Relire ‘Corinne’ de Germaine de Staël

Dans son roman Corinne (1807), traduit dans de multiples langues et fréquemment réédité, Germaine de Staël offre une version d’elle-même dans un personnage féminin puissant et idéalisé, qui lui permet de travailler des notions toujours controversées comme la nationalité (opposé au cosmopolitisme, qu’elle revendique), ou encore le féminisme, dont toute son œuvre témoigne. S’inspirant librement de situations biographiques, le roman offre encore, par touches successives, une remise en cause très âpre du régime de Napoléon, alors régnant.


Corinne, roman de Germaine de Staël

par Benoît Malbranque

Les éditions Classiques Garnier viennent de rééditer dans leur collection de classiques de la littérature francophone le roman de Germaine de Staël intitulé Corinne ou l’Italie (1807) *. La démarche est louable et utile, car quoique Mme de Staël ait acquis des titres envers la postérité de par son opposition courageuse, fière et presque dédaigneuse à Napoléon, ses romans firent aussi époque et rencontrèrent un succès non seulement en France, mais à l’étranger. Corinne notamment, généralement acclamé en France, fut traduit en allemand, en anglais, en italien, en espagnol, en russe, en grec, en portugais, en polonais, en suédois, en japonais et en chinois, parfois à plusieurs reprises, et généralement dans les années qui suivirent l’original. C’est d’ailleurs un roman que les principaux libéraux du temps (Dupont de Nemours, Daunou, Roederer en particulier) ont lu, l’ayant reçu souvent directement de l’auteur. 

Les personnages de ce roman sont, au surplus, en grande partie tirés de la vie réelle, car l’imagination de Germaine de Staël a toujours plu à se nourrir de ses circonstances de vie et de son environnement immédiat. Beaucoup de proches, tels que Sismondi ou Chateaubriand, se sont reconnus ou ont reconnu des événements qu’ils avaient partagé avec l’auteur. Tout d’abord, Corinne, bien entendu, c’est Germaine de Staël elle-même ; Germaine de Staël idéalisée, portée au pinacle ; une femme « riche, jeune, libre », qu’on ne peut regarder dans les yeux, nous dit-on, sans en sentir toute « l’inspiration divine » (Livre III, chapitre Ier ; idem, chapitre III). Napoléon a peu goûté cette idéalisation, et on rapporte de lui ces propos sur le roman : « Je la vois, je l’entends, je la sens, je veux la fuir, et je jette le livre. » (Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène, éd. Pléiade, t. I, p. 1033). Mais pour nous qui n’avons pas ni sa hantise ni ses ressentiments, Corinne peut nous permettre de mieux comprendre Germaine.

Tout inspiré soit-il d’éléments biographiques, le roman donne à lire une histoire, et la part du sentiment ou du sentimentalisme y domine. Aujourd’hui, l’ère du lyrisme et du romantisme a cessé, et on pourra taxer de niaiseries ce qui apparaissait alors comme des beautés touchantes ; mais ce n’est pas, quoiqu’il en soit, le seul intérêt du roman. Son thème est d’ailleurs bien marqué par le titre complet, Corinne ou l’Italie, qu’il faut décrypter ainsi : nous avons là un roman qui traite à la fois d’un personnage féminin, Corinne, et d’un cadre géographique donné, l’Italie ; les deux sujets se confondent et s’entre-pénètrent, donnant au roman un caractère singulier et une dimension propre. 

À la manière de De l’Allemagne, mais dans des bornes notoirement plus resserrées, à savoir celles que permettent un roman sentimental, Corinne ou l’Italie chante les beautés éternelles de la nation italienne, dont l’union restait à faire, et la gloire à reconquérir. Il donne un programme d’émancipation et de reconquête à une nationalité toute entière, peu préparée à une telle mission historique, quoiqu’elle soit restée éprise d’elle-même. (Livre Ier, Chapitre V)

La nationalité n’est toutefois pas conçue, dans Corinne, d’une manière stricte. Chez les personnages, les nationalités se combinent et s’unissent, et l’œuvre tout entière est une ode à l’Europe et au cosmopolitisme. « L’une des causes de votre grâce incomparable, dit Lord Nelvil à Corinne, c’est la réunion de tous les charmes qui caractérisent les différentes nations. » (Livre VI, chapitre II) Dans son appartement, il découvre en outre « un mélange heureux de tout ce qu’il y a de plus agréable dans les trois nations, française, anglaise et italienne » (Livre III, chapitre Ier) Dans le cours du roman, Germaine de Staël nous offre aussi quelques réflexions fugitives sur le destin des nations, qui tendent chaque jour davantage à se mêler, et dont les usages et les mœurs peu à peu se ressemblent. (Livre Ier, Chapitre IV)

L’exceptionnalisme français, par conséquent, n’est pas une notion à laquelle Germaine de Staël renvoie, et Napoléon lui reproche, avec ce roman, d’avoir « ravalé les Français » (Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène, éd. Pléiade, t. I, p. 1033). Dans Corinne, la valeur de la France se construit en symbiose avec le reste de l’Europe. « Nous avons tous besoin les uns des autres, clame le prince Castel-Forte ; la littérature de chaque pays découvre, à qui sait la connaître, une nouvelle sphère d’idées. » (Livre VII, chapitre Ier)

Comme Delphine, qui maintenait dans la coulisse les principaux évènements politique du temps, avec cette sorte de légèreté qui consiste à remuer des personnages sensibles au milieu de désastres politiques qui ne sont pas même rappelés, Corinne joue aussi, à sa manière, avec le cadre politique du temps. Les contemporains y ont cherché des allusions portant condamnation de Napoléon et critiquant son régime, et ils ne manquèrent pas d’en trouver. Dès les premières pages du roman, et contre Napoléon, fait roi d’Italie à Milan, le 26 mai 1805, Germaine de Staël porte au triomphe une femme, dont les honneurs, lit-on, ne sont pas payés de larmes. (Livre II, chapitre Ier). Elle décrit encore longuement certains chefs-d’œuvre de l’art qui avaient été spoliées par Napoléon lors de ses campagnes et se trouvaient alors non en Italie, mais à Paris, où elle avait pu les voir elle-même. (Livre V, chapitre III, et livre VIII, chapitre III) Certaines remarques de la romancière rappellent aussi le contexte de son opposition. Ainsi, le débat qu’elle dit exister sur l’objet d’un certain temple italien, dont quelques colonnes demeurent, soit pour célébrer la concorde, soit pour fêter la victoire, est l’occasion pour elle de rappeler la confusion que certains peuples entretiennent sur ces deux notions, eux qui pensent « qu’il ne peut exister de véritable paix que quand ils ont soumis l’univers ». (Livre IV, chapitre IV) 

Tout au long du roman, il y a aussi ce thème de la condition féminine, qui infuse par touches successives à travers les préjugés des hommes sur la place des femmes en société (Livre XIV, chapitre II), l’éducation brimée de Corinne (Livre XIV, chapitre Ier) ou l’extrême petitesse des discussions entre femmes, qui n’ont d’autre horizon que leur ménage, et se résignent à taire le peu de lumières qu’elles ont en elles, par défaut d’usage possible à leur donner (Livre XIV, chapitres I et II). La critique centrale faite à la société du temps, c’est qu’elle « enchaîne les femmes par des liens de tout genre dont les hommes sont dégagés » (Livre XIV, chapitre IV) et qu’elle leur barre certaines voies nobles où elles pourraient donner cours, comme les hommes, à l’expression de leur enthousiasme et de leur sensibilité (Livre XVIII, chapitre V). De ce point de vue, le roman agite un autre thème moderne, qui donne une profondeur supplémentaire au roman, qu’on a raison d’y vouloir trouver.

 

* Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, Classiques Garnier, janvier 2022, 465 pages.

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