RICHARD CANTILLON :
UN MERCANTILISTE PRÉCURSEUR DES PHYSIOCRATES
ROBERT LEGRAND
(1900)
PREMIÈRE PARTIE : CANTILLON ET LES PHYSIOCRATES
CHAPITRE I. La notion de la richesse intrinsèque chez Cantillon et chez les Physiocrates.
DEUXIÈME PARTIE : CANTILLON ET LES MERCANTILISTES
CHAPITRE I. L’or et l’argent d’après Cantillon et les Mercantilistes
CHAPITRE III. L’intérêt de l’argent. — Les idées de Child et de Cantillon sur le taux de l’intérêt.
BIOGRAPHIE DE CANTILLON
Suivant un arbre généalogique de la famille des Cantillon, Richard Cantillon, auteur de l’Essai sur le Commerce, était fils de Richard Cantillon de Ballyheigne, comte de Kivry (Irlande) auquel Charles Ier avait donné, par une chartre en date du 7 septembre 1636, quelques titres de la baronnie de Claremoris en récompense de ses services. [1]
Jevons[2] remarque que le nom est d’origine espagnole et que probablement la famille des Cantillon est de celles qui émigrèrent en assez grand nombre sur la côte occidentale de l’Irlande. Mais la Revue Historique de la Noblesse[3] a donné une histoire très complète de sa famille, dont le chef, Sir Henry de Cantillon, vint en Normandie avec Guillaume le Conquérant et dont plusieurs membres passèrent en Irlande avec Strongbow. Il semble donc qu’il faille abandonner l’idée de Jevons.
Cantillon naquit vers 1680 et vint de bonne heure à Paris, où il fonda une maison de banque, probablement en 1716. Sa famille d’ailleurs s’occupait particulièrement de tout ce qui touchait à l’argent. C’est ainsi que Higgs cite un de ses cousins, qui avait exercé avant lui la même profession, et était mort en laissant un passif considérable.
L’auteur de l’Essai fit au contraire une fortune brillante qui ne tarda pas à exciter la jalousie de Law. Law, voyant en lui un rival, le fit venir et lui dit : « Si nous étions en Angleterre, il faudrait traiter ensemble et nous arranger ; mais, comme nous sommes en France, je puis vous envoyer ce soir à la Bastille, si vous ne me donnez pas votre parole de sortir du royaume dans les vingt-quatre heures. » Cantillon réfléchit un instant, puis il répondit : « Je ne m’en irai pas et je ferai réussir votre système. » Il achetait, en effet, dès le lendemain, une grande quantité des actions émises par Law et, son crédit étant grand, l’intérêt qu’il semblait accorder au système de Law augmenta la confiance. Il fut ainsi une des causes influentes de la hausse des actions. Nous verrons, en examinant ses idées sur une banque nationale, qu’au fond il était plutôt défiant sur le sort de pareille banque dans un grand État. Sa conduite fut d’accord avec ses principes et ne fut que la mise en pratique de ses idées. Lorsque les cours montèrent, il s’empressa de revendre les actions qu’il avait achetées. Puis, redoutant la vengeance de Law, et ayant réalisé ses papiers, il quitta Paris, partit pour la Hollande et regagna Londres avec plusieurs millions. Ce fut en 1734, d’après Higgs, en 1733, d’après M. Espinas. [4] (Aucun de ces auteurs ne cite les écrits auxquels ils se réfèrent sur ce point.) Il y fut assassiné par un de ses domestiques, qui incendia sa maison après l’avoir dévalisée.
Les deux maîtres de Cantillon sont à coup sûr la pratique des affaires commerciales et l’habitude des voyages.
Il avait, au dire de Mirabeau[5], « des maisons de banque dans sept des principales villes de l’Europe, et le moindre objet de connaissance à acquérir ou de calculs à vérifier la lui faisait traverser d’un bout à l’autre. » Ces relations cosmopolites ont dû singulièrement influer sur son esprit, et maints passages de son livre nous le prouvent. Nous le voyons continuellement distinguer les causes accidentelles et particulières des causes naturelles et générales.
Cantillon d’ailleurs faisait preuve durant tous ses voyages de la plus grande observation. « Dans ses voyages, dit encore Mirabeau, il mettait tout à point, descendant de sa voiture et allait interroger un laboureur dans son champ, pesait la qualité de la terre, et en tâtait le goût, faisait ses notes, et un calculateur, qu’il menait toujours avec lui, rédigeait le tout le soir au gîte. » Il visita ainsi l’Angleterre, la France, l’Allemagne, la Belgique, la Hollande, la Suède, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Hongrie, la Turquie, la Grèce, la Russie, l’Arabie, la Chine, le Japon, l’Inde et le Brésil.
Sa profession favorisa ses facultés d’observation et d’analyse. Banquier en contact par la pratique avec les avantages et les dangers du commerce et des échanges, il était admirablement placé pour étudier avec fruit les grandes forces économiques. [6] Il réussit à la fois dans le commerce des banques, dans celui de la soie et dans celui des vins.
Aussi est-il toujours en mesure d’appuyer ses arguments sur des faits. Mirabeau nous parle de beaucoup de lettres fort intéressantes et remplies de détails sur le commerce écrites par Cantillon ainsi que de nombreux ouvrages qui ont péri avec lui.
Son livre, l’Essai sur le commerce, parut en 1755, sans nom d’auteur, sous la dénomination suivante : Essai sur la nature du commerce en général, traduit de l’anglais, imprimé à Londres chez Fletcher Gyles. Tout le monde l’attribua à Cantillon. Quesnay, Grimm, Fréron, Turgot, Condillac, Adam Smith n’ont pas la moindre hésitation à ce sujet.
Faut-il croire, avec Jevons, que le livre n’a pas été imprimé par Fletcher Gyles, que ce n’est pas une traduction, mais que sa rédaction accuse nettement son origine française ? « Il est écrit, dit M. Espinas[7] par un financier habile, expert, quelque peu philosophe, fort au courant de la littérature économique anglaise — il cite Locke, Petty et Davenant — ayant vécu à Londres mais connaissant la France… le style a quelque chose de raide et de sec qui semble provenir de ce que l’auteur s’exprime dans une langue étrangère apprise tardivement ; un traducteur français aurait des tournures plus libres et des locutions plus voisines de la langue parlée. »
Faut-il au contraire admettre que l’original était écrit en anglais ? C’est l’avis de Higgs. « L’original anglais était aux mains de Philippe Cantillon[8] quand il publia son Analysis of trade, en 1759, il passa ensuite à un de ses cousins, qui en prit possession parmi de nombreux papiers, lorsqu’il fut chargé de régler la succession de l’auteur ; enfin la traduction française, malgré quelques additions et quelques changements, suivit d’assez près l’original. » [9]Mirabeau, dans une lettre à Jean-Jacques Rousseau, nous dit avoir eu longtemps l’original entre ses mains, mais il ne précise pas s’il était écrit en langue anglaise ou française. Cependant, lorsqu’il cite Cantillon, les termes sont les mêmes que ceux de la prétendue traduction de l’Essai. Il semble donc bien que Cantillon écrivit en français son Essai sur le commerce. Nous n’insisterons point sur cette question, qui sort du cadre de cette étude.
Quelle fut, lors de sa publication, l’influence de l’ouvrage ? Si beaucoup d’Économistes le citent, s’il est regardé comme un ouvrage de haute valeur, on peut dire que Mirabeau en recueillit toute la gloire et l’accusation de plagiat que porte Higgs contre lui ne paraît pas dépasser de beaucoup la vérité. L’Ami des hommes paru en 1756, et qui eut un très grand retentissement, n’est en effet que le commentaire de l’Essai sur le commerce, avec quelques exagérations dans l’expression de certaines idées de Cantillon[10] — ce qui fit retomber sur Cantillon des critiques adressées par les Physiocrates et que Mirabeau méritait seul. [11]
L’unique trait différentiel que pourrait invoquer Mirabeau est un ensemble de préoccupations morales, qui fait presque partout défaut à l’auteur de l’Essai sur le commerce. Un document, découvert par le docteur Bauer aux archives nationales[12] (manuscrits de l’Ami des hommes), est, en effet, non pas une copie fidèle, mais une édition abrégée de l’Essai de Cantillon, complétée par des additions plus ou moins heureuses de Mirabeau. Celui-ci, du reste, avoue lui-même, dans un passage de son ouvrage, que, loin de s’asservir « à la tournure d’un commentaire, il a renfermé dans son propre ouvrage celui de son auteur qui en fut la base. » [13]
C’est par Mirabeau que les Physiocrates connurent Cantillon. Il détint en effet le manuscrit pendant seize ans. [14] Il est donc probable qu’à part cette seule exception, l’influence de Cantillon ne se fit pas sentir avant 1775. C’est une preuve manifeste de la valeur scientifique de l’Essai qu’aucune partie de l’œuvre ne fut affaiblie par ce laps de temps, si ce n’est peut-être que le développement des banques avait montré le fondement des craintes de Cantillon. Il est permis de penser que le marquis de Mirabeau eut à ce moment l’intention de se servir du manuscrit de Cantillon, qu’il possédait, et de le publier, avec quelques retouches, sous son propre nom. Il abandonna ce projet et préféra donner une édition de l’Essai avec de nombreux commentaires. La publication du texte en 1755 par une autre personne lui fit à nouveau modifier son plan et en dernier lieu son commentaire complété et augmenté fut publié en 1756 sous le titre : l’Ami des Hommes. L’histoire nous montre qu’on fit meilleur accueil à l’œuvre du disciple qu’à l’œuvre du maître ; c’est ainsi que les Physiocrates connurent beaucoup mieux Cantillon dans l’Ami des Hommes que dans l’Essai. L’entretien entre Quesnay et Mirabeau en est la preuve. Quesnay, nous raconte Mirabeau, déclara à ce dernier « que son maître était un fou s’il lui avait enseigné les idées dont il se prétendait imbu. » Quesnay cite cependant Cantillon textuellement en 1757 dans son article « Grains »[15] sans le désigner par son nom et cela, sans doute, parce que le livre avait paru sans nom d’auteur. L’emprunt qu’il lui fait est d’ailleurs d’assez peu d’importance : il s’agit de la formation des villes. Dans d’autres passages, où il n’en fait point mention, il lui doit certainement bien davantage : ainsi dans son idée du produit net et dans son tableau économique inspiré du chapitre XII de l’Essai. Ce que l’on peut noter de plus curieux à ce sujet, c’est que Mirabeau, adepte des Physiocrates, en arrivera à reprocher à Cantillon des idées que n’avait point émises Cantillon ou dont tout au moins il n’avait pas tiré les conséquences extrêmes que lui-même — Mirabeau — en avait tirées dans l’Ami des Hommes. C’est ainsi qu’il était persuadé que Cantillon était un défenseur acharné des grandes populations comme source de richesses — thèse qu’il soutient dans l’Ami des Hommes — et qu’il le lui reproche dans sa Philosophie Rurale.
Quant aux autres Économistes qui connurent l’Essai sur le Commerce, on pourrait noter Gournay, qui l’avait en haute estime, Turgot, Morellet, Condillac, Mably, Savary, Grammann, Adam Smith, James Stuart qui le cite d’après l’ouvrage de Philippe Cantillon.
Le grand intérêt de Cantillon, pour celui qui étudie l’Histoire des Doctrines Économiques, est, à notre avis, qu’il résume les idées essentielles des Mercantilistes de la dernière période en les corrigeant et en les complétant par des notions que développeront les Physiocrates. Il sert ainsi de trait d’union entre ces deux écoles et, s’il s’est inspiré de la première, on peut dire que la seconde lui doit beaucoup. Il y a bien en lui un Mercantiliste précurseur des Physiocrates.
Nous examinerons, dans un chapitre préliminaire, les idées les plus essentielles de l’Essai sur le commerce et nous y verrons justifiée la proposition que nous venons d’émettre.
Il semble que, depuis quelque temps, les recherches de ceux qui s’intéressent aux Doctrines Économiques se portent sur Cantillon et qu’on est près de lui rendre justice.
C’est Jevons qui, en 1881, sort Cantillon de l’oubli en lui consacrant dans la Contemporary Review un article panégyrique intitulé : Richard Cantillon et la nationalité de l’Économie politique. Cet article valut à Cantillon une véritable résurrection. « L’Essai signale le commencement de l’Économie politique comme science. Il forme le trait d’union entre l’Économie anglaise du XVIIème siècle et l’École française du XVIIIème siècle. »
Marshall[16] lui refuse le titre de fondateur de l’Économie politique tout en lui reconnaissant un certain mérite d’arrangement systématique.
Le docteur Stephan Bauer dit que Cantillon est des écrivains de son temps celui qui « développe avec le plus de profondeur la théorie de ce que l’école autrichienne appelle l’école commercialiste anglaise. » [17]
« En effet, Cantillon se rattacherait à cette école par l’extrême importance qu’il attache aux phénomènes monétaires et à l’influence qu’ils exercent sur la prospérité des États ».
Rouxel[18] déclare qu’il lui semble qu’on n’a pas rendu suffisante justice à Cantillon, car c’est à peine si on le mentionne pour mémoire. « Morellet trouvait que cet excellent ouvrage était trop négligé, cette plainte n’est pas encore dénuée de raison aujourd’hui. »
Higgs lui consacre deux articles et engage vivement à faire de l’Essai une étude approfondie.
- Ingramm dit enfin : « Il a encore de nos jours, par son originalité, par sa profondeur simple, une valeur propre. »
On voit que Cantillon semble prendre la place qui lui revient dans l’Histoire des doctrines économiques et qu’on est près de rendre justice au mérite des théories développées dans l’Essai sur le Commerce.
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
Les idées fondamentales de Cantillon. — Sa doctrine s’inspire des idées mercantiles de ses prédécesseurs et devance en bien des points les théories des Physiocrates.
L’Essai de Cantillon débute par une définition, qui peut paraître singulière, de la richesse et de ses éléments. « La terre, dit-il, est la source ou la matière d’où l’on tire la richesse ; le travail de l’homme est la forme qui la produit et la richesse en elle-même n’est autre chose que la nourriture, les commodités et les agréments de la vie. » [19]
Pour ne pas nous attacher qu’à la dernière partie de cette citation, il semblerait donc que Cantillon, dans cette énumération qu’il fait des biens qui constituent la richesse, écarte l’argent, ou du moins, s’il le comprend dans les commodités de la vie, qu’il ne lui fasse pas une part prépondérante parmi tous les autres biens, qu’il ne le sacre pas comme le faisaient les mercantilistes la première de toutes les richesses.
On a objecté à cela qu’il ne fallait pas attacher une importance trop grande à cette définition de la richesse, que Cantillon lui-même s’est renié dans le passage suivant : « Je suppose toujours que la richesse comparative des États consiste dans les quantités respectives d’argent qu’ils possèdent… »[20], et plus loin encore : « Il me suffit de remarquer qu’il faut toujours tâcher de faire entre dans le pays le plus d’argent qu’il se peut. » [21] Nous verrons, quand nous étudierons les différences entre les Mercantilistes et Cantillon, comment il restreint dans de nombreux chapitres toutes les conséquences qu’il paraîtrait naturel de déduire de cette dernière proposition. Quant aux deux autres citations, que l’on oppose quelquefois, il nous semble qu’il n’y a pas lieu de faire ressortir la différence qui existe entre elles, pour en conclure que la première ne doit pas retenir l’attention. Cantillon dit, en effet, formellement dans la première : La richesse en elle-même, c’est-à-dire étudiée dans un pays vivant isolé, sans rapports avec les autres nations, et celle-ci fait l’objet de la première partie de son ouvrage, en y joignant l’étude de la valeur normale. [22] La richesse comparative, c’est-à-dire la richesse envisagée entre deux ou plusieurs nations, fait l’objet de la deuxième partie de son ouvrage. Il y comprendra également l’étude de la valeur courante.
Les deux passages, que nous avons cités, ne se font donc point opposition, mais définissent deux notions différentes. Cantillon ne considère pas que la richesse en elle-même puisse être définie comme la richesse comparative, ni qu’elle puisse être étudiée d’après les mêmes procédés. De même, ce sont des principes différents qui, suivant lui, président à l’étude de la valeur normale et de la valeur courante.
On pourrait, en revanche, s’étonner que la valeur intrinsèque, la valeur normale, soit jointe dans son Essai à la richesse en elle-même, à la richesse intrinsèque. Il se fait des échanges dans une nation, et par suite la notion de la valeur courante pourrait aussi bien être dégagée chez un peuple sans relations avec d’autres peuples que dans une nation commerçant avec des nations voisines. On pourrait en donner comme raison que l’étude de la richesse comparative fait joindre à la notion de la valeur courante dans un pays donné l’étude de la valeur entre nations, de la valeur internationale.
Il ne semble pas que ce soit cette idée qui ait décidé Cantillon à joindre l’étude de la valeur intrinsèque à celle de la richesse en elle-même et celle de la valeur des marchés à celle de la richesse comparative. La cause de cette jonction pour les deux premières, est que pour la valeur normale, comme la richesse en elle-même, il voit une commune mesure : la quantité de terre et de travail renfermés. Les richesses reposent sur la terre « et le travail de l’homme donne la forme de richesse à tout cela ». [23] La valeur normale se mesure à la quantité de terre et de travail que ces richesses renferment. « Dans cet essai, dit Cantillon, je me suis toujours servi du terme de valeur intrinsèque pour fixer la quantité de terre et de travail qui entre dans la production des choses, n’ayant pas trouvé de terme plus propre pour exprimer ma pensée. » [24]
Au contraire, l’argent lui paraît être la mesure de la richesse comparative des nations. Nous avons déjà dit qu’il s’exprimait ainsi au chapitre Ier de la deuxième partie de l’Essai : « La richesse comparative des États consiste dans les quantités respectives d’argent qu’ils possèdent. » [25] De même la valeur en échange trouve sa meilleure expression dans le prix par l’altercation, c’est-à-dire par la loi de l’offre et de la demande.
Cette distinction entre ces deux mesures, l’une de la richesse intrinsèque et de la valeur normale, l’autre de la richesse comparative et de la valeur courante, constitue une des grandes originalités de Cantillon. Il est par là même un trait de jonction entre Mercantilistes et Physiocrates.
Les Mercantilistes n’ont connu que la valeur courante et la richesse comparative. Leur mesure étant l’argent, ils ont fait de l’argent le premier des biens.
Les Physiocrates n’ont vu que la valeur sociale[26] et la richesse intrinsèque. Leur mesure étant la terre et le travail, ils ont fait du premier de ces éléments la base de leurs théories économiques. Ajoutons enfin que, ce qui leur a permis de faire abstraction de l’argent, c’est que, comme nous le montrerons plus loin, ils ont réuni en une même notion la valeur normale, la valeur courante et la valeur en usage. Ils ont ainsi estimé que l’échange se fait toujours de valeur pour valeur égale. « L’échange, dit Le Trosne, est de sa nature un contrat d’égalité qui se fait de valeur pour valeur égale. » Dès lors, l’argent n’avait plus qu’un rôle secondaire, et la mesure des richesses et de la valeur restait la terre, et cela dans tous les cas.
Cantillon a groupé ces deux éléments que l’une et l’autre école différenciaient. Là réside le point capital de sa doctrine. Nous allons nous efforcer de montrer la conception qu’il se fait de chacune d’elles, en prenant ces deux notions dans son étude de la valeur.
L’un des premiers et avec une netteté de vues qui peut surprendre, Cantillon a fort bien montré la distinction à faire entre ces deux éléments que renferment les richesses, le premier nécessairement, le second facultativement : la valeur normale qu’il appelle valeur intrinsèque — la valeur en échange qu’il dénomme la valeur des marchés. Ceci peut étonner au premier abord, étant données les circonstances économiques du siècle où il écrit. Le libre jeu de la liberté naturelle n’avait point encore facilité la spéculation économique par la simplification des hypothèses. « Les forces qui modifiaient alors à chaque instant la production, la distribution et la consommation des richesses étaient si nombreuses, si compliquées, si capricieuses qu’une analyse de leurs tendances doit avoir semblé à beaucoup d’esprits impraticable et inutile. » [27]
§ I.
C’est dans la première partie de son Essai que Cantillon étudie la valeur normale. Le chapitre X est intitulé : « Le prix et valeur intrinsèque d’une chose en général est la mesure de la terre et du travail qui entre dans sa production. »
Cette idée n’était point nouvelle et si les conséquences que notre auteur en tire — comme, dans la troisième partie de son ouvrage, de calculer en quantité de travail et de terre, aussi bien qu’en argent — étaient peu pratiquées par les Économistes, qui avaient indiqué ces deux éléments que renferme toute richesse, on trouverait l’affirmation de ce fait, que toute richesse contient de la terre et du travail, aussi bien chez les anciens que chez les écrivains de l’époque de Cantillon, aussi bien chez les littérateurs que chez les Économistes.
Horace nous dira que, quand il mange du pain, il « domine le cultivateur qui a produit le blé et la terre sur laquelle le blé a poussé ». [28] Il est probable que c’est à ce passage que l’auteur de l’Essai fait allusion quand il cite Horace parmi les auteurs qui ont avant lui indiqué ces deux éléments de toute richesse.
Du temps de Cantillon, on peut lire dans un Essay upon Money and Coin, dont les auteurs sont inconnus : « Les biens sont généralement évalués d’après la terre et le travail qui sont nécessaires pour les produire. C’est dans cette proportion que les biens sont échangés et c’est d’après la dite échelle que la valeur intrinsèque de la plupart des biens est généralement estimée. » [29]
Mais le véritable prédécesseur de Cantillon, en cette matière, c’est Petty, qui, dans un passage de son ouvrage Upon taxes[30], marque bien la route que suivra l’auteur de l’Essai sur le commerce.
« Nous évaluons les biens généralement en nommant leur valeur en échange consistant en livres, shillings, et pences ; mais ce que je voudrais, moi, sur cette matière, c’est que nous évaluassions les biens en nommant le travail et la terre qu’ils renferment, c’est-à-dire, nous devrions déclarer qu’un navire par exemple renferme un tant de terre et un tant de travail, puisque le navire est la créature de la terre et du travail de l’homme. »
« Si ce que nous venons d’exposer, dit-il plus loin, est vrai, nous devrions être heureux de trouver une équation naturelle entre terre et travail, ainsi nous pourrions exprimer la valeur des biens dans chacun des deux éléments seul aussi bien ou même mieux que dans les deux et nous pourrions réduire l’un dans l’autre aussi facilement et aussi sûrement que nous réduisons les pences en livres. »
Petty laisse à chaque économiste la liberté de choisir ou le travail ou la terre comme base unique de ses calculs selon son bon plaisir. Lui-même choisit le travail, mais il retombe vite dans les calculs en argent qu’il vient de critiquer en disant que « ces opérations, faciles en théorie, renferment trop de difficultés en pratique. » C’est à Petty — Cantillon l’indique lui-même — qu’il doit toute son étude de la valeur intrinsèque des choses. Comme Petty il dira : « Le travail est le père et la terre est la mère de toute richesse. » Toute richesse renferme une certaine quantité de travail et une certaine quantité de terre ; l’élément terre à lui seul ne saurait créer une richesse s’il ne s’y adjoint le travail et ainsi ne saurait avoir une valeur intrinsèque : « le prix d’une cruche d’eau de Seine n’est rien », de même que le travail sans l’élément terre n’est point une richesse ; tous deux doivent donc exister à quantité variable pour qu’il y ait prix. « Le prix ou la valeur intrinsèque d’une chose est la mesure de la quantité de terre et du travail qui entre dans sa production, eu égard à la bonté ou produit de la terre et à la qualité du travail. » [31]
Mais n’y aurait-il pas possibilité de réduire ces deux éléments à un seul, n’y aurait-il pas une commune mesure, ne pourrait-on pas fondre l’élément travail dans celui terre ou inversement ? Nous avons vu dans la citation de Petty que cet économiste ramenait tout au travail. Cantillon, au contraire, dans le chapitre XI « Du pair ou rapport de la valeur de la terre à la valeur du travail », détermine la valeur intrinsèque en terre en mesurant le travail par la quantité de subsistances nécessaires à l’ouvrier pour vivre et, par suite, par la quantité de terre nécessaire à les produire.
Quel est le chemin parcouru par notre auteur pour arriver à cette conclusion ? On pourrait, en effet, se demander pourquoi le monde entier se trouve divisé en travail et terre, travail étant équivalent à hommes. Si nous considérons les animaux comme rentrant dans l’élément « terre », pourquoi l’homme ne serait-il pas aussi une partie de la nature ? Ne serait-il pas plus juste de dire, que la nature, la terre est la seule source de la richesse ? Pourquoi dire que l’homme est l’être actif, le seul facteur constituant à lui seul l’élément travail ? Les animaux ne sont-ils pas aussi des êtres actifs ?
Marx[32] — bien que dans la suite de l’ouvrage il déclare à maintes reprises que le travail seul produit les richesses — a écrit au début de son livre : « La terre et les travailleurs sont les deux sources de toutes les richesses » et ajoute : « L’homme seul peut travailler au sens économique du mot et le travail des animaux n’est pas du travail parce que l’homme seul a la raison. L’abeille construit des bâtiments qui font rougir l’architecte le plus habile et cependant le travail des abeilles n’est pas un travail économique, car la meilleure abeille diffère de l’architecte le plus faible en ceci que l’architecte bâtit ses édifices d’abord dans sa tête tandis que les abeilles ne le font pas. »
Qu’on admette cette raison plutôt poétique qu’économique ou que, comme le veut un économiste de nos jours, on juge de l’irréductibilité de ces deux notions par ce fait que l’homme est l’être actif « parce que nous étudions l’économie des hommes. Si nous étudiions l’économie des abeilles, les abeilles seraient l’élément personnel. » [33] Cantillon semble avoir été conduit par l’exemple de Petty à ramener l’un des éléments à l’autre. Le travail peut se ramener suivant lui à la terre, et se mesurer par la quantité de subsistances nécessaires à nourrir le travailleur, et cela, non dans la mesure qu’il ne meure pas de faim pendant son travail, mais en tenant compte : 1° qu’une profession demandant un long apprentissage nécessite, comme prix du travail, une quantité de subsistances plus grande qu’une autre en demandant moins, car il faut payer ces frais d’apprentissage ; 2° que le prix du travail comporte les subsistances pour les enfants et pour la femme. Cantillon en arrive ainsi à exiger au minimum une quantité de subsistances double.
« Ainsi je conclus que le travail journalier du plus vil esclave correspond en valeur au double du produit de terre dont il subsiste, soit que le propriétaire le lui donne pour sa propre subsistance et celle de sa famille, soit qu’il le fasse subsister avec sa famille dans sa maison. C’est une matière qui n’admet pas un calcul exact. » [34]
Tout se ramène donc à la terre, la valeur du travail journalier a un rapport au produit de la terre, et « la valeur intrinsèque d’une chose peut être mesurée par la quantité de terre qui est employée pour sa production et par la quantité de travail qui y rentre, c’est-à-dire encore par la quantité de terre dont on attribue le produit à ceux qui ont travaillé. » [35]
Ainsi, tout calcul de valeur intrinsèque devra se faire en terre, d’après Cantillon, et cette méthode sera employée par lui dans certaines pages de son Essai. Les statistiques que devait renfermer l’Essai avaient pour but, en faisant connaître la quantité de subsistances nécessaire aux différents peuples, de faciliter la réduction de l’élément travail à l’élément terre, de donner le « pair », c’est-à-dire le rapport de la valeur de la terre à la valeur du travail.
Cette méthode de calcul n’était point inconnue. On peut dire cependant que, sauf chez Cantillon et les Physiocrates qui l’imitèrent en toute cette matière, le calcul d’après l’élé-ment travail était beaucoup plus répandu. « Lege Atheniensium sanctum est ne quis sepulcrum facit operosius quam quod decem homines effecerint triduo »[36], nous dit Cicéron. Et, il cite Platon qui défendait, dans ses Lois, qu’une certaine étoffe coûtât plus cher que le travail d’une femme pendant un mois. « Textile ne sit operosius quam mulier opus menstruum. » [37]
L’idée de Cantillon, poussée à ses dernières limites par les Physiocrates, fut vivement combattue par Adam Smith. Celui-ci, tout en reconnaissant les deux éléments « travail et terre », ramène tout au travail et n’use point de ce dernier terme pour ses calculs. Il n’envisage guère que la valeur en échange et, ce faisant, c’est l’argent qui lui sert à mesure les différentes richesses. « Les véritables frais des biens ne peuvent consister qu’en travail, cependant le travail n’est pas la matière dans laquelle on exprime généralement les frais des biens. La plupart des gens les expriment en argent. » [38]
La notion unique de la valeur en échange — échange se faisant d’après la quantité de travail — a fait perdre de vue aux socialistes ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans la théorie de Cantillon. « La valeur en échange n’est autre chose, dit Marx, que le travail, c’est le travail caillé, c’est du travail devenu visible. Les biens ne renferment rien que du travail. » [39]
Ainsi, il est facile de le constater, l’élément terre a complètement disparu de ces doctrines.
§ II.
Nous avons cherché à dégager le premier élément : travail et terre, en l’étudiant dans la notion de la valeur. Nous allons trouver le second en examinant la théorie de Cantillon sur la valeur en échange. Nous avons vu le précurseur des Physiocrates, nous allons examiner le disciple de l’école Mercantile.
« Il arrive souvent, dit Cantillon, que plusieurs choses qui ont actuellement cette valeur intrinsèque ne se vendent pas au marché suivant cette valeur : cela dépendra des humeurs et des fantaisies des hommes et de la consommation qu’ils font. » [40]
Ainsi, à la différence des Physiocrates qui s’en tiennent à l’unique notion de la valeur sociale, qui jugent que, sous un régime de libre concurrence, l’échange se fait de valeur égale contre valeur égale, Cantillon distingue nettement ces deux notions de la valeur : valeur normale et valeur en échange, et, après avoir montré les causes de variation du prix des choses renfermant même quantité de terre et de travail, il montre l’utilité de l’argent comme mesure des valeurs échangeables.
Les causes de variation dans la valeur d’échange du travail sont nombreuses. C’est, pour deux tailleurs travaillant le même temps, une manière d’attirer les pratiques, une meilleure aptitude à suivre les modes dans la coupe des habits, engouement pour telle ou telle chose, demandes plus grandes qui font monter les prix, production trop grande qui fait baisser les prix. Le prix est impossible à connaître par avance, et variera d’un instant à l’autre. Cela donne à celui qui travaille une grande incertitude sur sa rémunération, et cette rémunération il ne peut l’apprécier par avance : « Qui est celui qui peut prévoir le nombre des naissances et morts des habitants de l’État dans le courant de l’année ? Qui peut prévoir l’augmentation ou la diminution de dépenses qui peut survenir dans les familles ? Cependant le prix des denrées du fermier dépend de ces évènements qu’il ne saurait prévoir et par conséquent il conduit l’entreprise de sa ferme avec incertitude. » [41]
Sans doute, il ne faudrait pas croire que Cantillon n’aperçoive pas comment la consommation habituelle influe sur la direction à donner à la production. Il a bien le concept de la loi des Économistes : les capitaux et les bras se portent là où ils sont demandés ; si le prix du marché est insuffisant pour rémunérer ceux qui ont produit un objet, les capitaux et les bras s’éloignent de cette production et se portent vers d’autres. Cantillon avec une netteté très grande a affirmé cette loi tout en montrant que, si elle peut servir d’indication générale, les exceptions qu’elle renferme seront bien nombreuses, parce que capitaux et bras ne disposent pas d’une absolue mobilité.
« Il n’y a jamais de variation dans la valeur intrinsèque des choses, mais l’impossibilité de proportionner la production des marchandises et denrées à leur consommation dans un État cause une variation journalière et un flux et reflux perpétuel dans les prix du marché. Cependant, dans les sociétés bien réglées, les prix du marché des denrées et marchandises dont la consommation est assez constante et uniforme ne s’écartent pas beaucoup de la valeur intrinsèque, et, lorsqu’il ne survient pas des années trop stériles ou trop abondantes, les magistrats des villes sont toujours en état de fixer le prix du marché de beaucoup de choses comme du pain et de la viande sans que personne aitde quoi se plaindre. » [42]
Ainsi, c’est le prix qui détermine le taux de l’échange, prix variable, non pas sans borne aucune à cette variabilité mais dans des limites différentes avec les diverses natures des objets et leur rôle dans la vie courante. Ce prix se fixe en argent et c’est d’après la quantité d’argent nécessaire pour tel achat ou pour tel autre que l’on fixe la valeur en échange comparative de ces deux objets. Si l’argent ne sert pas à déterminer en elle-même la valeur intrinsèque d’une chose, c’est-à-dire la quantité de terre et de travail qu’elle renferme, du moins sert-il à fixer cette quantité de terre et de travail en valeur sociale, « comparative », dira Cantillon, c’est-à-dire, d’après l’expression des Économistes actuels, en utilité sociale. « L’argent ou la monnaie, dira Cantillon, trouve dans le troc les proportions des valeurs. » [43]
Ainsi, l’argent apparaît, dans ces divers passages de l’auteur de l’Essai, comme jouant le rôle de mesure des valeurs. Mais Cantillon ne voit pas dans l’argent que cette seule fonction. L’argent, s’il ne joue que ce seul rôle dans l’étude d’une nation sans rapports avec les autres peuples, permet d’obtenir, si nous considérons un peuple commerçant avec d’autres peuples, les productions de cet autre peuple.
C’est ce que n’ont pas vu les Physiocrates.
« Le vrai corps de réserve d’un État est l’or et l’argent dont la plus grande ou la plus petite quantité actuelle détermine nécessairement la grandeur comparative des royaumes et des États. » [44] Ainsi, avec l’importance donnée à l’acquisition de l’argent, Cantillon se rattache aux Mercantilistes et, dans la deuxième partie de son Essai, il montrera toute l’importance d’une balance favorable du commerce.
Comment n’en arrive-t-il donc pas à faire de l’argent le fondement de la richesse, la richesse principale d’un État ? Comment peut-il définir la richesse « la nourriture, les commodités et les agréments de la vie », et trouver en elle les deux éléments principaux « travail et terre » ? D’où vient toute l’importance attachée à cette étude de la richesse en elle-même, et comment ses conclusions, en partie mercantilistes, ne lui ont-elles pas fait apparaître, comme sans intérêt, l’étude de la terre et du travail, principes de la richesse en soi, et l’exposé de sa théorie de la valeur normale ?
C’est que, pour Cantillon, l’argent est une richesse transitoire qui n’est qu’un résultat passager de la richesse intrinsèque. Cette dernière est l’arbre qui, de temps en temps, produit le fruit qui est l’argent.
Pour Cantillon en effet, un peuple ne peut être longtemps riche au sens mercantile, c’est-à-dire ne peut avoir longtemps l’abondance de l’argent. Les peuples se trouvent entraînés dans une sorte de cycle perpétuel qui fait que, pauvres en numéraire, ils en acquièrent vite à cause de leur pauvreté. Riches alors, ils perdent ce qu’ils ont acquis peu à peu sans qu’on puisse espérer ralentir beaucoup cette perte. Pauvres à nouveau, ils redeviennent peu à peu possesseurs d’argent, et il en va ainsi éternellement. D’où vient cette singulière conception de la vie des peuples ? On en pourrait trouver une raison historique, mais qui ne pourrait conduire qu’à une conclusion : un peuple ne peut être riche longtemps et plusieurs peuples ne peuvent l’être en même temps. La ligue hanséatique, l’Espagne, Venise, les villes Italiennes, la Hollande n’ont été riches en numéraire qu’un temps et l’une après l’autre. Mais il ne semble pas que Cantillon ait cru que celles qui étaient tombées les premières fussent sur le point de renaître. Il avait — et il le doit sans doute à Montchrétien qu’il cite dans son ouvrage — la notion du groupement des forces productives dans un même État comme élément nécessaire pour sa prospérité. [45] C’est seulement dans un pays de cette sorte que se produira cette alternance continuelle de pauvreté et de richesse en argent. L’exemple des peuples, qui avaient eu tour à tour une grande abondance de métaux précieux, a donc pu servir sur ce point à Cantillon pour y trouver les idées fondamentales de sa doctrine, mais la raison qu’il donne de son principe est une raison logique. Dans tout peuple qui s’enrichit, les consommations augmentent, les prix s’accroissent et les exportations diminuent — les étrangers ne cherchant plus à acquérir les produits dont le prix a haussé. En même temps, les importations augmentent avec le goût du luxe et les consommations qui sont plus grandes. Il en résulte que l’argent de ce pays « s’écoulera annuellement chez l’étranger pour le paiement de ce même luxe, cela ne manquera pas d’appauvrir l’État par degré et de le faire passer d’une grande puissance dans une grande faiblesse. » [46] Cet État redevenu pauvre restreindra son luxe et de nouveau, en usant des procédés mercantiles, parviendra à la richesse pour retomber ensuite dans la pauvreté.
Mais, riche et pauvre, ces deux expressions, Cantillon ne les conçoit qu’au point de vue comparatif d’un État à un autre, et cette richesse « argent » Cantillon ne la fait que se greffer sur la richesse en elle-même qui est le travail et la terre. Seuls ceux-ci produisent les richesses véritables, seuls ils permettent d’acquérir l’argent, seule la terre — puisqu’il ramène le travail à la terre – produit la richesse intrinsèque.
L’argent ne vient qu’à un moment se joindre à celle-ci et sa naissance, en même temps qu’elle fait décroître la richesse intrinsèque, ne tarde pas à le faire disparaître lui-même.
On voit, dans son ensemble, les deux idées fondamentales de Cantillon. On voit en quoi il y a en lui un Mercantiliste et un Physiocrate. L’idée de la richesse intrinsèque le conduira à indiquer les points principaux de ce dernier système, en même temps que son examen de la richesse comparative fera de lui un mercantiliste raffiné. Il semble qu’il serait plus conforme à l’histoire de voir comment il continue les doctrines mercantiles par ses théories sur l’importance de l’argent, sur la balance du commerce, sur les banques, avant d’examiner les points très nombreux où il devance Quesnay et les Physiocrates. Mais le développement de ses idées le conduit logiquement à examiner tout d’abord la richesse en elle-même avant d’étudier la richesse comparative. Aussi, il expose tout d’abord les points où nous pourrons noter une grande affinité avec les doctrines physiocratiques avant ceux qui nous offrent matière à comparaison avec les doctrines mercantiles. En terminant, d’ailleurs, et étant donné la nécessité des peuples d’avoir des rapports les uns avec les autres, les conclusions pratiques de Cantillon sont beaucoup plus près des conclusions des Mercantilistes de la dernière période, comme Child, que de celles des Physiocrates. Tous les passages où il développe ses vues sur la direction à donner à un État en s’inspirant de la balance du commerce, du rôle des banques, de la connaissance du change, sont bien inspirés de la doctrine mercantile. Ainsi, même si la méthode suivie par Cantillon dans son exposé ne nous conduisait pas à ordonner ainsi notre étude, nous y serions amenés pour cette dernière raison.
Nous examinerons donc successivement les rapprochements entre Cantillon et les Physiocrates et les points de contact entre le Mercantilisme et les doctrines de l’Essai. Nous verrons ainsi comme quoi, tout en partant de l’idée qu’il est avant tout nécessaire à un pays de posséder la richesse intrinsèque, l’auteur de l’Essai en arrive tout naturellement à la question de la richesse comparative et des moyens propres à l’obtenir. Par là, Cantillon est amené à examiner le problème de l’intérêt élevé ou faible, criterium suivant beaucoup d’auteurs de ce temps d’une balance favorable, et est conduit enfin à jeter un rapide coup d’œil sur la théorie du Néomercantilisme c’est-à-dire sur la théorie qui considère l’argent comme conditionnant et commandant le travail.
PREMIÈRE PARTIE : CANTILLON ET LES PHYSIOCRATES
Sans nous attarder longuement aux nombreux points de détail, qui peuvent être communs à l’auteur de l’Essai sur le Commerce et aux Physiocrates, nous chercherons à montrer comment toute la différence entre Cantillon et ces derniers tient à ce qu’ils partent de points de vue différents. Comment, tout en prenant comme base la richesse intrinsèque et la valeur normale, Cantillon et les Physiocrates doivent-ils arriver à des conclusions diverses ? C’est que ces derniers ne déduiront pas de ces notions, plus abstraites que pratiques, ce que Cantillon en a déduit, c’est-à-dire la richesse comparative et la théorie du gain dans l’échange. Encore pareille affirmation mérite-t-elle une observation importante. C’est qu’il est très difficile de dire « les Physiocrates » pour quiconque les a lus. Il est bien certain que, même sur les points essentiels que nous examinerons, tous ne furent pas d’avis unanime. Nous nous bornerons à prendre la doctrine de l’École dans Quesnay, et dans Le Trosne.
CHAPITRE I. La notion de la richesse intrinsèque chez Cantillon et chez les Physiocrates. [47]
Si Mirabeau dans une lettre à son frère avait pris soin de lui narrer dans ses détails l’entretien qu’il eut avec M. de Quesnay à la suite de la publication de son ouvrage de l’Ami des Hommes, il nous serait facile de connaître les principales critiques que le fondateur de l’École des Physiocrates adressait à Cantillon. Nous pouvons en juger toutefois par quelques mots de Quesnay et par quelques passages assez peu précis d’ailleurs de la « Notice abrégée des différents écrits modernes qui ont concouru en France à former la science de l’Économie politique » de Dupont de Nemours. [48]
L’ouvrage de Mirabeau, l’Ami des Hommes, est une sorte de réédition plus vaste et plus développée en certaines parties de l’Essai sur le Commerce. Alors que Cantillon fait œuvre d’Économiste, à qui la morale et la charité semblent ne devoir apporter aucun concours pour son étude, on relèverait beaucoup de passages où Mirabeau fait allusion à ces dernières et prétend les prendre pour guides. Mais le fond de la doctrine, les idées essentielles, des passages entiers sont empruntés à l’Essai sur le Commerce. Mirabeau d’ailleurs le reconnaît lui-même, cite Cantillon comme son maitre et ne cache pas qu’il lui doit les idées maîtresses de son ouvrage. Ainsi, le jugement que porteront sur l’Ami des Hommes les Physiocrates, peut être tenu comme identique à celui qu’ils ont porté sur l’œuvre de Cantillon.
L’Ami des Hommes fut lu avec intérêt par Quesnay ; on raconte qu’il écrivit en marge de l’ouvrage : « L’enfant a tété du mauvais lait, la force de son tempérament le redresse souvent dans les résultats, mais il n’entend rien aux principes. »
C’est un peu la même idée qu’exprime Dupont de Nemours quand il écrit sous la rubrique « Années 1754 et 1755 » : « Des mains de ces fous pleins de sagesse sortirent d’abord plusieurs écrits où l’on voit briller des vues très utiles et très judicieuses gâtées encore par un nombre à peu près égal d’erreurs fort préjudiciables. Tels furent… et l’Essai sur la nature du commerce par M. Cantillon. »
Quesnay et Dupont de Nemours remarquaient en effet dans cet ouvrage nombre d’idées qu’ils détendaient eux-mêmes dans leurs écrits. Que reprochaient-ils donc à ces auteurs et particulièrement à Cantillon ? Nous verrons que, n’ayant pas la notion de richesse comparative se différenciant de la richesse en elle-même, ils ne pouvaient que condamner ce qui avait été écrit sur la première. Mais en quoi différaient-ils d’avis au sujet même de la richesse intrinsèque ?
« Quesnay déclara à Mirabeau, dans l’entrevue qu’il avait sollicitée de lui après avoir lu l’Ami des Hommes, qu’en partant du principe que la population est la source des richesses il avait mis la charrue avec les bœufs, et que les écrivains dont il s’était inspiré étaient des sots. » [49] Pour Quesnay comme pour tous les Physiocrates la seule source de richesses est en effet l’agriculture. Ainsi le travail n’est plus source de richesses mais, lorsque le travail vient se joindre à l’agriculture, il aide simplement à dégager ces richesses. Ce n’est donc plus dans leur doctrine le travail et la terre de Cantillon, ici terre n’a plus le même sens que dans l’Essai sur la nature du Commerce, la terre c’est l’agriculture chez les Physiocrates et le travail, moyen de dégager les richesses, n’est que celui qui vient s’incorporer à la terre. Les Physiocrates diront : « La terre seule est source de richesses. »
Ainsi la richesse est pour eux une chose purement naturelle, une chose matérielle, objective, palpable. Le travail ne s’y joint « que pour faire prospérer l’agriculture source de richesses ». C’est l’expression employée par Dupont de Nemours, dans cette notice que nous avons déjà signalée. Il dit sous la rubrique : année 1756, à propos de l’article sur le mot Fermiers de Quesnay, paru dans l’Encyclopédie : « Tel fut le premier ouvrage publié de M. de Quesnay sur les matières économiques, et l’on voit qu’il renferme deux grandes vérités bien inconnues jusqu’à lui par nos auteurs politiques. L’une, c’est que l’agriculture est la source unique de richesses. L’autre, que, pour faire prospérer l’agriculture, il ne suffit pas d’avoir des bras et de la bonne volonté, il faut encore avoir de grandes richesses d’exploitation à y employer. »
Ainsi, ce passage suggère bien l’idée maîtresse des Physiocrates : tout leur système tourne autour de la terre, de l’agriculture chose matérielle. La richesse, pour eux, est une chose en soi. Cantillon, au contraire, y voit quelque chose de subjectif autant que de matériel. Tout son système part de l’homme pour aboutir à l’homme. Il part du travail pour aboutir à l’échange. « Toute l’Économie politique se trouve ainsi ramenée à l’homme comme principe et comme fin, envisagé comme producteur et comme consommateur de la richesse, ce que beaucoup d’Économistes ont trop oublié depuis en portant leurs vues plus ou moins exclusivement sur la richesse en elle-même et pour elle-même. » [50]
L’idée des Physiocrates nous semble leur avoir suggéré une conséquence bien éloignée sans doute, mais qui n’est pas sans quelque lien avec la notion précédente.
- Deschamps[51], résumant la nature de la valeur chez les Physiocrates, s’exprime ainsi : « On ne peut pas dire que la valeur soit chez eux une qualité inhérente aux choses, mais dans le fait et pour un moment donné du marché la situation est comme si la valeur était une qualité intrinsèque des choses. » Ne voit-on pas qu’il y a là — c’est notre avis du moins — une suite naturelle de leur notion de la richesse ; nous n’avons vu d’après le passage de Dupont de Nemours, aucun élément subjectif — ou du moins cet élément est rejeté au second rang — dans leur notion de la valeur. Élément travail au premier plan, c’est-à-dire élément subjectif chez Cantillon dans sa théorie de la richesse — la richesse n’est envisagée par lui qu’à l’égard de l’homme : « c’est les commodités, les agréments, les nécessités de la vie », — de même élément subjectif au premier plan dans sa notion de la valeur. Il y a bien sur les deux points principaux de notre étude la même opposition entre Cantillon et les Physiocrates. Nous verrons à approfondir davantage la différence entre l’auteur de l’Essai et les Physiocrates au sujet de la valeur dans les chapitres que nous consacrerons à cette étude. Revenons à l’étude de la richesse intrinsèque chez Cantillon.
Une des causes de la richesse, un de ses éléments importants réside d’après lui dans la population. Elle fournit le travail, c’est à elle de développer les produits des terres. [52] « La population au contraire, dira Quesnay, dépend de l’agriculture, il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. » Y a-t-il entre eux autant d’opposition que Quesnay semble le dire ? Cantillon n’a jamais dit ce que les Physiocrates lui ont reproché : que tout dépend de la population. On ne trouve pas trace de cette exagération dans l’Essai. Ce qui a induit en erreur les Physiocrates, c’est qu’ils n’ont lu le plus souvent Cantillon que dans l’Ami des Hommes. Le reproche qu’ils adressent à l’auteur de l’Essai n’atteint donc que Mirabeau. On lit, en effet, dans l’Ami des Hommes[53] : « La nourriture, les commodités et les douceurs de la vie font la richesse. La terre la produit et le travail de l’homme lui donne la forme. Partout la forme est nécessaire au fonds, ici plus qu’ailleurs. [54] « Tant vaut l’homme, tant vaut la terre » dit un proverbe bien sensé. Si l’homme est nul, la terre l’est aussi. Avec des hommes on double la terre qu’on possède, on en défriche, on en acquiert. Dieu seul a su de la terre tirer un homme ; en tout temps et en tous lieux on a su avec des hommes avoir de la terre, ou du moins le produit, ce qui revient au même. Il s’ensuit de là que le premier des biens c’est d’avoir des hommes, le second de la terre. »
Pour Cantillon au contraire rien de tel, la population est cause de richesse mais il ne cherche point à lui donner la première place, et il fait remarquer que cette cause ne peut être illimitée : « le nombre des habitants dans un État dépend des moyens de subsister ». [55] Ce qu’il veut seulement mettre en évidence, c’est que l’on ne peut dire : telle quantité de terre peut nourrir a priori tant d’hommes, ce que paraîtrait vouloir indiquer la proposition de Quesnay. Il est vrai que, dans son article « Fermiers », ce dernier semble bien le reconnaître lui aussi et c’est la meilleure preuve qu’il ne s’agit ici que de nuances dans ces appréciations, et que tous deux sentent fort bien qu’il y a là des vérités si évidentes que nul ne peut les nier. C’est ainsi qu’ils écriront tous deux : « Les propriétaires sont les maîtres de la population d’après l’usage qu’ils feront des terres. » [56] Seulement, les Physiocrates mettent cette idée au second plan et semblent parfois l’oublier. Cantillon ne l’abandonne jamais. L’auteur de l’Essai qui avait beaucoup voyagé et qui s’était livré dans son supplément à une étude de la quantité de terre nécessaire pour nourrir les peuples, d’après leur civilisation et leur mode d’existence, en arrive comme conclusion à cette idée, que dégageront des auteurs modernes, de l’importance du groupement des forces productives dans un État. Si Cantillon n’emploie pas cette expression, il montre tout au moins comment la population augmente avec les manufactures associées à l’agriculture, avec l’art se joignant à la culture des terres. Ainsi, ce n’est plus la culture seule qui est maîtresse de la population, ce n’est plus l’agriculture seule, c’est bien plutôt la façon de vivre des habitants, qui détermine leur nombre et l’on voit toujours apparaître cette notion que tout part de l’homme chez Cantillon au lieu que tout part de la terre chez les Physiocrates. Mais, alors que l’auteur de l’Essai ne porte les yeux sur l’homme, ne l’étudie que pour mieux apprécier en quoi son étude doit s’appliquer à la terre, les Physiocrates, s’en tenant à la terre maîtresse de l’homme, ne cherchent pas à se dégager de cette notion.
On pouvait objecter à ce que nous venons d’exposer que Cantillon ramène tout à la terre. Nous n’oublions pas que nous avons dit plus haut que Cantillon, à la différence de Marx, aboutit à la terre, qu’il réduit le travail en terre, au lieu que, pour l’auteur du Capital, toute richesse n’est que travail, mais la terre, pour Cantillon, c’est la terre en fonction de l’homme, c’est la terre esclave de l’homme, au lieu que, pour les Physiocrates, c’est la terre dominant l’homme. Voilà le point que nous voulions dégager.
Après avoir noté cette différence, nous allons examiner comme quoi, si l’on excepte ce point important dans la conception de la richesse, les idées de Cantillon sont les mêmes que celles des Physiocrates, quant à l’importance à donner à l’agriculture, quant aux droits des Propriétaires et à leur importance dans un État. Nous avons déjà dit que Cantillon comme Quesnay voit, dans la manière d’agir des propriétaires vis-à-vis de la terre, la direction qui sera imprimée à la population. Le rôle des propriétaires, dans un État, est donc prépondérant, et il doit en être ainsi puisque ce sont eux qui possèdent la terre, c’est-à-dire la somme de la richesse pour les Physiocrates, une des sources de la richesse intrinsèque pour Cantillon.
Ils sont donc les maîtres de la production. Or ils ne cultivent pas la terre, mais ils la louent à des fermiers. Dans cette étude des rapports entre la terre, les fermiers et les propriétaires, on trouverait toutes les idées émises plus tard par les Physiocrates. Il nous suffit, sans nous y attacher davantage, de citer ce passage de Cantillon : « Quoiqu’il en soit, quoiqu’on examine les moyens dont un habitant subsiste, on trouvera toujours, en remontant à leurs sources, qu’ils sortent du fonds du propriétaire, soit dans les deux tiers du produit qui est attribué au fermier, soit dans le tiers qui reste au propriétaire. » [57]
On voit là le système des rentes du sol des Physiocrates, et Cantillon ajoutera comme eux : avec les deux tiers le fermier doit faire subsister « tous ceux qui vivent à la campagne directement ou indirectement, et même plusieurs artisans ou entrepreneurs dans la ville à cause des marchandises de la ville qui sont consommées à la campagne. » [58]
Nous trouvons aussi chez Cantillon la distinction entre le produit net et le produit brut. Le propriétaire de la terre acquiert seul le produit net et, suivant l’usage qu’il en fait, il détermine telles ou telles industries, et fait varier, comme nous le verrons plus tard, le prix normal des choses. Le propriétaire est donc maître de la population suivant l’emploi qu’il fait de sa terre et suivant l’emploi qu’il fait du produit net. Mais, alors que la question de la population préoccupe les Physiocrates, qu’ils cherchent avant tout à accroître celle-ci, et condamnent le luxe, il n’en est pas ainsi — au même degré tout au moins — chez Cantillon. Celui-ci n’hésite pas à préférer le bien-être à un accroissement trop grand de la population qui réduirait le pouvoir de consommation des autres individus. Il constate le fait : « Plus on entretient de chevaux dans un État et moins il restera de subsistances pour les habitants. » [59] Mais il déclare plus loin que discuter si l’un vaut mieux que l’autre n’est pas son sujet. C’est que n’étant pas moraliste il ne veut pas discuter une question où il se verrait opposer des raisons morales. « C’est aussi une question qui n’est pas de mon sujet de savoir s’il vaut mieux avoir une grande multitude d’habitants pauvres et mal entretenus qu’un nombre moins considérable mais bien plus à leur aise. » [60]
Pour Cantillon, en effet, la population se mesure à la quantité de subsistances qui peut lui être fournie et il est bien évident que si — comme il le calcule quelque part[61] — un homme raffiné consomme six arpents, la population sera moins nombreuse chez un peuple composé de semblables individus que chez d’autres peuples se contentant du produit d’un arpent et demi. Ainsi, pour Cantillon comme pour les Physiocrates, l’industrie, le commerce, les transports au sein d’un État coûtent aux pays parce que les individus, qui s’y consacrent, consomment des subsistances, de la terre qu’ils n’ont pas produite ; mais Cantillon ne les qualifiera pas de classe stérile et cela, parce que, comme nous l’avons dit : le travail est chez lui source de richesses. « Si on emploie les autres individus à raffiner, par un travail additionnel, les choses nécessaires à la vie comme à faire du linge fin, des draps fins, etc., l’État sera censé riche à proportion de cette augmentation de travail, quoiqu’elle n’ajoute rien à la quantité des choses nécessaires à la subsistance et à l’entretien des habitants. » [62] Il est vrai qu’on pourrait objecter le mot « censé » renfermé dans la phrase et le titre même du chapitre XXI : « Plus il y a de travail dans un État et plus l’État est censé riche naturellement ». Mais Cantillon l’emploie seulement parce qu’il réfléchit que toute cette richesse se consomme et que de ce travail nouveau il ne reste rien. C’est ainsi que si ce travail s’appliquait à des métaux solides dont on créerait « des outils et des instruments pour la commodité des hommes… l’État n’en paraîtra pas seulement plus riche mais le sera réellement. »
Il le sera surtout si on emploie ces travailleurs à tirer de l’or et de l’argent de la terre et « si ces habitants travaillent à attirer l’or et l’argent dans l’État, en échange des manufactures et des ouvrages qu’il y font et qui sont envoyés dans les pays étrangers, leur travail sera également utile et améliorera réellement l’État. »
Le Mercantiliste qui est en Cantillon l’éloigne des Physiocrates et chez lui la population est source de richesses en ce sens que bien employée à cultiver les terres et à développer les industries propres à assurer une balance favorable, elle augmentera le bien-être de l’État.
Précisons, avant de terminer sur ce point, une donnée assez intéressante de Cantillon que nous avons simplement notée sans nous y attarder. C’est l’idée exprimée par l’auteur de l’Essai que la civilisation réduit le nombre d’hommes. Cantillon se trouve avoir une théorie entièrement opposée à celle de Malthus sur l’accroissement de la population. Pour notre auteur la population doit décroître avec la civilisation, parce que plus celle-ci se développe, plus les besoins augmentent, plus le luxe se développe, et par suite plus il faut à un individu pour vivre de produits « d’arpents de terre ».
« Le chevalier Petty, et après lui M. Davenant inspecteur des douanes en Angleterre, semblent s’éloigner beaucoup des voies de la nature lorsqu’ils tâchent de calculer la propagation des hommes par des progressions de génération depuis le premier père Adam. Leurs calculs semblent être purement imaginaires et dressés au hasard… nous voyons tous les jours que les Anglais en général consomment plus de produits de terre que leurs pères ne faisaient. C’est le vrai moyen qu’il y ait moins d’habitants que par le passé. » [63]
Cette critique de la théorie de Petty et de Davenant prouve bien que les idées de Cantillon sur le luxe n’ont point le caractère que nous trouverons chez celles des Physiocrates sur le même sujet. Mirabeau lui-même dans l’Ami des Hommes, abandonne son modèle sur ce point. C’est que, comme nous l’avons déjà fait remarquer, Cantillon n’est point un moraliste, c’est un observateur. Il croit peu à la puissance des lois, mais beaucoup plus au caractère naturel des hommes. Sans doute il condamnerait bien un luxe excessif, comme nous le verrons plus tard en examinant la richesse comparative, mais il a peu de confiance dans la puissance des lois sur les entraînements naturels des peuples.
C’est ainsi qu’il conclut que le luxe arrivera fatalement à réduire la population, à appauvrir chez un peuple la richesse comparative. Mais nous savons qu’avec le cycle perpétuel qu’il nous montre chez une nation ayant territoire, production, population suffisante, ce ne sera là qu’affaire d’un temps : une crise périodique et passagère.
Quoi qu’il en soit, et c’est la conclusion que nous voulons tirer de ce chapitre, chez Cantillon tout part de l’homme pour aboutir à l’homme. Tout part de la terre et aboutit à la terre chez les Physiocrates. Nous voyons dans l’étude de la richesse intrinsèque d’après l’auteur de l’Essai, que l’homme est à la première place ou tout au moins que la terre n’est examinée que par rapport à l’homme : c’est la terre produisant pour l’homme, et la terre mesurant le travail par la quantité de subsistances nécessaires au travail. De même dans l’étude de la valeur normale ou valeur intrinsèque, ce sera, comme nous le verrons plus loin, les frais de production qui serviront de commune mesure, mais ce ne sera là qu’un point passager qui se trouvera vicié dans la pratique, et la notion de la valeur courante viendra se joindre à l’étude de la valeur normale. Au contraire, c’est l’homme, pourrait-on dire, avec les Physiocrates, qui tourne autour de la terre ; il doit tout attendre d’elle, elle le commande et il est son esclave. De là chez eux la conception de la richesse trouvant sa source unique dans la terre, et de là, comme nous nous efforcerons de le montrer dans la suite, cette conception d’une seule sorte de valeur, valeur unique sous le régime de pleine concurrence, valeur objective, valeur en quelque sorte matérielle, résidant dans les choses.
De là enfin, comme nous le montrerons, leurs théories confuses de l’échange de valeur pour valeur égale, de l’échange au cours sans gain ni perte.
Pour terminer avec la notion de richesse, il nous faut voir comment Cantillon, qui passe toujours des abstractions aux faits et insiste surtout sur ces derniers, étudie après une nation considérée en elle-même sans rapport avec d’autres nations, une nation dans la vie des autres, une nation comparée avec d’autres et déduit de la notion de la richesse intrinsèque la notion de la richesse comparative. Nous verrons comment ici l’argent et l’or trouvent naturellement leur place, comment ces noms, que nous n’avons jamais eu à prononcer dans ce chapitre, servent ici de mesure de la richesse, comment en un mot Cantillon devient « ce sot » dont parle Quesnay. Dans cette partie de son ouvrage c’est le mercantiliste qui se montre à nous. Que pouvaient en penser les Physiocrates ? Quelles étaient sur ce sujet leurs idées, en tout point opposées à celles de Cantillon ? Comment cependant les théories de Cantillon sont pourtant bien modérées ? C’est ce que nous allons examiner dans le prochain chapitre où nous ne chercherons à exposer que les idées générales de Cantillon, en tant qu’elles nous permettent de le comparer aux Physiocrates. Les développements que ses idées comportent seront exposés quand nous étudierons le Mercantilisme chez l’auteur de l’Essai.
CHAPITRE II. La notion de la richesse comparative chez Cantillon. — Ses idées sur l’argent. — Les théories des Physiocrates à ce sujet.
- — « Le point qui semble déterminer la grandeur comparative des États, est le corps de réserve qu’ils ont au-delà de la consommation annuelle, comme les magasins de draps, de linge, de blé, etc., pour servir dans les années stériles, en cas de besoin ou de guerre. Et, d’autant que l’or et l’argent peuvent toujours acheter tout cela des ennemis même de l’État, le vrai corps de réserve d’un État est l’or et l’argent dont la plus grande ou la plus petite quantité actuelle détermine nécessairement la grandeur comparative des Royaumes et des États. » [64]
Cette idée conduit Cantillon à examiner la manière d’avoir de l’or et de l’argent plus que ses voisins. Ceci s’obtient par une balance de commerce favorable. Il faut que les exportations dépassent les importations, et Cantillon en arrive à distinguer parmi les exportations celles où il entre surtout de la terre et celles où le travail est l’élément essentiel. Les premières entraînent une décroissance de population et par cela même sont mauvaises, car exporter du blé, du vin, des laines, c’est enlever des subsistances qui eussent fait vivre une population plus nombreuse ; au contraire exporter du travail et des ouvrages « où il entre peu de produit de terre », cela permettra d’avoir à la fois une balance favorable et une population nombreuse, « cela enrichira cet État utilement et essentiellement ». Mais, en même temps qu’il préconise cette solution, Cantillon voit l’inconvénient : si tous les peuples en agissent ainsi, on aura une surproduction énorme, aussi faut-il régler les exportations et par suite ce genre de travail sur les débouchés qu’on en peut attendre. Il n’est pas mauvais que ceux qui ne peuvent s’employer de la sorte et ne trouvent pas place dans l’agriculture « apportent de l’ornement ou même de l’amusement dans l’État. Ils valent la peine d’être encouragés à moins que ces hommes ne trouvent moyen de s’employer utilement. » [65]
Il semble bien que ces idées de Cantillon soient aux antipodes de celles des Physiocrates et il nous sera facile de le constater en examinant les idées de ces derniers et celles de l’auteur de l’Essai sur l’argent et la monnaie, quoique, même sur ces points, ils aient encore bien des idées communes.
L’étude de la richesse intrinsèque chez Cantillon n’est que le point de départ dont la conclusion doit être l’étude de la richesse comparative. Rien de semblable chez les Physiocrates. Comment en eut-il été autrement puisque leur doctrine s’applique à tous les peuples, et que, si tous les peuples l’appliquent en même temps, le bonheur règnera également sur tous ?
D’ailleurs, comment l’échange eût-il pu rendre un peuple plus riche qu’un autre, puisque pour eux l’échange se fait toujours de valeur pour valeur égale ? L’étude que va faire Cantillon suppose une conception nationaliste. Les Physiocrates au contraire ont une conception universelle. Ils diront avec Bodin : « La nature qui n’est autre chose que la Providence, aime également tous les hommes et les veut tous faire subsister… c’est pourquoi la nature ne connaît ni différents États ni souverains. » Turgot dira avec conviction : « Quiconque n’oublie pas qu’il y a des États politiques différents les uns des autres n’édifiera jamais une science économique. »
On comprend qu’avec pareille conception du rôle de la science économique, les Physiocrates ne pouvaient chercher à étudier la richesse comparative des États, ce en quoi elle consiste et la façon de permettre à un État de s’enrichir plus qu’un autre. Il n’en reste pas moins acquis — et nous allons le montrer — que le point de départ de Cantillon et des Physiocrates, c’est-à-dire leur conception de l’argent, n’est pas aussi éloigné qu’on pourrait le croire au premier abord.
Comment Cantillon envisage-t-il l’argent ? Quelle idée en avaient les Physiocrates ? C’est ce qu’il nous faut d’abord étudier.
L’argent rend deux grands services. Il sert de mesure des valeurs. Il sert de gage futur des échanges. Enfin il a lui-même une valeur propre. Voilà trois propositions qu’il nous faut examiner et qu’étudie fort bien Cantillon.
- a) L’argent sert de mesure des valeurs, c’est ainsi qu’il nous permet de comparer deux choses au premier abord essentiellement différentes, la terre et le travail. « L’argent ou la monnaie qui trouve dans le troc les proportions des valeurs est la mesure la plus certaine pour juger du pair de la terre et du travail et du rapport que l’un a à l’autre dans les différents pays. » [66] Ainsi un homme gagne une once d’argent par son travail, un autre une demi : l’un amoitié plus de produit de terre à dépenser que l’autre.
Comme il l’indique dans un autre passage de son Essai, les hommes ont dû par nécessité se servir d’une mesure commune « pour trouver dans le troc la proportion et la valeur des denrées et des marchandises dont ils voulaient faire l’échange. [67] Il fallait donc trouver la denrée ou marchandise la plus propre à cet effet, c’est-à-dire une denrée non périssable et commode à transporter. Il fallait également que la marchandise choisie put se « subdiviser sans déchet ». Enfin il fallait que celle-ci fut assez rare et demandât assez de travail pour représenter sous un faible poids une grosse valeur. « L’or et l’argent seuls sont de petit volume, d’égale bonté, faciles à transporter, à subdiviser sans déchet, commodes à garder, beaux et brillants dans les ouvrages qu’on en fait et durables presque jusqu’à l’éternité… il n’est donc pas étonnant que toutes les nations soient parvenues à se servir d’or et d’argent pour monnaie ou pour la mesure commune des valeurs. » [68]
- b) Cantillon a moins insisté sur la seconde proposition : L’argent sert de gage de traditions futures. Peu de passages y font allusion. C’est que tous les Économistes reconnaissent à l’argent cette qualité. Nous avons vu déjà que Cantillon dit dans un passage où il définit la richesse comparative : « L’argent et l’or peuvent toujours tout acheter. » Ils permettent l’épargne, car les autres objets que l’on pourrait épargner se détériorent vite et perdent ainsi de leur valeur. C’est d’ailleurs cette idée qui fait trouver à l’auteur de l’Essai la mesure de l’enrichissement des États, leur richesse comparative d’après l’or et l’argent qu’ils possèdent, or et argent qui peuvent ainsi représenter en partie le corps de réserve « qu’ils ont au-delà de la consommation annuelle ». Mais, comme nous l’avons dit, Cantillon n’insiste guère. Au contraire bien des Économistes n’ont vu que cela dans l’argent. « L’argent n’est tout au plus et n’a jamais été qu’un moyen de recouvrer les denrées parce que lui-même n’est acquis que par une vente précédente de denrées. » [69] Boisguilbert qui ne voit que cette qualité de l’argent le déclare « la source de tous les maux, au moins depuis qu’il est sorti de son rôle naturel d’esclave des échanges. » Ainsi pour lui l’argent n’est qu’un instrument et cette idée pourrait justifier les altérations monétaires.
- c) Cantillon au contraire, et c’est un des points à coup sûr les plus remarquables de son analyse de l’argent, insiste sur l’idée que l’argent a une valeur propre. Cette idée sera également indiquée par Law dans son livre : Considérations sur le commerce et le numéraire.
Les métaux précieux sont comme les marchandises, nous dira Cantillon, ils ont une valeur réelle ou intrinsèque et une valeur de marché. « La valeur réelle ou intrinsèque des métaux est proportionnée à la terre et au travail nécessaires à leur production… La valeur des métaux au marché de même que de toutes marchandises ou denrées est tantôt au-dessus et tantôt au-dessous de la valeur intrinsèque et varie à proportion de leur abondance ou de leur rareté suivant la consommation qui s’en fait. » [70] Ainsi l’argent et l’or ont une haute valeur en eux-mêmes parce qu’ils renferment souvent une petite quantité de terre en elle-même et qu’ils renferment toujours une grande quantité de travail. « Ce qui cause la cherté des mineurs d’argent, c’est qu’ils ne vivent guère plus de cinq ou six ans dans ce travail qui cause une grande mortalité, de manière qu’une petite pièce d’argent correspond à autant de terre et de travail qu’une grosse pièce de cuivre. » [71] La conclusion de Cantillon, c’est que les altérations monétaires doivent être absolument prohibées, elles sont contraires à tout idée de justice. Le passage où il développe cette idée est assurément d’une concision parfaite. Il montre toute la puissance d’analyse de Cantillon.
« Il faut que la monnaie ou la mesure commune des valeurs corresponde réellement et intrinsèquement en prix de terre et de travail aux choses qu’on donne en troc. Sans cela elle n’aurait qu’une valeur imaginaire. Par exemple si un Prince ou une République donnaient cours dans l’État à quelque chose qui n’eut point une telle valeur réelle et intrinsèque, non seulement les autres États ne la recevraient pas sur ce prix là mais les habitants même la rejetteraient lorsqu’ils s’apercevraient du peu de valeur réelle. » [72]
Il semble que Cantillon dégage là une notion encore fort mal connue de son temps, non que je croie qu’il soit le premier à envisager l’argent comme ayant une valeur propre, mais il est bien certain qu’il le fait avec une précision remarquable, et que beaucoup d’Économistes semblaient ignorer la valeur intrinsèque de la monnaie. Pour ne citer que Locke qui prend à parti Cantillon, cet auteur ne voyait dans l’argent qu’une mesure des choses et une mesure trouvant sa valeur dans le consentement de tous. Il en concluait — et c’est ce que l’auteur de l’Essai lui reproche — que les monnaies n’avaient qu’une valeur imaginaire. « Elles en ont, lui répond Cantillon, une à proportion de la terre et du travail qui entre dans leur production. »
Dès lors on conçoit fort bien l’idée de Cantillon quand il nous définit la richesse comparative des États et qu’il la mesure selon la quantité d’or et d’argent qu’ils possèdent. Comment il faut agir pour acquérir une plus grande quantité d’or et d’argent que les autres nations, nous le verrons en étudiant Cantillon mercantiliste ; ce qu’il nous faut montrer, c’est que Cantillon ne prêche pas l’argent avant tout, l’argent richesse unique, qu’il se rend bien compte — et en cette matière il devance les idées des Physiocrates — qu’une certaine quantité d’argent est nécessaire à la circulation, qu’une quantité plus grande est signe d’enrichissement, mais que si cette quantité d’argent augmente trop, l’argent atteint son point de sortie en même temps qu’il atteint son summum d’entrée. La richesse comparative des États bien organisés est un cycle perpétuel où tour à tour l’un a la supériorité sur l’autre.
L’argent n’est point la richesse préférable aux autres richesses, nous l’avons vu, parce qu’il suppose les autres richesses. Il ne vient que parce que l’État est riche de ces autres richesses, et il sort quand l’État perd de ces dernières. Mais il n’en reste pas moins établi qu’il en faut nécessairement et qu’en posséder plus que cela est nécessaire est un bien. L’argent, nous a dit Cantillon, facilite les échanges et c’est un rôle qu’il remplit mieux que tout autre. Il faut donc en avoir une certaine quantité. C’est cette quantité que Cantillon cherche à déterminer. Cette détermination du numéraire nécessaire pour faciliter la circulation des biens, nous la trouverons également chez les Physiocrates, et c’est sans doute de l’Essai qu’ils l’ont tirée. La théorie de Cantillon se rattache à son système sur les trois rentes du sol et à sa distinction du produit brut et du produit net. Il faut, nous dira l’auteur, suffisamment d’argent pour payer la première rente, c’est-à-dire la rente qui doit être payée au propriétaire en argent comptant. Pour la seconde, c’est-à-dire l’achat par les cultivateurs des marchandises qu’ils doivent tirer des villes, il faut également de l’argent, ce qui équivaut à 1/6 du produit brut. Quant à la troisième, « pour ce qui est de la nourriture et de la boisson des habitants de la campagne, il ne faut pas nécessairement de l’argent comptant pour se les procurer… tout cela peut se payer en troc par évaluation, sans que l’argent y soit nécessaire. » [73]
Ainsi il faut un tiers plus un sixième du produit de la terre, c’est-à-dire la moitié du produit : « par conséquent il faut que l’argent comptant soit égal au moins à la moitié du produit de la terre, au moyen de quoi l’autre moitié (du produit de la terre) peut se consommer à la campagne sans qu’il soit besoin d’argent comptant. » Les propriétaires qui ont touché cette rente en argent la distribuent ensuite par les achats qu’ils font et ainsi cet argent circule de mains en mains. Toutefois Cantillon remarque aussitôt que cette quantité d’argent n’est pas la quantité souhaitable, c’est la quantité minimum. Pour que la circulation fût facile, il faudrait qu’il y eut autant d’argent que le produit de deux rentes du sol. C’est que l’argent ne circule pas toujours ; par moment on l’amasse quand on a de gros paiements prochains à faire et ainsi il en faut plus que si la circulation en était incessante. Tous ces calculs d’ailleurs ne comportent pas une exactitude absolue. Cette quantité, nous dit Cantillon, doit varier suivant les États « suivant le train qu’on y suit et la vitesse des paiements » ; mais il estime que ce qu’il a essayé de fixer comme quantité sera la quantité normale.
On pourrait croire que l’auteur de l’Essai s’en fut tenu là comme les Physiocrates sur cette matière[74], mais il se rend très bien compte — en mercantiliste qu’il est — qu’on pourrait s’étonner qu’il ne se préoccupât pas de la quantité d’argent nécessaire pour commercer avec les pays étrangers. Il s’est posé la question mais il répond « qu’il n’en faut pas d’autre que celui qui circule dans l’État, lorsque la balance du commerce avec l’étranger sera égale, c’est-à-dire lorsque les denrées et marchandises qu’on y envoie sont égales en valeur à celles qu’on en reçoit. »
Si cette quantité d’argent est nécessaire, est-il souhaitable qu’il y en ait plus ? De ce que l’argent a une valeur en lui-même, et sert de gage de la tradition future dans les échanges, ne faut-il pas conclure qu’il en faut toujours plus ? Sans vouloir nous attarder à entrer dans les détails de cette question que nous examinerons en étudiant Cantillon mercantiliste, disons seulement que l’abondance de l’argent, d’après notre auteur, fait généralement hausser les prix et par cela, restreint les exportations, augmente les importations à tel point que l’argent finit lui-même par sortir. Trop d’argent nuit comme trop peu gêne.
- — Après avoir exposé les idées de l’Essai sur cette matière, nous allons examiner, chez les Physiocrates, leurs idées sur l’argent, sur le commerce, sur la quantité d’argent nécessaire dans un État. Nous verrons alors la différence qui existe entre ces derniers et Cantillon.
Les Physiocrates ne sont point comme Locke, ils ne voient pas dans l’argent une richesse ayant une valeur imaginaire due au simple consentement des hommes, mais comme Cantillon — s’ils dégagent toutefois cette notion avec beaucoup moins de précision que lui — ils ont vu que l’argent a une valeur en lui-même due au travail et à la terre qu’il demande. Le Trosne dans les premiers chapitres de son Discours De l’Intérêt social par rapport à la valeur, à la circulation, à l’industrie et au commerce intérieur et extérieur indique que le pays ne s’enrichit pas parce qu’il a plus d’argent. Il vaudrait mieux, en effet, que le pays eut ce que cet argent a coûté à acquérir, les pays miniers seraient plus heureux s’ils cultivaient l’agriculture. Celle-ci, en effet, est créatrice de valeurs nouvelles au lieu que les mines ne le sont point, coûtant pour en extirper l’argent en terre et en subsistances pour l’ouvrier autant que la mine produira. Affirmer pareille proposition c’est bien montrer que la valeur de l’argent est calculée d’après ce qu’il coûte à produire, c’est donc bien dire — avec moins de précision — que l’argent a une valeur intrinsèque.
Mais, à la différence de Cantillon qui voit cette proposition quelque chose de capital dans l’étude de l’argent et de la monnaie, qui voit dans cette affirmation la conclusion naturelle qui en découle, c’est-à-dire la condamnation de toutes les altérations monétaires, les Physiocrates n’ont pas insisté. Il semblerait d’ailleurs que, dans leur système, pareille étude fut sans importance. On ne voit pas pourquoi ils insisteraient là-dessus puisqu’ils n’en veulent tirer aucune conséquence mercantile. Ils diront d’ailleurs en bien des passages qu’une monnaie de papier bien réglée et limitée serait aussi bonne que du numéraire. À leurs yeux même elle vaudrait mieux puisqu’elle épargnerait le travail et la terre que demande la production de l’argent numéraire, ce serait par suite un profit, des bras nouveaux, des terres nouvelles qui pourraient être utilisées par l’agriculteur. Voilà une idée que ne pouvait avoir Cantillon mercantiliste.
Il faut en effet du numéraire-métal pour les échanges internationaux et pour le solde de la balance du commerce, or le papier monnaie ne saurait remplir cet emploi ; n’ayant pas de valeur intrinsèque, il ne peut circuler dans tous les pays ni avoir une valeur presque invariable. Ce que les Physiocrates ont vu surtout dans l’argent, c’est son caractère de mesure des valeurs, et de gage de traditions futures. Dès lors, sur ces deux points, les conséquences qu’ils tireront seront assez semblables à celles de Cantillon. Comme lui, ils se poseront la question : combien faut-il d’argent pour une bonne circulation ; et, tout en se rendant bien compte, comme l’auteur de l’Essai, que tout calcul ne peut être que bien aléatoire en cette matière, les Physiocrates ont cherché à déterminer cette quantité. Ce qu’il en faut suivant eux, ce qui suffit à une matière agricole, est naturellement déterminé par ce qu’ils appellent le produit net de l’agriculture, c’est-à-dire ce que les fermiers paient aux propriétaires. « Au-delà de cette proportion, nous dit Quesnay, la monnaie n’est point une richesse utile à l’État. » L’argent en effet ne produit pas par lui-même et ainsi l’argent n’engendre pas l’argent. C’est la production qui conduit à la multiplication de l’argent, or rien ne gêne plus la production que l’abondance d’argent ; l’argent représente des richesses immobilières, des richesses improductives, et le surplus de ce qui est nécessaire pour une bonne circulation monétaire est un mal pour un État. Ainsi la vraie richesse des nations consiste, non pas à avoir beaucoup d’argent, mais à avoir des valeurs avec lesquelles on puisse payer l’argent. « La richesse en argent n’est qu’une richesse seconde et représentative de la richesse première à laquelle elle ne supplée pas. » [75] La plupart des écrivains ont cherché à mettre en relief cette conception de l’argent, ils ont fait aux Physiocrates l’honneur d’avoir dégagé les premiers parmi les Économistes de leur temps cette idée que l’argent n’a pas besoin d’être de plus en plus abondant pour que le pays soit de plus en plus riche. Nous avons vu que Cantillon n’était pas si éloigné d’eux sur ce point. Ce qui fait — il faut le répéter ici encore — la différence entre cet Économiste et les Physiocrates, c’est que l’auteur de l’Essai est surtout un homme de pratique qui croit à un certain « déterminisme des faits ». Un pays riche, c’est-à-dire, pour Cantillon, un pays ayant une agriculture et un commerce florissant, aura forcément plus d’argent qu’il ne lui en faut et ainsi l’abondance de l’argent ne sera pas pour Cantillon comme pour les bullionistes ou encore pour certains mercantilistes la cause de la richesse mais une conséquence plutôt funeste, inévitable de la richesse d’une nation. « Lorsqu’un État est parvenu au plus haut point de richesse (c’est-à-dire d’abondance d’argent)… il ne manquera pas de retomber dans la pauvreté par le cours ordinaire des choses. La trop grande abondance d’argent qui fait tandis qu’elle dure la puissance des États, les rejette insensiblement mais naturellement dans l’indigence. » [76] Pour éviter cela notre auteur préconise les emprunts. « Le Prince ou la Législature devrait retirer de l’argent, le garder pour des cas imprévus et tâcher de retarder la circulation par toutes les voies hors celle de la contrainte et de la mauvaise foi. » D’ailleurs leur action sera alors même peu importante « puisque selon le cours naturel des choses l’État doit retomber de lui-même ». N’y a-t-il pas là une bien vive critique de l’influence néfaste de l’abondance de l’argent ? Ne voit-on par là l’idée que si pour Cantillon l’argent est source de grands biens — dans l’exposé des avantages qu’il procure il reste bien mercantiliste — il y voit également la source de grands maux pour un État. Toute la différence entre les Physiocrates et lui vient donc de ce fait que pour Cantillon en commerçant avec l’étranger on gagne ou on perd, qu’un pays est bien obligé de chercher à gagner, que par suite ce gain vient en argent dans le pays, et qu’à moins de vivre isolé il faut bien chercher ce gain malgré les suites funestes qui se produiront plus tard. « Et si tous les États avaient un pareil soin de n’être pas les dupes des autres États dans le commerce, chaque État serait considérable uniquement à proportion de son produit et de l’industrie de ses habitants. » [77]
Cantillon juge d’après les faits ; les Physiocrates n’étudient point les conséquences des faits ou plutôt ils ne voient pas ces conséquences, puisque d’après eux l’échange se fait de valeur pour valeur égale et qu’on ne peut s’enrichir dans l’échange. Ils ne verront la richesse d’un État que dans le développement de son agriculture qui seule renferme la force de multiplication. Le pays le plus riche sera donc pour eux celui où l’agriculture sera la mieux développée.
S’arrêtant à cette notion et n’envisageant pas les conséquences d’un développement du commerce entre pays, ils n’ont point eu comme Cantillon à se préoccuper des suites d’une plus grande quantité d’argent dans un pays.
Mais il n’en reste pas moins, et c’est ce fait important que nous voulons également retenir de cette étude, que Cantillon est déjà sur bien des points un précurseur des idées Physiocratiques.
D’ailleurs, les temps n’étaient-ils pas là pour inspirer ses idées ? La ruine de l’agriculture allait inspirer les théories de Quesnay et de ses disciples et à l’époque de Cantillon la terre était déjà abandonnée pour le commerce qu’on voulait avant tout favoriser. Cantillon, très observateur, voyait les maux qui étaient résultés de cette politique exclusive et son écrit cherchait à montrer les points faibles du système pratiqué. Esprit avant tout ennemi de toute conception systématique, il s’est aussi gardé des points extrêmes des doctrines physiocratiques ; banquier lui-même, il ne pouvait point avoir l’aversion que Quesnay et ses successeurs auront pour l’argent ; il s’est efforcé de montrer les bienfaits qu’il procurait et en cela il est resté fidèle aux doctrines mercantilistes.
Quoi qu’il en soit, et cela montre bien la logique du système que nous examinons, nous avons déjà vu que l’idée de l’échange telle que la concevaient les Physiocrates devait les porter à ne pas examiner la conséquence du commerce avec l’étranger. Si le gain ne peut se trouver dans l’échange, il y a peu à craindre que de ce commerce résulte une abondance bien grande d’argent. Tout au moins n’y a-t-il là qu’une question d’un intérêt secondaire. Si au contraire dans tout échange, il y a gain pour l’un, perte pour l’autre, voilà bien un point important à étudier, voilà l’échange devenu principe de richesse dans le commerce avec les nations, voilà l’échange procurant une balance favorable pour l’un des contractants, voilà une abondance plus grande d’argent solde de cette balance, voilà un pays plus riche que son voisin et voilà l’étude de l’échange se joignant à l’étude de la richesse. Tout cela se suit très naturellement chez Cantillon.
Ainsi à l’étude de la richesse se joint logiquement chez lui l’étude de la valeur, et de même qu’il a cherché à dégager la notion de la richesse intrinsèque avant de passer à l’étude de la richesse comparative, de même aussi il a examiné successivement la valeur intrinsèque et la valeur courante, dégageant ainsi très nettement deux conceptions du mot valeur. Nous verrons à ce point de vue comment Cantillon est à coup sûr un des maîtres du temps pour cette notion si importante en Économie Politique. Nous chercherons à montrer l’idée que les Physiocrates se sont faite eux aussi de la valeur, qu’ils étudient sous le nom de valeur sociale ; nous constaterons qu’ils paraissent fort obscurs, mais qu’en examinant chacune de ces notions différentes de valeur en usage, de valeur normale, de valeur courante qu’ils ont réunies sous une même dénomination, on peut expliquer ou du moins tenter une justification de leurs idées sur l’échange.
À cet effet nous étudierons tout d’abord la conception de Cantillon sur la valeur intrinsèque, puis celle qu’il fournit sur la valeur courante. Cantillon n’a point tenté une définition de la valeur ni des éléments qui la composent. Nous n’avons donc point à donner une théorie suivie de la valeur, mais à noter seulement les idées qu’il a dégagées.
CHAPITRE III. La notion de la valeur intrinsèque chez Cantillon. — La notion de la valeur sociale chez les Physiocrates et particulièrement chez Le Trosne.
- — « Le prix ou la valeur intrinsèque d’une chose est la mesure de la quantité de terre et de travail qui entre dans sa production, eu égard à la bonté du produit de la terre et à la qualité du travail. Mais il arrive souvent que plusieurs choses qui ont actuellement cette valeur intrinsèque ne se vendent pas au marché suivant cette valeur, cela dépendra des humeurs et des fantaisies des hommes, et de la consommation qu’ils feront. » [78] Ce passage montre fort bien l’opposition que Cantillon fait entre la valeur normale ou intrinsèque des choses, et la valeur courante ou prix sur le marché ; il indique déjà les deux lois qui déterminent, suivant notre auteur, l’une et l’autre la valeur.
Pour la première, c’est le travail et la terre qui entrent dans la production de l’objet. Pour la seconde, ce sera l’offre et la demande. Nous ne nous occuperons dans ce chapitre que de la valeur normale.
Ce qui la détermine, c’est la « mesure de la terre et du travail qui entre dans sa production », autrement dit ce sont les frais de production. Ainsi la « quantité du produit de la terre et la quantité aussi bien que la qualité du travail entreront nécessairement dans les prix ». [79] Cela variera suivant les objets ; dans certains cas, la valeur normale aura surtout à rémunérer la terre ; dans d’autres le travail absorbera presque toute la valeur intrinsèque. Le prix du foin d’une prairie ou d’un bois qu’on vend sur pied se règle sur la matière même, et ce qui est ainsi rémunéré, c’est l’élément terre ; le prix d’une cruche d’eau dans les rues de Paris est « d’un sol, ce qui est le prix ou la mesure du travail du porteur d’eau », et ce qui est ici rémunéré c’est donc l’élément travail.
Ainsi les choses ont une valeur normale et celle-ci peut se déterminer par un chiffre unique puisque, nous le savons, Cantillon calcule le travail en terre d’après la quantité de subsistances nécessaires à l’ouvrier dans les différents pays. La valeur du travail journalier a donc un rapport au produit de la terre, et « la valeur intrinsèque d’une chose peut être mesurée par la quantité de terre qui est employée pour sa production et par la quantité du travail qui y entre, c’est-à-dire encore par la quantité de terre dont on attribue le produit à ceux qui y ont travaillé. » [80]
Mais comment compter la valeur en terre de ce travail, de telle sorte que nous arrivions à un chiffre unique fixant la valeur normale ? C’est, avons-nous dit, la quantité de subsistances nécessaires à l’ouvrier, mais il y faut calculer les frais d’apprentissage qui, plus ou moins longs, font que le travail d’un ouvrier est payé plus ou moins cher que celui d’un autre. « Ceux qui emploient des gens de métier doivent nécessairement payer leur travail plus haut que celui d’un laboureur ou manœuvre, et ce travail sera nécessairement cher à proportion du temps qu’on perd à l’apprendre et de la dépense et du risque qu’il faut pour s’y perfectionner. » [81]
Est-ce à dire que ce point sera le seul qui détermine le coût du travail ? S’il en était ainsi, nous ne serions pas loin du salaire nécessaire et des conséquences que cette théorie comporte. Il semble bien au premier abord que Cantillon en soit partisan puisque le salaire, c’est la nourriture nécessaire pour la vie actuelle de l’ouvrier et pour la rémunération des frais que son apprentissage a occasionnés.
Cantillon ne calcule même pas le salaire de la famille, le salaire nécessaire à la vie de la femme et des enfants de l’ouvrier. « Je ne considère pas ici — dit-il au chapitre XI où il étudie le pair ou rapport de la terre à la valeur du travail — la dépense de la femme, je suppose que son travail suffit à peine pour son propre entretien, et lorsqu’on voit un grand nombre de petits enfants dans un de ces pauvres ménages, je suppose que quelques personnes charitables contribuent quelque chose à leur subsistance, sans quoi il faut que le mari et la femme se privent d’une partie de leur nécessaire pour faire vivre leurs enfants. »
Mais cette citation, que certains auteurs ont reproduite pour montrer dans Cantillon un partisan de la théorie du salaire nécessaire, ne me semble pas nécessiter, pour tous les cas au moins, la conclusion rigoureuse que l’on veut en tirer. Cantillon cherche dans ce passage à étudier la condition des paysans, la citation ne vise donc que ces derniers. Or cette condition ne nécessite, d’après lui, ni habilité ni apprentissage, elle est donc payée au plus bas taux, c’est-à-dire d’après la règle essentielle que l’auteur a posée pour la rétribution du travail. À celle-ci donc, il applique la théorie du salaire nécessaire : le travail vaut ce qu’il coûte à produire, c’est-à-dire les subsistances nécessaires à la nourriture actuelle et aux frais d’apprentissage — ils sont nuls ici d’après lui — de l’ouvrier. Il n’en reste pas moins qu’il fera exception pour la classe qu’il appelle les artisans ou gens de métier. La règle qu’il a posée ne s’appliquerait plus à ces derniers, et c’est ce qu’il semble bien vouloir indiquer : « Les artisans gagnent les uns plus, les autres moins, selon les cas et les circonstances différentes. » [82] Les risques, l’habilité, la capacité, la confiance, tout se paie et entre comme éléments variables dans le calcul de la valeur du travail. La mesure qu’il en a donnée tout à l’heure et dont on pouvait déduire logiquement la théorie du salaire nécessaire ne s’applique donc point à toutes les professions.
D’où vient que Cantillon n’ait pas eu une autre conception de la valeur du travail ? C’est qu’il a cherché à donner à la terre et au travail une commune mesure, qu’il a voulu réduire l’un à l’autre et permettre un calcul facile que devait exposer son supplément. Il n’a par suite guère connu — sinon bien vaguement comme on peut le peut voir en parcourant le chapitre VIII — le travail valant d’après son utilité sociale et non d’après les subsistances nécessaires à l’ouvrier. Ce n’est point à dire qu’avec sa théorie appliquée, l’ouvrier eut dû être toujours aussi malheureux — aussi pauvre, oui ; aussi malheureux, non.
Il dit formellement au chapitre VII qu’à mesure que la civilisation grandit, les besoins que l’on considère comme nécessaires augmentent également ; tel objet qui semblait de luxe, il a quelque cent ans, est considéré comme objet de nécessité aujourd’hui. C’est ainsi qu’il faudra deux arpents de terre par exemple pour rémunérer le travail de tel ouvrier qui, il y a cent ans, se fut contenté du produit d’un seul arpent. Le salaire du laboureur croîtra donc à mesure que le luxe se développera et que le bien-être se fera sentir, parce que ce salaire est déterminé par les besoins et que les besoins seront plus grands, mais cet ouvrier sera aussi pauvre, parce que ce sont ses besoins qui limitent son salaire et que, s’il réduisait ses besoins, son salaire serait réduit également.
Cette volonté de réduire le travail en terre pour fixer la valeur normale des choses, rend cette étude de la valeur peu nette chez Cantillon. Autant il développera ses considérations sur la valeur courante, autant il est bref sur la valeur intrinsèque. Il n’a pas d’ailleurs cherché à étudier séparément et à classer les éléments qui font la valeur d’une chose. C’est à un Physiocrate que l’on doit une étude précise sur ce sujet dans les chapitres qu’il consacre à la valeur sociale.
- Le Trosne n’a point distingué comme Cantillon la valeur intrinsèque et la valeur courante. C’est cependant à lui que nous nous reporterons de préférence dans la comparaison que nous ferons de la conception de la valeur chez l’auteur de l’Essai et de celle que s’en faisaient les Physiocrates. Le Trosne a en effet consacré à l’étude de la valeur la plus grande partie de son Discours de l’intérêt social par rapport à la valeur, à la circulation, à l’industrie et au commerce intérieur et extérieur. Ouvrage élémentaire dans lequel on discute quelques principes de M. l’abbé de Condillac.
Nous ne trouvons chez lui aucun texte qui permette d’en déduire une distinction entre la valeur normale et la valeur courante. Il parle toujours de « valeur sociale » et voici la définition qu’il donne de la valeur. « La valeur consiste dans le rapport d’échange qui se trouve entre telle chose et telle autre, entre telle mesure d’un produit et telle mesure d’un autre. » [83]
Cependant, lorsqu’il étudie les différentes causes de la valeur, il nous expose avec beaucoup plus de détails que Cantillon la théorie du coût de production — base généralement admise de la valeur normale — comme un des éléments de la valeur sociale. C’est ainsi qu’il range parmi les causes de la valeur sociale les frais indispensables et particulièrement les frais de culture. S’il n’admet pas plus la théorie de la valeur normale que ne le feront certains Économistes de nos jours, qui voient la cause des valeurs uniquement dans l’utilité, il n’ira donc pas aussi loin que ces derniers et ne niera pas toute étude des frais de production sous le motif que semble donner J.-B. Say et que l’Économiste russe Storch formule : « l’arrêt que notre jugement porte sur l’utilité des choses constitue leur seule valeur. » [84]
Le Trosne, s’il met au premier rang l’utilité parmi les éléments nombreux, qui sont suivant lui causes de la valeur sociale, ajoute aussitôt les frais indispensables. Il est même curieux de le suivre dans son étude, car on trouve chez lui comme éléments constitutifs de la valeur sociale tous ceux que beaucoup d’Économistes regarderont de nos jours comme éléments uniques de la valeur.
Nous avons déjà vu qu’il mettait au premier rang l’utilité et qu’il y ajoutait les frais indispensables et particulièrement les frais de culture. Il ajoute une notion que développeront exclusivement Senior et M. Walras[85] : la rareté. Ainsi la rareté ou l’abondance rentrent d’après lui dans les éléments qui déterminent la valeur sociale. Mais il est bien loin de considérer, comme semblent le faire ces auteurs, la rareté comme élément objectif des choses. Il se rend bien compte que la notion de la rareté est au point de vue économique essentiellement subjective et que nous comparons l’abondance ou le manque de choses à l’étendue des besoins, à la facilité ou à la difficulté de les acquérir. Aussi écrit-il : « Cette cause est physique en elle-même mais aussi relative étant, sinon détruite, du moins modifiée par une cause plus puissante encore, par la quantité combinée de gens qui demandent et qui offrent. »
Enfin, comme causes de la valeur sociale, Le Trosne ajoute la concurrence et la quantité de la population ainsi que son aisance.
Nous pourrions trouver tous ces éléments disséminés chez Cantillon. Nous avons vu la rareté, l’utilité, les frais, la population, causes déterminantes de la valeur en échange de l’or et de l’argent. Mais il est bien certain qu’on trouverait difficilement chez lui comme chez les Économistes de ce temps une étude aussi approfondie que celle de Le Trosne sur les causes de la valeur sociale.
Quoi qu’il en soit, et c’est ce que nous voulions établir, les Physiocrates n’étudient pas la notion même de la valeur normale ; ils voient mal qu’il y a un point autour duquel gravite toute la valeur courante ou plutôt gravitent les divers prix d’un objet : c’est la valeur normale dont le principal élément est le coût de production.
C’est ce que Cantillon avait vu et il a bien senti toutes les conséquences que comportait sa doctrine. Adam Smith et la plupart des Économistes anglais ont enseigné que la valeur réside dans le travail fourni par le producteur et ils continuaient ainsi l’idée de Cantillon tout en oubliant la terre et en écartant les autres notions émises ça et là dans l’Essai : rareté, utilité.
L’aboutissement de cette idée a été le système de Proudhon et de Karl Marx qui n’a pas d’autre base que le prétendu principe selon lequel la valeur du produit se détermine par le temps consacré à la fabrication. « À ce compte celui qui fait une dépense inutile aurait droit à une rémunération aussi bien que celui dont le travail a une utilité sociale véritable, ce qui est absurde. Il y a plus, le métier de manœuvre, qui ne demande aucun apprentissage ni presque aucun outillage, serait pour un même temps de travail aussi lucratif que la profession à laquelle on se prépare pendant des années, ce serait la négation non seulement des droits du capital mais aussi des droits de l’intelligence. Il faut voir dans le travail autre chose que la besogne et la durée matérielle à savoir l’utilité sociale qui en résulte. » [86]
Cantillon — nous nous sommes efforcés de le montrer — eût évité toutes les critiques que nous venons de voir formulées. S’il insiste peu sur ces diverses notions, c’est non qu’il les ignore dans leurs développements, mais c’est qu’il y a en lui l’homme pratique qui aime peu à se perdre dans des théories générales. On voit en lui l’homme d’affaires comme on voit en Le Trosne le théoricien. C’est ce qui fait que ce dernier s’est attardé à construire une notion de la valeur sociale, sans voir comme Cantillon la valeur normale qui permettrait à ce dernier d’édifier aussitôt une théorie solide de la valeur courante. Peut-être faut-il dire aussi que les temps, comme nous l’a déjà fait remarquer Higgs, étaient peu favorables pour dégager pareille notion et faut-il moins nous étonner de voir passée sous silence la valeur normale dans l’étude de la valeur sociale que fait Le Trosne que de la voir dégagée avec autant de netteté chez Cantillon.
CHAPITRE IV. La notion de la valeur courante chez Cantillon. — Le gain et la perte dans l’échange. — L’échange se fait de valeur égale contre valeur égale pour les Physiocrates. — Il n’y a ni gain ni perte pour les parties échangistes.
- — Cantillon a consacré un chapitre entier de la deuxième partie de son Essai à étudier la valeur courante et la loi qui trace ce qu’il appelle « le prix des marchés ». Il y formule la loi de l’offre et de la demande avec une parfaite netteté. « Il est constant que la quantité des denrées ou des marchandises mises en vente proportionnée à la demande ou à la quantité des acheteurs est la base sur laquelle on fixe ou sur laquelle on croit toujours fixer les prix actuels des marchés et qu’en général ces prix ne s’écartent pas beaucoup de la valeur intrinsèque. » [87]
Pour le démontrer Cantillon prend deux exemples : Soit un boucher d’un côté, des acheteurs de l’autre, le prix de la viande se règlera par l’altercation. Le boucher soutient son prix en tablant sur le nombre d’acheteurs qu’il voit, les acheteurs de leur côté se règlent suivant le débit qu’ils croient que le boucher aura. « Le prix réglé par quelques-uns est ordinairement suivi par d’autres. » Sans doute le prix ne sera pas unique pour tous les vendeurs et tous les acheteurs même sur un même marché, car les uns sont plus habiles « à faire valoir leurs marchandises, d’autres plus adroits à la décréditer. » D’autre part des offres plus nombreuses que les demandes font baisser les prix, des demandes plus considérables que les offres les font hausser. Ceux qui dans ce cas seront les premiers servis seront ceux qui accepteront de payer le plus cher, puis on vendra à ceux qui accepteront de payer un prix élevé mais moins élevé que celui accepté par les premiers et ainsi de suite, jusqu’à ce que la quantité apportée au marché se trouve épuisée. S’il y a « quarante litrons de pois vers » demandés sur un marché, que 4 catégories d’acheteurs soient décidés à les payer respectivement 6 livres, 5 livres, 4 livres, 3 livres le litron et qu’il n’y en ait sur le marché que 20 litrons, ceux qui « offrent 60 livres pour dix litrons seront les premiers servis. Les vendeurs voyant ensuite que personne ne veut monter au-dessus de 50 livres lâcheront les dix autres litrons à ce prix ; mais ceux qui avaient ordre de ne pas excéder 40 et 30 livres, s’en retourneront sans rien emporter. » Admettons au contraire qu’il y eût 400 litrons sur le marché, alors les vendeurs, pour être préférés les uns aux autres, « baisseront leurs pois verts à peu près à la valeur intrinsèque ».
Ce sont donc les offres et les demandes qui déterminent les prix et quoique, dit Cantillon, « cette méthode de fixer les prix des choses au marché n’ait aucun fondement juste ou géométrique, puisqu’elle dépend souvent de l’empressement ou de la facilité d’un petit nombre d’acheteurs ou de vendeurs, cependant il n’y a pas apparence qu’on puisse y parvenir par aucune autre voie plus convenable. »
Mais que faut-il appeler offres et demandes ? Ne faut-il pas tenir compte des demandes ou des offres prêtes à se formuler suivant le prix du marché ? Cantillon a bien senti l’objection et il en tient compte. C’est ainsi qu’il nous dit en terminant sur son exemple des acheteurs de pois verts : au cas où la quantité est très grande et le prix ramené à peu près à la valeur intrinsèque « dans ce cas plusieurs maîtres d’hôtel qui n’avaient point d’ordre en achèteront ».
Cantillon se rend donc bien compte de la difficulté qu’il y a à appliquer pareille loi. Ce qu’on entend par offres et demandes est bien difficile à formuler. Ce n’est pas toutes les quantités apportées sur le marché qui sont offertes : certains vendeurs exigent un prix trop élevé et ainsi ne vendent point, les quantités qu’ils ont apportées ne peuvent être rangées dans les offres. Il y a de même des personnes qui voudraient payer un prix très bas et qui ne comptent pas parmi les demandeurs. Enfin il n’y a pas seulement les quantités apportées qui influent sur les prix, il a aussi à tenir compte des prix des mêmes objets sur les marchés étrangers. « Les marchés éloignés peuvent toujours influer sur les prix des marchés où l’on est. Si le blé est extrêmement cher en France, il haussera en Angleterre et dans les autres pays voisins. »
On voit que Cantillon, s’il a cherché à préciser cette notion des offres et des demandes, est encore assez incomplet. Il dit quelque part : « le prix des choses se fixe dans les altercations par les quantités des choses exposées en vente proportionnellement à la quantité d’argent qu’on en offre, ou ce qui est la même chose par la proportion numérique des vendeurs et des acheteurs. » [88] Il se borne donc à une analyse bien sommaire, il ne distingue point comme le fait par exemple Condillac les choses qui n’ont pas de valeur intrinsèque, tel un tableau, un objet d’art, et dont on ne peut fixer aucune limite à la variation du prix.
De même il ne distingue pas sur un marché les objets qui doivent être nécessairement vendus parce qu’ils ne sauraient être conservés et qui auront alors des prix extrêmement variables — comme des poissons de mer — de ceux qui peuvent être conservés et rapportés sur le marché.
Il ne voit pas que sur le marché tel gros marchand offrant 100 influe plus ou moins suivant les circonstances que 10 petits offrant chacun 10.
Mais, ces réserves faites sur des points particuliers que d’autres économistes de son temps avaient su mettre en lumière, il dégage fort bien cette règle universelle que le prix courant tourne autour du prix normal sans pouvoir s’en écarter beaucoup. « La valeur des marchandises ou denrées est tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de la valeur intrinsèque et varie à proportion de leur abondance ou de leur rareté suivant la consommation qui s’en fait. » [89]Cantillon en donne la raison. C’est que si le prix du marché était de beaucoup supérieur au coût de production, à la valeur intrinsèque, on ne tarderait pas à produire davantage des objets de cette catégorie. Si au contraire le prix courant était de beaucoup inférieur, on restreindrait le nombre des produits de cette espèce. C’est ainsi que le blé est plus ou moins cultivé et que bien que la production se fasse un peu au hasard, elle se limite ou s’étend d’après l’espoir des demandes futures. [90] Le prix courant ne saurait guère s’éloigner du prix rémunérateur.
La notion de la valeur en échange a donc été, dans ses traits essentiels, fort bien envisagée par l’auteur de l’Essai.
Il nous reste un dernier point à examiner. Quel sera le résultat de cet échange ? Y aura-t-il nécessairement et naturellement perte pour l’un et profit pour l’autre ? comme conséquence peut-on s’enrichir par l’échange ? — ainsi Cantillon serait mercantiliste ? N’y aura-t-il pas au contraire, en règle générale, échange de valeur pour valeur égale et seulement dans des cas rares et exceptionnels profit pour l’une des parties, d’où cette conséquence que les particuliers ne peuvent point s’enrichir par l’échange mais simplement par l’épargne — et ainsi Cantillon serait physiocrate ? Quel est son avis sur cette importante question ?
Cantillon n’a aucun doute à ce sujet, il est mercantiliste. Dans la majeure partie des cas l’échange causera un profit pour l’un, une perte pour l’autre. Partisan de la balance du commerce, il est très préoccupé de cette question des importations et des exportations. Ses idées tiennent bien de celles de ses prédécesseurs, il proclame sans hésiter le profit comme résultat habituel de l’échange à l’égard d’un des contractants ; il dit comme les Mercantilistes : l’un ne gagne que parce que l’autre perd et dans la même mesure où celui-ci perd. C’est d’ailleurs dans ce gain que réside le stimulant des commerçants ; si l’échange se faisait sans cesse de valeur pour valeur égale, le commerçant n’aurait plus de profit à espérer et ne devrait compter pour s’enrichir que sur l’épargne.
Cantillon n’est point partisan de la théorie que développeront les Physiocrates, il semble bien d’ailleurs ne pas la connaître. Ses conclusions quant au commerce et à la conduite des gouvernements à ce sujet l’éloignent de toute idée analogue et s’il n’a pas cherché à préciser cette notion de gain dans l’échange entre parties au sein d’une même nation, c’est qu’elle lui semblait sans doute si évidente, si naturelle, si vérité de fait qu’il n’a point jugé bon de s’y arrêter.
- — Quelle est la conception des Physiocrates ? Nous avons vu que Cantillon est resté mercantiliste ; comment Quesnay et ses disciples sont-ils donc arrivés à différer de l’auteur de l’Essai ? Cela tient à ce que leur point de départ est le suivant : « La valeur consiste, dit Le Trosne, dans le rapport d’échange qui se trouve entre telle chose et telle autre, entre telle mesure de productions et telle mesure des autres. » [91] Stanley Jevons, qui adopte sur ce point leur définition, dira : « Dans tout échange une quantité déterminée d’une substance est échangée contre une quantité déterminée d’une autre substance. Toujours l’échange consiste à donner tant d’unités d’une chose contre tant d’unités d’une autre, ainsi tout acte d’échange se présente comme rapport entre deux nombres » ; mais Jevons voit bien qu’il ne s’occupe là que de la valeur en échange au lieu que pour les Physiocrates c’est la valeur en général qu’ils définissent là.
C’est que, pour ces derniers, étant donnée la nécessité des sociétés et leur éternité, la valeur n’a qu’un seul point de vue auquel elle doive être envisagée. Elle ne leur apparaît, pourrait-on dire, que dans l’échange. Les objets ne se trouvent avoir de valeur pour les Physiocrates que parce qu’ils sont susceptibles d’échanges. « Elle est une qualité nouvelle que les choses doivent à la vie des hommes en société et qui les transforment en richesses. » [92] Ainsi les choses ne sont richesses dans une société qu’autant qu’elles sont douées de valeur en échange. L’eau, dira Le Trosne, ne sera pas une richesse à Paris parce qu’elle ne sera pas susceptible d’échange, parce qu’elle n’aura pas de valeur d’échange. Ainsi, dans une société donnée, on peut déterminer les richesses par la valeur en échange des objets et ceux qui n’en auront pas ne seront pas des richesses.
À un moment donné donc, on peut dire que les richesses possèdent une qualité objective qui réside en elles fictivement et que la société leur a donnée, cette qualité c’est d’être susceptibles d’échange. « Il est certain, dit Le Trosne, que la valeur n’est pas une qualité absolue inhérente aux choses, quoiqu’on puisse dire encore que leur valeur dérive de la propriété d’être échangée et que cette propriété appartient aux choses, puisqu’elle est la conséquence de leurs qualités usuelles ; mais elle est encore moins une qualité absolument arbitraire et qui n’ait d’existence que par le jugement personnel des contractants et par la considération du nécessaire ou du surabondant par rapport à eux. » [93]Ainsi Le Trosne et avec lui les Physiocrates n’ont point vu la distinction de la valeur en échange et de la valeur en usage des choses, valeur qui est indépendante de la vie des hommes en société et qui serait appréciée fort bien par un homme isolé.
Il est par suite assez difficile de savoir exactement chez ces auteurs quand ils nous parleront de la valeur ce qu’ils entendent par ce mot, tous les éléments distinctifs de la valeur, valeur en usage, valeur en échange avec ses deux sous-distinctions : valeur normale et valeur courante, se trouvant groupés sous le nom de valeur sociale.
Cette confusion est une des causes, à notre avis, des idées qu’ils donnent comme conclusions essentielles à leur théorie. La valeur est pour eux un élément en quelque sorte inhérent aux choses et cette valeur, c’est-à-dire ce prix, « est fixé d’avance par la concurrence qui adopte et exprime le jugement général ». Ainsi tel objet a, pourrait-on dire, tel taux de valeur en échange. Il porte en lui-même par suite de l’ « Ordre Social » à un moment donné un certain tarif de valeur.
Sans doute ce tarif est déterminé d’après l’usage et la rareté des choses, mais il n’en reste pas moins que ce tarif est stable et fixe pour un temps donné parce que « cet estime étant général produit un prix courant indépendant de l’opinion des deux parties qui veulent contracter et l’échange se fait de valeur pour valeur égale dans cet état donné de choses. » [94] On voit l’idée de Le Trosne et si nous insistons c’est qu’il déduit de là cette conséquence : « L’échange se fait de valeur pour valeur égale. »
Étant donné qu’il est suivant lui établi qu’à un moment donné l’objet A renferme un certain taux de valeur en échange, 10 par exemple, et l’objet B un autre taux, 5 par exemple, peu importent les considérations particulières aux contractants ; celui qui voudra l’objet A devra donner deux fois B. Voilà le jugement général qui s’impose au jugement des contractants et voilà ce qui fait que leurs opinions particulières n’influent pas sur l’échange. La conclusion c’est que d’après ce jugement général, l’échange s’est fait de valeur pour valeur égale, c’est-à-dire que tel taux d’échange s’est échangé pour un taux équivalent d’échange, qu’il y a eu égalité d’après le jugement général. Ainsi au moment du contrat il y a donc eu égalité entre les deux parties, l’une n’a pas gagné à ce moment pas plus que l’autre n’a perdu, puisqu’elles ont toutes deux traité au cours.
Quelle a été la cause d’une semblable théorie ? Condillac en donne une raison qui semble singulière parce qu’il fait intervenir l’argent comme cause de l’erreur et que les Physiocrates prétendaient en faire abstraction dans leurs idées fondamentales, mais elle pourrait fort bien être vraie car l’idée que développeront continuellement les Physiocrates sur l’argent mesure des valeurs et sur son utilité en cette matière a peut-être été une conséquence de l’idée que Condillac va nous exposer.
« Lorsque l’argent eut été pris pour mesure commune des valeurs, il fut naturel de juger qu’on donnait dans les échanges valeur égale pour valeur égale toutes les fois que les choses qu’on échangeait étaient estimées égales en valeur chacune à une même quantité d’argent. On voyait que par le moyen de l’argent on pouvait déterminer avec quelque précision une valeur respective entre deux quantités de nature différente, entre une quantité de blé par exemple et une quantité de vin. Dès lors on ne vit plus dans ces valeurs respectives que la quantité d’argent qui en était la mesure, on fit abstraction de toute autre considération et parce que cette quantité était la même on jugea qu’on donnait valeur égale pour valeur égale. » [95]
De là, la conclusion dégagée par Le Trosne : « L’échange est, de sa nature, un contrat d’égalité qui se fait de valeur pour valeur égale. Il n’est donc pas un moyen de s’enrichir puisque l’on donne autant que l’on reçoit, mais c’est un moyen de remplir ses besoins et de varier ses jouissances. Il en est de même de la vente qui ne diffère de l’échange que dans les moyens et non l’objet. » [96]
Tout, comme nous le montrerons plus loin, est confondu dans ce passage, et il est bien certain que la théorie, que Le Trosne cherche à y développer, est remplie d’obscurité.
Ce que les Physiocrates veulent nous montrer c’est qu’il n’y a dans l’échange ni perte pour l’un ni profit pour l’autre. Nous avons vu ce qu’ils voulaient dire lorsqu’ils écrivaient que l’échange se fait de valeur contre valeur égale. Voyons si la conclusion qu’ils veulent en tirer ou du moins que l’on semblerait d’après les textes devoir rattacher et déduire de cette notion s’y rattache et s’en déduit bien logiquement.
À cet effet, distinguons bien ces deux notions qu’ils n’ont pas su séparer nettement et dont la confusion fait ici la difficulté de l’explication : la notion de la valeur en usage et la notion de la valeur en échange.
Quant à la valeur en usage, si nous la faisons intervenir dans les objets échangés, nous dirons comme Le Trosne, quand il combat Condillac : L’échange est à l’avantage commun des parties contractantes. Chacun y poursuit la satisfaction de son intérêt personnel. Si j’échange du vin contre du blé c’est que j’estime plus important pour moi d’avoir du blé que du vin, et si vous échangez vous, votre blé contre mon vin, c’est qu’ayant du blé en trop et pas assez de vin vous y trouvez, vous aussi, la satisfaction de votre intérêt. Ainsi, étant donné que, par suite des besoins éprouvés, la valeur en usage est essentiellement subjective, il est bien vrai de dire qu’il y a ni perte pour l’un ni gain pour l’autre ; nous gagnons tous deux, puisque nous pouvons par l’échange nous procurer ce qui manque et, comme cela est réciproque, il y a là un contrat d’égalité.
Mais ce n’est pas là le seul point de vue auquel Le Trosne semble se placer. L’échange n’est pas un moyen de s’enrichir, dit-il. Les particuliers n’ont pas à espérer s’enrichir par l’échange. Dans un régime de concurrence parfait, les fortunes ne peuvent s’édifier que par les privations.
Envisageons d’abord l’échange en dehors du négoce, puis dans le négoce lui-même. Le Trosne, dans la citation que nous en avons donnée, confond l’échange proprement dit et le négoce et donne la même solution pour les deux. Nous allons chercher à voir comment les idées physiocratiques ont abouti à cette conclusion. « Telle est la nature de l’échange, écrit-il, dans l’état de pleine concurrence et lorsque les prix ne sont déterminés que par les causes qui y doivent influer. »
Quelle est la cause essentielle des prix ? Quel est l’élément de la valeur en échange ? C’est le coût de production avant tout, « tout procède de la production, puisque c’est elle qui décide de la consommation et des moyens de la payer. » [97] La question qui se pose ici, c’est donc si, dans l’échange, il y aura plus-value — au point de vue de la valeur en échange — acquise par l’une des parties au détriment de l’autre ; ou bien si, au point de vue de la valeur en échange, comme de la valeur en usage, il y aura avantage, c’est-à-dire égalité pour les deux parties contractantes ?
Suivant Le Trosne, « la reproduction est la mesure de la consommation et la consommation est la mesure de la reproduction ». Ainsi dans un pays où règnera la pleine concurrence, la pleine liberté, la production sera réglée de telle sorte que les choses soient échangées d’après une sorte de valeur normale, de telle sorte que l’échange, en envisageant cette fois la valeur en échange elle-même, n’amènera ni gain, ni perte pour les parties échangistes.
Les Physiocrates semblent par là éviter l’objection que l’on a adressée à Marx quand il soutient, lui aussi, que l’échange, simple permutation de choses ayant des valeurs égales, ne doit pas apporter de profit. Deux produits valent chacun 100fr. ; celui qui vend A contre 100, puis achète B avec les mêmes 100fr., n’a fait que transformer son patrimoine, dit-il, il ne l’accroît en aucune manière. On peut répondre à cette théorie[98] : que d’abord si comme il vient d’être dit, les valeurs qui s’échangent sont égales, il s’agit ici des valeurs en recettes qui peuvent être supérieures aux valeurs en dépenses. Il se peut que depuis la production, il y ait eu davantage augmentation de valeur sur A que sur B, et que l’on ait dépensé 90 pour produire A et 95 pour produire B. Ainsi quoique l’échange se soit fait au cours et qu’à ce moment le jugement général ait été : A égale B, il se peut que le producteur et échangiste de A ait plus de profit que le producteur et échangiste de B, ou même, en prenant d’autres chiffres, que le premier gagne et que le second perde.
Le Trosne éviterait cette objection du moins dans sa conclusion, puisqu’il y pose comme principe que la consommation et la production se règlent l’une sur l’autre et qu’il en résulte que le prix sera toujours le juste prix dans un état de pleine concurrence. Il ne nie pas d’ailleurs d’une façon absolue le profit pour l’un des contractants puisqu’il nous dit que dans la formation du prix on fait entrer la valeur des risques et que cependant ces risques ne s’évaluent pas toujours également pour ceux qui les assument. À cet élément qui justifie un certain profit pour les échangistes ou pour certains d’entre eux, il y en aurait un autre à ajouter mais que les Physiocrates ne pouvaient admettre : c’est la plus value donnée par le travail à un objet et arbitrairement appréciable, c’est le travail créateur de richesses et de valeurs nouvelles.
Or on sait que, d’après eux, la terre seule peut être la source de nouvelles valeurs, que les autres industries sont stériles puisque la plus value ajoutée à tel objet n’est compensée que par des pertes sur d’autres points de la valeur totale. Dès lors, s’il en est ainsi, ils ne pouvaient voir dans l’échange, au profit de l’une des parties, un enrichissement causé par le travail. On voit donc qu’en cela ils étaient fort logiques avec eux-mêmes. Ils nous ont montré comment suivant eux le propriétaire est le seul à gagner, à recevoir, « parce qu’il a fait des avances premières » et non dans la mesure où il les a faites. Tous les autres individus ne reçoivent que dans la mesure des dépenses qu’ils ont faites et ne peuvent donc voir leur travail source de profits dans l’échange.
Ainsi, pas de profit à espérer dans l’échange, si nous écartons l’évaluation arbitraire des risques : la consommation règle la production, la consommation ramène le prix des objets aux frais indispensables et l’échange se faisant sur ce pied, on n’a rien à attendre de lui pour son enrichissement en valeur en échange.
L’échange est un contrat d’égalité, nous l’avons vu en considérant la valeur en usage, parce que chacun a l’avantage de recevoir une chose dont il a besoin contre une chose dont il ne trouve pas l’utilité en ce moment. L’échange est un contrat d’égalité quand on examine la valeur en échange des choses échangées parce qu’avec la concurrence et étant donné que le travail ne rapporte qu’autant qu’il coûte, il n’y a pas autre chose d’échangé qu’un tant de dépenses contre un autre tant de dépenses.
Mais ce que nous avons dit là ne vise qu’une catégorie d’échanges. Dirons-nous la même chose encore des autres échanges, c’est-à-dire des simples opérations de négoce non précédées d’un travail de transformation de la matière ? « Il en est de même, dit Le Trosne, de la vente qui ne diffère de l’échange que dans le moyen et non dans l’objet. »
Envisageons la vente dans le négoce. Est-il vrai que pour un commerçant il doive en être ainsi, qu’il n’a point à espérer de profit dans son négoce, qu’il ne peut tabler là-dessus pour s’enrichir ? Les Physiocrates sont également formels sur ce point et c’est ce qui fera la grande différence suivant eux entre les nations manufacturières et les nations agricoles, les unes ne devant tabler pour s’enrichir que sur l’épargne, les autres pouvant s’enrichir tout en dépensant. C’est que — et c’est toujours la même raison — ce qui fait qu’un commerçant vend tel objet 10, l’ayant acheté 9, c’est qu’il a dépensé 1 pour le faire parvenir aux mains de l’acheteur, c’est que — à moins de monopole — cet objet acheté 9 a une valeur de 10 actuellement parce qu’il a été consommé, ou qu’il devait être consommé normalement, pour le faire parvenir actuellement à l’acheteur, 1 de la somme des valeurs normales. Ainsi ce prix nouveau ne saurait enrichir le commerçant à moins que, plus habile que les autres concurrents et plus sage, il n’ait épargné, et que cette somme de 1 que le jugement général lui accorde comme rémunération de ses dépenses, il ne l’ait pas toute consommée. Alors ce qu’il aura amassé ne sera pas le résultat d’un gain d’après Le Trosne et les Physiocrates, ce sera une épargne qu’il aura faite et ainsi il n’aura édifié sa fortune qu’à l’aide de privations.
Voilà à notre avis, et toutes réserves faites, ce que les Physiocrates ont entendu quand ils ont soutenu qu’il n’y avait dans l’échange ni gain ni perte pour les contractants. Si on admet ces explications, on voit que leur théorie s’enchaîne et que le passage de Le Trosne n’est pas aussi obscur qu’il le paraît tout d’abord. C’est parce que, chez lui, toutes les notions, que nous avons séparées, sont confondues qu’on a pu dire de lui et des Physiocrates « qu’on ne les entend point ». [99]
La différence — et c’est pourquoi nous avons insisté sur ce point — est donc complète en cette matière entre Cantillon et les Physiocrates. Elle tient, suivant nous, à ce fait que les Physiocrates partent du principe que la terre seule est créatrice des valeurs nouvelles, et que l’auteur de l’Essai dira au contraire que le travail crée la valeur. « Plus on travaille les choses, toutes autres choses étant égales, plus elles ont de la valeur. » [100] Le travail enrichit suivant Cantillon parce qu’un travail habile est payé plus qu’il ne coûte à produire, plus qu’il ne dépense en produits de la terre, parce qu’il ajoute une valeur, qui n’est point par conséquent égale à une égale somme de valeurs détruites.
Une nation commerçante s’enrichira donc dans l’échange, parce que son travail lui donnera plus qu’il ne lui a coûté, elle gagnera ainsi dans l’échange. Le commerce, les industries l’enrichiront parce que les produits de ses manufactures rapportent plus qu’ils n’ont coûté, parce qu’il y a un gain à espérer dans l’échange, un gain dont on tient compte dans le prix d’échange ; prix variable, difficile à prévoir et qui se fixe suivant les besoins du moment, les désirs des acheteurs ; prix différent suivant chacun d’eux, tantôt plus bas, tantôt plus élevé que le prix intrinsèque. Il y a là une série de jugements particuliers portés sur les choses par les différents partis échangistes.
Tous ces points font apparaître nettement les différences entre les Physiocrates et Cantillon. C’est parce qu’ils sont en ces matières d’avis différents que les conclusions de Cantillon s’éloigneront des idées des Physiocrates et que Cantillon restera mercantiliste.
Ainsi, partis tous deux d’une notion à peu près identique de la richesse ils aboutiront à des vues opposées, et leurs idées quant au gouvernement et à la direction à donner aux forces productrices de la nation seront différentes sur bien des points. Nous examinerons donc maintenant, dans la deuxième partie de notre étude, les idées mercantiles de Cantillon, nous verrons l’influence qu’ont exercée sur lui les écrivains anglais.
Après avoir vu Cantillon précurseur de bien des idées physiocratiques, nous allons l’examiner en tant que continuateur des doctrines qui ont précédé son œuvre. Nous verrons que sur divers points il a des idées nouvelles, ou tout au moins plus profondes que celles de ses prédécesseurs, mais que, en cette matière, il n’a pas servi d’initiateur aux Physiocrates. Ses idées ont sans doute suggéré des théories à d’autres Économistes comme à Adam Smith, mais au moment où son Essai a paru elles n’ont guère été étudiées ou critiquées.
DEUXIÈME PARTIE : CANTILLON ET LES MERCANTILISTES
CHAPITRE I. L’or et l’argent d’après Cantillon et les Mercantilistes
Nous avons noté dans la première partie de cette étude que Cantillon regardait comme excellent pour un gouvernement — et cela avec une restriction que nous avons déjà signalée — l’accroissement de la quantité d’or et d’argent qu’il possède. Nous avons vu que c’est sur ces quantités variables qu’il fonde la richesse comparative des États.
Quels sont donc, d’après lui, les avantages que procure une abondance plus grande d’argent et d’or ? En quoi est-il bien mercantiliste en cette matière, tout en ayant des vues et des arguments, pour justifier ses théories, tout différents de ceux employés par l’École anglaise et en particulier par Mun et par Child.
À coup sûr, il est facile d’admettre qu’une augmentation de la quantité du numéraire obligatoire pour la circulation dans un État, doit avoir des conséquences plutôt favorables que fâcheuses. Il a des moments, nous dira Cantillon[101], où des individus ayant à faire de gros paiements accumulent l’argent qui ne circule plus alors en quantité suffisante ; « tous les ordres d’un État qui ont de l’économie épargnent et tiennent hors de la circulation de petites sommes d’argent comptant, jusqu’à ce qu’ils en aient suffisamment pour les mettre à intérêt ou à profit. Plusieurs gens avares et craintifs enterrent et resserrent toujours de l’argent effectif pendant des intervalles de temps assez considérables… on n’aime pas à dépenser jusqu’au dernier sou, on est bien aise de n’être pas dégarni tout à fait et de recevoir un nouveau renfort avant que de payer même une dette de l’argent qu’on a. » Il vaut donc mieux, pour un pays, avoir plus d’argent que la quantité nécessaire à la circulation ordinaire, parce que, dans le cas contraire, on se trouvera un moment à court. Mais si pareil argument peut servir de critique à une circulation monétaire trop restreinte, si l’on y pourrait trouver une critique à la théorie des Physiocrates déclarant que tout ce qui est en plus de la quantité nécessaire est non seulement chose superflue, mais encore ruineuse, parce que c’est de la terre inemployée, de la terre qui ne reproduit pas, il semble bien que ce passage n’est point suffisant à justifier les idées mercantiles de Cantillon : que plus un pays a de l’argent, plus il est riche.
C’est que Cantillon ajoute à la maxime des Mercantilistes le mot comparativement. C’est suivant lui parce que les États vivent en continuelles relations les uns avec les autres que sa théorie est exacte, c’est parce que les États échangent continuellement leurs richesses respectives que l’or et l’argent sont un signe de prospérité et de richesse dans un État. D’ailleurs, d’après lui, c’est non pas parce que l’or et l’argent y sont en plus grande quantité que chez leurs voisins que ces États triomphent dans le commerce et qu’ils sont prospères, mais c’est une conséquence de leur prospérité. C’est non à cause de cette quantité d’argent qu’ils sont plus riches que d’autres, mais à cause de leur commerce favorable qu’ils sont plus prospères et qu’ils ont plus d’argent. L’argent n’est pas le point de départ de leur enrichissement, il en est la conclusion logique. Voilà le point que nous nous proposons de démontrer et nous y verrons là la raison qui conduit Cantillon à distinguer le cas où la quantité d’argent s’accroît par les mines de celui où elle grandit grâce à une balance favorable.
Si l’augmentation de l’argent effective est due aux mines d’or et d’argent[102], le propriétaire de la mine, les entrepreneurs, les fondeurs, les affineurs, tous ceux qui touchent à la mine, se trouvant en possession de plus d’argent, augmentent les dépenses, ils consomment plus, ils usent d’objets plus chers. Par suite « ils donneront de l’emploi à plusieurs artisans qui n’avaient pas auparavant tant d’ouvrage, et qui par la même raison augmenteront aussi leur dépense. » Toutes ces consommations diminuent d’autant la part qu’avaient à consommer les autres habitants. Il en résulte en outre que le prix de ces objets haussera, les fermiers « profiteront de cette augmentation de prix et augmenteront la dépense de la famille. » Ainsi ceux qui souffriront seront les propriétaires qui ne toucheront pas davantage, car ils ont fait des baux d’une certaine durée, et « tous les ouvriers ou gens à gages fixes ». Ceux-ci devront réduire leurs dépenses « à proportion de la nouvelle consommation, ce qui en obligera un grand nombre à sortir de l’État pour chercher fortune ailleurs ». Qu’arrivera-t-il ensuite si les mines continuent à fournir du métal ? C’est que le prix de toutes choses augmentant, « il y aura un profit considérable à les tirer de l’étranger qui les fait à bien meilleur marché… ce qui ruinera insensiblement les artisans et manufacturiers de l’État qui ne sauraient y subsister en travaillant à si bas prix, attendu la cherté ». La conclusion est que l’argent des mines passera à l’étranger pour payer les marchandises, l’État sera pauvre et dépendant de l’étranger, « la pauvreté et la misère suivront et le travail des mines paraît n’être que pour le seul avantage de ceux qui y sont employés et pour les étrangers qui en profitent. »
On voit donc bien que d’après Cantillon, comme nous l’avons déjà affirmé plus haut, l’argent n’est pas le point de départ de l’enrichissement d’une nation. Nous verrons qu’au contraire il en est la conclusion logique, parce que s’il provient d’un enrichissement du pays par le commerce, il est la preuve que les industries du pays sont plus estimées que celles des pays étrangers, que la balance du commerce est favorable à ce pays.
De là résulte une conséquence, essentielle de l’avis de l’auteur de l’Essai, c’est que l’argent dont la quantité augmente dans le pays — ce qui est la suite d’une balance favorable — devient alors cause d’enrichissement, et cela parce qu’il augmente les prix.
Tout à l’heure, en examinant le résultat produit dans un pays par l’exploitation des mines, nous avons vu que de l’enrichissement en métal était résultée une hausse des prix, et que cette hausse avait entraîné la ruine de l’État. Ici il n’en sera pas de même, au début, tout au moins. L’argent abondant par une balance favorable augmentera bien les prix des choses, mais la balance continuant à être favorable pour le pays, permettra un nouvel enrichissement dans l’échange, car le pays donnera moins pour plus, un objet estimé plus que sa valeur comparative à l’objet contre lequel il est échangé. Dans le premier pays, en effet, l’argent, étant abondant, a moins de force d’acquisition de terre et de travail, au lieu que dans le second pays, l’argent, étant rare, a plus de force d’acquisition de terre et de travail. La théorie de Cantillon résumée, nous allons nous efforcer d’éclaircir ces divers points.
Pour que le raisonnement de l’auteur soit exact, il y a une question préliminaire à résoudre tout d’abord. Est-il exact que l’abondance de l’argent ou son augmentation dans le troc enchérit le prix de toutes choses ? « La quantité d’argent qu’on a apportée de l’Amérique en Europe depuis deux siècles justifie par expérience cette vérité. » [103] Locke avait posé la règle que le prix se fixe par la proportion d’argent et de denrées. Cantillon lui reproche de ne voir là que le fait le plus général et souvent inexact. Il pense, en effet, que la hausse des prix n’a pas lieu proportionnellement à l’augmentation de l’argent. C’est que pour lui le problème comporte un ensemble de facteurs dont il faut tenir compte. Une accélération de circulation vaut autant qu’une augmentation d’argent effectif jusqu’à un certain degré : « L’augmentation ou la diminution du prix d’un marché éloigné soit dans l’État, soit dans l’étranger, influe sur les prix actuels du marché… il arrive aussi d’ordinaire qu’on ne s’aperçoit pas de l’augmentation ou de la diminution de l’argent effectif dans un État, parce qu’il s’écoule chez l’étranger ou qu’il est introduit dans l’État par des voies et des proportions si insensibles qu’il est impossible de savoir au juste la quantité qui entre et celle qui sorte. » Le problème est donc essentiellement complexe, et on ne peut le trancher en lui donnant une solution exacte pour tous les cas et absolument précise. En général, l’augmentation d’argent effectif cause une augmentation proportionnée de consommation, et celle-ci produit peu à peu l’augmentation du prix. Ainsi voilà ce que Locke appréciait mal, il voyait bien le résultat mais non la cause. Il voyait l’augmentation du prix et l’augmentation de l’argent, mais il dégageait mal le troisième facteur, c’est-à-dire l’augmentation de la consommation généralement proportionnée à l’augmentation de l’argent. Il posait enfin une règle sans exception alors que Cantillon nous a montré que sa solution n’est pas absolue et que dans certains cas — la population s’étant accrue elle aussi, les productions étant plus nombreuses, la circulation monétaire se faisant là où elle ne se faisait pas auparavant[104] — il peut y avoir augmentation de numéraire sans hausse de prix, au lieu que dans d’autres cas — grâce aux lettres de change, à l’usage des billets, à une consommation réduite — il se pourrait que sans augmentation de numéraire les prix se trouvassent plus élevés.
Quoi qu’il en soit, dans la majorité des cas, et ce sont les seuls que nous considérerons dans la suite de ce développement, une augmentation de numéraire produit une élévation des prix.
Ce point préliminaire indiqué, nous allons examiner la thèse même que Cantillon veut développer, et où il s’inspire bien des idées mercantiles.
Étant donné qu’il y a échange entre deux pays, et que cela a lieu nécessairement, puisque les États ne peuvent vivre isolés, il faut porter les yeux sur les importations et les exportations, s’efforcer d’avoir une balance favorable. Cette balance produira un solde actif en numéraire, ce numéraire haussera les prix et ainsi, dans l’échange, le pays ayant le numéraire abondant donnera pour 5 une quantité de travail et de terre inférieure à celle que lui donnera son voisin pour la même somme. Ce gain dans l’échange amènera la richesse dans le pays. À cet effet, Cantillon préconise de développer au point de vue du commerce étranger les industries dans lesquelles le travail surtout rentre dans le prix, la terre y contribuant pour peu. On donnera alors des objets qui ne manqueront pas au pays puisqu’il aura toujours la terre, la matière première et que les bras viendront fatalement en proportion du besoin qu’on en ressentira. Si dans ces conditions on peut avoir une balance favorable, les marchands, les entrepreneurs s’enrichiront et par suite également les artisans, les ouvriers. « Cela augmentera la consommation qu’ils feront et enchérira les prix de la terre et du travail. » Il est vrai que cela n’aura lieu que peu à peu parce que les gens industrieux chercheront d’abord à épargner et à se créer une fortune indépendante de leur commerce par l’argent qu’ils auront épargné et qu’ils placeront à intérêt.
Le fait n’en existera pas moins, et alors, ou la population se réduira, n’ayant plus assez de subsistances, ou comme cela aura lieu généralement, on tirera des subsistances de l’étranger. Cela n’entraînera-t-il pas aussitôt la perte pour l’État comme nous l’avons vu pour les pays possédant des mines ? Non, et cela tout au moins pendant un certain temps. C’est ce qui fait la différence avec les pays enrichis par les mines. Le développement des manufactures a donné au pays un appui solide et qui lui permet de résister longtemps : « surtout lorsque le commerce est accompagné et soutenu par une grande navigation et par un produit considérable dans l’intérieur de l’État qui puisse fournir les matériaux nécessaires pour les ouvrages et les manufactures qu’on envoie au dehors. » [105]
Mais, si l’État résiste longuement parce que les industries et les manufactures ne peuvent se développer vite dans les pays avec lesquels il commerce, il perd déjà un peu de son « commerce lucratif ». Il lutte avec succès parce que tant qu’on a besoin de ses produits manufacturés on les lui paie au prix qu’ils valent chez lui. Or dans ce pays, la main d’œuvre et la terre étant fort chers, on paie 5 par exemple ce qui dans le pays acheteur ne coûterait que 4 en terre et en travail. Ainsi son gain continue longtemps malgré cette hausse des prix. Il n’en reste pas moins que la chute arrivera forcément. « La trop grande abondance d’argent qui fait, tandis qu’elle dure, la puissance des États, les rejette insensiblement mais naturellement dans l’indigence. » [106]
La conclusion d’une semblable appréciation sur le rôle de l’abondance de l’argent ne devrait-elle pas être de conseiller à l’État de ne pas chercher à obtenir une balance favorable ? Non, car Cantillon est un homme pratique, il ne songe pas à bâtir une construction théorique. Les peuples ne peuvent vivre isolés, ils sont sans cesse en compétition les uns avec les autres, il faut donc bien chercher à surpasser son voisin et il n’y a que par le commerce et par ses conséquences, par l’abondance d’argent et ses suites qu’il est possible d’espérer le triomphe sur les nations environnantes.
« Il est apparent, nous dira Cantillon[107], que tout État qui a plus d’argent en circulation que ses voisins a un avantage sur eux tant qu’il conserve cette abondance d’argent. » En quoi consiste la prépondérance de cet État sur les autres ? particulièrement dans les deux faits suivants :
En premier lieu, cet État donne, comme nous l’avons dit, moins de terre et de travail qu’il n’en retire dans l’échange de son coéchangiste, car « le prix en étant partout estimé en argent, ce prix est plus fort dans l’État où l’argent abonde le plus ». Ainsi il retirera le produit de deux arpents de terre en échange de celui d’un seul, le travail de deux hommes en échange de celui d’un seul.
En second lieu — et nous trouvons cette idée chez la plupart des mercantilistes à tel point que tous ceux qui ont combattu leurs doctrines se sont attachés à réfuter ce dernier point — les revenus de l’État, où l’argent abonde, se lèvent avec bien plus de facilité et en plus grande somme « comparativement », ce qui donne les moyens à l’État en cas de guerre ou de contestation de gagner toutes sortes d’avantages sur ses adversaires, chez qui l’argent est plus rare.
Il est vrai qu’on pourrait faire à cela une objection : qu’importe l’argent dans ce cas, si vous avez des marchandises, il vous sera toujours facile d’en expédier à l’étranger pour en tirer en échange ce qui vous manque ? — C’est ce qui, suivant Adam Smith, faisait la différence entre les pays agricoles et manufacturiers, les derniers pouvant toujours envoyer leurs produits à l’étranger pour en tirer ce qu’il leur faut en temps de guerre. — Cantillon a pris soin de répondre à cette objection : l’argent, dit-il, est toujours bien reçu et sur le reste il ne faut guère compter ; « on achète avec de l’argent les munitions de guerre et de bouche même des ennemis de l’État, on peut donner de l’argent pour des services secrets et sans témoins : les terres, les denrées et les marchandises ne sauraient servir dans ces occasions. »
Cantillon reste donc bien mercantiliste, continuateur des idées de l’école anglaise, successeur de Mun et de Child, mais on sent chez lui que l’exposé n’est plus doctrinaire ni absolu. C’est que — il ne faut cesser de le répéter — l’argent n’est point la richesse maîtresse ; pour l’auteur de l’Essai, l’argent ne crée pas les richesses ; l’argent, s’il sert beaucoup, s’il rend puissant et solide un État, lui apporte en même temps, par sa grande abondance, un germe de mort. Il arrivera aux pays enrichis par la balance du commerce de déchoir — plus lentement à coup sûr que les pays producteurs d’argent grâce aux mines — mais fatalement et nécessairement. Ils auront d’ailleurs la certitude, étant donné qu’ils sont normaux, c’est-à-dire ayant un territoire suffisant, une population nombreuse et intelligente et des richesses naturelles, de se relever quelque temps après être tombés, de même que leurs voisins, qu’ils avaient écrasé au début, se sont replacés et, cela à leurs dépens, au premier rang. Il y a là comme un cycle indéfini de richesse et de pauvreté comparative entre les États.
Les palliatifs qu’il indique et que pourrait employer le prince, comme de retarder la circulation de l’argent, ou d’émettre des emprunts, n’auront qu’un effet bien restreint. Il y a là un ordre naturel, une loi inéluctable à toutes les sociétés politiques.
CHAPITRE II. La balance du commerce et le procédés pour juger si elle est ou non favorable au pays. — Les idées de Mun et de Child à ce sujet.
Nous avons déjà fait remarquer dans le chapitre précédent que Cantillon comptait, pour produire dans un pays l’abondance du numéraire, sur une balance favorable. Mais qu’entend-t-il par ce mot « Balance de commerce ». Les Mercantilistes qui avaient les premiers préconisé ce système s’occupaient de la balance du commerce pour chacun des pays avec lesquels l’État commerçait. Plus tard Mun et ses disciples estimaient qu’il suffisait de s’occuper de la balance générale, c’est-à-dire des importations totales et des exportations totales d’un pays avec les autres nations. Peu importait que la balance fut défavorable avec tel ou tel pays si la balance totale était favorable. La balance défavorable avec un pays pouvait même être la cause que la balance fut favorable avec d’autres nations et ainsi assurer le bénéfice final. Cantillon[108] semble bien se ranger à ce dernier avis, mais il insiste peu, car ce qu’il veut s’efforcer de montrer c’est qu’il faut avant tout donner peu de terre aux étrangers et que l’échange de travail d’une part contre de la terre de l’autre, est ce que l’on doit chercher à réaliser si la nation veut être prospère. [109] Aussi faut-il voir chaque branche de commerce en particulier et chaque balance particulière au sens que les anciens Mercantilistes donnaient à cette expression.
« C’est en examinant les effets de chaque branche de commerce en particulier qu’on peut régler utilement le commerce avec les étrangers ; on ne saurait le connaître distinctement avec des raisonnements généraux. »
Ainsi on devra examiner les « particularités », favoriser les exportations de toute manufacture parce que là surtout on exporte du travail, et qu’ainsi « l’étranger entretient toujours des ouvriers utiles à l’État », chercher à ce que les retours ou paiements se fassent en espèces « parce que ce sont les meilleurs, et à défaut des espèces » se faire livrer « le produit des terres de l’étranger où il entre le moins de travail ». Au reste, Cantillon s’arrête peu sur ce point ; ce conseil général donné, il conclut d’une façon très vague « qu’il n’a point dessein d’entrer dans le détail des branches du commerce qu’il faudrait encourager pour le bien de l’État. Il me suffit de remarquer qu’il faut toujours tâcher d’y faire entrer le plus d’argent qu’il se peut ». Il a donc sur ce point peu ajouté aux doctrines de ses prédécesseurs, il est bien le disciple de l’école Mercantile et le seul mérite que l’on puisse trouver dans sa courte étude sur la balance du commerce c’est qu’étant donnée son étude de la richesse, on y voit une conclusion bien déduite et fort logique dans le conseil qu’il donne sur les retours à obtenir de l’étranger.
Un point qui au contraire nous retiendra plus longtemps et qui nous permettra de comparer les doctrines de Cantillon avec celles de Mun et de Child, est l’étude des différents procédés qu’indique l’auteur de l’Essai pour constater que la balance du commerce d’un pays est favorable.
Mun[110] calculait la balance du commerce en évaluant les importations et les exportations d’après les registres des douanes. Il tenait compte d’ailleurs du prix des transports et du profit en ajoutant 25% à cette valeur, lorsque ces charges étaient avancées par le pays exportateur, qui en était rémunéré par la vente à l’étranger. De même il diminuait 25% du prix de vente des marchandises importées par des nationaux, car ce que le pays devait à l’étranger c’était le prix d’achat sur le lieu où ces marchandises avaient été achetées. Ainsi Mun cherchait à déterminer — et il faisait des calculs analogues suivant que les marchandises importées ou exportées l’avaient été cette fois sur navires étrangers — la balance du commerce par un relevé aussi exact que possible des valeurs importées ou exportées.
Child s’efforça de montrer les erreurs que pouvait renfermer la manière de calculer la balance du commerce d’après le procédé que Mun avait employé et qui semble celui généralement admis à l’époque. Les fraudes, la sortie des marchandises une fois qu’elles ont franchi la douane, doivent créer des erreurs sans fin dans les calculs. Il faut donc chercher d’autres procédés pour obtenir un résultat à peu près exact. Child[111] en indique plusieurs qu’il serait possible d’employer.
On pourrait, dit-il, connaître la balance du commerce d’après le cours du change, mais ce procédé, dit-il, est difficilement applicable pour une raison toute relative et temporaire sans doute : c’est que l’Angleterre n’a pas de change établi avec toutes les nations avec lesquelles elle échange. En outre il y a des circonstances absolument étrangères au commerce et qui influent sur le change.
Un autre procédé, sur lequel nous n’insisterons pas, serait de faire la statistique des matières et espèces d’or et d’argent. Child est à ce sujet de l’avis de Cantillon, il dira comme ce dernier « que l’argent circule dans le détail par un si grand nombre de canaux qu’il semble impossible de ne pas le perdre de vue ». [112] D’ailleurs l’apparence serait généralement le contraire de la réalité : si le commerce est florissant, l’argent est recherché et il sera rare ; si le commerce subit une crise, l’argent ne trouve pas d’emploi, et il semble abondant.
Nous arrivons ainsi, puisque Child a démontré que, suivant lui, les douanes, le change, la statistique des métaux ne valaient rien pour évaluer la balance, au procédé qu’il préconise. On jugera qu’un pays a normalement une balance favorable par le développement de la navigation. L’augmentation du volume du commerce étranger d’un pays implique que la balance lui est favorable de façon normale, durable, prolongée et ce qui rend possible cet accroissement continu, c’est que les exportations l’emportent d’une façon générale sur les importations. [113]
Tel est en résumé la thèse de Child. Elle nous a permis de voir les diverses conceptions que pouvaient avoir les auteurs Mercantilistes afin d’évaluer les résultats de la balance du commerce. — Il nous reste à examiner les idées de Cantillon sur ce point.
Il y a, suivant l’auteur de l’Essai, différents moyens de connaître si une nation s’appauvrit ou s’enrichit dans le commerce avec l’étranger. Il faut à ce sujet distinguer si nous voulons étudier les résultats d’une balance particulière ou de la balance générale.
S’agit-il d’une balance particulière, c’est-à-dire des relations d’échange du pays avec une autre nation, on pourra constater si cette balance particulière est favorable ou non au pays par le change. « Il est visible, en effet, dira Cantillon, que la ville ou place où le change est au-dessus du pair doit à celle où il est au-dessous tant que le prix du change subsiste sur ce pied. » [114] Si le change avec une autre place ou nation est en effet sur une place, ou dans une nation au-dessus du pair, c’est que la place ou le pays où le change est au-dessus doit à l’autre place ou à l’autre pays et que faute de lettres de change « on aurait besoin de voiturer l’argent de cette dette. » [115] De même lorsqu’on voit que le change est communément au-dessus du pair dans une ville, par rapport à une autre, on pourra conclure que cette première ville doit la balance du commerce à l’autre.
Ainsi le change peut nous montrer si tel pays est créditeur ou débiteur de tel autre, il permet de savoir si la balance du commerce est favorable au premier ou au second. Ce n’est pas que Cantillon méconnaît qu’on ne pourrait faire à ce procédé les objections que Child lui avait adressées. « Il arrive souvent que des circonstances accidentelles fassent transporter des sommes considérables d’un État à un autre, sans qu’il soit question de marchandises et de commerce et ces causes influent sur le change tout autant que feraient la balance et l’excédent de commerce. » [116] Cantillon énumère comme exemple les sommes d’argent envoyées pour des services secrets, pour des subsides d’alliance, pour l’entretien des troupes, d’ambassadeurs ; les capitaux expédiés par les habitants d’un pays à un autre pays pour s’y intéresser dans les fonds publics ou particuliers, les intérêts qu’ils retirent de ces placements. Il est bien difficile de tenir compte de ces faits dans la balance du commerce et il peut donc y avoir là des causes de mauvaise appréciation.
Quoi qu’il en soit, et s’en tenant aux faits les plus ordinaires, on pourra, suivant Cantillon, dans la majorité des cas juger de la balance particulière d’un État avec un autre État d’après le cours du change. Mais si cela est possible, « on ne pourra pas voir par le change la quantité de la dette ». De plus on ne pourrait pas juger par là si la balance générale est favorable ou non. Si le change par exemple entre le Portugal et l’Angleterre est favorable à celle-ci, mais que le change entre la Hollande et l’Angleterre lui soit contraire, « on ne verra pas si la balance d’argent qu’on tire du Portugal sera plus grande ou plus petite que celle qu’on est obligé d’envoyer en Hollande ». Il faut donc, pour juger de la balance générale, trouver un autre procédé. Cantillon en indique un dans sa troisième partie et ne se réfère pas à un autre moyen qu’il avait préconisé incidemment dans la deuxième partie de son ouvrage.
Dans l’étude qu’il y avait faire de la richesse comparative des États et de l’enrichissement dû à une balance favorable, il avait constaté que plus un pays est riche, plus les objets y sont à un prix élevé. De là il avait conclu qu’il serait possible de juger de l’enrichissement, c’est-à-dire d’une balance favorable, par l’élévation des baux des fermes. Si les baux témoignent d’un loyer de plus en plus cher de la terre, c’est donc que le pays est plus riche, puisque c’est supposer que les fermiers vendront leurs produits plus chers. Or le pays ne peut devoir cette richesse qu’à une balance favorable. Il est certain que « lorsqu’on afferme des terres à haut prix, c’est une marque que l’argent abonde dans l’État, mais lorsqu’on est obligé de les affermer bien plus bas, cela fait voir — toutes choses étant égales — que l’argent est rare. » [117]
Ainsi le loyer des terres pourrait permettre de juger si la balance générale est favorable ou non à un pays.
Dans la troisième partie de son Essai, Cantillon signale un second procédé permettant de bien connaître si le pays gagne ou perd : « la balance générale de son commerce, c’est le prix des matières d’or et d’argent, mais particulièrement de l’or. » Si le prix de l’or au marché est plus bas « que le prix de la Tour où l’on fabrique les guinées ou espèces d’or ou au même prix que ces espèces intrinsèquement »[118], et si par conséquent on porte sans cesse des lingots à la Tour pour en recevoir la valeur en guinées, c’est une preuve certaine que la balance générale est favorable. « Mais si les matières d’or se vendent à Londres au marché plus haut que le prix de la Tour… c’est une preuve que la balance générale du commerce est contre l’Angleterre. »
On voit là indiqué un procédé nouveau qui permettra de savoir si un pays gagne ou perd dans l’échange. Il est vrai que, pour que le jugement porté soit sûrement exact, il faut que la monnaie reste toujours dans le pays. C’est ce qui avait lieu en Angleterre où il était défendu d’expédier la monnaie, comme paiement, à l’étranger. Dès lors, le calcul, d’après Cantillon, reposait sur une base certaine, puisque la monnaie ne pouvait s’éloigner et qu’il fallait bien que ce fut l’argent gagné par une balance favorable qui vint à la Tour pour être lui-même transformée en monnaie.
Il est facile de voir la conclusion que nous voulons dégager de cette brève étude du mercantilisme chez Cantillon. Ses idées sont beaucoup plus modérées que celles des auteurs qui l’ont précédé. La notion de la richesse intrinsèque et celle de la valeur normale, qui, toutes les deux, ont pour commune mesure la terre et le travail, viennent battre en brèche les idées mercantiles sur l’argent et sur l’industrie.
Ainsi, il n’y a plus chez Cantillon la notion de l’argent seule preuve de richesses et seule source de richesses, ni l’idée de l’industrie occupant le premier plan et décidant seule de la fortune du pays.
Il n’y a plus, comme conséquence, une recherche constante des moyens de faire venir l’argent et de développer le commerce.
Mais en même temps, il subsiste chez Cantillon l’idée que la richesse comparative des États tient à la quantité d’argent qu’ils possèdent et cette autre notion que l’argent, mesure des valeurs et gage d’échanges futurs, s’accroît avant tout par une balance favorable et par le commerce qui permet de livrer beaucoup de travail en échange de beaucoup de terre.
Ainsi ces notions subsistent et occupent une place des plus importantes, si ce n’est plus ni une préoccupation constante ni une obsession de chaque moment comme chez les Mercantilistes.
L’idée de liberté, de volonté nationale, de groupement des forces productrices, d’unité nationale avant tout économique, est le frein qui modère chez l’auteur de l’Essai toutes les doctrines mercantilistes.
À coup sûr ces idées étaient déjà en germe chez Mun comme chez Child. On a dit avec raison que l’école de List et de Carey avait ses racines dans le Mercantilisme. On pourrait dire avec encore plus de raison : dans Cantillon.
Nous ne voulons pas prétendre que l’auteur de l’Essai ait en tout ceci développé des idées absolument nouvelles, que les Mercantilistes n’avaient point dégagé ces notions avant lui.
Ce que nous tenons seulement à constater, c’est que des préoccupations de premier ordre chez ces derniers passent chez Cantillon au second plan, c’est qu’il se fait ainsi une différence dans les points saillants de la doctrine. Il y a un plus grand « laissez faire » chez Cantillon en même temps qu’il y a une étude de la richesse intrinsèque qui vient se mettre sur la même ligne que la richesse comparative. La terre a le pas sur l’argent et ainsi — bien que les conclusions, les conseils qu’il donnerait à un ministre du commerce soient assez semblables à ceux qu’eussent donnés les Mercantilistes — il n’en reste pas moins que l’on pourrait dire qu’avec lui c’est le Ministre de l’Agriculture qui présiderait le Conseil et qui réglerait les autres Ministres.
On voit la complexité de sa doctrine et l’on voit en même temps qu’il y a là un singulier éloignement des doctrines mercantiles.
CHAPITRE III. L’intérêt de l’argent. — Les idées de Child et de Cantillon sur le taux de l’intérêt. [119]
Nous avons remarqué plus haut que Cantillon déclare hors de son sujet d’indiquer en détails comment on peut obtenir une balance favorable. Il nous a bien montré qu’avant tout il fallait exporter du travail soit contre de la terre soit contre de l’argent. Mais comment arriver à ce résultat ? L’auteur de l’Essai l’indique peu. Sur ce point son écrit est bien moins explicite que beaucoup de ceux de ses devanciers. C’est ainsi que Child préconisait la réduction de l’intérêt. Un taux d’intérêt plus bas que chez les nations concurrentes devait, selon lui, assurer la supériorité de la nation, lui permettre d’être sûre de gagner.
La cause d’une balance favorable résidait donc chez lui dans la réduction du coût de l’intérêt. Cantillon ne signale point dans les passages où il traite de la balance du commerce, l’abaissement du loyer de l’argent comme une cause certaine d’enrichissement. Il traite cependant en deux chapitres de la seconde partie de son Essai : « l’intérêt de l’argent et ses causes ; les causes de l’augmentation et de la diminution de l’argent dans un État ».
C’est par là que nous terminerons l’étude du Mercantilisme chez Cantillon et cet exposé nous amènera naturellement au chapitre où nous verrons le rôle qu’il assigne aux banques et particulièrement à une banque nationale.
Nous verrons alors en lui le contemporain de Law et nous chercherons à dégager le néo-mercantiliste dans l’auteur de l’Essai sur le Commerce.
« Quand d’autres et moi auront dit ce qu’il y a à dire sur cette matière, il faudra en revenir à cette idée qu’il faut réduire le taux de l’intérêt. » [120] C’est que Child comprenait bien que la seule façon de s’assurer la supériorité commerciale était de vendre un objet similaire moins cher que ne le faisaient les nations concurrentes. Aussi, fallait-il influer sur le coût de production. Quel en était l’élément prépondérant ?
Monly avait cru le trouver dans les salaires et proposait une loi en réduisant le taux.
Child voit cet élément dans l’intérêt que paie le commerçant des sommes qu’il a empruntées. La majorité des commerçants ne fait pas le commerce avec ses propres capitaux, mais avec ceux des autres. L’intérêt qu’ils paient pèse sur eux d’un poids considérable, et obligés de rejeter ce poids sur l’acheteur, ils sont forcés de vendre les objets qu’ils fabriquent plus cher qu’ils ne le feraient s’ils n’avaient cette charge. Réduire l’intérêt, le diminuer par une loi, c’est abaisser le coût de production et ainsi par un plus bas prix de vente des objets fabriqués, c’est s’assurer la supériorité sur les nations concurrentes. Child voit à la réduction du taux de l’intérêt bien d’autres avantages. Les rentiers touchant moins de revenus se mettront au travail. Les inventions, les découvertes, les colonies trouveront les capitaux qui leur manquent, l’agriculture se développera grâce aux dépenses que l’on fera pour elle et que l’on ne fait point actuellement, l’intérêt qu’elles rapporteraient étant jugé trop mesquin ; la population croîtra en même temps que le luxe diminuera.
On voit tous les avantages que Child attend d’une loi réduisant le taux de l’intérêt. En cela on pourrait constater par une comparaison avec d’autres mercantilistes que la doctrine ne fut pas une sur ce point. D’autres auteurs, alors même qu’ils souhaitaient un taux peu élevé d’intérêt le voyaient dépendant de la proportion de l’offre et de la demande, de l’accroissement relatif du capital et non de règles arbitraires, d’une loi promulguée par une autorité publique. [121]
D’autres, tout en attendant le résultat qu’ils souhaitaient de circonstances commerciales et non d’une loi, étaient partisans d’un taux d’intérêt élevé et se rapprochaient sur ce point spécial des anciens bullionistes, qui voyaient dans un taux d’intérêt plus élevé dans le pays que dans les nations voisines, une manière certaine d’attirer dans le pays la richesse première, l’or et l’argent des capitalistes de ce pays. [122]
D’autres enfin n’attachaient à ce point de vue aucune importance et n’y voyaient point une cause déterminant une balance favorable ou défavorable. [123]
Quel est à ce sujet la doctrine de Cantillon ? Nous verrons qu’elle est assez semblable à celle de Petty qui fut sans doute son maître en ce sujet. Petty dira qu’il faut laisser la volonté nationale se manifester librement, et que ses volontés sont les véritables intérêts du pays. Il faut donc éviter toute mesure arbitraire dans la fixation du taux de l’intérêt. L’intérêt sera tel que les circonstances l’exigeront et tel il sera, tel il doit être. Toute mesure prise à ce sujet ne produirait que des effets nuisibles. La liberté seule fera que le taux de l’intérêt sera bon pour le commerce et pour la population.
Cantillon a suivi Petty et dans les deux chapitres consacrés à cette étude il ne fait que développer l’idée même de son maître. Nous verrons qu’il a cherché à la justifier par son étude des causes de l’augmentation et de la diminution de l’intérêt de l’argent.
Cantillon débute comme North[124] dans cette étude. L’argent est une marchandise à l’égard des prêteurs et des emprunteurs. Son loyer se fixe comme le prix des choses sur le marché, « l’intérêt de l’argent dans un État se fixe par la proportion numérique des prêteurs et des emprunteurs ». Ainsi le taux de l’intérêt dépend des offres et des demandes. Il dépend aussi des sûretés offertes. Ce qui est une des causes de justification de l’intérêt, c’est-à-dire le risque que court le prêteur, est aussi une des causes du taux de l’intérêt. Un emprunteur offrira un taux d’intérêt « proportionné à la nécessité et à la crainte et à l’avarice des prêteurs ».
L’intérêt est donc variable et cela nécessairement. De plus l’intérêt est juste. Nous venons de voir une des deux raisons invoquées par Cantillon qui justifie à la fois et l’intérêt et son taux variable. L’auteur de l’Essai en donne une seconde. « Son usage constant dans les États paraît fondé sur les profits que les entrepreneurs en peuvent faire »[125], et ce second motif de la raison d’être de l’intérêt est d’après Cantillon également une cause de sa variation. C’est que, là où il y a gros profit, on demande généralement un intérêt plus fort, et là où les profits sont petits les intérêts demandés sont moindres. Les prêteurs exigent un gros intérêt parce que généralement ces prêts sont de sommes minimes, demandent une surveillance constante, et sont sujets à de fréquents remboursements. Les emprunteurs s’en accommodent fort bien. « Ces gros intérêts sont non seulement tolérés mais encore en quelque façon utiles et nécessaires dans un État. Ceux qui achètent le poisson dans les rues, paient ces gros intérêts par l’augmentation de prix qu’ils en donnent ; cela leur est commode et ils n’en ressentent pas la perte. » [126]
Ce n’est point en effet d’après Cantillon l’emprunteur qui subit le poids de l’intérêt élevé, il ne l’accepte que parce qu’il est sûr de le rejeter sur le consommateur. Dès lors il l’ajoute au prix qu’il exigeait sans cela et comme il s’agit là de vente d’objets de minime valeur il en résulte que personne n’y trouve à redire. « Un artisan qui boit un pot de bière et en paie un prix qui fait trouver au brasseur cinq cents pour cent de profit se trouve bien de cette commodité et n’en sent point la perte dans un si bas détail. » C’est la même raison que donnait Child quand il disait au sujet de l’usure, c’est-à-dire, suivant lui, le haut taux de l’intérêt : « Je réponds qu’il peut bien n’y avoir aucune injustice entre prêteur et emprunteur, chacun retenant un bénéfice mutuel, l’usurier pour son argent et l’emprunteur pour son industrie. » Mais, ajoutait Child, et la fin de cette citation prouve la différence entre nos deux auteurs, « si en même temps le prix convenu excède celui des nations qui nous environnent il s’en suivra pour la nation toutes les mauvaises conséquences que je viens de détailler, d’où je conclus que cette pratique est mauvaise en elle-même. »
Ainsi, pour Child, c’est la nation qui en souffrira et voilà pourquoi il veut une loi fixant un taux d’intérêt assez bas, plus bas que le taux des nations voisines.
D’après l’exposé de la doctrine de Cantillon, il ne pouvait être de l’avis de Child, et il ne demandait point, en effet, une loi fixant le taux de l’intérêt. Il paraît du reste qu’en son temps les partisans du taux légal faisaient exception pour ceux qui prêtaient avec un grand risque. Dans ce cas, nous dit Cantillon, ils ne voulaient point qu’on fixât des bornes, « car ils seraient bien embarrassés à en trouver de certaines puisque la chose dépend réellement des craintes des prêteurs et des nécessités des emprunteurs. »
« Rien n’est plus divertissant, dit-il plus loin, que la multitude des lois et canons qui ont été faits dans tous les siècles au sujet de l’intérêt de l’argent, toujours par des sages qui n’étaient guère au fait du commerce et toujours inutilement. » [127]
Ainsi, pour résumer sa doctrine, l’intérêt est juste et l’intérêt doit être variable. Il y a dans la société des classes suivant lesquelles l’intérêt varie. Dans les plus hautes classes, dans celles des emprunteurs négociants riches et réputés solvables, le taux de l’intérêt sera peu élevé. Dans les plus basses classes, dans celle des emprunteurs petits commerçants, dont la solvabilité est douteuse, le taux de l’intérêt sera plus élevé.
Le taux de l’intérêt, tel qu’il est stipulé dans les prêts aux négociants riches et réputés solvables est, dit Cantillon, « celui qu’on appelle le prix courant de l’intérêt dans l’État et il ne diffère guère de l’intérêt qu’on stipule sur l’hypothèque des terres ».
On voit qu’il y a un prix courant de l’intérêt dans l’État ; ce prix se détermine de lui-même sans que l’État intervienne par une loi. Ce prix courant d’ailleurs variera et, si on l’examine à des époques diverses, on trouvera qu’il est loin d’être toujours le même.
Quelles seront les causes de cette augmentation ou de cette diminution ? Beaucoup d’auteurs mercantilistes les avaient vues dans la quantité de l’argent effectif d’un État « parce que, disent-ils, lorsque l’argent abonde il est plus facile d’en trouver à emprunter. » Cantillon s’efforce de démontrer que cette considération est loin d’être exacte. Une grande abondance d’argent et de billets peut fort bien ne pas entraîner une baisse du taux de l’intérêt si cette abondance n’est point encore suffisante pour les débouchés qui se présentent. L’abondance n’est alors que toute relative et la véritable loi de l’intérêt est la loi de l’offre et de la demande. Aussi le loyer de l’argent n’est point comme le prix des denrées sur le marché. Le prix des denrées est variable suivant l’abondance ou la disette d’argent, il haussera si l’argent abonde, il baissera si le stock d’argent diminue. Ainsi une balance favorable entraîne fatalement une élévation au prix des choses, mais n’est pas cause directement influente sur le loyer de l’argent. « Le prix de l’intérêt peut très bien être haut dans les États où il y a abondance d’argent et bas dans ceux où l’argent est plus rare : haut où tout est cher, et bas où tout est à grand marché. » [128]
La loi de l’offre et de la demande est donc la règle essentielle du taux de l’intérêt et comme parmi les demandeurs, les seigneurs et propriétaires sont le grand nombre, soit qu’ils empruntent directement, soit qu’ils forcent par leur augmentation de dépenses les entrepreneurs, qui les fournissent, à emprunter pour développer leur production, on peut dire que ce sont eux qui influent le plus sur le loyer de l’argent. Au contraire, là où les seigneurs empruntent peu, et « se font procurer par leurs valets beaucoup de choses », le taux de l’intérêt est peu élevé. C’est ce dernier fait que nous trouvons, d’après l’auteur de l’Essai, à Gênes et en Hollande, et voilà pourquoi l’intérêt y est parfois à deux pour cent et au-dessous au lieu que, en Allemagne, en France, en Espagne, en Angleterre, le taux de l’intérêt est au moins du double. Nous voyons là un exemple de l’effet des demandes d’argent sur le loyer qu’on en paie.
Nous pourrions dire la même chose des offres. Il est bien évident que si les demandes n’augmentent pas et que la quantité d’argent augmente, le taux de l’intérêt baissera et en cela seulement ont raison ceux que Cantillon critiquait tout d’abord. Il est bien évident que si les demandes n’augmentent pas et que la balance soit longtemps favorable le taux de l’intérêt baissera « à cause que la plupart des entrepreneurs acquièrent alors assez de fonds pour conduire leur commerce sans argent (d’autrui) et même deviennent prêteurs des sommes qu’ils ont gagnées au-delà de celles qu’il faut pour conduire leur commerce ». Aussi s’il n’y a dans l’État ni seigneurs, ni riches faisant de grosses dépenses l’intérêt de l’argent diminuera.
Au contraire « dans les États qui ont un grand fonds et des propriétaires des terres considérables l’argent, introduit par le commerce, augmente leur rente et leur donne le moyen de faire une grande dépense… cela soutient toujours un haut intérêt malgré l’abondance de l’argent. » [129]
Il est facile de dégager de cette étude de Cantillon sur le taux de l’intérêt les idées qu’il peut avoir sur une loi fixant le taux de l’intérêt. Nous voyons comme quoi, successeur des idées de Petty, il ne peut s’en rapporter au législateur en cette matière : c’est qu’à son avis le taux de l’intérêt est chose trop relative, trop variable pour se soumettre à une donnée constante. Au cas où cependant on croirait bon de faire une loi, celle-ci devrait fixer le taux au taux courant, c’est-à-dire au taux où se font les prêts aux gros négociants solvables, « autrement la loi sera inutile parce que les contractants qui suivront la règle des altercations ou le prix courant réglé par la proportion des prêteurs aux emprunteurs feront des marchés clandestins. »
Il n’est point question d’examiner le taux d’intérêt des nations voisines, et de le fixer dans l’État plus bas que chez elles. Cantillon s’empresse même d’ajouter que la contrainte de la loi, telle qu’il nous l’a présentée, ne servira qu’à gêner le commerce et cite l’exemple des Romains dont les lois en cette matière n’eurent aucun succès.
Il faut, en effet, pour faire une loi durable, faire œuvre de justice, or comment faire œuvre de justice si l’on ne peut apprécier les éléments sur lesquels doit se baser la loi ? C’est justement ce qui manquera à toute loi sur le taux de l’intérêt. Comment pouvoir déterminer les risques courus ? Telle terre est portée à bail élevé à un « fermier indigent au risque d’en perdre toute la rente d’une année » ; tel prêteur prête à taux élevé à « un emprunteur nécessiteux au hasard de perdre non seulement son intérêt ou profit, mais encore son capital ». [130] N’est-il pas juste que l’élément risque fasse élever singulièrement le profit et comment une loi pourrait-elle faire œuvre utile puisque chaque cas particulier renferme ses risques particuliers ?
Ici, d’ailleurs, la pensée de Cantillon s’inspire toujours d’une idée directrice que nous avons déjà signalée bien des fois en étudiant son Essai, idée qui le rapproche des Physiocrates et qui l’éloigne des Mercantilistes. Cantillon est bien près de dire comme Gournay : « Laissez faire ». — Sans doute il hésite, il n’ose donner d’avis former, il ne se prononce jamais d’une manière décisive et en cela il imite Petty.
Le chapitre que nous venons d’étudier nous en donne une preuve frappante. Il n’est point partisan d’une loi sur l’intérêt et il termine en disant : « Faites comme en Hollande, accommodez les lois de l’intérêt au prix du marché. » On voit qu’avec lui les lois ne commandent plus aux faits, qu’elles servent les faits. Il croit peu à l’influence des lois mais beaucoup plus dans le destin des peuples. Les faits dominent les lois et les lois peuvent bien peu sur eux. Child au contraire et les Mercantilistes ont toujours cru en la puissance des « bonnes lois » et aux effets tout puissants qu’elles peuvent produire.
Ajoutons une dernière remarque qui nous montrera pourquoi Cantillon s’éloigne encore des Mercantilistes[131] et semble laisser les évènements se diriger au hasard. C’est qu’il compte sur la lutte des intérêts personnels, grand facteur suivant lui de la vie nationale, c’est que — comme on peut le remarquer facilement par la lecture de son ouvrage — il lui semble que la somme des intérêts personnels, entrant en lutte, fera triompher l’intérêt de l’État. Il se trouve donc sur ce terrain d’accord avec les Physiocrates et s’éloigne des Mercantilistes.
C’est cette idée qui contribue à coup sûr à le rendre peu partisan d’une loi réduisant le taux de l’intérêt : il ne dira donc point comme Child qu’il faut « distinguer le profit du marchand particulier d’avec le bien général du royaume, qu’on doit envisager et considérer qu’il s’en faut surtout beaucoup que l’intérêt particulier du marchand ne s’accorde avec l’intérêt général, qu’ils sont même la plupart du temps opposés quoique bien des gens par préjugés ou pour des fins particulières les confondent tous les jours ensemble ou cherchent à faire prendre l’un pour l’autre. »
Il nous reste une question à nous poser et nous terminerons par là notre étude. C’est de voir le néomercantilisme chez Cantillon. [132] S’il s’écarte des Mercantilistes comme nous l’avons vu dans notre étude, n’est-ce pas que les idées néomercantilistes en ont été pour lui le point de départ ? Il semble qu’on s’expliquerait ainsi quelques-unes de ses idées, qu’on pourrait voir là le chemin qu’il a suivi pour devenir un mercantiliste précurseur des physiocrates comme le dénomme M. Rouxel. Indiquons tout de suite qu’à notre avis, ce serait faire là fausse route et que s’il y a en lui le contemporain de Law qu’il a connu, soutenu, puis abandonné, il y a beaucoup plus en lui d’idées opposées à ce dernier et aux mercantilistes que d’idées communes. L’étude des banques à laquelle l’auteur des l’Essai consacre les trois derniers chapitres de son ouvrage nous permettra de comparer Law et Cantillon. [133] Il nous sera facile d’y voir que Cantillon reste bien plus mercantiliste que néomercantiliste et que ce n’est pas là ce qui a pu faire de lui le trait d’union entre les deux doctrines mercantile et physiocratique. Petty fut à coup sûr celui qui donna à Cantillon la complexité dans ses aperçus économiques.
CHAPITRE IV. Le néomercantilisme chez Cantillon. — Les banques. — Leur utilité et leur rôle d’après Cantillon et d’après Law. — Leurs idées sur la création et les avantages d’une banque nationale.
L’étude de Cantillon sur les banques, à laquelle il consacre les chapitres VI, VII et VIII de la troisième partie de son Essai, peut être divisée en deux parties.
Dans la première, nous examinerons les idées de l’auteur de l’Essai sur les banques particulières et leur crédit ; dans la seconde, nous chercherons à dégager sa conception d’une Banque nationale ou Banque générale. Si Cantillon est partisan du développement et de l’extension des premières, il ne l’est guère de la création d’une Banque d’État ou d’une Banque Générale, surtout dans un pays de quelque importance.
On pourrait peut-être donner à cela un motif bien humain, c’est que banquier lui-même, il ne devait point dans son traité être porté à insister sur les bienfaits de semblable banque qui aurait tué selon lui les autres établissements de crédit.
Mais il faut s’empresser de reconnaître qu’il justifie sa théorie par des raisons qui sont déduites des principes généraux de sa doctrine, que ses idées en cette matière cadrent bien avec celles qu’il nous a exposées sur le rôle de l’argent et en sont la conséquence logique. Sur ces derniers points il sera intéressant de lui opposer un de ses contemporains, Law, que nous étudierons non dans l’application de son système mais d’après ses Considérations sur le Numéraire et le Commerce et d’après ses Mémoires sur les Banques.
Le chapitre VI de l’Essai est consacré tout entier à démontrer l’utilité des banques. Cette utilité peut se résumer en ceci que les banques accélèrent la circulation de l’argent, ce qui, nous le savons, produit les mêmes effets qu’une abondance plus grande de numéraire. Les banques ont été d’abord et avant tout des lieux de dépôts garantissant les capitaux qu’on y apportait contre tout évènement fortuit. L’avantage qu’elles présentaient au début était donc d’éviter aux possesseurs de l’argent l’embarras de le garder et de le surveiller. Le dépôt fait chez un banquier, il leur était facile, chaque fois qu’ils avaient un paiement à faire, de « tirer sur le banquier des effets payables à volonté ». Dans ces conditions, le banquier se trouvait avoir dans ses caisses une grosse somme qui ne lui était réclamée que peu à peu en même temps que de nouveaux dépôts venaient remplacer ceux qui étaient retirés.
Il en résultait que le banquier vit bien vite que de l’argent qu’il avait en caisse il pouvait n’en garder qu’une certaine portion pour faire face aux demandes et prêter le surplus. « Il lui suffit, pour l’ordinaire, de garder en caisse la dixième partie de ce qu’on lui a confié. » Ainsi sur 100 000 onces déposées chez un banquier, 90 000 pourront être mises en circulation, ce qui fait qu’au lieu d’être immobilisé comme il le serait sans les banques, cet argent circulera et fera en sorte que la masse totale produira les mêmes effets que si elle était augmentée de 90 000 onces.
« Voilà l’idée qu’on peut former de l’utilité de ces sortes de banques, les banquiers ou orfèvres contribuent à accumuler la circulation de l’argent, ils le mettent à intérêt à leurs risques et périls et cependant ils sont ou doivent être toujours prêts à payer leurs billets à volonté et à la présentation. »
C’est ce dernier point qui fait le danger du commerce de banque. Tout en cette matière réside dans la confiance que l’on porte à l’établissement qui est détenteur de votre argent. Ainsi, une banque inspirera une sécurité telle qu’elle aura besoin de garder peu d’argent en caisse. Les billets que tireront sur elle ses créanciers étant acceptés dans la circulation comme monnaie et ceux à qui ils sont donnés en paiement ne s’empressant point de demander l’argent au banquier, « il n’y aura que quelqu’un qui n’y a pas une parfaite confiance ou quelqu’un qui a plusieurs petites sommes à payer qui en demandera le montant. »
Au contraire une autre banque aura besoin de garder dans ses caisses beaucoup de numéraire parce que les déposants sont sujets à lui réclamer leurs dépôts d’un moment à l’autre, parce que les circonstances sont défavorables, parce que le crédit n’est pas bien solide. Celle-ci ne peut mettre alors en circulation plus de la moitié de l’argent qui lui est confié.
On voit combien le commerce de banque est aléatoire, dangereux et variable, mais il n’en demeure pas moins pour un État essentiellement utile. Le grand avantage qu’il donne à l’État qui possède des banques nombreuses et qui inspirent confiance, « c’est d’accélérer la circulation de l’argent et d’empêcher qu’il y en ait aurait de resserré qu’il y en aurait naturellement dans plusieurs intervalles de temps. » De là il est facile de prévoir la seule exception que fera Cantillon à l’utilité des banques. Celles-ci sont nuisibles lorsque l’État a déjà une quantité d’argent si considérable que ce dernier atteint son point de sortie. Les banques ne font alors que développer la crise et activer ainsi la ruine du pays qui se meurt alors d’une pléthore d’argent.
Cette réserve faite, l’auteur de l’Essai trouve dans les banques le point d’appui d’une balance du commerce solide, et d’une circulation plus facile. Mais, ne pourrait-on pas ajouter qu’elles ont encore le grand avantage, si elles possèdent un crédit très grand, de pouvoir émettre des billets qui circulent dans le pays comme une véritable monnaie ? N’y a-t-il pas un moyen beaucoup plus puissant d’augmenter le numéraire, et ainsi de réaliser les conséquences avantageuses que ce dernier procure ? C’est là le point de départ de la théorie de Law, que nous aurons à comparer bientôt avec celle de Cantillon. Celui-ci a bien connu ces prétendus avantages, et nous avons vu tout à l’heure qu’il fait allusion aux banques dont les billets tirés sur elles par les déposants circulent comme du véritable numéraire. Mais l’auteur de l’Essai s’attache peu à cette idée car il ne voit guère pareille circulation obtenue par des banques particulières. À son avis, seule une banque générale pourrait réaliser ce but — et nous verrons la justification qu’il donne de cette idée en examinant sa conception d’une banque nationale ; les banques particulières ne peuvent guère compter sur une grande et longue circulation fictive. Les billets tirés sur elles et qui circulent comme monnaie « ne retardent les paiements que de quelques jours ou de quelques semaines, lorsqu’ils tombent entre les mains de personnes qui n’ont pas coutume de se servir d’eux : si ses billets tombent entre les mains de ceux de son métier, ceux-ci n’auront rien de plus pressé que d’en retirer l’argent. »
Ainsi les banques particulières ne peuvent guère servir qu’à accélérer la circulation en y remettant une partie des dépôts qui leur sont confiés, et non en faisant accepter des billets au lieu et place de monnaies : seule une banque générale et nationale peut obtenir pareille résultat.
Cantillon abandonne dès lors son étude des banques particulières, qui n’offrait d’ailleurs que peu d’intérêt, puisque c’est la simple constatation d’un fait général sur lequel peu de discussions pouvaient être soulevées : il s’attache à l’examen des fonctions des banques nationales. Là est vraiment la partie intéressante de sa théorie sur les banques, et c’est là qu’il est curieux de le comparer à Law.
L’existence de pareilles banques n’était point chose nouvelle pour l’époque. Des banques publiques avaient été fondées en 1157 à Venise, en 1349 à Barcelone et à Gênes, en 1543, à Lyon, enfin plus près de l’époque où vivait notre auteur en 1609 à Amsterdam, en 1619 à Hambourg et en 1694 à Londres. Cantillon semble avoir surtout examiné l’organisation de celle de Venise, de celle d’Amsterdam et de celle de Londres.
Quels sont les avantages que présente une banque nationale ? Quels sont en revanche les inconvénients qui peuvent en résulter pour le pays ? Enfin quelle conclusion tirer de cet examen pour indiquer la conduite à suivre aux gouvernements ? Telles sont les trois questions que nous examinerons tour à tour et qui nous permettront de parcourir toutes les idées de l’auteur de l’Essai sur ce sujet.
Quels sont les avantages d’une banque nationale ? Elle a toujours et, en premier lieu, tous ceux qu’offrirait une banque particulière. Ces avantages sont accrus parce qu’on y a plus de confiance qu’en celle « d’un orfèvre particulier »[134], parce qu’on y porte plus volontiers les gros dépôts « et mêmes les revenus de l’État dans les pays où le prince n’est pas absolu et cela bien loin d’en altérer le crédit ou la confiance ne sert qu’à l’augmenter. » À ces avantages, une banque nationale peut en ajouter d’autres qu’on ne saurait attendre d’une banque particulière. Étant donnée la confiance qu’elle inspire, elle peut offrir de payer soit par des virements, soit par des billets, soit en argent et cette circulation en partie fiduciaire produit dans le pays le même effet que si le stock monétaire avait été augmenté d’une quantité égale. Venise et Amsterdam, nous apprend Cantillon, payaient en écritures seulement, au lieu qu’à la banque de Londres on payait en écritures, en billets et en argent, au choix des particuliers ; « aussi, ajoute Cantillon, c’est aujourd’hui la banque la plus forte ». En moyenne, d’après les calculs faits par l’auteur de l’Essai, on peut dire que les banques produisent ce résultat, que la circulation de l’argent du pays se trouve comme augmentée de moins d’un dixième ; « on pourrait dire en général des banques nationales que leur utilité ne correspond jamais à la dixième partie de l’argent courant qui circule dans un État. » Encore, cette moyenne ne serait-elle pas atteinte par les banques des grands États à cause « de l’éloignement de leurs provinces »[135], en sorte qu’il semble à Cantillon qu’une banque nationale offre beaucoup plus d’intérêt dans les petits que dans les grands États. « Je crois les banques publiques d’une très grande utilité dans les petits États et dans ceux où l’argent est un peu rare, mais je les crois peu utiles pour l’avantage solide d’un grand État. »
L’inconvénient d’une banque nationale — inconvénient qui sera surtout sensible dans un grand État — réside en effet dans le gonflement de circulation que causera l’émission des billets que fera cette banque. À coup sûr cette émission serait utile si l’argent était rare, mais comme la banque la fera alors même que l’argent serait abondant, l’accroissement de numéraire sera d’autant plus nuisible à l’État que ces billets manqueront de la valeur intrinsèque qui fait l’avantage de l’or et de l’argent comme monnaie, qu’ils ne seront point acceptés couramment comme paiement dans les achats faits à l’étranger et qu’il faut toujours des espèces dans le bas troc. « Dans le train uniforme de la circulation, dira Cantillon, le secours des banques et du crédit de cette espèce est bien moins considérable et moins solide qu’on ne pense généralement. L’argent est le vrai nerf de la circulation. » [136]
Aussi la conclusion que tirera Cantillon est-elle facile à indiquer. S’agit-il d’un État obéré ou d’un État où la spéculation est grande, « la facilité d’une banque fait qu’on peut vendre et acheter les fonds capitaux dans un instant pour des sommes immenses sans causer aucun dérangement dans la circulation ». [137] Elle permet en outre, si le Ministre des finances s’entend bien avec les Directeurs de la Banque, de faire fabriquer par ces derniers plusieurs billets dont ils n’ont reçu aucune valeur et qui leur permettent d’acheter les fonds publics lors d’une émission, afin d’en soutenir le cours. On peut obtenir de la sorte un abaissement du taux de l’intérêt et une hausse des fonds publics au gré du ministre « lorsque les opérations en sont ménagées avec discrétion », et par là l’État peut arriver à libérer ses dettes. Bien entendu, ces billets devront être sans tarder retirés de la circulation par une « vente de fonds-capitaux » ; il ne faut point, en effet, que le public s’en serve dans ses dépenses courantes ou songe à les convertir en argent car on « en viendrait à crever la bombe et on verrait que ce sont des opérations dangereuses. » [138] Cantillon n’a donc en résumé que peu de confiance dans ce qu’il appelle une abondance d’argent fictif et imaginaire qui « s’évanouit à la première bouffée de discrédit et précipite le désordre ». [139] Seul l’argent réel est le vrai nerf de la circulation et le conseil que Cantillon donnerait à un gouvernement, serait de s’abstenir prudemment de ces opérations, qui alors même qu’elles réussiraient, ne tarderaient pas à causer, par une abondance trop grande de numéraire, une balance défavorable, et qui risquent au cas où elles ne seraient point accueillies avec succès, d’entraîner une ruine immédiate du pays. La création d’une banque nationale ne sera que dans des cas exceptionnels une mesure avantageuse ; mais le plus souvent ce sera une cause de chute pour le pays qui l’organisera.
Il est facile de prévoir que pareille théorie doit être aux antipodes des idées de Law ; le néomercantiliste n’existe guère chez Cantillon, il y a chez lui une timidité générale à l’égard des théories absolues, et des principes dont l’application est uniforme. D’une prudence très grande, ayant conscience de la difficulté que présente la découverte d’une loi applicable à tous les pays, et à tous les temps, l’observateur prédomine chez lui, et le théoricien ne se montre que rarement, et seulement pour venir justifier des idées que l’observation lui semble mettre à jour.
Un caractère de cette sorte n’a guère de points communs avec celui de l’auteur des Considérations sur le Numéraire. D’une ambition effrénée, croyant à la toute-puissance des lois sur les faits économiques, et à la généralité de ses théories, ne voyant point dans les exemples qu’il nous cite tout ce qui pourrait modérer ses idées, mais seulement tout ce qui lui apparaît comme la démonstration manifeste de sa thèse, Law ne peut que nous offrir une étude des banques et du papier-monnaie entièrement opposée à celle de Cantillon. Ce qu’il nous faut rechercher après avoir trouvé une raison de leur dissentiment sur ce sujet dans leur caractère, et dans leur conception des phénomènes économiques, c’est la différence fondamentale, le point de scission d’où découleront deux conceptions aussi différentes, fait qui peut surprendre d’autant mieux que l’auteur des Considérations sur le Numéraire prétend déduire son système d’une étude de la valeur assez semblable à celle de Cantillon. Comme ce dernier, Law connaît la valeur intrinsèque et la valeur courante. L’idée qu’il se fait de ces deux notions est identique dans ses généralités à celle que nous a présentée l’auteur de l’Essai. Poursuivant sur ce point son étude dans ses Considérations sur le Commerce[140], comme dans ses Lettres sur le nouveau système des finances, Law estime juste et conforme à l’intérêt général que la valeur ou le prix des choses ne dépasse jamais la limite des frais de production, c’est-à-dire que le prix courant soit égal au coût de production. Ce dernier formant l’élément essentiel de la valeur normale, il faut donc, suivant Law, que la valeur normale et la valeur courante se confondent. Or, la valeur des choses varie par deux causes distinctes : la plus ou moins grande abondance des produits et la plus ou moins grande abondance de la monnaie. La première de ces causes échappe à l’action de l’homme, la seconde au contraire est soumise à la volonté. « Il ne dépend pas de l’homme que la quantité du blé, du vin, etc., se maintienne toujours en équilibre avec les besoins, mais il dépend de lui que la somme de la monnaie demeure toujours dans un juste rapport avec la demande, pourvu que cette monnaie n’ait pas de valeur intrinsèque, qu’elle ne consiste point dans l’or ni dans l’argent. » [141] Ainsi la somme de monnaie sera constamment en équilibre avec la quantité des choses, si l’on peut fournir sur des garanties réelles un numéraire-papier à tous ceux qui en réclament, et ceci permettra de régler au taux de la valeur intrinsèque le taux de la valeur courante des choses. La lutte perpétuelle qui existe entre les propriétaires des choses et les détenteurs de l’argent et qui fait que « les premiers font la loi aux seconds quand les denrées et les marchandises sont rares et qu’ils la subissent au contraire quand elles deviennent communes »[142], n’aurait plus son caractère aigu. Elle n’est guère sensible en effet dans les pays riches qui « sont ceux où il existe beaucoup de monnaie », alors qu’elle produit toutes ses conséquences dans les pays pauvres c’est-à-dire dans ceux où la monnaie est rare.
Principe d’apaisement, la monnaie est de plus, suivant Law, « principe du travail, de la culture, de la population » et rien n’est plus propre à en remplir les fonctions que le papier. Aux avantages que présentent sous ce rapport les métaux précieux, il joint d’autres avantages qu’ils ne possèdent point. Il est loisible de l’augmenter de telle sorte que le prix des choses ne dépasse jamais la limite des frais de production, ce qui sera conforme à l’intérêt général. On le compte et on le transporte plus facilement. La matière ne coûte rien ou presque rien, tandis qu’il faut acheter fort cher l’or et l’argent. Enfin, on ne l’exporte pas et l’offre peut toujours égaler la demande.
La conclusion de cette théorie, la mise en application de ces idées était l’établissement d’une banque territoriale, qui aurait mis en circulation du papier ayant cours obligatoire jusqu’à concurrence d’une certaine portion de la valeur des terres du pays. Cette banque n’aurait donné et reçu que des billets ; et pour que la somme du numéraire ne devint jamais supérieure aux besoins, elle aurait repris la monnaie, à titre de placement, des mains de ceux qui n’auraient pas trouvé à en faire emploi. De cette manière, pensait Law, « la somme de la monnaie sera constamment en équilibre avec la quantité des choses », le travail aura la rémunération à laquelle il a droit, « la monnaie ne sera jamais ni trop chère ni trop bon marché ».
Ce bref résumé de la doctrine de Law permet de juger tout l’éloignement qui sépare l’auteur des Considérations sur le Numéraire de l’auteur de l’Essai. Leur conception de la valeur est à coup sûr peu dissemblable, mais celle de Cantillon ne comporte point la conséquence que Law en a tirée : c’est-à-dire le rôle que joue la monnaie dans l’échange au sein d’une même nation. La création d’une monnaie de papier gagée sur le sol eut paru à Cantillon fort dangereuse par la raison qu’un des avantages principaux de la monnaie métal est d’avoir une valeur intrinsèque, un prix de lingot que n’aurait point le papier monnaie. Un billet de papier hypothécaire circulant comme monnaie lui eut semblé d’une défectuosité absolue, parce qu’étant peu réalisable, et représentant un aléa fort grand, il convient mal à tout porteur, et ne peut circuler qu’autant que la confiance publique lui est acquise. Dès lors ce billet ne peut être qu’une mauvaise monnaie, et la création d’une banque d’émission ne peut que désorganiser l’administration du pays. Tel est sans doute le jugement que l’examen de la théorie de Law eut fait porter à Cantillon et il est bien douteux que la lecture des Considérations sur le Numéraire eut pu le convertir à des idées plus rapprochées des théories néomercantiles. La monnaie n’est pour lui qu’une richesse seconde, et n’est susceptible de s’accroître dans un État qu’autant qu’il possède les richesses premières, et que par un gouvernement sage, et par l’économie de ses habitants il a su obtenir une balance de commerce favorable.
La monnaie n’est point la source de l’enrichissement d’un peuple, elle n’en est que la preuve : c’est là le point capital qui différencie Cantillon de Law. Toutes les théories de l’Essai concordent avec son jugement sur les banques et le papier-monnaie. Le mercantiliste et le précurseur des Physiocrates peuvent lutter en Cantillon, mais le néomercantiliste n’existe point chez notre auteur.
Il ne nous semble donc pas — et nous touchons à une remarque présentée déjà — qu’on doive chercher le point de contact entre ses doctrines physiocratiques et ses doctrines mercantiles dans ses idées néomercantiles. L’Essai est l’œuvre d’un adversaire des doctrines de Law et des néomercantilistes ; Cantillon n’appartient point à cette école dont il redoute et craint les applications qui risquent pour un bien minime d’entraîner beaucoup de mal.
Comment — puisqu’à notre avis il faut renoncer à trouver chez lui des idées néomercantiles qui eussent expliqué la jonction de ses théories mercantiles et physiocratiques — peut-on comprendre cette combinaison dans son ouvrage d’idées si différentes ? Il nous semble que la réponse se dégage de l’exposé que nous avons fait de ses doctrines, et que nous n’avons plus pour la faire apercevoir nettement qu’à grouper quelques réflexions émises çà et là dans notre étude.
CONCLUSION
Cantillon est bien suivant le titre que nous avons donné à cette étude un mercantiliste précurseur des Physiocrates. Nous avons trouvé dans sa doctrine des thèses soutenues par les Mercantilistes, et des aperçus développés plus tard par les Physiocrates.
Comment a-t-il pu réunir, dans un même traité, des notions à première vue aussi différentes que celles émises par ces deux écoles ? C’est que le but de Cantillon comportait les résultats auxquels Mercantilistes et Physiocrates désiraient parvenir. Les premiers ont voulu la nation forte par le commerce, les seconds ont voulu l’humanité heureuse par l’agriculture. Cantillon veut voir son pays heureux et fort. Nationaliste comme les premiers, voyant en la terre la richesse première comme les seconds ; partisan de la balance du commerce comme un disciple de Mun, préoccupé du produit des terres comme un élève de Quesnay, il résume en lui les parties essentielles de ces deux écoles. La première l’eût renié comme préoccupé de la richesse en soi, comme ennemi de l’argent pour l’argent, comme défenseur des droits de la terre et des maîtres de la terre bien plus que des intérêts du commerce et des industriels. La seconde eut refusé de le recevoir dans ses rangs comme préoccupé de la richesse comparative, comme partisan de la balance du commerce source d’importations d’argent dans le pays, comme défenseur des droits de la nation à l’égard des autres nations, comme nationaliste acharné et contradicteur des théories économiques internationalistes. Cantillon se fut, à coup sûr, fort peu inquiété des attaques de l’une comme des reproches de l’autre. Ses idées sur le développement des faits économiques lui faisaient reconnaître toute la complexité des lois économiques et la difficulté de les formuler. Son observation des évènements antérieurs à son temps ou contemporains le rendait d’une prudence très habile dans les jugements qu’il avait à porter. Observateur plus que théoricien, homme pratique beaucoup plus que philosophe aux postulats métaphysiques, il ne formule chacune de ses opinions qu’en l’étayant sur des faits, et il est prêt à la renier si un exemple contraire à ceux qu’il a pu rassembler lui paraissait contredire sa doctrine. Au reste, il serait fort difficile de le résumer en une formule, de le qualifier par une épithète. Nationaliste avant tout, partisan d’un développement complexe des forces économiques, précurseur lointain de List et de Carey, il croit peu aux théories universelles et aux axiomes économiques. La vérité lui semble relative, ou du moins les vérités, que lui et les auteurs qui l’avaient précédé, avaient dégagées, ne lui semblent point vérités assez absolues pour pouvoir être données comme théories sans exceptions et sans réserves. Il n’y a point selon lui un ordre absolu des sociétés politiques, mais il y a des moyens divers, selon les milieux et les temps, pour les sociétés politiques de croître et de prospérer. Sans doute elles n’useront point les unes ou les autres de procédés dissemblables, mais elles combineront à des doses inégales les divers éléments qui leur sont communs. Ainsi les lois que l’on peut tracer, même si elles étaient d’une application universelle, seraient, dans l’énonciation que l’on en ferait, dangereuses à graduer, car l’une, dans un pays ou dans un temps, sera de la première importance, alors que dans un autre pays ou dans un autre temps, elle ne devrait prendre place que dans les lois secondaires.
Pareille théorie, si en bien des points elle eût pu être admise par un Mercantiliste, eut été condamnée énergiquement par les Physiocrates. Il est facile de comprendre les reproches que Quesnay pouvait adresser à Cantillon, et la qualification de « sot » qu’il donnait à l’économiste qui formulait cette doctrine. C’est cependant à elle que Cantillon dut sans doute l’idée directrice qui fit de lui un précurseur des Physiocrates. C’est l’observation de faits qui lui fait écrire que le mouvement économique est dominé par la production agricole et que l’ordre économique s’établit spontanément par la lutte des intérêts. C’est sa conception d’une économie nationale, qui lui fait dégager ses notions de la richesse intrinsèque et de la valeur normale, et par ce chemin le conduit à maintes idées dont les Physiocrates feront plus tard leurs théories essentielles. C’est cette conception enfin qui lui fait rechercher pour un pays moins la richesse comparative que la richesse intrinsèque, et par là, l’amène à conclure que l’abondance de l’argent nuit, que l’argent n’est point la richesse en soi, mais la preuve seulement des richesses.
Ainsi, sa doctrine est une doctrine nationaliste et sa méthode l’observation ; il y joindrait volontiers les résultats que donneraient des expériences tentées par divers gouvernements en plusieurs pays. Trop prudent pour les recommander lui-même, il serait heureux de voir les résultats qu’elles pourraient donner. Comme il espère y trouver la confirmation de ses idées, il est prêt également à y trouver l’occasion de relever des erreurs qu’il a pu commettre.
C’est ainsi que nous l’avons montré plus haut, qu’il n’est point néomercantiliste et que cependant il eut examiné avec intérêt la création d’une banque générale dans un grand État. Il eut espéré y voir la confirmation de ses théories, il y eut trouvé en tout cas un vaste champ d’observations.
Il est donc rare de le trouver absolument affirmatif et intransigeant sur un sujet. Il expose, il raisonne, il propose une conclusion, qu’il n’impose point, mais dont il montre la concordance avec d’autres propositions émises déjà et qui lui ont paru justes. Semblable méthode rend difficile une appréciation succincte ; mais ce qu’il nous semble avoir été démontré par cet exposé, c’est que la place de Cantillon, dans les doctrines économiques, est certainement plus importante que celle qui lui a été faite jusqu’ici ; c’est que, s’il est difficile de l’apprécier et de le juger en lui-même, parce qu’offrant le passage d’une école à une autre, il n’a pas l’unité et la structure bien indiquée d’un théoricien absolu, il permet par cela même lorsque les Mercantilistes et les Physiocrates ont été étudiés de grouper sous un même chef des idées à première vue aussi dissemblables ; c’est que, enfin, en un nombre de pages très restreint, il touche à tous les problèmes économiques, les expose avec une netteté très grande et propose des conclusions toujours fortement étayées et souvent justes.
Peu savent, comme Cantillon, condenser en quelques pages une somme de connaissances aussi grande. Ajoutons aussi que peu connurent à ce point cette mauvaise fortune de servir d’inspirateur à des Économistes qui s’empressèrent de s’approprier maintes parties de l’œuvre, et d’oublier bien vite celui à qui ils devaient beaucoup. Paru sans nom d’auteur et bien des années après la mort de celui qui le composa, l’Essai ne put percer et sortir de l’obscurité où s’efforçaient de le maintenir ceux qui n’hésitaient pas à s’en approprier certaines idées sans avouer qu’ils en étaient tributaires.
Lorsqu’il arrive que, dans certains écrits du temps, le nom de Cantillon se trouve cité — oh ! bien timidement — on s’empresse de le noyer parmi ceux d’auteurs économiques que l’Histoire des Doctrines a jugé peu dignes d’être tirés de l’oubli.
Et cependant, il faut reconnaître que justice semble devoir lui être rendue de nos jours, et que Cantillon parmi ces économistes que l’on regarderait, il y a encore peu d’années, comme des écrivains de second ordre, prend aujourd’hui le rang important qui lui est légitimement dû.
C’est le motif qui nous a décidé à entreprendre cette étude dans laquelle nous nous sommes efforcés de montrer qu’il y a en effet dans l’Essai un chapitre intéressant de l’Histoire des Doctrines, et que le nom de Cantillon mérite d’être associé à celui des premiers économistes du XVIIIème siècle.
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[1] Higgs, Economic Journal, juin 1891.
[2] Jevons, Contemporary Review, janvier 1881.
[3] Revue Historique de la noblesse (Paris, 1841, t. III, p.28)
[4] Espinas, Histoire des Doctrines Économiques, p.180.
[5] Mirabeau, L’Ami des Hommes, ch. 1.
[6] Higgs, Economic Journal, juin 1891.
[7] Espinas, Histoire des Doctrines Économiques, Cantillon. Dans son étude de Cantillon, M. Espinas a reproduit les idées de Jevons, p.181 et suiv.
[8] Parent de l’auteur de l’Essai.
[9] Seraient dans ce cas ajoutées les parties imprimées en italique dans l’édition de 1755.
[10] « Traduction confuse, à la fois mutilée et surchargée. » Espinas.
[11] Citons le reproche adressé par Quesnay à Cantillon au sujet de ses idées sur la population. Nous examinons cette question au ch. I de cette étude.
[12] Archives nationales, M. 779, 780
[13] Mirabeau, L’Ami des Hommes, 1762, t. I, p.7, 8 et p.119, 120.
[14] Higgs, Quaterly Journal of Economics, 1892, p.436.
[15] Quesnay, article Grains, p.218, édition Oncken.
[16] Marshall, Principles of political economy, p.53, note 2, cité par M. Castelot, Supplément au Nouveau Dictionnaire d’Économie Politique de Léon Say, au mot Cantillon.
[17] Conrad, Jahrbücher, V., xxi, p.144.
[18] Journal des Économistes, juillet 1891 : « Un précurseur des Physiocrates »
[19] Essai, ch. I.
[20] Essai, IIe partie, ch. VIII
[21] Essai, IIIe partie, ch. I.
[22] « Mais je ne considère jusqu’à présent un État que par rapport à lui-même, à son produit et à son industrie afin de ne pas embarrasser mon sujet par des choses ac-accidentelles. » Essai, Ie partie, ch. XI.
[23] Essai, Ie partie, ch. I.
[24] Essai, Ie partie, ch. XVII.
[25] « Il me semble que la puissance et la richesse comparative des États consistent — toutes autres choses étant égales — dans la plus ou moins grande abondance d’argent qui y circule hic et nunc. » IIe partie, ch. VIII.
[26] Nous examinerons au ch. III, de la Première Partie, ce que les Physiocrates entendent par valeur sociale.
[27] Higgs, Quaterly Journal of Economics, 1892, p.436.
[28] Cité par Otto Effertz, Travail et Terre, p.73. Sat. II, v.217.
[29] Remarquons que dans ce passage la distinction que fera Cantillon entre la valeur normale et la valeur en échange n’existe pas.
[30] Upon taxes, p.30.
[31] Essai, Ie partie, ch. X.
[32] Capital, tome I, ch. I, traduction M. J. Roy, Paris, 1875.
[33] Otto Effertz, Travail et Terre.
[34] Essai, Ie partie, ch. XI.
[35] Essai, Ie partie, ch. XI.
[36] Cicéron, De legibus, II, 26.
[37] Cicéron, De legibus, II, 18.
[38] Wealth of Nations, I, 1.
[39] Marx, Capital, t. I, ch. II.
[40] Essai, Ie partie, ch. X.
[41] Essai, Ie partie, ch. XIII.
[42] Essai, Ie partie, ch. X.
[43] Essai, Ie partie, ch. XI.
[44] Essai, Ie partie, ch. XVI.
[45] Essai, Ie partie, ch. III.
[46] Essai, IIe partie, ch. VIII.
[47] Les Physiocrates n’ayant point connu la richesse comparative, le mot richesse chez eux se trouve synonyme du mot richesse intrinsèque chez Cantillon. Dans ce chapitre le mot richesse signifiera donc, lorsque nous l’appliquerons à l’Essai, richesse intrinsèque.
[48] Œuvres Économiques et Philosophiques de Quesnay, par A. Oncken.
[49] Oncken, Note à l’Éloge funèbre de Quesnay par Mirabeau.
[50] Rouxel, Journal des Économistes, juillet 1891.
[51] M. Deschamps, Cours sur les Doctrines Économiques, année 1898-99.
[52] Essai, Ie partie, ch. XV.
[53] L’Ami des Hommes, ch. I.
[54] Condillac fera aussi la différence entre ce qu’il appelle la terre « féconde » et « fertile ». La terre est naturellement féconde. « Les sauvages subsistent de la fécondité de la terre qu’ils ne cultivent pas ». Le colon supprime les choses inutiles produites par la terre et lui donne ainsi la fertilité. (Condillac, Le commerce et le gouvernement, Œuvres complètes, t. IV).
[55] Essai, Ie partie, ch. XV.
[56] Essai, Ie partie, ch. XV ; Quesnay, article « Grains ».
[57] Essai, Ie partie, ch. XII.
[58] Essai, Ie partie, ch. XII.
[59] Essai, Ie partie, ch. XV.
[60] Essai, Ie partie, ch. XV.
[61] Essai, Ie partie, ch. XVI.
[62] Essai, Ie partie, ch. XVI.
[63] Essai, Ie partie, ch. XV.
[64] Essai, Ie partie, ch. XVI.
[65] Essai, Ie partie, ch. XVI.
[66] Essai, Ie partie, ch. XI.
[67] Essai, Ie partie, ch. XVII.
[68] Essai, Ie partie, ch. XI.
[69] Boisguilbert, « Dissertation sur la nature des richesses, de l’argent et des tributs »
[70] Essai, Ie partie, ch. XVII.
[71] Essai, Ie partie, ch. XVII.
[72] Essai, Ie partie, ch. XVII.
[73] Essai, IIe partie, ch. III.
[74] Encore est-il plus large qu’eux qui n’admettent comme quantité utile que la quantité nécessaire de Cantillon ou à peu près.
[75] Mercier de la Rivière, De l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques.
[76] Essai, IIe partie, ch. VIII.
[77] Essai, Ie partie, ch. XV.
[78] Essai, Ie partie, ch. X.
[79] Essai, Ie partie, ch. X.
[80] Essai, Ie partie, ch. XI.
[81] Essai, Ie partie, ch. XII.
[82] Essai, Ie partie, ch. VIII.
[83] Daire, t. XLVIII, IIème partie, p.889
[84] Cité par M. Cauwès, Cours d’Économie Politique, 1883, t. I, Théorie de la valeur, p.313
[85] M. Walras, Éléments d’Économie Politique pure.
[86] Cauwès, Cours d’Économie Politique, 1893, t. I, p.314 et suiv.
[87] Essai, IIe partie, ch. II.
[88] Essai, IIe partie, ch. IX.
[89] Essai, Ie partie, ch. XVII.
[90] « Les cultivateurs ne manqueront pas de changer d’année en année l’emploi des terres jusqu’à ce qu’ils puissent parvenir à proportionner peu à peu leurs denrées à la consommation des habitants. » (Essai, Ie partie, ch. XIV)
[91] Le Trosne, édition Daire, IIe partie, p.889.
[92] Le Trosne, édition Daire, IIe partie, p.533.
[93] Le Trosne, édition Daire, IIe partie, p.526.
[94] Le Trosne, édition Daire, IIe partie, p.526.
[95] Condillac, t. IV, Le Commerce et le Gouvernement.
[96] Le Trosne, idem, p.526.
[97] Le Trosne, p.498.
[98] Cauwès, Éc. Polit. Étude de la valeur, idem.
[99] Condillac, op. cit., p.52.
[100] Cantillon, Essai, Ie partie, ch. XII.
[101] Essai, IIe partie, ch. IV.
[102] Voir Essai, IIe partie, ch. V.
[103] Essai, IIe partie, ch. VI.
[104] Essai, IIe partie, ch. VIII. « Beaucoup de trocs qui se faisaient auparavant par évaluation se feront maintenant l’argent à la main, et je conclus de tout cela que par l’introduction d’une double quantité d’argent dans un État on ne double pas toujours les prix des denrées et marchandises. »
[105] Essai, IIe partie, ch. VIII.
[106] Essai, IIe partie, ch. VIII.
[107] Cantillon ne vise ici que l’abondance due à une balance favorable.
[108] Essai, IIIe partie, ch. I.
[109] On pourrait comparer ce point de vue avec celui de Mun qui distingue le revenu artificiel et le revenu naturel : « Le revenu naturel est celui dont nous nous privons, quoique nous en ayons besoin, pour l’envoyer à l’étranger. Le revenu artificiel ne consiste que dans nos produits manufacturiers et dans les marchandises qui nous viennent d’ailleurs. » Ainsi le premier comporte les matières premières, le second les produits manufacturés, et Mun comme Cantillon invite le pays à garder précieusement le revenu naturel.
[110] Mun, L’Enrichissement de l’Angleterre par le commerce étranger ou la balance du commerce comme régulateur de notre enrichissement, trad. 1674, ch. II.
[111] Child, Discours sur le commerce — De la balance du commerce, trad. Gournay, 1754.
[112] Essai, IIe partie, ch. VI.
[113] M. Deschamps, Cours sur les Doctrines Économiques, 1898-99, sur Child.
[114] Essai, IIIe partie, ch. II.
[115] Essai, IIIe partie, ch. II.
[116] Essai, IIIe partie, ch. III.
[117] Essai, IIe partie, ch. VIII.
[118] Essai, IIIe partie, ch. III. Cantillon étudie spécialement l’Angleterre et se réfère à elle pour les exemples qu’il donne.
[119] Les idées de Cantillon sur ce sujet ne touchent point d’une façon essentielle au but que nous poursuivons dans cette étude : montrer chez l’auteur de l’Essai la combinai-son des idées physiocratiques et mercantiles. Toutefois, étant donnée l’importance que l’auteur y attache, nous avons cru bon, pour être complet, d’y consacrer un chapitre.
[120] Child, op. cit., Introduction, p.48.
[121] Ex : North, Discours sur le Commerce.
[122] Mun, op. cit.
[123] Monly.
[124] North, Discours sur le Commerce, 1691.
[125] Essai, IIe partie, ch. IX.
[126] Essai, IIe partie, ch. IX.
[127] Essai, IIe partie, ch. X.
[128] Essai, IIe partie, ch. X.
[129] Ainsi Cantillon se trouverait sur ce point d’accord avec Monly qui faisait à Child l’objection suivante : « La Hollande et l’Italie doivent-elles leur commerce et leurs richesses au bas prix de l’intérêt de l’argent ou n’est-ce pas plutôt à leur économie, à leur industrie extraordinaire, à leurs arts. » Child soutient que c’est le bas prix de l’ar-gent qui produit naturellement « l’économie, les arts, l’industrie ». On voit que l’un et l’autre diffèrent sur ce point que l’un voit la cause là où l’autre voit l’effet. Cantillon se rangerait à l’avis de Monly. (Consulter Child, Traité sur le Commerce, Introduction, p.4, édition 1754)
[130] Essai, IIe partie, ch. X.
[131] Notons cependant que Mun préconisait déjà la liberté.
[132] C’est-à-dire l’idée que l’argent commande le travail, que ce dernier lui est conditionné, et que son abondance fait la richesse d’un pays, puisqu’elle développe le travail, et permet ainsi à plus de travailleurs de vivre et de s’enrichir.
[133] Si nous comparons Law et Cantillon, ce n’est point que ce dernier nous paraisse le représentant le plus autorisé du néomercantilisme. Child semble au contraire résumer le mieux cette doctrine. Mais l’Essai sur le Numéraire de Law, contemporain de Cantillon, offre pour l’examen de l’Essai des rapprochements qui nous paraissent plus intéressants.
[134] Essai, IIe partie, ch. VI.
[135] Essai, IIIe partie, ch. VII.
[136] Essai, IIIe partie, ch. VII.
[137] Essai, IIIe partie, ch. VII.
[138] Essai, IIIe partie, ch. VIII.
[139] Essai, IIIe partie, ch. VII.
[140] Économistes Financiers du XVIIIème siècle avec Commentaires de Daire, 1843, Considérations sur le Commerce, p.465, 499, 510, et notamment le ch. VII.
[141] Daire, Notice sur Law, p.441
[142] Daire, idem.
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