Dès avant son ralliement à l’école de François Quesnay, l’abbé Baudeau fait état, dans les premiers numéros des Éphémérides du Citoyen qu’il a fondées, d’une vive opposition à l’esclavage des noirs. Dans trois articles consécutifs, il s’explique sur cette conviction qu’il a déjà exprimée à plusieurs reprises, et qu’un lecteur américain lui reproche dans une lettre qu’il reproduit, et qui contient une apologie de l’esclavage. Lui est peu touché par ces raisons ; elles n’ont pas même effleuré sa conviction, dit-il : il continue à regarder l’esclavage comme une violation terrible des premières notions du droit et de la justice. Il plaide par conséquent avec chaleur et à grand renfort de raisonnements, contre cette institution honteuse, que flétriront aussi bientôt, avec lui, ses collègues physiocrates.
Nicolas Baudeau, Réponse à la lettre d’un Américain sur l’esclavage des nègres (10 octobre 1766). Éphémérides du Citoyen, tome 6 (septembre-octobre 1766).
10 octobre 1766.
N°. XII.
SUITE DE LA RÉPONSE À LA LETTRE D’UN AMÉRICAIN.
Sur l’esclavage des nègres.
Homo sum, humani nihil à me alienum puto.
TÉRENCE
Votre apologiste, Monsieur, qui ne voit parmi les peuples noirs de l’Afrique occidentale que l’intérêt et la crainte pour motif déterminant des actions, que l’ignorance et les vices les plus grossiers pour attributs des sujets et même des princes, devrait y reconnaître le caractère propre de l’homme brut, détérioré par les horreurs du gouvernement arbitraire et de l’esclavage, il en devrait conclure que ces malheureuses victimes de l’oppression sont des animaux d’une même espèce que les autres hommes bruts.
Oui, Monsieur, c’est le propre de l’homme, parce qu’il est intelligent, raisonnable et libre, de ne se déterminer à toutes les actions que par les motifs d’amour et d’aversion, d’intérêt ou de crainte. Il existe sans doute des lois immuables et irréfragables, physiques et morales, constitutives de l’ordre essentiellement le meilleur possible aux hommes ; elles forment la loi naturelle, d’où dérive celle du pacte social et toutes les lois positives qu’il renferme ; elles sont évidemment destinées par leur auteur suprême à opérer la sûreté, à faire le bonheur, la perpétuité de notre espèce sur la terre. L’homme est aussi évidemment destiné à les connaître et à les suivre. Sa raison le rend capable d’acquérir cette connaissance ; et quand il a le bonheur d’y parvenir, l’évidence qui lui montre sensiblement le plus grand bien possible attaché à leur observation, le plus grand mal possible inséparable de leur violation, le détermine irrésistiblement à leur obéir.
C’est ainsi, Monsieur, qu’il a fallu que l’homme libre fût déterminable par les motifs d’intérêt ou de crainte, d’amour ou d’inclination pour son bien, de répugnance ou d’aversion pour son mal ; mais ce n’est pas assez pour le succès de son bonheur, il faut que son choix entre les différents motifs soit le fruit de ses connaissances acquises et de la réflexion actuelle qui les met en usage, que l’acquisition des connaissances vienne en lui par l’exercice et le développement de sa raison sur l’enchaînement des causes et des effets qui forment l’ordre physique nécessaire à sa conservation, à son bien être, à la perpétuité de l’espèce. C’est ainsi que l’ordre moral dérive de cet ordre physique ; c’est ainsi qu’il est observé, par la raison éclairée, réfléchissante, qui connaît évidemment l’enchaînement nécessaire des causes et des effets par l’infaillible efficacité de cette connaissance, et par l’irrésistibilité de la lumière qui préside alors à son choix.
L’homme n’est pas encore sorti de l’enfance ou de l’état brut, à quelque âge qu’il soit parvenu, quand il n’a pas encore éclairé sa raison, quand il n’a pas acquis la connaissance de l’ordre naturel, essentiel, évidemment le plus avantageux qu’il soit possible au genre humain, c’est-à dire des lois nécessaires et immuables, physiques et morales qui le constituent, et qui sont l’ouvrage de la raison suprême.
En cet état d’ignorance, l’homme encore brut ne connaît de bien et de mal que le plaisir ou la douleur attachés aux sensations présentes. L’intérêt du moment est son seul motif déterminant, la délibération ne pouvant jamais être qu’entre les attraits qui excitent ou les aversions qui repoussent : elle suppose la connaissance des objets, de leurs qualités, de leur influence sur le bonheur et sur le malheur de l’homme.
Demandez maintenant, Monsieur, à votre apologiste, comment il peut être étonné de trouver du désordre moral dans ces régions où règne la plus profonde ignorance, ou de trouver l’ignorance dans ces petites peuplades d’esclaves ? Il nous apprend lui-même que pour fournir au commerce des nations soi-disant civilisées, les petits despotes sont en guerre continuelle les uns contre les autres ; qu’ils vendent leurs ennemis quand ils peuvent les prendre ; qu’ils vendent aussi leurs sujets ; que les pères vendent leurs enfants ; que les fils, s’ils sont plus forts, vendent leurs pères ou leurs frères ; les créanciers, leurs débiteurs ; et les juges prétendus, les criminels convaincus de délits, dont la plupart ne sont condamnés que par des lois arbitraires et souvent absurdes.
C’est évidemment ce trafic des hommes et sa grande activité qui confirme et fortifie la passion de faire des esclaves. Les liqueurs fortes, les verroteries et les autres misères que nos marchands donnent en échange, sont les véritables causes qui rendent cet affreux dérèglement si constant et si général sur les côtes d’Afrique ; mais de quelque source qu’il provienne, il réduit les hommes à l’état le plus opposé qu’il soit possible aux lois naturelles et sociales.
Depuis longtemps il n’existe plus ni propriété, ni liberté, ni droits, ni devoirs parmi ces infortunés habitants, la force et la ruse y sont tout pour les souverains et pour les sujets ; c’est vous-mêmes qui les entretenez dans cette erreur détestable ; comment voulez-vous y trouver encore en eux le sentiment moral du juste et de l’injuste, de l’honneur, de la probité, de la délicatesse ? Qui donc leur inspirerait ces idées, est-ce leurs pères, leurs maîtres, leurs souverains, qui les font travailler, qui les vendent comme des bêtes de somme, ou vous qui les achetez, et qui les employez de même ?
Tous les nègres sont voleurs, dit votre apologiste, c’est-à-dire qu’ils ne respectent point la propriété mobilière des Européens, car ils n’ont point encore fait de conquêtes territoriales sur eux ; mais apprenez-moi, Monsieur, comment vous pourriez raisonnablement les condamner, sans tomber vous-même dans la plus affreuse inconséquence. La propriété mobilière n’est que la suite de la propriété de sa personne ; vous croyez pouvoir vous emparer hardiment d’eux-mêmes, quand vous avez pour vous le droit du plus fort : vous êtes bien persuadés que le maître de la personne est aussi maître de tout le travail de son esclave, des richesses mobilières et même foncières qui pourraient en provenir : c’est une conclusion que vous ne contesterez pas.
Si le droit du plus fort ou du plus subtil était pour l’Africain, surtout dans son pays natal, il vous ferait esclave très légitimement suivant vous-même, il a donc autant de pouvoir sur votre personne que vous en avez sur la sienne ; vous ne faites aucun scrupule d’exercer la totalité de ce droit. Dites-nous par quelle raison il doit s’en faire d’en exercer une partie, quand il ne peut pas jouir comme vous de la totalité ? Par quel motif, par quelle loi vous voudriez qu’il respectât vos effets ?
Quoi, ce Nègre est un monstre dans la nature, parce qu’il vient dans votre navire s’emparer d’un baril d’eau-de-vie ; mais s’il ne vous l’avait pas pris, ce soir même vous donneriez ce baril à un autre nègre plus fort ou mieux accompagné, qui vous l’amènerait bien garrotté, et qui vous livrerait sa personne.
Soyons plus équitables, Monsieur, et revenons aux vrais principes. Le vice est nécessairement le fruit de l’ignorance et de l’oppression. L’homme qui naît victime du pouvoir arbitraire, dévoué au travail, soumis au caprice, abruti par les châtiments, sans cesse accablé par la crainte, n’acquiert d’autre idée que celles de la force, et ne connaît de biens que quelques jouissances furtives, précaires, incertaines ; il est donc plus malheureux que coupable de ne pas s’élever à des connaissances plus exactes et plus étendues, qui le rendraient susceptible de sentiments plus honnêtes et plus délicats.
Ceux-là sont les vrais criminels qui devraient éclairer les hommes, les rendre libres, justes et heureux, qui étouffent la lumière, qui avilissent, qui abrutissent, qui oppriment leurs semblables. L’esclavage est le dernier terme de dégradation pour l’espèce humaine, d’anéantissement pour la raison, et par une suite nécessaire de dépravation pour les mœurs. Partout où le gouvernement a pour principe, pour objet et pour règle le pouvoir arbitraire d’une part, et la servitude de l’autre, soyez assuré de trouver les hommes ignorants, grossiers et corrompus.
C’est en vain qu’on a cru pouvoir rejeter tout le blâme sur les lois et les usages des peuplades noires de l’Afrique, il est évident que vous êtes vous mêmes proprement les receleurs et les instigateurs de leur tyrannie, qui fait tant de ravages en ces tristes contrées ; et vous êtes trop éclairé, Monsieur, pour ignorer que tous ces titres vous rendent dès lors complice des outrages continuels qu’on y fait à l’humanité, quand même vous n’ajouteriez pas d’autres attentats qui vous soient personnels, attentats malheureusement trop communs parmi vos semblables.
Croyez-vous, Monsieur, que les souverains et les sujets de ces contrées s’acharneraient pendant plusieurs siècles à des guerres horribles, uniquement pour le plaisir de massacrer, de sang-froid, des milliers de prisonniers aux risques d’être eux-mêmes les victimes d’une pareille barbarie ? Non, à peine votre auteur en cite-t-il quelques exemples, et vous auriez dû voir qu’il les a tirés d’une troupe de brigands sans lois et sans patrie, qui sont errants de contrées en contrées, qui ne subsistent que de pillages, et qui se recrutent aux dépens de toutes les nations qu’ils peuvent désoler.
Notre Europe n’est que trop infectée de pareils scélérats, qui pillent et qui assassinent de dessein prémédité. Nos guerres, même les plus réglées, font couler bien du sang humain, et les prétendues lois d’une politique inhumaine permettent encore des saccagements, des massacres réfléchis. Trouverions-nous juste et salutaire qu’on vînt nous enchaîner, et nous vendre aux patrons d’Alger et de Tunis, sous le beau prétexte de nous mettre à l’abri d’être volés ou assassinés dans nos forêts, ou d’être passés au fil de l’épée dans quelque ville prise d’assaut ?
Que croyez-vous, Monsieur, qu’il manque aux hommes robustes et violents de nos contrées, qui ne connaissent ni ne respectent la loi de nature, pour garroter les faibles et les mener au marché ? Il ne leur manque hélas, que les acheteurs et le prix. Ne voyez-vous pas les vendeurs d’hommes blancs, assurés du débit dans les régences barbaresques, s’exposer à tous les dangers de la mer et des combats pour avoir des hommes à débiter.
Si ces mêmes noirs, que vous méprisez aujourd’hui comme des bêtes de somme, eussent paru sur nos côtes, surtout dans le temps de notre anarchie féodale, avec des navires armés pleins de cet or que la nature prodigue à leurs climats, et dont nous sommes si avides, s’ils n’eussent demandé en échange que des esclaves, croyez-vous qu’ils n’en eussent pas trouvé plus de soixante-douze mille ? Croyez-vous que les tyrans subalternes, qui se permettaient tant de guerres, tant de ravages, tant de meurtres pour des riens, n’eussent pas combattu les uns et les autres avec acharnement pour avoir des captifs, et de l’or par le traffic de ces malheureux ? Croyez-vous que les juges qui, dans tous les temps de désordre et d’ignorance, punissent les délits des faibles, respectant les crimes des puissants et servant leurs passions, n’auraient pas multiplié les lois arbitraires, rendu les fautes et le châtiment plus inévitables pour avoir plus d’hommes à vendre ? Croyez vous enfin qu’il eût été facile de sortir d’une telle oppression, tant qu’il se serait présenté dans nos ports des nègres et de l’or ?
Hélas, Monsieur, même dans l’état actuel de nos lois et de nos mœurs, qui sait si un homme assez riche pour nous bien payer, ne réussirait pas à trouver dans notre patrie, peut-être dans nos propres familles, un vendeur qui nous livrerait ?
Ne dites donc plus, Monsieur, que les noirs sont dévoués chez eux à l’esclavage ; c’est en grande partie votre faute, et quand même vous n’auriez jamais influé sur la perpétuité de cet usage détestable, il ne vous serait pas permis d’en profiter, pour violer la première loi de la nature. On n’a point droit de voler en partie l’homme qu’on a tiré des mains des voleurs qui voulaient le dépouiller entièrement, ni de blesser cruellement celui qu’on a sauvé de la main des assassins ; comment aurait-on droit d’asservir celui qu’on arrache aux oppresseurs de sa liberté ?
Je ne réfuterai point, Monsieur, le parallèle que fait votre apologiste entre le sort des noirs, esclaves dans leur pays natal, vivant sous des maîtres qui ne les emploient pas à des travaux pénibles, parce que l’agriculture et les autres arts de notre Europe leur sont inconnus, et le sort de ces mêmes hommes entassés dans le fond-de-cale de vos vaisseaux négriers, chargés de fers, nourris des plus vils aliments, ou cultivant sans cesse vos cannes de sucre, servant vos moulins et vos chaudières, sous le baton d’un commandeur féroce et capricieux. C’est sans doute un jeu de l’imagination de votre auteur, d’avoir essayé de persuader que les noirs eux-mêmes préfèrent ce dernier état au premier. Ce badinage déplacé ne mérite point de réponse.
Songez, Monsieur, songez qu’il est une loi de nature dictée par la raison suprême, évidemment fondée sur l’ordre physique, nécessaire à la subsistance, au bonheur, à la perpétuité de l’espèce humaine ; que cette loi sainte et irréfragable, primitive et fondamentale, règle éternelle du juste et de l’injuste par essence, réprouve l’esclavage ; que toutes les autres lois doivent en dériver ; que les volontés arbitraires, uniquement fondées sur l’intérêt privé du moment et des circonstances, sont les sources de tous les crimes, de toutes les horreurs qui déchirent, qui désolent, d’un pôle à l’autre, la malheureuse humanité : c’est d’après ces vérités que votre cœur doit juger entre nous et votre apologiste.
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