Dans la séance du 5 février 1908 de la Société d’économie politique, Yves Guyot et le député Charles Godart s’affrontent au sujet d’un récent rapport préconisant la généralisation de la journée à huit heures et un renforcement de la surveillance. Si pour le second, c’est une solution logique à des abus graves, pour le premier, l’intervention égalisatrice de l’État est contraire à ses objectifs et détruit la liberté du travail. B.M.
La réglementation du travail
(Société d’économie politique, 5 février 1908)
La réunion adopte comme sujet de discussion la question suivante, proposée par M. Yves Guyot :
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL.
M. Yves Guyot prend pour base de son exposé l’examen critique d’un document parlementaire tout récent : c’est le rapport sur la Réglementation du travail, présenté au nom de la Commission du travail, par M. Justin Godart, député du Rhône, qui assiste à la séance.
Ce rapport, dit M. Yves Guyot, est fait sur un projet de loi déposé par le gouvernement le 10 juillet 1906. Les établissements soumis à l’inspection du travail en vertu de la loi de 1892 et de la loi du 30 mars 1900, déterminant la durée du travail des femmes et des enfants, étaient en 1894 de 267 300 avec 2 484 900 salariés ; en 1902, de 322 300 avec 2 887 000 salariés ; en 1903, à la suite d’une extension de la nomenclature de 528 700 avec 3 550 000 salariés ; en 1906, après la loi sur le repos du dimanche, de 548 000 avec 3 864 000 salariés. Il s’agit d’étendre la loi de dix heures de travail à 38 595 000 établissements, comprenant 268 000 ouvriers adultes qui ne sont soumis qu’à la loi de 1848 sur les douze heures de travail ; à 115 000 établissements comprenant 357 000 salariés qui, n’employant pas de moteur mécanique ou occupant moins de vingt ouvriers, y sont soustraits, à 147 510 établissements de commerce ou de banque avec 471 000 employés. C’est la restriction du droit de travailler comme ils l’entendent à 301 000 établissements, à 1 096 000 employés et ouvriers et enfin à tous les travailleurs à domicile, aux ateliers de famille, dont on n’a pas le nombre exact. C’est la mainmise de toute la population active de la France, sauf la population agricole, par la police de l’inspection du travail.
L’exposé des motifs du projet de loi disait qu’il a pour objet « de donner satisfaction aux exigences d’une démocratie laborieuse, dont les membres veulent avoir le loisir d’être des citoyens ». D’après cette phrase la démocratie prouve qu’elle est « laborieuse » quand les citoyens demandent que la loi les empêche de travailler. Et M. Justin Godart reprend à son tour : « Une nouvelle et plus complète intervention de la loi relèvera le niveau moral de la nation », et il affirme qu’elle assurera « l’avenir de la race ».
Ce projet de loi est une application du programme des socialistes allemands, rédigé par Karl Marx et adopté en 1880 sur la présentation de Jules Guesde par le Congrès du Havre. Déjà, les établissements soumis à l’inspection du travail, occupant de 1 à 5 ouvriers sont au nombre de 447 600 et représentent 81,64 pour 100 du total ; ceux occupant de 6 à 20 ouvriers sont au nombre de 73 800 représentant 13,51 pour 100 du total ; ces deux catégories représentent la petite et la moyenne industrie ; ce n’est pas assez, il faut pénétrer jusque dans l’atelier de famille. Selon M. Werner Sombart, professeur à l’Université de Breslau, disciple de Karl Marx, « une bonne législation ouvrière est pour les grands entrepreneurs une arme de premier ordre pour ruiner les petits et se débarrasser de leur concurrence » ; selon M. Van der Velde, le député socialiste belge, « il faut favoriser par des mesures législatives les passages des formes dégénérées de la production industrielle aux formes supérieures de la production en commun ». M. Justin Godart dit naïvement que « tous les partisans de l’intervention de l’État ont souci des légitimes intérêts de l’industrie » ; et lui-même ne fait qu’appliquer le programme de ceux qui ont pour mot d’ordre la lutte des classes, la prolétarisation des petits et moyens industriels et commerçants qui représentent un élément d’opposition à la socialisation de tous les moyens de production et d’échange. Le projet de loi dont il est le rapporteur est une expression de la lutte du socialisme contre la démocratie.
Pour justifier cette besogne, il invoque l’égalité. Actuellement les merveilleuses lois sociales permettent à un homme de travailler ici douze heures, là elles interdisent de travailler plus de dix heures, selon que le salariant a un moteur ou n’en a pas, occupe 20 ou 21 ouvriers. Il s’agit de les mettre tous sur le lit de Procuste des dix heures de travail.
Et il montre cette mesure comme devant mettre fin « à la crise de l’apprentissage » inattendue, selon lui, peut-être pour les auteurs des lois de 1892 et de 1900, mais pas pour ceux qui en avaient fait la critique. M. Justin Godart a la loyauté de citer des rapports des inspecteurs divisionnaires du travail de Paris, de Nancy, de Rouen, de Nantes, montrant des renvois en masse de filles et de femmes et surtout de jeunes garçons, ce qui n’empêche pas M. Justin Godart de parler à maintes reprises du « relèvement du niveau moral produit par la législation du travail depuis un quart de siècle ».
Et cette législation sociale a eu pour résultat de condamner à l’oisiveté des adolescents qui voudraient travailler ; qui sont obligés de dissimuler leur âge pour avoir le droit de travailler ; qui trouvent alors en face d’eux l’inspecteur du travail avertissant le patron et qui, sur cet avertissement, sont rejetés sur le pavé et de ce loisir forcé et affamé, que font-ils ? l’inspecteur de Nantes le dit : « Ils se préparent aux Compagnies de discipline. »
Ces jeunes criminels sont des malheureux qui portent le poids de la législation que des hommes politiques irresponsables, les uns, dans une intention de lutte de classe, d’autres, dans un sentiment de platitude envers les socialistes, d’autres, dans une intention naïve de philanthropie, ont fait pour les préserver des dangers du travail et les obliger à mettre en pratique le droit à la paresse proclamé par M. Paul Lafargue !
M. Justin Godart attribue le renvoi de ces enfants à « un mouvement irréfléchi de mauvaise humeur et d’obstruction contre la loi ». Non. Il faut l’attribuer au désir de l’industriel de se soustraire à la tyrannie de l’inspection du travail. Avec une superbe inconscience, M. Justin Godart conclut. « L’unification des heures de travail replacera dans l’atelier l’enfant qui complétera son éducation professionnelle aux cours bientôt rendus obligatoires ». Nous pouvons l’assurer que si cette mesure est prise, pas un industriel ne reprendra des enfants, à moins de nécessité absolue.
Mais en même temps que M. Justin Godart prétend que la nouvelle loi est faite dans l’intérêt des enfants expulsés des ateliers par les lois de 1892 et de 1900, il la montre comme l’expression du « devoir de l’État d’imposer l’ordre dans l’anarchie que crée la concurrence. L’État doit au bon patron sa protection et il la lui assure en réglementant le travail ». C’est l’application naïve de la loi de famille aux adultes ; l’État paternel, investi de la suprême sagesse comme héritage du droit divin, traitant en incapables les citoyens, électeurs et éligibles dont émanent ses représentants ; et l’expérience qu’il a faite en essayant d’appliquer ses prétentions ont eu un tel succès qu’elle doit encourager à continuer.
M. Justin Godart dit que la limitation des dix heures de travail est déjà dans les mœurs. Alors à quoi bon une loi ? Mais il y a une minorité, et alors la majorité a le droit d’empêcher les individus qui ne veulent pas avoir la même dose de loisirs que d’autres de la leur imposer. Il dit : « S’il est démontré que dix heures de travail est la journée normale pourquoi ne pas l’assurer à tous ? » Mais il oublie que pour les établissements industriels de l’État, la journée normale est celle de huit heures, pour M. Vaillant et les trade unions australiennes, c’est celle de 6 heures ; pour M. Hyndmann, celle de quatre heures, pour M. Lafargue celle de trois heures et que d’autres sont encore allés plus loin.
Pour justifier la limitation de la journée de travail, M. Justin Godart se sert d’une argumentation qui me rappelle celle de M. Vaillant répondant au Conseil municipal de Paris à notre regretté collègue, M. Léon Donnat. Il disait : « Une journée plus courte accroît la production », et une minute après, il ajoutait : « Elle supprimerait la surproduction, le chômage, et, en raréfiant le travail, elle augmenterait les salaires ». De même, M. Justin Godart célèbre la réduction de la journée comme un moyen d’augmenter la production et il cite des faits, entres autres les Notes sur la journée de huit heures dans les établissements industriels de l’État en 1906, qui disent : Lorient, « la production a une tendance à diminuer » ; Cherbourg, « la réduction est de 12 0/0 » ; Toulon, « elle a entraîné une perte sérieuse pour l’État » ; Rochefort, « elle a entraîné une augmentation de durée et de frais pour la construction » ; de même aux forges de la Chaussade à Tarbes, « l’essai a dû être abandonné, parce qu’il entraînait une dépense notable pour l’État ». Et M. Justin Godart s’écrie, après avoir eu la loyauté de publier ces résultats « Il ressort que partout la réduction des heures de travail a amené de féconds résultats. »
M. Justin Godart indique mieux les intentions de la Commission quand il dénonce l’atelier « comme un milieu surchauffé, confiné, chargé de poussières », et quand il représente les loisirs imposés comme permettant à l’ouvrier « de donner quelques heures au syndicat » (p. 35). Il en conclut que « le budget de l’ouvrier dût-il en subir une diminution », il trouverait un bénéfice compensateur « dans sa santé, dans sa vigueur physique et morale mieux entretenue ». On peut admirer les vertus que produisent « quelques heures consacrées au syndicat ».
Certes nous ne dirons pas que l’atelier est un lieu de délices, que le travail est toujours agréable ; nous savons tous, par expérience, qu’il exige un effort ; nous savons tous que cet effort est limité comme intensité et comme durée ; mais c’est précisément parce que tous les travaux n’ont pas une intensité égale qu’ils ne doivent pas avoir une durée égale. Les adversaires de ces réglementations du travail n’ont point de passion pour les longues heures de travail, si elles peuvent être raccourcies ; mais ce que nous disons, c’est que le législateur en essayant de les uniformiser porte un préjudice à tous ; il blesse tout le monde, comme un cordonnier qui voudrait soumettre tous les pieds à la même chaussure ; il subordonne les intérêts économiques à des considérations politiques, et les remaniements incessants qu’il apporte à ses lois sociales prouvent son incompétence et son impuissance.
« Les grands et intangibles principes de liberté », pour lesquels M. Justin Godart professe un profond dédain, ont au moins le mérite de permettre à chacun d’adapter ses occupations à ses capacités et à ses convenances. Pour appuyer sa raillerie, M. Justin Godart dit : « Est-ce que la Convention attachait de l’importance à la liberté du travail ? » Elle ne se trouve affirmée que dans un article de la loi des patentes. M. Justin Godart a ici commis un glissement de plume car la loi des patentes est du 2-17 mars 1791 et la Convention ne s’est réunie que vingt et un mois après, le 28 décembre 1792.
M. Godart n’admet pas les protestations des Chambres de commerce et si la Chambre de commerce de Lyon a l’audace d’affirmer que « la liberté et le progrès scientifique ont amélioré la condition des ouvriers », M. Godart répond : « C’est la législation sociale. » Et il prend pour une preuve la répétition des mêmes affirmations. Mais malgré sa passion d’uniformiser les heures de travail, il recule pour les magasins et bureaux ; il se borne à stipuler un repos ininterrompu par 24 heures, ce qui laisse une journée de treize heures de travail. En même temps, l’article 10 stipule que « les femmes et les enfants ne pourront être employés les jours de fêtes, même pour simple rangement ». Et les pâtissiers ? et les restaurants ? et les charcutiers ? Alors l’inspecteur accordera une permission. Ce sera une faveur et non un droit.
La tyrannie de la loi est étendue au travail à domicile, aux ateliers de famille ; quiconque donnera du travail à emporter devra dénoncer ceux qui travaillent pour lui, afin de les mettre sous la main de la police. « Le travail à domicile ne saurait être libre », proclame M. Godart. Quant à l’inviolabilité du domicile, elle ne saurait exister davantage.
Mais si âpres à la tyrannie vexatoire que soient les membres de la Commission du travail, ils admettent cependant qu’une pareille législation nécessite des dérogations ; et en faisant cette concession, ils la condamnent eux-mêmes. M. Justin Godart reconnaît que sous la loi de 1892, « les dérogations sont nombreuses, compliquées, arbitraires ». Il simplifie les formalités : il donne un crédit d’une heure par jour pendant 60 jours pour les industries s’exerçant dans des locaux et 90 jours pour des industries de plein air. Une heure, ni plus ni moins ! mais dans les moments de presse, ce n’est pas d’une heure qu’on a besoin, c’est de plusieurs. Une heure en soixante jours, cela fait soixante heures de travail ! Six jours à dix heures sur trois cents, deux pour cent. Est-ce suffisant pour récupérer les chômages et les mortes-saisons ?
Quant au contrôle, il est fortifié. Tout travailleur trouvé dans l’atelier, en dehors de l’horaire emporte une condamnation. Et M. Justin Godart, en citant avec sympathie une proposition de loi du député socialiste belge, M. Bertrand, indique que le système de délation que prévoit le new protection bill, en ce moment déposé en Australie, a son approbation.
Quant aux sanctions, « on ne saurait trop sévèrement punir les industriels et commerçants » coupables d’engager leur activité, leur existence, leurs capitaux, dans les affaires : donc multiplication des contraventions : et en cas de récidive, jugement correctionnel, privation pendant cinq ans des fonctions de membres des Conseils de prudhommes, des tribunaux et des Chambres de commerce, et interdiction des distinctions honorifiques.
Les présidents des Chambres de commerce ont refusé de se présenter devant la Commission du travail et quoi qu’en pense M. Justin Godart, son rapport justifie leur abstention.
C’est la continuation de l’organisation du gouvernement par la police qui caractérise la législation sociale. La circulaire de M. Millerand du 19 janvier 1900 recommandait aux inspecteurs du travail d’entrer en relations, oralement ou par lettres, avec les secrétaires des bourses du travail et de les prier de lui signaler toutes les infractions aux lois protectrices du travail. M. Viviani, le 20 novembre 1906, demandait « aux syndicats de leur dénoncer les infractions à la loi sur le repos hebdomadaire et de donner suite, dans le plus bref délai, aux indications qu’ils recevraient ». Il a déposé le 7 mai 1907 un projet de loi ayant pour objet d’organiser des délégués salariés adjoints qui seraient les espions autorisés, installés dans chaque établissement, industriel. C’est l’organisation du gouvernement par la pire des polices, une police de classe, l’institution du mouton officiel. M. Justin Godart a parlé de l’élévation du niveau moral par la législation du travail ; est-ce qu’elle a amélioré le caractère des grèves ? est-ce que les Bourses du travail représentent un idéal ? Par ces institutions, on prépare un peuple de grands enfants, les uns terrorisés, les autres terrorisant.
Vous célébrez comme une vertu la résignation de l’employeur et de l’ouvrier au loisir forcé ; et par la collaboration des bourses du travail et des syndicats avec les inspecteurs de travail, qui deviennent leur agent, vous organisez des comités qui rappellent les comités révolutionnaires de 1793, admirables instruments pour mettre en œuvre la nouvelle loi de prairial que préparent les socialistes, leurs dupes et leurs complices.
M. Justin Godart, député du Rhône, était venu, dit-il, dans l’idée d’assister à une discussion sur la réglementation du travail. Il ne pensait pas, du reste, y prendre part. Mais c’est son rapport seul qui vient d’être passé au crible de la critique, et il se voit réduit à la nécessité de se défendre contre ce véritable… « réquisitoire ». Il est d’ailleurs tout à fait pris au dépourvu pour cette plaidoirie forcée ; son « adversaire » ne lui a même point « passé son dossier », comme on dit au Palais.
L’orateur s’efforcera de répondre aux principales observations de M. Yves Guyot. Il expliquera d’abord comment il a été amené à rédiger son rapport : jamais il n’eut l’idée de faire le jeu du socialisme, de faire de la police un moyen de gouvernement, d’organiser des comités révolutionnaires, ni de faire valoir les droits des ouvriers à la paresse. Mais il a voulu étudier un projet pratique d’intervention du gouvernement dans la réglementation du travail, avec les trois buts suivants : unification de durée de la journée de travail, commencement de diminution de la durée du travail, et commencement de réglementation des ateliers de famille.
À l’heure actuelle, il règne une véritable anarchie dans le monde du travail, au point de vue de la durée de la journée dans tel ou tel atelier ; s’il n’y a dans l’atelier ni vingt ouvriers, ni moteur, l’ouvrier pourra être astreint à autant d’heures de travail qu’il plaira au patron. Le même ouvrier dans un atelier contenant des machines verrait son travail limité à un maximum de douze heures, qui se trouverait réduit à dix heures si le personnel comprend des femmes ou des enfants. (Lois de 1848, 1892 et 1900.)
Et voici ce que M. Godart propose dans son rapport : d’appliquer à tous les établissements possibles la même fixation de la durée du travail, mais de la réduire à dix heures, puis à huit heures. La Commission du travail ménage ainsi une prudente transition, afin d’éviter de trop grands bouleversements dans l’état de choses actuel et d’assurer toujours la même productivité.
Cette uniformisation de la durée de travail permettrait de remédier aux effets désastreux que la loi de 1900 a produits sur l’apprentissage. Comme l’a fort bien fait remarquer M. Yves Guyot, cette loi a entraîné le renvoi d’un grand nombre d’enfants par des patrons désireux d’éviter des contraventions. Et l’armée déjà trop nombreuse des vagabonds s’est augmentée de ces recrues nouvelles, tandis que s’accentue la crise de l’apprentissage qui menace d’être fatale à l’industrie ; on ne peut plus former les ouvriers, et on doit souvent se contenter de manœuvres, incapables, sans la préparation intellectuelle qui leur manque, d’employer utilement leur force physique.
L’orateur a déjà réfuté dans son rapport l’objection pouvant être faite à cette intervention de l’État dans les rapports entre ouvriers et patrons. Mais la Révolution, dans la Déclaration des droits de l’homme, a-t-elle jamais entendu établir la liberté absolue du travail ? C’eût été consacrer l’écrasement de l’ouvrier. Ce qu’elle voulait, c’était libérer l’ouvrier des entraves du compagnonnage, de la tyrannie des corporations. Avec un régime de liberté complète et absolue, de laisser-faire, le travail s’est trouvé dans un état de véritable infériorité. Jules Simon, M. E. Levasseur, dans ses ouvrages sur les classes ouvrières, notamment, ont bien démontré ce fait Il a fallu l’intervention d’une législation protectrice pour arracher les enfants et les femmes au joug odieux des patrons que le régime de liberté absolue autorisait à commettre tous les abus.
M. Godart veut s’occuper maintenant des effets que pourrait entraîner la diminution de la durée du travail : elle n’est pas une cause de diminution dans la production, et l’orateur se reporte à son rapport dans lequel il a cité de nombreux exemples. Il rappelle notamment les toutes récentes expériences des usines Zeiss en Allemagne. Partout, d’ailleurs, où la diminution de la durée du travail s’est faite logiquement, rationnellement, par étapes, en faisant subir aux ouvriers un bon entraînement, on a augmenté la productivité.
Si les établissements industriels de l’État se sont mal trouvés de la réforme, c’est qu’elle a été faite avec trop de brutalité, et que du jour au lendemain on a voulu modifier toutes les habitudes de travail précédemment prises, sans que les ouvriers fussent entraînés à exécuter la même tâche, mais avec une plus grande rapidité. Les organes du mécanisme n’étaient pas montés pour fonctionner à une vitesse suffisante.
Mais l’éducation du travailleur se fera, progressivement, et nous obtiendrons en France les mêmes résultats qu’en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis.
M. Godart s’étonne que M. Yves Guyot ait négligé l’argument de la concurrence étrangère, qui a pourtant son importance. Une nation qui supprimerait ses armements serait à la merci des autres. Supprimer dans tout un pays une heure dans la durée du travail des ouvriers, c’est désarmer une heure par jour, c’est, au point de vue économique, exposer la nation à de graves dangers. Mais les renseignements suivants, puisés à l’Office international de Bâle, suffisent à nous enlever toute crainte à ce sujet ; nos concurrents sont, en effet, dans les mêmes conditions que nous. En Allemagne, la durée du travail est de onze heures et on remarque une tendance à la réduction. En Suisse, même situation, un projet de loi étant même déposé dans le but d’une réduction. L’Angleterre a toute une législation réglementant la durée du travail des femmes. C’est d’ailleurs le pays classique des courtes journées de huit heures, le pays de la « semaine anglaise ». Les États-Unis se rapprochent de plus en plus de la journée de huit heures. Quant à la France, c’est le pays de la journée normale de dix heures, adoptée même quand l’absence des femmes et des enfants dans les ateliers permettrait de travailler davantage.
Ce n’est donc pas la concurrence des pays à longues journées de travail que doit nous faire craindre l’adoption du projet de loi de la Commission du travail, mais celle des pays où les travailleurs, astreints seulement à de courtes journées, peuvent produire de très bons résultats.
M. Yves Guyot a repris tout à l’heure la phrase suivante, de la « démocratie laborieuse dont les membres veulent avoir le loisir d’être des citoyens ». Il s’est étonné de voir traiter de laborieuse une démocratie qui demande la réduction de son travail. D’ailleurs, la demande-t-elle, et n’est-ce pas d’un interventionnisme exagéré que de vouloir en ce cas imposer aux individus une réforme qu’ils n’ont pas appelée ?
M. Godart répondra que tous les groupements ouvriers sérieux se sont prononcés pour la réduction de la journée de travail, et que ce n’est pas là un mot d’ordre de la Confédération générale du travail, que renient d’ailleurs les ouvriers honnêtes, mais le désir unanime de la grande masse des travailleurs. La corporation du Livre, par exemple, a créé une immense agitation qui a abouti à la généralisation de la journée de neuf heures dans cette corporation. Elle a obtenu ce résultat sans l’intervention du législateur. On peut citer ce fait comme une preuve de tout l’intérêt que porte le monde du travail à ces réformes ; la Commission du travail voudrait le généraliser pour arriver à établir au moins la journée de dix heures, ce qui aurait déjà pour résultat de mettre fin à la crise de l’apprentissage.
Les adversaires de ce projet viennent dire : Nous voulons bien donner des loisirs aux travailleurs, mais nous demandons à savoir ce qu’ils en feront, et si « l’établissement des trois-huit n’amènera pas une plus grande consommation de trois-six ». M. Godart, qui a longtemps vécu dans les milieux ouvriers, répondra en premier lieu que les longues journées de travail, ne laissant que de très courts loisirs à l’ouvrier, ne sont pas faites pour développer chez lui le désir de commencer son éducation, et le livrent sans défense à l’alcoolisme. On peut au contraire remarquer qu’en Angleterre, par exemple, les courtes journées ont relevé le niveau moral et intellectuel de l’ouvrier.
Mais laissons de côté l’exemple de l’Angleterre, qui est un milieu d’expérience trop spécial, pour ne considérer que les faits qui se passent en France. Il est facile de remarquer la rapidité avec laquelle se sont développés les universités populaires, les cours d’adultes du soir. Aussi la conviction de l’orateur est-elle que le jour où le travailleur français aura plus de loisirs, il les consacrera à faire son éducation.
Quant à limiter la durée du travail dans les bureaux et les magasins, c’est là encore un projet de la Commission du travail. Elle se contente de fixer un minimum de repos de onze heures, espérant par ce moyen détourné arriver au résultat cherché sans apporter brusquement de trop profonds changements dans l’état de choses actuel. Désireuse d’éviter un bouleversement comme celui que causa la loi sur le repos hebdomadaire, elle veut assurer aux employés un « commencement de protection ». Il n’y aura pas de patron assez inhumain ni assez peu soucieux de ses intérêts pour refuser à ses employés ce minimum de repos, qui bientôt pourra être élevé à douze heures, puis à treize heures ininterrompues. Et c’est ainsi que peu à peu sera résolu le problème de la journée de huit heures.
À propos de la réglementation du travail à domicile, M. Yves Guyot a parlé de « délation », de « lutte contre la démocratie ». M. Godart n’a jamais voulu causer de tort aux ateliers de famille. Il représente à Lyon le quartier de la Croix-Rousse, et sa circonscription comprend de nombreux petits ateliers. Il les défend avec énergie, estimant que leurs chefs possèdent admirablement la maîtrise de leur métier. Ce qu’il vise, c’est l’exploitation scandaleuse des êtres faibles par certains employeurs ; ce sont ces faits odieux qu’a révélés une récente enquête de l’Office du travail sur le travail à domicile dans la lingerie. Il y a là aussi un véritable danger pour le public, appelé à être contaminé par le contact d’objets qui ont souvent traîné sur le grabat d’ouvrières malades qui travaillèrent parfois à leur confection. On a pris en France bien peu de mesures contre de pareils abus. À l’étranger, au contraire, et notamment en Angleterre, il y a toute une réglementation sévère de ce mode de travail contre le sweating system.
La Commission du travail n’est donc pas l’avant-garde du socialisme. Avant tout elle a voulu faire une œuvre loyale et pratique, et donner pleine satisfaction à toutes les réclamations que depuis de longues années formulent les industriels.
Mme Méliot estime que la place de la femme est au foyer et non pas à l’atelier. Mais lorsque le mari gaspille au cabaret parfois jusqu’aux trois quarts de son salaire, il faut bien que la femme cherche à subvenir aussi de son côté aux besoins du ménage. Elle quitte alors son foyer, où le plus souvent elle abandonne des enfants, pour aller s’employer au dehors et rapporter le soir une pièce blanche qui permettra d’équilibrer un peu le misérable budget de la famille.
Mais les ouvriers mettent obstacle par tous les moyens à l’utilisation de cette main-d’œuvre féminine qui leur fait une si grande concurrence. Ils se refusent à voir rétribuer au même taux le travail des femmes et le leur. Bien des associations ouvrières ne veulent pas les admettre ou tout au moins leur interdisent de toucher le même salaire que les hommes. Et quand la législation intervient, sous prétexte de leur donner un traitement de faveur, elle n’aboutit souvent qu’à leur enlever un gagne-pain. C’est ainsi que dans la corporation du livre l’interdiction faite aux femmes de travailler après neuf heures est une mesure d’oppression et non de défense.
D’ailleurs la femme a su parfois tourner la loi, quand elle a monté une coopérative, par exemple.
M. Yves Guyot répond à M. Justin Godart qu’il n’a fait usage que du rapport de M. Godart ; par conséquent, celui-ci connaissait d’autant mieux le dossier que c’était le sien. M. Godart attache une grande importance à l’ajournement à quatre ans après le vote de la loi de la journée de dix heures. Mais si elle est déjà la journée normale, pourquoi cet ajournement ? M. Justin Godart a insisté beaucoup sur la crise de l’apprentissage : mais avec ce délai, il la prolonge de quatre ans.
Quant au caractère rétrograde de la loi, il est indéniable tant que M. Justin Godart et ses amis n’auront pas démontré que l’homme est d’autant plus avancé en évolution qu’il est incapable de contracter, de se décider par lui-même ; qu’au lieu de prendre des résolutions personnelles, il doit se soumettre aux décisions des autres, en un mot que le progrès n’est pas le passage du statut au contrat.
M. Alfred Neymarck, président, après avoir résumé la discussion, rappelle que la Société d’Économie politique s’est occupée bien souvent des questions relatives à la réglementation du travail. Il s’est créé depuis la Conférence de Berlin de 1890, toute une législation du travail. Aucun pays de civilisation industrielle n’a pu s’y soustraire, et les lois ouvrières à l’étranger, sont presque innombrables. M. Alfred Neymarck rappelle les opinions exprimées, dans les discussions qui ont eu lieu dans la Société, par MM. Levasseur, Passy, Cheysson, etc. ; elles sont toujours actuelles et toujours vraies. Les économistes libéraux approuvent, comme l’a dit M. Levasseur, la réglementation pour les enfants ; l’interdiction des mines aux femmes ; mais ils pensent aussi que la femme majeure est aussi capable que l’homme de savoir ce qui lui convient. En restreignant la capacité de production de l’ouvrière, on diminue le bien-être de la femme quand elle est mariée et on la prive du nécessaire quand elle ne l’est pas. La réglementation générale du travail des hommes serait une atteinte préjudiciable à la liberté et à la productivité de l’industrie. Comme le disait Turgot : « Ce que l’État doit à chacun de ses membres, c’est la destruction des obstacles qui les gêneraient dans leur industrie ou qui les troubleraient, dans la jouissance des produits qui en seraient la récompense » et on peut conclure encore que lorsque l’État, être anonyme, indifférent et irresponsable, veut faire de la protection et de la réglementation (les « Notes sur la journée de huit heures dans les établissements industriels de l’État» publiées en 1906 par l’Office du Travail, le prouvent) la plus grande protection et réglementation qu’il établira et édictera ne vaudra jamais autant que la plus petite liberté.
La séance est levée à onze heures trente.
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