À quelques exceptions près, les économistes français se sont tenus éloignés de l’arène politique. C’est dans le domaine des idées qu’ils ont préféré lutter, défendant inlassablement la liberté du travail, l’initiative individuelle et l’échange libre, face aux diverses propositions interventionnistes. En étudiant dans le Journal des économistes le rôle politique des économistes, Yves Guyot se déclare satisfait de cet usage : en opposant des arguments économiques aux sophismes socialistes, les économistes font oeuvre utile et façonnent de leurs mains le débat d’idées, tout en restant à l’écart de la furie politique ou, dirions-nous, politicienne. B.M.
DU RÔLE POLITIQUE DES ÉCONOMISTES
JOURNAL DES ÉCONOMISTES (FÉVRIER 1910)
Par Yves Guyot
I. Influence des économistes. — II. Vérités dégagées par les économistes. — III. Le protectionnisme est non pas économique, mais politique. — IV. La politique des économistes.
I. — Influence des économistes
Le rôle politique des économistes ? Il est nul, s’écrieront en chœur le colbertiste et le socialiste. Pour prouver son affirmation, le colbertiste montrera le protectionnisme maître du Parlement français, les tarifs allemands, le tarif américain Payne-Aldrich, et il évoquera, de l’autre côté de la Manche, l’ombre de M. Chamberlain.
Le socialiste affirmera l’intervention de l’État de plus en plus grande dans le contrat de travail, son ingérence dans les conditions de l’industrie, la politique de confiscation poursuivie, en Angleterre, par M. Lloyd George, en France, par le projet d’impôt sur le revenu que la Chambre des députés a adopté, et les menaces officielles du monopole de l’alcool et des assurances. Dans un éclat de rire sardonique, l’un et l’autre s’écrieront : « L’influence des économistes, la voilà ! Les gouvernements et les peuples approuvent tout ce qu’ils condamnent et rejettent tout ce qu’ils approuvent ! »
Cette assertion serait-elle exacte, qu’elle ne prouverait rien. En 1811, les deux Chambres du Parlement anglais condamnèrent le rapport du Bullion committee, et déclarèrent, en dépit des faits, que les billets n’étaient pas dépréciés. Le rapport du Bullion committee reste comme une œuvre de premier ordre et ces votes du Parlement ont prouvé, une fois de plus, que la vérité ne dépend pas des majorités.
Malgré toutes les aberrations dont sont capables les assemblées politiques, un Parlement anglais renouvellerait-il un pareil vote ? La réponse négative à cette question suffit pour prouver les progrès économiques accomplis depuis un siècle.
Il y a un siècle et demi, une marchandise, pour aller de la Provence en Bretagne ou de la Guyenne en Lorraine, subissait sept ou huit visites, acquittait autant de fois des droits, au nombre de trente-cinq, dont chacun s’élevait à 10 ou 15 pour 100 de sa valeur ; éprouvait des retards et des dommages, résultant de toutes les vérifications auxquelles elle était soumise et courait des risques de saisies et de procès. Les blés qui pourrissaient dans une province ne pouvaient être transportés dans une province voisine, décimée par la disette ; et la défense d’exporter des blés avait pour conséquence d’en restreindre les emblavures.
M. de Mun et M. Cochin abusent de l’ignorance des députés, et tout particulièrement de celle des députés socialistes, quand ils représentent le Livre des métiers d’Étienne Boileau comme la charte des ouvriers. C’était la charte de l’esclavage des apprentis, du servage des « valets », nom que portaient les ouvriers. Les jurandes tyrannisaient la corporation ; et les corporations, au lieu de travailler, étaient occupées à empêcher les autres de faire. Les communautés de Paris, pour leurs procès les unes contre les autres, dépensaient plus d’un million par an. [1]
Quel langage que celui que Turgot oppose à cet état de choses dans le préambule de l’Edit de 1776 : « Nous devons à tous nos sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits ; nous devons surtout cette protection à cette classe d’hommes qui, n’ayant point de propriété que leur travail et leur industrie, ont d’autant plus le besoin et le droit d’employer dans toute leur étendue les seules ressources qu’ils aient pour subsister… Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée, la plus imprescriptible de toutes. »
Les vérités économiques, dégagées par Gournay, Quesnay, Turgot, ne sont pas des conceptions à priori ; elles résultent de la critique des choses existantes ; telle la formule : Laissez faire ! laissez passer ! telles les trois découvertes de Quesnay : 1° il est nécessaire d’établir la législation positive sur les lois naturelles, et les pouvoirs publics n’ont pas pour objet de limiter la liberté des individus, mais de la garantir ; 2° il est nécessaire de garantir la propriété individuelle et d’en assurer la liberté ; 3° il est nécessaire d’assurer la liberté du commerce : « la plus grande concurrence possible » est le facteur du progrès économique.
De Tocqueville[2] a signalé le grand rôle des économistes dans la Révolution française : « Toutes les institutions que la Révolution devait abolir sans retour ont été l’objet particulier de leurs attaques. Toutes celles, au contraire, qui peuvent passer pour son œuvre propre, ont été annoncées par eux à l’avance et préconisées avec ardeur. On trouve dans leurs écrits tout ce qu’il y a de plus substantiel en elles. Ils ont conçu la pensée de toutes les réformes sociales et administratives que la Révolution a faites. »
L’article de la loi du 2 mars 1791, portant : « Il est permis à toute personne de faire tel commerce ou d’exercer telle profession, art ou métier, qui lui convient », est l’œuvre des économistes. L’article 2 du Code rural est la reproduction d’une maxime de Quesnay : « Les propriétaires sont libres de varier à leur gré leurs récoltes et de disposer de toutes les productions de leurs propriétés dans l’intérieur du royaume et en dehors. » M. Paul Janet a dit avec raison : « Les économistes ont fait du droit de propriété entendu de la manière la plus large, la base même de l’ordre social[3]. » Ils n’ont été étrangers, ni à l’affirmation qu’en a faite la Déclaration des Droits de l’homme, ni à la législation qui l’a constitué dans le Code civil. Ils ont proclamé la liberté et la sécurité des contrats : « La convention fait la loi des parties. » Tout le droit moderne a subi leur influence.
Elle était telle qu’en 1791, l’Assemblée Nationale adopta le tarif des douanes le plus libéral que la France ait eu jusqu’en 1860.
Leur influence s’affirme encore dans le système fiscal de la Révolution ; la contribution commune doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ; les quatre contributions de 1791, ont été établies sur les principes dégagés par les économistes ; et elles étaient solides puisqu’elles durent encore.
Le système fiscal de l’Assemblée Nationale avait pour principe : égalité des citoyens devant l’impôt, proportionnalité de l’impôt. L’impôt doit être réel et non personnel. L’impôt ne doit pas gêner la liberté du commerce. L’impôt n’est destiné qu’aux services généraux de la nation.
Adam Smith publia son livre : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, en 1776. Buckle n’a pas exagéré en disant : « Il est probablement le livre le plus important qui ait jamais été écrit et il est certainement l’apport de la plus grande valeur qui ait été fait par un seul homme, aux principes sur lesquels doit être fondé un gouvernement[4]. » Il fut cité pour la première fois au Parlement en 1783. William Pitt s’en inspira, ainsi que de l’essai de D. Hume sur la Jalousie commerciale, quand il conclut le traité de commerce avec la France, de 1786, « monument de sagesse et d’intelligence des affaires », selon Buchanan[5]. Le 30 juin 1784, William Pitt dégrevait les objets de large consommation : le thé et les alcools, sous l’influence du grand économiste. Quand il présenta le budget de 1793 qui, loin de prévoir la guerre, était un budget de réformes financières et fiscales, il en reportait le mérite à Adam Smith « qui, malheureusement, n’était plus, mais dont les connaissances étendues jusqu’aux détails, et la profondeur des recherches philosophiques fournissent les meilleures solutions aux questions qui se rattachent à l’histoire du commerce ou aux systèmes d’économie politique. »
En 1797, Pulteney, dans un de ses discours sur les finances, se référait à Adam Smith « qui, comme on l’a dit, persuade la génération actuelle et gouvernera la nouvelle ».
Au moment où la guerre faisait rage et où le Blocus Continental opérait son œuvre de ruines et de contrebande, le philosophe Dugald Stewart affirmait sa foi dans la doctrine du libre-échange ; en 1816, Ricardo en constatait les progrès et Buckle pouvait dire en 1856 : « Maintenant, quatre-vingts ans après la publication du livre d’Adam Smith, on ne peut trouver un homme d’éducation acceptable, qui ne serait pas honteux de partager les opinions qui, avant Adam Smith, étaient universellement admises. » En 1822, Hutkisson, président du Board of trade, vint en France pour essayer de négocier un traité de commerce. Il échoua ; mais le 26 janvier 1826, fut conclu entre la France et l’Angleterre un traité abolissant tous les droits différentiels prélevés dans les ports de chacun des deux nations afin d’augmenter le prix des marchandises importées dans les navires de l’autre[6]. Ce traité est toujours en vigueur.
La suppression de la prohibition de l’exportation des laines anglaises en 1824 ; l’autorisation, donnée la même année, aux ouvriers, de sortir de l’Angleterre ; le droit d’exporter des machines reconnu en 1843, l’abrogation des droits sur les blés en 1846 ; l’abrogation de l’acte de navigation en 1849 ; l’épuration du tarif des douanes en 1851, continuée jusqu’en 1862, où tous les droits qui n’étaient pas rigoureusement fiscaux furent supprimés, toute l’œuvre de Hutkisson, de Cobden, de John Bright, de Robert Peel, de Lord Russell, de Gladstone, attestent l’influence décisive que les économistes ont eue sur la politique de la Grande-Bretagne.
II. — Vérités dégagées par les économistes
Depuis Nicole Oresme, Locke, Petty, Harris, Turgot ont appris aux gouvernements et aux peuples les déceptions qui résultaient des variations de valeur données aux monnaies par les pouvoirs publics. Il est vrai qu’ils n’ont pas empêché les assignats, mais cette expérience a prouvé la justesse de leur théorie.
Les économistes ont appris que le prêt à intérêt était le résultat du service rendu. Le fermage était reconnu légitime par l’Église, tandis que le prêt était laissé aux réprouvés, juifs et protestants. Les économistes ont démontré que le louage d’une maison ou le prêt d’un capital-espèces était une opération identique.
On considérait le commerce comme une sorte de brigandage. Turgot constata que l’échange est conclu au moment où chacun attribue à la chose qu’il acquiert une plus grande valeur qu’à la chose qu’il cède. La conclusion de tout marché est un acte de bonne volonté de chacun des contractants. C’est aux économistes qu’est due la réhabilitation du commerce et de l’industrie.
Le mot de « solidarité » est maintenant fort à la mode. On oublie que Smith et Bastiat en ont fait la théorie. Elle est l’expression de la division du travail, qui comporte la spécialisation des aptitudes et la diversité des besoins. Une mauvaise récolte de coton aux États-Unis arrête les métiers du Lancashire.
Les économistes ont montré l’importance de la loi de l’offre et de la demande. Elle règle tous les échanges. C’est un fait nécessaire que nulle puissance ne peut supprimer.
Quesnay a dit cette parole profonde : « les commerçants des autres nations sont nos propres commerçants » ; il a montré l’utilité de la plus grande concurrence possible. On reconnaîtra, de plus en plus, qu’elle est le grand ressort moral de nos civilisations[7], et que le plus grand danger qu’elles courent, c’est la substitution de la concurrence politique à la concurrence économique.
Sans doute, les économistes ont tâtonné à l’égard du salaire ; mais ils sont arrivés à prouver que le contrat de travail n’est qu’une forme de contrat d’échange ; que le salaire ne paie pas le travail, mais les produits et les services du travail ; que l’industriel ne fait que l’avance du salaire ; que ce sont les consommateurs qui paient les salaires comme ils paient les impôts et les droits de douanes ; et les consommateurs sont tout le monde. Il est faux de parler des conflits du capital et du travail ; le conflit est entre le consommateur qui veut le prix de marché le plus bas possible et les salariés qui, par des élévations de salaires et des réductions d’heures du travail, tendent à élever le prix de revient.
Les économistes n’ont pas cessé de lutter contre tous ceux qui tentent de créer des valeurs factices à l’aide de combinaisons politiques, administratives, légales, ou de violences, soit par des droits de douanes, soit à l’aide de grèves, ou qui, au contraire, veulent imposer un maximum sur le prêt à intérêt, sur la vente de telle ou telle denrée, de telle ou telle valeur ; qui, en même temps, veulent augmenter le prix du blé par des droits de douanes et abaisser le prix du pain, au-dessous du prix de la matière première, par des taxes municipales.
La charité et la philanthropie entretiennent le paupérisme. La réforme de la Poor law de 1834 est due à l’Essai sur la population, de Malthus. Au lieu de faire des phrases pleurardes et doucereuses sur la misère, d’essayer de l’exploiter à leur profit, comme certains philanthropes professionnels, les économistes cherchent les moyens de la supprimer. C’est pourquoi on dit qu’ils représentent l’école dure et qu’ils ont la politique « du poing fermé » (sic), au lieu de la politique de la « main ouverte » et vide.
Partout les économistes ont combattu les privilèges ; ils ont affirmé le droit de tout homme à l’action et à une rémunération équivalente à ses services.
M. Smith a montré comment les individus cherchant leur propre intérêt assurent la prospérité générale. Le possesseur de capital ne peut en retirer de profit qu’à deux conditions : 1° ou l’employer à des usages qui donnent des bénéfices ; ou le prêter à des gens qui en retireront des bénéfices sur lesquels ils donneront des intérêts. Le capital ne peut produire des bénéfices qu’à la condition d’être engagé dans des productions ou des services qui correspondent à des besoins. La rémunération du capital est le critérium de l’utilité de son emploi.
Les économistes doivent opposer cette vérité aux programmes gouvernementaux ou municipaux de travaux publics, de dépenses somptuaires ou électorales.
En opposition avec les conceptions des cités antiques, des légistes des rois de France et de Machiavel, les économistes ont affirmé que l’homme avait sa fin en lui-même, qu’il ne devait jamais être considéré par les gouvernants comme un simple moyen. L’esclavage existait encore, le servage n’était pas encore partout aboli en France, quand ils ont montré la supériorité du travail libre sur le travail servile. L’individu travaille plus s’il travaille en vue d’un gain que s’il travaille par contrainte. Ils ont constaté cette évidence : Rien n’est gratuit ; tout se paye. Les affaires économiques se traduisent par le gain ou la perte ; de là, pour elles, un critérium d’une certitude absolue, dont sont dépourvues toutes les autres.
Les individus travaillent et épargnent ; et parce que les gouvernements ne sont pas soumis au critérium du gain ou de la perte, ils gaspillent.
Les hommes qui sont à la tête des États ou des municipalités apprécient l’utilité de leurs besognes, d’après certaines conceptions nationales, diplomatiques, politiques, religieuses, hygiéniques, administratives et personnelles. En 1880, le gouvernement français a voulu « prendre la direction de l’épargne nationale ». Il a tracé le programme de chemins de fer électoraux, de ports électoraux, de voies navigables électorales ; et il n’est pas encore achevé.
Dans le bon vieux temps, quand les contribuables étaient ruinés par le gouvernement, ils recevaient des consolations comme celles-ci, Voltaire écrivait dans l’article Économie du Dictionnaire philosophique : « Le roi d’Angleterre a un million sterling à dépenser par an. Ce million revient tout entier au peuple par la consommation. » Frédéric II écrivait à d’Alembert : « Mes nombreuses armées font circuler les espèces et répandent dans les provinces, avec une distribution égale, les subsides que les peuples fournissent au gouvernement. »
Un ministre des Finances français du XIXe siècle a dit que « l’impôt était le meilleur des placements ». D’après cette conception, les fournisseurs restituent les sommes prélevées par le fisc.
Les économistes ont analysé ce préjugé, qui est encore monnaie courante. L’impôt, ont-ils dit, s’empare des revenus, des épargnes, des capitaux du propriétaire, de l’entrepreneur, de l’ouvrier.
Mais ces propriétaires, entrepreneurs, ouvriers les auraient tout aussi bien consommés que les fonctionnaires et les militaires entretenus par eux. Ils auraient de plus, avec tout ou partie des sommes qui leur sont enlevées par le fisc, épargné quelque chose et engagé ces épargnes dans leurs terres, dans leurs entreprises ; l’ouvrier aurait pu commencer à se constituer un capital.
Aujourd’hui encore, à propos de travaux improductifs, des hommes qui se croient profonds et pratiques disent : « Qu’importe ? l’argent roule. » Ils ne s’aperçoivent pas que les capitaux enfouis dans des travaux publics inutiles, comme certaines voies de navigation projetées, sont jetés à l’eau et perdus à jamais. Ces gaspillages diminuent les capitaux disponibles aussi sûrement que des incendies ou des inondations.
Les économistes sont économes des deniers de l’État, qui sont les deniers des contribuables. Ils n’ont pas eu de peine à montrer que des contributions trop lourdes détruisent l’activité. Le Turc ne travaille pas, quand il sait que le Pacha lui prendra le plus clair de son gain.
Un impôt n’enrichit jamais une nation ; la seule générosité à la portée de l’Etat est de prendre le moins possible au contribuable ; et le contribuable, c’est tout le monde.
Si les économistes sont des individualistes, ils ne sont pas des anarchistes.
Loin d’ignorer l’influence bonne ou mauvaise des gouvernements, Smith, et après lui, Rossi, Stuart Mill, Michel Chevalier, ont dénoncé le gouvernement espagnol comme la plaie de l’Espagne.
Dans son livre : De la liberté du travail (1845), Charles Dunoyer montrait que le gouvernement était un « art essentiellement producteur », mais producteur, non pas parce qu’il fabriquera lui-même, mais parce qu’en garantissant à l’industriel la sécurité, en réduisant ses services au prix minimum, il provoquera des initiatives, des constitutions de capitaux, des améliorations agricoles. Charles Dunoyer entendait que, comme producteur de sécurité, le gouvernement était un facteur économique. « Car, avec l’absence de protection et de sécurité suffisantes, disait-il, tous les biens perdent de leur valeur et toutes les facultés productives sentent décroître leur énergie ; avec de la sécurité, au contraire, la valeur de tous les biens s’accroît et toutes les facultés deviennent plus actives et plus fécondes. À chaque progrès de la sûreté et de la confiance qu’elle inspire, se développe un surcroît de prospérité et chaque accroissement de prospérité rend le progrès de la sûreté plus désirable et plus nécessaire. »
Les besoins d’ordre sont d’autant plus grands que la civilisation s’étend et s’élève davantage. On veut une justice plus prompte et plus exacte, plus respectueuse de la liberté en maintenant plus vigoureusement l’ordre, ayant pour objet que nul ne soit troublé dans l’usage de ses facultés et de ses ressources ; on veut que cette sécurité soit stable et générale ; et cette sécurité exige que ceux qui engagent leur activité et leurs capitaux dans des entreprises ne soient pas plus troublés dans leurs échanges que dans leurs travaux.
Charles Dunoyer posait l’alternative : « Inclinerait-on vers le gouvernement par la police ou vers le gouvernement par la justice ? »
La plupart des économistes ont sacrifié leurs intérêts à leurs convictions ; ils ont cherché avec désintéressement la vérité pour elle-même, sans se préoccuper des conséquences que pourrait en tirer tel ou tel parti, telle ou telle école, tel ou tel groupe, dont elle dérangeait les combinaisons. Ils ont rendu à l’humanité des services qui ne sont pas appréciés à leur valeur.
Ils sont forcément impopulaires, parce qu’ils combattent des préjugés, doublés d’appétits ; ils sont traités avec dédain, parce qu’au lieu de débiter de l’orviétan, ils n’offrent que quelques formules qui exigent un peu d’attention pour être comprises. Cependant, l’humanité ne se conduit que par des formules. L’homme qui a dit : laissez faire ! laissez passer ! n’a pas de statue sur une place publique ; le nom de Gournay est ignoré de nos bacheliers, alors qu’il devrait être inscrit en tête du Livre d’or des hommes utiles.
III. — Le protectionnisme est non pas économique, mais politique
Au point de vue du libre-échange, les économistes ont fait leur œuvre ; car nul ne peut plus soutenir aujourd’hui le protectionnisme par des arguments économiques.
Les tariff Reformers anglais sont incapables d’établir une programme ; toutes leurs affirmations se brisent dans leur choc contre les vérités économiques, appuyées par une expérience de plus de soixante ans, qui a justifié les prévisions de ses promoteurs.
Les tariff reformers anglais assurent que, par le tariff reform, ils consolideraient l’unité de l’Empire. C’était donc une question politique, non économique. Quand M. Chamberlain écrivait : pensons impérialement ! il n’avait pas la prétention de fournir un argument économique, il en appelait à l’orgueil jingoïste. Quel serait le prix de cette politique ? Quels en sont les avantages et les inconvénients ? À coup sûr, elle n’enrichirait ni le Royaume-Uni, ni ses colonies. Elle ne serait qu’un nouveau fardeau ajouté aux autres[8].
Pas un des postulats émis par M. Chamberlain et ses caudataires n’est resté debout. Dans le Royaume-Uni, comme dans les autres nations, le maintien, l’établissement ou l’élévation des tarifs de douanes ne peuvent être examinés qu’au point de vue politique.
Le gouvernement allemand frappe le blé et la viande, pour séduire les grands propriétaires de l’Est et maintenir dans les campagnes des populations agricoles qui fournissent des soldats, capables d’être opposés aux groupes industriels de la Westphalie et de la Province rhénane ; et ceux-ci paient l’impôt destiné à entretenir les forces qui doivent les contrebalancer dans les élections et les contenir en cas de conflit. Le gouvernement hongrois veut fonder des industries pour donner de l’ouvrage à la population agricole qu’il trouve inoccupée et trop abondante et dont cependant il veut empêcher l’émigration.
Que ces œuvres soient onéreuses pour les nations qui y ont recours, ce n’est pas contestable. Que valent-elles au point de vue politique ? C’est une autre question qu’il ne faut pas confondre avec la question économique.
IV. — La politique des économistes
Les adversaires des économistes ont créé un économiste abstrait, ne tenant compte ni du temps, ni des milieux. Un jour, j’exposais à M. Delbet, qui était un fidèle du positivisme, les causes du développement d’Anvers, où nous nous trouvions. Après un moment de réflexion profonde, il me dit tout d’un coup : — Ce que vous me dites là me fait plaisir, car cela prouve que, quoique économiste, vous avez la notion du relatif !
J’essayai, en vain, de lui démontrer que je n’étais pas une exception ; que les économistes tiennent compte des contingences comme le marin tient compte des vents, des courants et des bas-fonds ; et que, tout en maintenant haut leur idéal, ils cherchent les réalisations immédiates.
Ils ont déterminé l’échec des tentatives faites, de 1894 à 1897, par les agrariens, alliés aux propriétaires des mines produisant de l’argent, pour rétablir le bimétallisme.
Les économistes du Continent ont abouti à la destruction des primes sur les sucres, par la Convention de Bruxelles, du 5 mars 1902, et ce fut au nom des free traders, que je demandai à sir Michael Micks Beach, d’introduire la clause pénale qui en était la sanction.
Les économistes continuent à réclamer la liberté des contrats dans l’industrie et dans le commerce ; ils continuent de combattre l’extension des monopoles d’Etat y compris le rachat des chemins de fer. Chaque fois qu’une industrie est menacée, que ce soit par la jalousie commerciale, l’esprit de monopole, l’envie démocratique, sous les prétextes hygiéniques, comme ceux invoqués contre l’industrie de la céruse ou le commerce des boissons ou autres, les économistes doivent la défendre au nom de la liberté du travail. En 1893, j’ai fait repousser la proposition de loi portant suppression des bureaux de placement ; et si M. Beauregard n’a pu obtenir ce résultat, il a, du moins, obtenu le principe de l’indemnité.
Quand des agrariens demandent la suppression des marchés à terme, sous prétexte de relever le prix des blés, les économistes prouvent d’abord l’erreur qu’ils commettent et ils invoquent contre ces restrictions la liberté du commerce.
Quand des protectionnistes, fidèles au vieux système mercantile, dénoncent les placements à l’étranger ; quand, sous prétexte que les grands établissements de crédit y prennent part, ils voudraient limiter leurs opérations, les économistes les défendent en réclamant pour le possesseur de capitaux la liberté de s’adresser aux maisons qu’il lui plaît, comme ils ont réclamé le droit pour le consommateur d’aller dans les magasins qui semblent lui présenter le plus d’avantages ; et ils protestent contre ces tentatives restrictives de l’exportation des capitaux, comme les physiocrates protestaient contre la prohibition de l’exportation des blés.
Ils considèrent que la République, en fortifiant certains monopoles, constitue des oligarchies qui sont la négation même de la démocratie.
Les économistes cherchent tous les moyens de seconder les progrès de la science et de l’industrie, pour développer la circulation des personnes, des marchandises et des valeurs ; j’ai eu l’avantage, comme ministre des Travaux publics, grâce au concours des compagnies de chemins de fer, de réaliser le dégrèvement des tarifs de la grande vitesse, 27% pour la troisième classe, 17% pour la seconde classe, 9% pour la première classe, avec des réductions de 30 à 65% pour les messageries et les transports en grande vitesse.
Les économistes savent fort bien que du jour au lendemain, ils ne peuvent établir en France le libre-échange ; mais ils ont signalé les dangers que feraient courir à notre pays les rehaussements de tarifs proposés par la Commission des douanes, et adoptés en partie par la Chambre des députés, aggravés encore par le projet de loi qui y est annexé.
Ils ne tentent pas l’impossible en déposant une proposition de loi ayant pour objet de diminuer les droits sur les blés et sur la viande ; mais ils font ressortir que, par l’aggravation des droits sur les objets manufacturés, y compris les machines agricoles, les prétendus amis des agriculteurs les chargent lourdement.
Ils démontrent que le protectionnisme est l’exploitation des consommateurs, qui sont tout le monde, par des catégories de personnes, artificiellement établies par la loi, et ils prouvent que les industries condamnées à supporter les taxes des industries protégées, sont celles qui emploient le plus de main-d’œuvre : 1 483 000 sont engagées dans les industries du vêtement et de la mode, tandis que 891 000 sont engagées dans les industries textes ; encore faut-il déduire de ces industries, 164 000 personnes employées dans l’industrie de la laine, qui, ayant un outillage supérieur de deux fois à la consommation de la France, a besoin d’expansion, et non de protection, et 135 000 personnes employées dans l’industrie de la soie, qui, en 1908, mauvaise année, sur une production d’étoffes de soie valant 421 millions de francs, en a exporté pour 201 millions. En fait, 1 483 000 personnes sont tributaires de 591 000 ; quand 100 personnes sont employées dans les industries textiles protectionnistes, 300 mettent en œuvre leurs produits.
La métallurgie occupe 76 000 personnes ; mais le travail des métaux en occupe 708 000. Quand 100 personnes produisent de la fonte et du fer, 931 consentent à leur payer un impôt privé pour avoir le droit d’employer leurs produits.
Les économistes combattent le fétichisme qui attribue à l’Etat le don des miracles. Ils prouvent, par des exemples de tous les jours, que cette entité ne peut créer ni de la richesse, ni du bonheur ; et que ses interventions ont toujours pour conséquence une sanction pénale et une dépense.
Est-ce que les évènements actuels ne prouvent pas qu’ils ont raison ?
Le capitaliste a besoin de deux choses : de liberté, pour employer son capital au mieux de ses intérêts, de sécurité, pour recevoir les profits de son capital. S’il manque de liberté, il est souvent forcé de donner à son capital des emplois moins rémunérateurs que ceux qu’il aurait choisis ; quelquefois, il est entraîné à le perdre.
S’il manque de sécurité, il cherche non les emplois les plus profitables, c’est-à-dire les plus utiles à lui et aux autres ; il exporte son capital ou ne l’emploie que dans les placements limités.
On entend les socialistes parler de salaires de famine ; et, par les menaces qu’ils lancent contre le capital et par la situation précaire dans laquelle ils placent l’industriel, ils font tout leur possible pour en abaisser le taux.
Toute gêne imposée à une industrie en augmente le prix de revient, donc en diminue le débouché.
Les économistes acceptent l’intervention de l’État pour protéger les incapables, enfants, mineurs, orphelins, aliénés. Ils ne repoussent donc pas les lois destinées à garantir les enfants contre des excès de travail ; mais ils ne se placent qu’au point de vue de l’intérêt de l’enfant.
En est-il ainsi dans la manière de comprendre et d’appliquer les lois du 2 novembre 1892 et du 30 novembre 1900 ? Socialistes et interventionnistes entendent se servir de ces lois pour deux objets : réduire la durée du travail des adultes en la subordonnant à la durée du travail permis aux enfants ; éloigner les enfants des ateliers afin qu’ils ne fassent concurrence aux adultes ni dans le présent ni dans l’avenir.
Je ne cite qu’un fait pour montrer les résultats auxquels aboutit cette législation destinée en apparence à la protection de l’enfance : en 1907, il y avait à Lille, entre l’école et l’atelier, 30 000 enfants, filles et garçons, s’entraînant sur les pavés à la prostitution et à la criminalité[9].
Le rôle des économistes, c’est de faire connaître les expériences qui ont eu lieu aux diverses époques et dans les divers pays. C’est ainsi que j’ai fait appliquer en Tunisie le régime de la propriété foncière établi en Australie, connu sous le nom d’Act Torrens et qui, introduit en France, assurerait à la propriété foncière une plus-value que ne lui ont pas donnée et que ne peuvent pas lui donner les droits de douane.
Mais je demande qu’on laisse aux antipodes la législation socialiste de la Nouvelle-Zélande et de divers États australiens. Nous en suivons l’application avec d’autant plus d’intérêt que conformément à nos prévisions, elle n’aboutit qu’à des échecs[10].
Les économistes doivent résister aux importations d’institutions qui viennent de pays qui n’ont pas notre civilisation et que des personnes, en quête de thèses, nous présentent comme des progrès, alors qu’elles ne sont que des régressions ; tel est le cas des assurances sociales, des réglementations du travail et autres interventions.
Des hommes qui veulent flatter les préjugés courants sont fort engoués du socialisme municipal ; mais les économistes les ramènent au prix de revient. Ils nous parlent des municipalisations anglaises, mais ils négligent de nous dire de combien de points s’est abaissé le crédit des villes. Ils nous parlent des logements établis pour quelques milliers d’ouvriers, mais ils ne s’aperçoivent pas que les entreprises municipales éloignent les capitaux de ce genre de constructions.
Les économistes rendent le service de signaler ces erreurs ; et, en étudiant ces expériences, ils sont convaincus plus que jamais que les pouvoirs publics, État ou villes, ne doivent rien faire de ce que peuvent faire des particuliers.
Les économistes contrecarrent toutes les atteintes à la propriété, à la liberté du travail et de l’échange, à la liberté et à la sécurité des contrats.
Leur tâche est surtout importante pour rappeler les règles d’Adam Smith en matière fiscale et résister aux entreprises socialistes, qui veulent rendre à l’impôt le caractère de tribut qu’il a dans les pays autocratiques et oligarchiques. Elles entendent régulariser et légaliser le pillage avec la complicité lâche ou naïve de ceux qui doivent en être victimes, et, au moyen du fisc « faire rendre gorge » à tous ceux contre qui elles ont déchaîné l’envie des moins riches ou des plus pauvres. Elles braquent contre eux une loi comme une escopette. De justice dans l’impôt, elles n’ont cure : et dans leur ignorance et leur mépris des faits, elles ne se donnent même pas la peine d’étudier les moyens fiscaux de faire rendre le plus possible à l’impôt sans en tarir la source. Les économistes invoqueraient en vain le droit contre leurs appétits, mais ils peuvent au moins leur montrer que, dans leur brutalité stupide de pillage, elles n’obtiendront rien de la richesse en la supprimant.
Le protectionniste et le socialiste s’écrient : — Votre politique est négative.
Sans doute, elle ne se traduit pas par des actes positifs comme les actes de spoliation ; mais la sécurité qu’elle réclame pour les biens et pour les personnes, est un avantage positif. Il suffit que l’Etat montre de la faiblesse à l’égard de la politique de violence mise en œuvre par la Confédération Générale du Travail, pour qu’aussitôt chacun rappelle avec anxiété au gouvernement le premier de ses devoirs, qui est l’obligation de la justice pour tous.
Les faits que je viens de rappeler prouvent que les économistes ont joué un rôle décisif dans la constitution de la société moderne ; et en dépit des échecs apparents, leur rôle ne cessera de grandir.
La politique a obéi surtout à des aspirations de pillage et de conquête, à des conflits de dynasties, à des passions religieuses. Les vieilles civilisations guerrières et sacerdotales font place à la civilisation productive et scientifique. Tous les peuples commencent à reconnaître que l’échange est un moyen d’acquisition moins onéreux que la guerre. Les malaises actuels viennent des conflits entre ces types de civilisation. L’Empereur d’Allemagne conçoit l’industrie comme une organisation militaire. En Europe, de nombreux officiers et soldats sont entraînés vers un idéal de batailles. Les socialistes, qui prêchent la paix internationale et la guerre sociale, les protectionnistes qui traitent tout étranger comme un ennemi, représentent des survivances de rapacité. Ils opposent leurs conceptions subjectives des économistes. Les économistes ont cette supériorité sur leurs adversaires, qu’ayant un critérium certain, celui qui a fait la puissance des entreprises financières, industrielles et commerciales, le gain ou la perte, ils savent où ils vont et ce qu’ils veulent. Les lois économiques implacables leur donnant toujours raison, ils auront forcément le dernier mot.
Yves Guyot
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[1] V. Levasseur. Histoire des classes ouvrières et de l’industrie.
[2] L’Ancien régime et la Révolution, p.234.
[3] Histoire de la Science politique, t. II, p. 685.
[4] Buckle. History of the civilisation in England (4e éd.), t. I, p.194.
[5] Yves Guyot. Histoire des rapports économiques de la France et de l’Angleterre. Introduction au catalogue de la section française de l’Exposition franco-britannique.
[6] Handbook of treaties relating to commerce and navigation between Great Britain and foreign powers by Gaston de Bernhardt, 1908, p. 314.
[7] V. Yves Guyot. La morale de la concurrence (Questions de mon temps, Colin éditeur).
[8] V. Yves Guyot. La comédie protectionniste.
[9] V. Yves Guyot. Les intérêts économiques et l’œuvre socialiste.
[10] V. Journal des Économistes du 15 janvier, chronique.
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