, vu que leurs qualités spéciales s’imposent. Mais ce n’est pas là le fait ordinaire, et l’exception n’aurait d’autre résultat, comme toujours, que de confirmer la règle.
Dans la question qui se pose ici entre le salaire et les profils incertains de l’entrepreneur, on peut dire que l’objection prise de la concurrence qui existe entre les patrons est sans valeur. L’inégalité de force qu’on ne saurait nier ôte, d’ailleurs, toute importance à cet argument. L’écart qui en résulte est constant, et cet écart met à une grande distance l’un de l’autre l’ouvrier et le patron au point de vue du libre débat des simples services. On pourrait comparer ces deux situations à deux séries distinctes, mais d’ailleurs en parfait parallélisme. Comme l’écart est considérable et qu’il persiste, les lignes parallèles, suivant l’axiome admis en géométrie, ne sauraient se rencontrer, encore moins se confondre.
Sans doute, la condition générale de l’ouvrier, au point de vue de l’entretien, de la subsistance, s’est notablement améliorée en France, de même qu’en d’autres pays, depuis quarante ans, depuis même vingt ans. Il est mieux nourri, mieux vêtu, mieux logé ; il jouit, enfin, de plus de bien-être, mais il bénéficie, à cet égard, de la richesse générale qui s’est développée. Dans un milieu social, il est impossible que le niveau de l’existence s’élève sur un point sans que tout le reste s’en ressente. Cela est fatal. Mais, au point de vue de l’épargne généralement possible, la condition de l’ouvrier a peu ou point changé. Pas plus qu’il y a vingt-cinq ou cinquante ans, il ne lui est possible de faire la part de l’avenir. La raison en est que son salaire, surtout dans la fabrique, est trop strictement mesuré à ce qui est nécessaire.
On parle de consommations de plus en plus actives en ce qui concerne le salariat ; on s’appuie notamment sur la consommation du vin, sur les nombreux débits de boissons qui existent. On eût pu parler, à ce propos, du débit de plus en plus grand des spiritueux et des boissons alcooliques. Mais cela même conclut en sens contraire de ce qu’on prétend induire. S’il y avait plus de place dans le salaire pour l’épargne riche et vraiment fructueuse, on ne verrait pas les débits de boissons à ce point assiégés. Là où le travail est rémunérateur, l’homme se fait sobre, rangé, de plus en plus ordonné dans sa vie de famille, parce qu’il prend souci de l’avenir ; qu’il le peut, qu’il le doit, et qu’il sent qu’auprès de cela les jouissances brutales d’un instant sont peu faites pour ajouter à ses joies, à sa satisfaction intime et à ses forces.
Le travail n’est moralisateur qu’à la condition d’être fructueux, c’est-à-dire équitablement rémunérateur. Sans cela, il décourage, et chacun peut comprendre, conclut M. Coq, où conduit le découragement, c’est-à-dire la tâche accomplie sans espoir. Le salaire devrait avoir sa part, dans quelque mesure, du gain recueilli. Des applications nombreuses autant que variées ont eu lieu en divers pays, et l’expérience est venue prouver qu’elles n’ont pas moins profité au maître qu’à l’ouvrier.
MM. Clément Juglar, Roninot et Hervieux présentent des observations qui sont complétées dans les notes qui suivent ce compte rendu. Celles de MM. Robinot et Hervieux sont relatives à la participation aux bénéfices.
M. Th. Mannequin peut admettre les affirmations générales de M. Block et les critiques qu’elles ont provoquées de la part de MM. Coq et Robinot. M. Block dit, avec raison, que c’est l’offre et la demande, librement et concurremment exprimées, qui déterminent les parts respectives du capital, du patron et de l’ouvrier. Avec raison également, M. Coq objecte que l’offre et la demande sont loin d’être toujours libres comme elles pourraient, comme elles devraient l’être ; que, d’ailleurs, fussent-elles toujours libres, l’égalité n’existant pas entre l’ouvrier et le patron, l’emprunteur et le prêteur, le débat qui fixe leurs parts respectives est contraint, et le plus nécessiteux, dans une mesure plus ou moins pénible, subit la loi de son contradicteur. Que l’ouvrier devienne parfois le plus fort dans ce débat, l’objection de M. Coq n’en subsiste pas moins ; elle signifie qu’au jeu de l’offre et de la demande, une certaine égalité est nécessaire. Cette égalité n’est pas possible, dit-on ; elle n’a existé et n’existera jamais.
Est-il bien vrai que cette égalité soit impossible D’abord, il ne s’agit pas de cette égalité mathématique, qui n’est et ne peut être qu’une abstraction ; il s’agit d’une égalité de même nature que celle que nous appelons l’égalité devant la loi, ou, du moins, d’une égalité que l’égalité devant la loi suffit à produire avec le temps. Si les ouvriers en demandent une autre, ils ont tort ; mais celle-là, l’orateur n’en doute pas, leur donnera tout ce qu’ils peuvent légitimement ambitionner ; or, celle-là vient, et beaucoup plus vite qu’on ne pense. Ne constatait-on pas tout à l’heure une grande amélioration dans la condition des ouvriers ? Cela veut dire apparemment que les salaires se sont élevés ; mais l’élévation des salaires, c’est l’égalité en question qui se produit sous nos yeux.
Les ouvriers, dit-on encore, ont la folle, l’inique prétention de garder pour eux seuls toute la richesse qu’ils contribuent à produire. S’ils voulaient cela en même temps qu’ils continueraient de travailler en collaboration avec les patrons et les capitalistes, ils seraient fous et iniques, en effet ; mais si leur prétention se borne à vouloir produire seuls tout ce qu’ils produisent actuellement en collaboration avec les patrons et les capitalistes, elle est parfaitement légitime. Jean-Baptiste Say disait ceci, qui est juste : « C’est très bon d’avoir du crédit quand on en a besoin, mais c’est meilleur de n’en avoir pas besoin. » Ce que Jean-Baptiste Say disait de l’emprunteur, on peut le dire de l’ouvrier : c’est très bon de travailler chez un patron quand on en a besoin, mais c’est meilleur de travailler pour son compte. Si donc l’ouvrier parvient à produire seul, ou associé à d’autres ouvriers comme lui, tout ce qu’il produit actuellement avec l’assistance du patron et du capitaliste, il gardera pour lui seul toute la richesse produite, et ce sera légitime. Mais y parviendra-t-il ? Il y parviendra, croit M. Mannequin, s’il parvient à se réformer lui-même. Dans l’état actuel des choses, l’obstacle le plus puissant à ce qu’il y parvienne vient de lui, de son ignorance et de ses défauts. Nous n’avons point à examiner ici comment il peut y parvenir ; mais ce qu’on peut assurer d’avance, c’est que la société gagnerait énormément à ce qu’il y parvînt. Lui produisant seul, c’est-à-dire réunissant dans sa personne les trois conditions d’ouvrier, de patron et de capitaliste, lui, donnant à son travail l’incomparable stimulant de l’intérêt personnel direct qui lui manque, la production coûterait beaucoup moins, et la richesse grandirait dans des proportions incomparables.
Voilà le terrain sur lequel doit se placer la question ; c’est le terrain de la science calme et désintéressée. Partout ailleurs la question se passionne, s’envenime et s’obscurcit. Donnons acte aux ouvriers de la légitimité de leur prétention à produire seuls et à garder seuls par conséquent les résultats de la production, à la condition qu’ils respecteront chez les autres et qu’on respectera chez eux la liberté et la propriété, qui sont les conditions fondamentales de la justice. Rien de bon et de durable ne se fonde sans cela. Ne les irritons pas en discutant passionnément leurs espérances et en niant qu’elles soient raisonnables. Assurément, elles sont très raisonnables ; mais ne le fussent-elles pas qu’elles seraient toujours légitimes, à la condition, répétons-le, qu’ils respecteront chez les autres et qu’on respectera chez eux la liberté et la propriété, qui leur feront autant de bien dans l’avenir qu’on leur a fait de mal dans le passé en les violant systématiquement.
M. de Lavergne demande à M. Mannequin s’il compte positivement, pour l’amélioration du sort des salariés, sur autre chose que sur la liberté du travail et celle des transactions.
M. Mannequin répond que non ; mais qu’il veut laisser la voie ouverte aux aspirations légitimes.
M. Joseph Garnier pense que la réponse à la question inscrite au programme ne peut être qu’affirmative. Il est bien vrai que l’ouvrier et l’employé, sous un régime de libre concurrence, reçoivent tout le prix de leur travail dans le salaire.
Mais pour amener la conviction dans un esprit qui pense le contraire, comme pour répondre aux assertions de M. Karl Marx, il faut faire tout un cours d’économie politique, toute une série de démonstrations. Il faut analyser le phénomène de la production, montrer le rôle du travail manuel et du travail intellectuel, celui du capital et des agents de la nature. Il faut constater l’inégalité dans les facultés du travailleur, il faut analyser le phénomène de l’échange, légitimer le droit de propriété, montrer que la libre concurrence est un principe naturel d’organisation sociale et que la justice se traduit et ne peut se traduire que par le libre jeu de l’offre et de la demande.
La doctrine de M. Marx, si doctrine il y a, comme celle des socialistes, n’a pas d’autre fondement que ces multiples ignorances. M. Joseph Garnier rappelle à ce sujet les sottises dites par des hommes avancés au banquet du Chalet en 1848 et dans les réunions de la Redoute en 1868 et 1869.
Le prix du travail ou le salaire résultant de la libre concurrence est-il suffisant là où on le considère, c’est là une toute autre question qu’ont abordée MM. Paul Coq et Juglar, mais qui n’est pas comprise dans l’énoncé du programme.
La participation est-elle ou n’est-elle pas un bon moyen d’augmenter à la fois le revenu des travailleurs et la productivité du travail ; c’est encore une autre question, abordée par MM. Robinot et Hervieux.
MM. Mannequin et Coq désirent que les ouvriers et les employés soient libres d’améliorer leur sort, que la voie leur soit toujours ouverte et que l’espérance ne leur soit pas enlevée. Ce desideratum est celui de la science économique depuis qu’elle existe. Mais cette même science, interprète du bon sens, de la justice et de la probité, s’attache à toujours présenter la nature des choses, à constater les effets produits, à dissiper les illusions, à signaler le charlatanisme, illusions et charlatanisme qui ont pour but d’égarer les hommes en dehors de la route du progrès ; c’est pour cela qu’elle a répondu de bonne heure à la question posée que le salaire librement débattu, librement accepté, est le juste et légitime prix du travail ; ce qui explique que le travailleur est toujours à la recherche d’un travail mieux rétribué ou plus avantageux pour lui, d’autant mieux rétribué que les capitaux seront plus abondants, c’est-à-dire que les capitalistes seront plus nombreux ; car il est absurde de rêver des capitaux sans capitalistes ; il est malhonnête et dangereux de faire espérer un état social où ceux qui n’ont que leur travail peuvent avoir les mêmes avantages que ceux qui ont, en sus de leur travail, des richesses accumulées.
M. Joseph Garnier termine en faisant remarquer que la dénomination de capital appliquée à la terre ou aux facultés de l’homme embrouille plus qu’elle n’éclaire ce genre de question.
M. de Labry. M. Mannequin a présenté comme un progrès réservé à l’avenir, et peut-être même comme une généreuse utopie, un système de travail qui rendrait l’ouvrier entrepreneur et capitaliste ; mais de tels systèmes fonctionnent dans la grande industrie française et notamment au Creusot, que M. de Labry a récemment visité.
Cette maison emploie environ 12 000 ouvriers, dont 7 000 ou 8 000 dans ses usines métallurgiques ; par conséquent, les exemples donnés par elle ont de l’importance. Elle fait exécuter les travaux sidérurgiques par des équipes d’ouvriers qui marchandent librement, avec le directeur ou ses représentants, les conditions de prix et d’exécution. Elle met à leur disposition le métal, la machine, les outils, le combustible ; ils bénéficient des économies qu’ils réalisent sur le temps de travail, les déchets, les matières premières. Ils sont ainsi entrepreneurs.
La direction ouvre à leurs épargnes une caisse qui donne 5 pour 100 d’intérêt annuel avec faculté de retrait à volonté ; et, lorsque ces épargnes ont grossi, elle en encourage l’emploi aux deux placements suivants : 1° elle propose à bon marché à ses ouvriers des maisons construites par elle, et qu’ils peuvent acquérir soit par des versements sur le prix d’achat, soit par le payement d’annuités à un taux très modéré, qui soldent en même temps le loyer et l’amortissement de l’acquisition ; 2° les actions du Creusot sont assez rares ; la direction s’en procure néanmoins, elle engage les ouvriers à les acquérir et les leur cède à un prix de faveur ; ils deviennent ainsi capitalistes, et capitalistes dans l’entreprise même pour laquelle ils travaillent.
Quelques-uns de nos honorables collègues ont dépeint les rapports actuels du patron et de l’ouvrier dans notre pays comme une lutte dans laquelle agissent seuls, d’une part la liberté pour le chef d’employer et de congédier le salarié, d’autre part la liberté pour l’ouvrier d’offrir son travail et de s’en aller ou de faire grève. L’habile et bienfaisante organisation du Creusot fait exception à ce triste tableau.
NOTE DE M. CLÉMENT JUGLAR.
M. Clément Juglar pense que la réponse à la question posée est bien simple, et se trouve dans les faits qu’on observe autour de soi et qu’il suffit d’interroger.
En voyant les résultats merveilleux du travail, on a dû se demander si les produits étaient également répartis entre le capital et la main-d’œuvre. Sous le régime de la libre concurrence, les économistes n’ont pas hésité à répondre que l’ouvrier recevait tout le prix de son travail. Mais cette opinion a trouvé d’ardents contradicteurs ; toute l’école socialiste a protesté, et, comme on vient de le rappeler, M. Karl Marx a été jusqu’à affirmer que l’ouvrier recevait à peine un salaire équivalent à la moitié du temps qu’il consacre au travail ; de telle sorte que le patron, sur une journée de douze heures, aurait six heures de bénéfice.
S’il en était ainsi, on comprend combien la situation du chef d’industrie serait enviable ; réduisons même cette proportion, et admettons que l’ouvrier donne une heure gratis, et aussitôt voyez les conséquences : il suffira d’établir une usine, d’ouvrir un comptoir, pour prélever cette prime ; et, comme on la prélèvera en raison du nombre des ouvriers, la voie pour arriver à la fortune est toute tracée et n’est plus un secret pour personne ! Malheureusement, dans la pratique, il n’en est pas ainsi ; en jetant un regard autour de nous, nous constatons que cette part de bénéfice, que le patron doit absorber au détriment de l’ouvrier, ne suffit pas toujours pour le faire vivre. Combien de chefs d’industrie employant des ouvriers succombent ! Et cependant, si les choses se passaient comme on le prétend, avec une pareille subvention, rien ne leur serait plus facile que de vivre. Ces défaillances nous montrent qu’entre les prix de vente et les salaires il y a, par suite de la concurrence, un écart très faible, qui permet à peine de rémunérer le capital et le travail du patron, c’est-à-dire de celui qui dirige toutes les forces en action.
Poussant l’argument plus loin, le retournant même, nous pourrions dire que, dans cette répartition des produits entre le capital et la main-d’œuvre, c’est cette dernière qui a la meilleure part et qui se trouve à l’abri du plus grand nombre des risques. Nous savons tous, en effet, que les conditions de l’industrie et du commerce, sous l’influence de l’abaissement de barrières douanières et avec la facilité des transports par les chemins de fer, sont complètement changées. Aujourd’hui, pour supporter la lutte et réussir, il faut mettre en jeu un capital beaucoup plus fort qu’autrefois ; il faut pouvoir le doubler, le tripler, selon les circonstances, pour diminuer les frais généraux à répartir sur une production triple ou décuple ; c’est là tout le secret de la clef du succès, mais, pour l’obtenir, il faut tomber juste, sous peine de tout perdre.
Ce gros capital, mis ainsi en action, est immobilisé sous forme de maisons, de machines, de matières premières, de matières fabriquées qui doivent passer par la main des ouvriers, et alors il n’est pas difficile de voir quelle est la position qui offre le moins de risque, celle de ces derniers ou celle des chefs d’industrie.
L’ouvrier a son salaire engagé, mais il peut se transporter partout où ses bras sont demandés ; il peut refuser même ses services en s’imposant quelques privations et en absorbant une partie de ses épargnes ; tandis que le chef d’industrie, une fois son capital engagé dans les affaires, doit travailler quand même, pour ne pas perdre chaque jour une somme énorme, qui représente l’intérêt et l’amortissement du capital immobilisé. Ce capital prend chaque jour des proportions de plus en plus considérables, de telle sorte qu’il enchaîne celui qui le met en mouvement, et livre chaque jour aux ouvriers des instruments plus puissants, plus perfectionnés, qui, sous peine de ruine pour l’entrepreneur, ne peuvent rester immobiles.
Il est donc certain que, dans les libres conventions à intervenir entre le chef d’industrie et les ouvriers dans les conditions du travail, le premier fera tous les sacrifices nécessaires pour accorder un salaire rémunérateur à la main-d’œuvre et au capital. Le matériel de l’industrie devient ainsi le gage des ouvriers ; ils peuvent en abuser jusqu’à le détruire, par leur refus de concours, c’est-à-dire par des grèves ; mais alors ils tuent la poule aux œufs d’or. Chaque instrument qui disparaît supprime une somme de travail ; les ouvriers sont bien maîtres d’augmenter le nombre des victimes, mais le capital immobilisé étant toujours la première, on ne peut douter qu’il fera tous les sacrifices nécessaires pour sa propre conservation, ce qui relève d’autant la situation de l’ouvrier.
En voulons-nous la preuve ? Jetons un regard sur les consommations des grandes villes, où les relevés des entrées de l’octroi nous permettent de le faire avec une grande précision. Que constatons-nous alors ? C’est qu’à aucune époque, malgré une hausse aussi rapide et aussi énorme des prix, les consommations n’ont marché d’un pas aussi rapide. Le vin et la viande donnent par tête, à Paris, des accroissements de consommation incroyables, de 1840 à 1867.
Pour les vins, 100 litres par tête et par an !
Pour la viande, 24 kilogrammes par tête et par an !
Et qu’on n’aille pas dire que ce sont les classes aisées qui ont pris la plus grande part de ces consommations ; les relevés de l’octroi en fournissent la preuve par le détail des consommations de luxe. Ainsi, les vins en bouteilles, ce qui représente les vins fins, classés à part, n’ont augmenté pendant la même période que de 4 décilitres par tête. La consommation de la volaille n’a augmenté que de 8 francs par tête.
La faible proportion de ces accroissements, comparée à celle des vins en cercles et des viandes, est telle, que l’amélioration des conditions d’existence des travailleurs apparaît dans tout son éclat.
La disproportion avec ce qu’on observe pour les classes plus aisées est tout à leur avantage ; rien ne prouve mieux que, malgré la hausse des prix de ces vingt-cinq dernières années, la hausse du salaire et la continuité du travail, c’est-à-dire l’absence de chômage, ont facilement neutralisé les mauvais effets de ces conditions défavorables. Ce qui importe, ce n’est pas la vie à bon marché, heureux si on peut l’avoir ; ce qu’il faut rechercher, c’est un état social où l’on puisse recueillir de hauts salaires avec aussi peu de chômage que possible.
Tout prouve que ce but a été atteint par la libre concurrence du travail et du capital, et au bénéfice de tous les deux.
NOTE DE M. LÉOPOLD HERVIEUX.
La question de savoir si l’ouvrier reçoit par son salaire tout le prix de son travail revient à celle qui consiste à se demander s’il faudrait substituer au salaire la participation dans les bénéfices.
Mais poser cette dernière question, c’est la résoudre ; car l’examen le plus sommaire permet d’apercevoir que la participation aux bénéfices est à la fois impraticable et dangereuse. Ce sont ces deux propositions qu’il va essayer d’établir en quelques mots.
De quelque manière qu’on l’interprète, la participation aux bénéfices lui paraît impraticable. Ceux qui la demandent ont en général le tort de ne pas formuler complètement leur pensée. Ils ne disent pas s’ils veulent faire de l’ouvrier un intéressé ou s’ils veulent en faire un associé. Mais, quelle que soit leur pensée, leur rêve est toujours aussi irréalisable.
On comprend très bien qu’un employé puisse avoir une part dans les bénéfices. L’employé ne donne pas seulement le travail de ses bras, il fournit encore son intelligence, qui peut, si elle est stimulée par l’appât d’un émolument proportionnel, être pour le patron un élément considérable de succès. On comprend qu’indépendamment de l’émolument fixe qui suffit à ses besoins quotidiens, il obtienne une remise proportionnelle aux bénéfices. Ce qui rend la chose possible d’ailleurs, c’est qu’il est généralement pris à l’année et lié par un contrat écrit, et que, lorsque aucune stipulation écrite ne le lie, il est plus stable et moins changeant que l’ouvrier.
Ces conditions spéciales de l’employé sont loin d’être celles de l’ouvrier ; son salaire fixe le fait vivre au jour le jour ; il n’a pas d’épargne sur laquelle il puisse exister. Si vous le faites participer aux bénéfices comme l’employé intéressé, vous commencerez par réduire son salaire fixe, c’est-à-dire par le priver du nécessaire, ce qui est impossible. En effet, le commerçant et l’industriel surtout ne réalisent pas quotidiennement leurs bénéfices. Avant d’avoir acheté et transformé la matière première, avant d’avoir vendu le produit fabriqué, enfin, avant d’en avoir touché le prix, il se passe souvent bien du temps. C’est seulement à l’époque de chaque inventaire que le commerçant sait s’il a réalisé des bénéfices, et, s’il est des entreprises dans lesquelles il peut se faire des inventaires semestriels, le plus souvent c’est seulement tous les ans. Or, l’ouvrier ne peut pas attendre un an, ni même six mois, pour toucher le solde du prix de son travail.
Quand il s’agit de sociétés telles que celles qui se forment en Grèce, entre brigands, et dont le roman intitulé le Roi des montagnes donne la description peut-être un peu fantaisiste, on comprend la participation de l’ouvrier aux bénéfices ; le bénéfice s’acquiert jour par jour ; le voyageur détroussé le fournit, et, comme il n’y a pas de marchandise à acheter, et que le matériel, consistant uniquement dans le tromblon et le poignard de chaque bandit, n’a obligé le chef qu’à une mince dépense, tout est bénéfice, et bénéfice immédiat. Mais le brigandage, s’il est dans certains pays un commerce, n’est dans aucun un commerce avouable, et s’il est le seul où la participation aux pertes soit possible, il faut reconnaître qu’elle est impraticable.
Si, au lieu de considérer l’ouvrier comme intéressé, on le considère comme associé, c’est-à-dire comme participant aux bénéfices et aux pertes, l’impossibilité sera toujours la même ; car il lui faudra toujours attendre l’inventaire pour toucher sa part de bénéfices, et c’est là ce que sa position ne lui permet pas.
L’orateur ajoute que, si ce n’était pas un rêve irréalisable, ce serait une réalité dangereuse. Ce qu’il faut à l’ouvrier, c’est la certitude ; or, qui dit salaire, dit émolument fixe, et qui dit émolument fixe, dit sécurité. Ceux qui veulent pour l’ouvrier la participation aux bénéfices suivent un sentiment généreux qui les pousse en sens inverse de leur but ; ils oublient que le commerce, c’est l’aléa, c’est-à-dire la chance de bénéfices unie à la chance de pertes. Si, par la participation aux bénéfices, on entend faire de l’ouvrier un simple intéressé, il est clair qu’il n’aura pas à supporter les pertes. Mais cela ne suffit pas ; le maître, qui a une épargne, peut supporter l’absence de bénéfices, l’ouvrier ne le peut pas. Sa part de bénéfices est le complément du salaire qui le fait vivre. S’il ne l’obtient pas, il est dans la misère.
Si, par la participation aux bénéfices, on entendait faire de l’ouvrier un associé, sa position serait plus dangereuse encore ; car il pourrait non seulement être privé de bénéfices, mais encore subir des pertes, pour lesquelles, il est vrai, il n’existerait contre lui aucune action utile, mais pour lesquelles alors il manquerait à ses obligations.
De tout cela il résulte que tout ce que l’ouvrier peut désirer, c’est la libre discussion de son salaire. Sans doute il n’est pas pour cette discussion dans une position aussi commode que celle du patron. Il ne peut pas attendre, et il peut être, sous l’influence du besoin, porté à se contenter d’un salaire réduit, mais c’est là un cas exceptionnel.
La liberté du commerce engendre la concurrence, et la concurrence des patrons se fait au profit de l’ouvrier, qui va au plus offrant. Le bon ouvrier est toujours recherché, et étant recherché, il est forcément bien payé.
En somme, la participation aux bénéfices n’est pas une idée nouvelle ; elle est, depuis des siècles, appliquée à l’employé qu’on appelle commis intéressé, et elle ne l’est pas pour l’ouvrier, parce qu’à son égard elle est impraticable et dangereuse.
NOTE DE M. ROBINOT.
L’un des honorables préopinants a visé le système recommandé par M. Charles Robert, dans une réunion précédente, de faire participer les ouvriers et employés aux bénéfices industriels, commerciaux, etc.
Il paraît opportun d’appeler l’attention de la Société :
1° Sur l’utilité de cette combinaison, au moins limitativement, et déjà appliquée, avec succès, par des associations d’assurance, de finance, de banque, de commerce, d’industrie, etc. ;
2° Sur son à-propos au moment où la législation des pensions de l’État paraît devoir être remaniée largement dans cet ordre d’idées. Un projet en est, en effet, déposé, en ce moment, à l’examen du conseil d’État, par suite de l’initiative parlementaire de MM. l’amiral de Montaignac, le marquis de Plœuc, M. de Kerdrel, etc.
MM. Charles Robert, Alfred de Courcy, le comte de Paris, se sont faits les vulgarisateurs de ces procédés, chacun dans ses études.
Il faut bien dire que le procédé de la participation aux bénéfices, pour être mis fructivement et utilement en application, exige :
1° Que les ouvriers et employés ne soient pas nomades. Il faut, et c’est là une nécessité absolue, qu’ils s’attachent et s’intéressent à l’affaire qui peut et doit les faire vivre, et initier eux et leurs familles au rôle de capitalistes producteurs ;
2° Il faut encore, pour l’unité de direction, pour son indépendance, pour son autorité, que le chef, le maître, soit muni du droit de déchéance envers des agents indociles ou malfaisants, non de leur salaire fixe, mais de leur participation aux profits. Ici, il faut remarquer qu’ils ne participent pas aux pertes. C’est là le côté ingrat du rôle du capital.
M. de Courcy a éloquemment justifié l’excellence du procédé de participation aux bénéfices réduits à ces termes, dans les comptes rendus de son application au personnel fixe de la Compagnie d’Assurances générales. Tout le monde les connaît. Il n’y a donc pas à entrer dans le détail de son fonctionnement. La capitalisation des parts de bénéfices à intérêts composés, des déchéances déterminées, la durée des services, assurent un commencement de fortune, disons plus, une indépendance aux serviteurs de cette Compagnie, dans des conditions brillantes et proportionnées à ses services.
Des maisons de finance, de banque, d’industrie bien conçues, sur les avis et conseils et avec le concours de M. de Courcy, ont appliqué, à leur profit, le même procédé de participation. Ne nous arrêtons pas davantage à cet ordre d’idées ; j’ai le désir de faire partager à ces sociétés ma conviction profonde qu’il peut aussi être très fructueusement appliqué aux administrations de l’État, aux services militaires comme aux services civils. On fait bien, entre autres, deux observations :
1° L’État ne réalise pas de bénéfices ;
2° L’État n’a pas l’emploi des fonds qui alimenteraient une caisse de participation aux bénéfices. Il ne peut capitaliser les parts de bénéfices.
Les brefs développements dans lesquels je vais entrer me paraissent résoudre ces objections.
Voici, d’ailleurs, le thème de cette solution :
Les bénéfices commerciaux et industriels peuvent être remplacés par des subventions librement consenties dans les budgets amendés.
La gestion des fonds provenant de ces subventions peut être et doit être confiée à une caisse séparée du Trésor de l’État, mais restant sous la surveillance du pouvoir exécutif et du législateur.
Je côtoie, mais avec une réserve qu’on voudra bien reconnaître et en évitant la plupart de ses inconvénients, un système d’assurances pratiqué et mis en cause par l’État.
Une caisse de prévoyance établie en faveur des agents de l’État doit trouver les éléments actuels : dans les retenues auxquelles sont accoutumés les fonctionnaires, sans que j’en approuve le principe qui est, vraiment, une réduction des traitements, et dans les subventions inscrites annuellement au budget, mais qui, par la loi, ne pourraient descendre au-dessous d’un minimum à déterminer.
Sans doute, un nouveau crédit devra être ainsi ouvert dans les budgets déjà à sa charge.
Mais d’abord à ce crédit correspondra, pour l’avenir, la suppression de crédits à ouvrir aux agents, qui n’invoqueront plus la loi actuelle qui régit les pensions, puisqu’ils chercheront le remplacement des retraites dans les voies et moyens de la caisse de prévoyance. Puis, qu’on veuille bien le remarquer, ce nouveau crédit des subventions peut être vraiment considéré comme relatif à des dépenses productives.
Comme je le dirai plus loin, en terminant, il faut diviser en groupes le grand corps des fonctionnaires français qui émargent au budget ; il faut mettre en lutte ces agglomérations, il faut exciter leur concurrence au bien, en leur proposant le noble but de simplifier les rouages de l’administration, sans en compromettre l’exactitude et l’efficacité. Par expérience, j’affirme que nous sommes loin d’être arrivés au mode le plus simple et le plus perfectionné. Au fur et à mesure d’un progrès, on peut, dans chaque administration spéciale, supprimer du moins une fonction, et, par là, soulager le budget. Mais, évidemment, on excitera le zèle des agents de tout ordre, si des modifications et simplifications mûrement étudiées, et, par suite, des réductions du personnel permettent de répartir les crédits laissés libres par suppression d’emplois entre les titulaires d’emplois maintenus et les budgets suivants.
La caisse de prévoyance trouvera un quatrième aliment dans des déchéances à déterminer.
Les subventions budgétaires à la caisse de prévoyance ont des bases naturelles et diverses : ce sont les chiffres de production. Il s’agit des administrations productives de l’État (postes, tabacs, forêts, etc., manufactures nationales). Il est sûr que la production peut être augmentée par des progrès et procédés administratifs. Et les régies fiscales ne sont-elles pas des entreprises de production, exigeant toute la capacité des plus grands chefs d’industrie ?
L’instruction publique, à tous ses degrés, est le premier des établissements de l’État essentiellement productif.
On peut rechercher la base des subventions aux professeurs dans la capacité des hommes qu’ils ont formés.
Le montant des dépenses improductives de l’État (guerre, justice…) peut servir de base aux subventions des serviteurs de l’État de cette catégorie.
Et ici les subventions devront s’accroître dans le rapport inverse des dépenses, soit quand elles seront affaiblies autant qu’elles peuvent l’être, sans diminuer la puissance de l’État.
Je ne parle pas des butins et des contributions de guerre qui, parfois, ont été si largement pratiqués, la France le sait, par elle et contre elle.
Je n’ai pas à insister sur les avantages de la capitalisation de toutes les ressources à verser successivement dans une caisse de prévoyance.
Il est nécessaire de mentionner ici l’équité absolue avec toutes ses conséquences, résultant de l’organisation de ces caisses, qui attribuent à chaque participant qui n’a pas démérité, ou à sa famille, le capital qui s’est formé à son compte.
Ainsi disparaissent les déplorables et iniques duretés de la loi des pensions.
On a aussi élevé l’objection, fort grave et difficile à résoudre, de la liquidation des droits des fonctionnaires de l’État qui, pendant trois quarts de siècle, auront le droit d’invoquer la loi de 1853.
Je ne veux pas sembler l’ignorer en la passant sous silence. Il faut, autant que possible, ouvrir la voie aux fonctionnaires de cette catégorie de renoncer à leurs droits résultant de la loi de 1853, moyennant un capital à déterminer.
Les années de service, par suite les retenues qu’ils ont déjà subies, sont des éléments de cette appréciation.
L’âge du fonctionnaire, les éventualités iniques et décevantes du régime actuel, constituent d’autres éléments.
Réunis aux précédents, ils pourront conduire à des transactions désirables, suivant la situation du Trésor, qui feraient passer les futurs pensionnaires de la loi de 1853 sous le régime fécond, je le crois, de la caisse de prévoyance.
J’ai parlé de groupes de fonctionnaires, j’ai indiqué des administrations de production, de fiscalité, d’instruction, de guerre. Il faut peut-être organiser chez nous, en vue d’une saine décentralisation, des luttes, pour le bien public, entre départements, entre provinces, entre corps d’armée. Ce serait à désespérer de la France, si ce désespoir est possible, si ses administrations ne savent pas s’engager hardiment dans ces luttes qui enflammaient les flottes de Hollande. Elles naissaient de régions séparées et déterminées, dans ce temps des grandes luttes du dix-septième siècle. Elles s’organisaient, s’approvisionnaient dans ces régions. Elles combattaient sous des chefs qui connaissaient, de longue main, les ressorts de chacune d’elles. C’était, ici, l’émulation pour la gloire et pour la patrie !
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[1] On se rappelle que, depuis le 5 décembre 1873, la santé de M. Hipp. Passy ne lui permit plus d’assister aux séances. (A. C.)
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