Encore jeune maître des requêtes, Turgot contribue dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert avec cinq articles : Étymologie, Existence, Expansibilité, Foire, et Fondation. Dans le premier article, plus volumineux à lui seul que les quatre autres réunis, il détaille les principes à suivre dans les recherches sur l’origine des mots, si l’on veut éviter les explications alambiquées et fallacieuses. L’étendue de sa contribution et les détails dans lesquels il se croit forcé de rentrer illustre le goût que Turgot a toujours manifesté pour la littérature et l’étude des langues.
L’article Étymologie de Turgot est disponible ici.
Remarques sur l’article Étymologie de Turgot dans l’Encyclopédie
par Benoît Malbranque
Publié en 1756 dans le sixième volume de l’Encyclopédie, avec deux autres de ses contributions, Existence et Expansibilité — Foire et Fondation intégrant le volume suivant —, l’article Étymologie représente un détour de Turgot dans un domaine qu’il apprécia sa vie durant et auquel il aurait pu fournir des bases solides et nouvelles, s’il y avait appliqué davantage qu’une attention épisodique. Il fut publié sous le voile de l’anonymat, conformément au vœu de l’auteur, Turgot faisant partie de ces « personnes que nous regrettons fort de ne pouvoir nommer, mais qui ont exigé de nous cette condition » que saluent discrètement les éditeurs en tête de ce sixième tome[1]. Contribution méritoire à un domaine resté encore à défricher, cet article est le plus complet de ceux fournis par Turgot, tant en consistance d’idées qu’en simple volume, Étymologie couvrant à lui seul plus de pages que les quatre autres articles réunis.
Dès son plus jeune âge, Turgot avait étudié consciencieusement la signification des mots et l’origine des langues et projeté des travaux ambitieux sur ces domaines. Ses vues, d’abord peu claires, mêlées d’éclairs de génies et de préjugés communs, évoluèrent au fil des travaux qu’il conduisit afin de se rendre maître d’un savoir qui le passionnait. Parce que « les langues sont la mesure des idées des hommes », comme s’exprimait déjà le jeune séminariste dans son discours sur les progrès successifs de l’esprit humain[2], il ne concevait pas de se tenir ignorant. Il remua toutes ses idées patiemment, les reprenant encore et toujours, les lissant au contact des autres, et ne se refusant jamais à en rejeter une qu’il s’était faite ou qu’il avait pris d’un autre, si des preuves nouvelles en venait prouver la fausseté. On a de lui, sur ce sujet, et outre des remarques liminaires qu’il ajouta dans nombre de ses travaux de jeunesse, d’intéressantes « Remarques critiques sur les Réflexions philosophiques de Maupertuis sur l’origine des langues et la signification des mots » (1750), qui témoignent encore de ses toutes premières pérégrinations linguistiques et étymologiques, ainsi que des « Réflexions sur les langues » (1751), qui marquent elles une certaine fixation de sa pensée.
Dans son article de l’Encyclopédie, Turgot tâche de fixer la marche à suivre pour les recherches étymologiques. L’art étymologique, c’est-à-dire la recherche sur l’origine des mots, se divise selon lui en deux grandes catégories de travaux : les premiers, qui ont pour but de former des conjectures ; et les seconds, qui doivent aider à établir la véracité de ces conjectures, ou, à défaut, d’en vérifier la probabilité. Car les annales historiques ne nous renseignent pas sur les raisons pour lesquelles les anciens hommes ont exprimé tels ou tels éléments en combinant tels et tels phonèmes. À quelques exceptions près, les étymologies ne s’obtiennent qu’à travers un long et patient travail de découverte, l’origine d’un mot étant en général, dit Turgot, « un fait à deviner ». Fort heureusement, notre ignorance n’est pas complète en la matière et nous pouvons obtenir de bons résultats en suivant une méthode appropriée, quoique nous ne puissions pas éviter d’avancer à tâtons.
La première partie de l’article a donc pour objet de proposer cette méthode et d’établir les contours d’une recherche étymologique la plus sensée possible.
Il faut d’abord étudier la langue elle-même, son histoire, ses transformations à travers le contact avec d’autres langues, et l’évolution qu’ont connu la prononciation ou l’orthographe. À défaut d’y trouver la source d’une étymologie, il faut chercher dans les langues anciennes ou celles des peuples qui se sont mêlés à notre pays, à certaines époques, et s’en rendre familier. La logique de certaines étymologies connues et vérifiées peut encore nous éclairer, quoique faiblement. En dernier lieu, on peut toujours s’imaginer à la place des hommes qui, placés dans les circonstances qui étaient les leurs, ont formé ces mots dont on recherche l’origine.
Dans tous les cas, rien n’empêche de faire des suppositions qui paraissent déraisonnables à première vue. Certains exemples nous en indiquent la nécessité. « Il y a peu de dérivation aussi étonnante au premier coup d’œil, que celle de jour tirée de dies ; et il y en a peu d’aussi certaine, note Turgot. […] Il faut donc avouer que tout a pu se changer en tout, et qu’on n’a droit de regarder aucune supposition étymologique comme absolument impossible. »
On le comprend, le concours de domaines annexes comme l’orthographe, la grammaire et surtout l’histoire — celle des langues mais aussi celle des peuples —, doit être très précieux à celui qui recherche l’étymologie des mots. Toutefois, son savoir fût-il encyclopédique dans toutes ces matières, rien ne l’empêchera de pouvoir se tromper parfois, et même souvent.
C’est parce que la recherche des étymologies consiste à supposer beaucoup, et parfois sans beaucoup de fondement, qu’il convient de poursuivre par une seconde étape, où les suppositions sont vérifiées et corrigées scrupuleusement.
Pour cela également, suivre une méthode et se tenir à des principes est nécessaire. Cela évite d’user ses forces de façon stérile et de « perdre un temps utile à poursuivre des chimères ». En termes d’attitude, le passage de la première à la seconde étape opère un véritable renversement : si, dans la formation de conjectures, on doit saisir toute possibilité qui se présente, dans la vérification, on ne doit accepter que le vrai et le vraisemblable. Il fallait précédemment tout imaginer, ne rien repousser a priori ; désormais, la première des règles, dit Turgot, est de « douter beaucoup ».
Les principes que l’on doit suivre, les règles qu’il convient de prescrire, sont nombreuses dans la vérification des étymologies, et Turgot en liste un grand nombre. Voyons-en ici quelques-unes des plus importantes.
Dans l’ensemble des recherches étymologiques, tout d’abord, il convient de chercher à joindre aux suppositions que l’on fait des raisons qui les rendent au moins possibles. Turgot donne l’exemple de l’homme qui chercherait à expliquer le nom d’un village des environs de Paris à partir de la langue arabe. Aucun fondement historique, même flou, ne permet de soutenir cette suggestion, qui doit donc être écartée. Il est toujours vrai que pour trouver une étymologie il convient de faire des suppositions. Toutefois, si on en est venu à assembler un tissu de suppositions gratuites, qui forme une suite sans liaison certaine, alors il convient d’abandonner cette piste comme peu croyable et peu raisonnable.
L’histoire est en tout temps un allier majeur. Elle enseigne les peuples qui se sont mêlés les uns aux autres, mais aussi la nature et la raison de leur mélange — ces derniers faits influant nécessairement sur les échanges linguistiques. Elle permet également de se représenter, même sans précision, le niveau de culture et de richesse de chacun des peuples. Or si un peuple A, très développé, et un peuple B, encore barbare, ont été en contact suivi, il n’est pas improbable que des termes scientifiques du peuple A aient été adoptés du peuple B ; l’inverse en revanche est très douteux.
La linguistique et la grammaire sont aussi d’un grand secours : pour chercher une étymologie d’une autre langue, il faut bien connaître cette langue, sans quoi on est presque sûr de ses tromper. On doit aussi douter des résultats obtenus, si on essaie d’expliquer une étymologie avec deux langues différente, où le préfixe provient d’une langue, et le reste d’une autre. Cette supposition peut être d’emblée tenue pour peu probable voire impossible.
Les ressemblances linguistiques ne faisant pas tout, il faut étudier les détails et ne pas tomber dans l’erreur citée par Turgot, de celui qui expliquait que le nom d’une ville venait du mot latin signifiant pont, alors qu’aucune rivière n’y avait jamais coulé.
Si l’origine d’un mot est à trouver dans une métaphore conçue par les premiers hommes, il faut rechercher quel genre de métaphores on a usé dans d’autres langues pour signifier le même mot ; cela doit aider à prouver nos conjectures.
Si on pose comme hypothèse que le mot, dans son orthographe ou sa prononciation, a été modifié au cours du temps, il faut chercher dans la nature du mot une raison de ce changement : un mot très courant, prononcé par le peuple, et qui serait difficile à prononcer, pourrait davantage avoir été altéré, qu’un terme scientifique, dont peu de gens faisaient usage.
Telles sont en bref quelques-unes des règles, non exhaustives, qui doivent guider selon Turgot la vérification des conjectures en matière d’étymologie.
Bien conduite, l’épreuve de la critique élimine bien des suppositions et certaines étymologies postulées, qui semblaient probables, reviennent à n’être que des vues de l’esprit. Alors il faut reprendre la recherche, repasser sous ses yeux les indices, peser les probabilités, et établir une nouvelle suggestion. Car la recherche d’étymologies consiste à deviner, c’est-à-dire « qu’il faut, dans le champ immense des suppositions possibles, en saisir une au hasard, puis une seconde, et plusieurs successivement, jusqu’à ce qu’on ait rencontré l’unique vraie. » Alors enfin on en est quitte avec une supposition qui acquiert raisonnablement l’apparence de la vérité.
Rigoureuse et exigeante, cette démarche l’est véritablement. Cette difficulté serait une peine repoussante, si la recherche des étymologies n’avait pas en elle-même de l’utilité, et contre les sceptiques, Turgot tient à montrer, avant de clôturer son article, que les étymologistes font œuvre utile. Selon lui, la recherche des étymologies peut servir au philosophe, notamment en lui faisant éviter les sophismes, ainsi qu’à l’historien, en confirmant ses recherches par des preuves nouvelles.
Tel est à peu près le résumé de l’article Étymologie, qui constitue une contribution précieuse dans son domaine. À l’évidence, beaucoup de progrès ont été réalisés depuis dans les recherches linguistiques et étymologiques. Mais juger notre auteur d’après cette connaissance serait fastidieux, et d’ailleurs peu digne d’intérêt. L’élévation et la fermeté de ses vues, dans une science où beaucoup, si ce n’est tout, restait encore à faire, nous montre mieux le caractère et l’esprit de Turgot, qu’une comparaison rigoureuse faite à des siècles d’intervalle. Pourrait-on même, cette critique entreprise, lui en tenir rigueur ? Il ne fut pas un savant dans le domaine de l’étymologie ou de la linguistique, et n’étudia ces questions que par goût, comme des distractions au milieu de cent autres occupations, dont la plupart suffisent couramment à combler un homme.
Pour autant, Turgot n’a jamais délaissé ces études et appréciait d’y faire des progrès. Tout au long de sa vie, il s’est livré à des travaux de traduction, notamment de classiques latins comme Virgile, et avait un goût prononcé pour la poésie, dans laquelle il aurait souhaité une révolution, avec la substitution des vers métriques aux vers rimés. Il mesurait l’intérêt de mener tous ces travaux de front et de faire servir ses recherches étymologiques pour ses travaux littéraires, et inversement. Si le jeune maître des requêtes n’était pas devenu intendant puis ministre, et s’il n’avait pas consacré aux questions économiques la principale partie de ses temps libres, qui sait s’il n’aurait pas effectivement servi la poésie ou la linguistique, comme il a servi l’économie politique ? Qui sait si, au lieu d’être un modèle pour l’économiste et l’homme politique, il ne serait pas aujourd’hui reconnu, à l’instar d’un Ferdinand de Saussure, comme un modèle dans l’étude des langues ? Cependant l’histoire ne marche qu’une fois et elle a penché dans le sens de l’économie.
Benoît Malbranque
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[1] Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome VI, Paris, 1756, avertissement des éditeurs, p.vi
[2] Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 1, p.223
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