Présidentielle 2017 : dernière chance avant la révolution ?
1776, l’exemple Turgot
par Benoît Malbranque
« Je regrette de n’avoir pu faire à ma nation et à l’humanité
un bien que je croyais très facile. » — Turgot à Caillard, 12 juillet 1776
« On voit que l’histoire est une galerie de tableaux où il y a peu d’originaux
et beaucoup de copies. » — Tocqueville, L’Ancien régime et la Révolution
Introduction
Rarement un président français aura été si confortablement, et pourtant si délibérément élu ; rarement il aura accaparé, entre tous, l’espoir, l’enthousiasme et même la joie. Cette euphorie dépasse même les clivages : les éloignés de la politique, sceptiques par tempérament, troquent leur répulsion pour de l’ouverture : ils demandent à voir ; dans l’arène politique, de droite, de gauche, et à part quelques ennemis héréditaires, même les adversaires de la veille applaudissent. Toute la France apparaîtrait presque unie, portée par un désir de réforme qui fait le fond des réclamations populaires mais que les hommes politiques successifs ont failli à matérialiser dans leur action.
Qu’on juge donc à quel point le moment semble propice ; qu’on se remémore les occasions ratées, les empêchements contraints ou lâches. L’opportunité de renverser un système à bout de souffle n’a jamais était aussi facile à saisir. Avec l’assentiment majoritaire et la popularité dont joui le nouveau président, toutes les réformes les plus audacieuses paraissent envisageables ; aucune opposition ne semble devoir les empêcher irrémédiablement.
Pour accomplir de grandes actions, il est dit qu’un homme politique nouvellement élu doit agir promptement, de peur de voir le soutien populaire l’abandonner. Passée la période de la « lune de miel », qui s’apparente aux 100 premiers jours, l’enthousiasme s’estompe, l’idole est brisée, et le peuple rejette à nouveau les projets vigoureux qu’il avait ardemment réclamé trois mois auparavant.
Quelle que soit leur sensibilité, les observateurs de la vie politique françaises ont été unanimes, cet été, pour caractériser les 100 premiers jours d’Emmanuel Macron comme une période en marche… modérée. Le président se montre peu, il agit moins encore ; tous les dossiers qui agitent à juste titre les esprits sont repoussés à plus tard. La manœuvre est étrange. Est-elle cependant annonciatrice de frilosité, ou n’est-elle qu’une simple trêve estivale, un calme avant la tempête ? Le président Macron se juge-t-il capable de réformer la France en profondeur une fois la « lune de miel » passée ? Si tel est le cas, comment doit-on juger son pari ?
On n’ignore pas à quel point notre système, économique, politique, administratif, éducatif, etc., a besoin d’être réformé. À vrai dire, ceux qui l’observent attentivement et qui en étudient les principes, s’étonnent que, fondé sur de telles contradictions et même de telles erreurs, il ait réussi à durer jusqu’à aujourd’hui. De ce point de vue, la réforme en profondeur est vue comme une urgence. Qu’arriverait-il, ainsi, en l’absence de réforme ? Qu’arriverait-il si le président Macron, abandonnant l’ardeur réformatrice qu’on lui prête — à tort ou à raison — ou se retrouvant bloqué, n’ayant pas profité de la période dorée des 100 jours, qu’arriverait-il, dis-je, s’il ne mettait pas en place les réformes nécessaires ? Qu’arriverait-il s’il se résignait à transmettre à son successeur le système malade dont il a hérité ? Doit-on craindre un effondrement ? une révolution violente ?
Il s’avère que pour répondre à ces questions, nous pouvons compter, en plus de la théorie, sur l’appui de l’histoire française. Des conditions assez similaires se sont déjà retrouvées au cours de l’histoire. On a trouvé à l’époque dont je vais parler : 1) un système à bout de souffle dont les vices sont connus et qui a besoin de réformes énergiques et profondes ; 2) l’arrivée d’hommes neufs, compétents et favorables aux réformes, saluée par une large majorité ; 3) une opinion publique exaspérée par la situation du pays, fatiguée par les promesses non tenues et ouverte à la nouveauté.
C’est l’époque du ministère Turgot, où l’Ancien régime obtenait la dernière chance de se sauver.
1) Des conditions inespérées pour réformer
1774. Le vieux Louis XV, en s’éteignant, laisse peu de regrets. Financièrement, l’État français est au bord de la faillite, la dette est abyssale et les impôts, nombreux, écrasent le peuple. La famine fait stagner la population, les mendiants infestent les routes. La conduite personnelle du Roi et ses mœurs sont jugées scandaleuses. Lui-même paraît, dans ses dernières années, vouloir se repentir. Dans son Testament, il écrira : « J’ai mal gouverné et mal administré, ce qui provient de mon peu de talent et de ce que j’ai été mal secondé. »
Louis XVI au contraire fait naître l’enthousiasme. En 1774, il monte sur le trône à l’âge de 20 ans : il est très jeune, et c’est l’homme du nouveau siècle qui se présente pour gouverner les Français. On le dit ami des réformes.
Ses premiers choix, qui sont d’abord et avant tout le choix des hommes, font augurer un règne prometteur. Le renvoi des ministres détestés de Louis XVI, tant Maupeou (justice), l’abbé Terray (économie-finances) que le duc d’Aiguillon (affaires étrangères), est unanimement salué ; il a lieu le jour de la Saint-Barthélémy, ce que ne manquent pas de remarquer les chroniqueurs et les chansonniers, qui ajoutent que cette fois-ci, ce n’est pas le massacre des innocents.
De tous les choix que le nouveau Roi avait à prendre et qu’il prit en effet, aucun ne fut plus significatif que l’appel de Turgot au ministère. Pour ce fils d’une longue famille de serviteurs de l’État, remarqué dès sa jeunesse pour la précocité de son intelligence et passé par les cases de maître des requêtes puis d’intendant, c’était une continuité de carrière assez naturelle. Mais porter au Contrôle général (tel est le nom alors du ministère de l’économie et des finances) un encyclopédiste, défenseur déclaré de la tolérance religieuse et partisan d’une intervention minimale de l’État, c’est vouloir surprendre, ou du moins innover.
Turgot a pour lui la théorie : il a fait de la science économique une étude approfondie, allant jusqu’à composer un précis, les Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, que bon nombre d’historiens placent au-dessus de la Richesse des Nations d’Adam Smith. Il a également l’expérience : pendant pas moins de treize années, il a gouverné la province du Limousin et a pu mettre à l’épreuve des faits ses projets de réforme, comme l’abolition des la corvée ou la liberté du commerce du blé.
Encore faut-il que Turgot, défenseur d’une réforme profonde de l’État et de la législation, soit en mesure d’appliquer ses idées. C’est là qu’intervient, pour porter au comble le caractère historique du ministère Turgot, la communauté de sentiments qui va lier, pour un temps au moins, le Roi à son ministre.
Dans l’entrevue que Turgot avait demandé à Louis XVI avant d’accepter le poste de Contrôleur général des finances de la France, il reçoit du Roi l’assurance formelle d’un soutien. « Je vous donne ma parole d’honneur d’avance, dit le Roi, d’entrer dans toutes vos vues et de vous soutenir toujours dans les partis courageux que vous aurez à prendre. » Étant donné qu’en théorie, rien ne peut résister à la volonté du monarque, ce soutien est capital : il laisse présager une application solide du programme de réformes porté par Turgot.
Programme que d’ailleurs, le nouveau ministre se charge immédiatement de présenter devant Louis XVI pour ne le voir s’embarquer dans le mouvement qu’en connaissance de cause. C’est la lettre-programme fameuse dans laquelle Turgot annonce notamment : « Point de banqueroute, point d’augmentation d’impositions, point d’emprunts. »
Un nouveau Roi pour laquelle le peuple s’enthousiasme, soutenant formellement un ministre réformateur, connu pour ses principes et son courage : les conditions sont inespérées pour réformer la France en profondeur et éviter l’effondrement de l’Ancien régime.
2) L’action de Turgot dans les 100 premiers jours
Compte tenu de l’ambition immense des projets de Turgot et de l’attente populaire, c’est peu dire que les premières mesures furent timides.
Le début du ministère Turgot est consacré aux questions techniques. Le Contrôleur général réforme la perception ou l’administration de plusieurs domaines publics, rompant avec la pratique de l’affermage (l’administration signe un contrat avec une compagnie qui doit assumer une mission publique à sa place ou percevoir un impôt à sa place). Turgot agit ainsi pour les Poudres et Salpêtres et pour le service des carrosses et messageries.
Pour améliorer le commerce, il lève les prohibitions qui portaient sur le transport des vins depuis Bordeaux et depuis Marseille et alloue une dotation pour le perfectionnement de la navigation intérieure.
Turgot obtient également la libéralisation de la vente de l’huile de pavot, la simplification de la marque des fers (système prohibitif sur l’importation et l’exportation de fer) et la suppression du monopole de l’Hôtel-Dieu pour la vente de la viande durant le Carême.
C’est là, aux yeux du public, des broutilles. Les abus sont ailleurs : ils sont dans la multiplicité et l’inégalité des impôts, dans les entraves à la liberté du commerce et à la liberté du travail, etc., etc.
Le nouveau ministre entendait-il se prémunir contre les critiques, en évitant d’apparaître comme un dogmatique et un réformateur pressé, implacable et froid ? Nul ne le sait. Cependant, il ne contenta personne : ses partisans s’étonnèrent de la petitesse de ses réformes, tandis que ses ennemis ne manquaient pas de continuer à le présenter comme un dangereux homme à système.
3) La première audace : la liberté du commerce des grains et la « guerre des Farines »
Depuis les origines de la monarchie française, les souverains affirment dans leurs ordonnances qu’il est de leur responsabilité que les Français puissent obtenir leur nourriture dans toute circonstance. Ancrée dans l’imaginaire collectif, cette promesse est devenue un contrat tacite : le Roi garantit la subsistance de son peuple, et obtient ainsi un droit à l’obéissance de ses sujets. Remettre en cause cet état de fait, c’est briser un tabou.
Matériellement, la chose est pourtant compliquée : la puissance publique ne peut pas faire que les conditions climatiques soient clémentes, ou qu’il y ait du blé là où il n’y en a pas. Ses seules ressources sont, 1) de tout temps, de former des magasins publics, qui stockent les grains des bonnes années pour être distribués lors des moments de crise, et 2) de fixer administrativement le prix du pain. Faibles ressources à vrai dire, qui aggravent le mal plus qu’elles ne le guérissent !
Administrés par des fonctionnaires pas assez précautionneux, les magasins publics voient leurs grains pourrir ; le peu qu’il reste est distribué maladroitement et toujours avec perte.
Cédant aux préjugés du peuple, qui s’alarme devant le spectacle du transport de grains pendant des périodes de famines, la royauté a également empêché l’exportation du blé entre différentes provinces françaises.
C’est cette disposition qu’entend attaquer Turgot, trois semaines à peine après son entrée au ministère. Il souhaite que le blé des provinces abondantes puissent soulager, par le libre commerce, les provinces qui viennent à souffrir, et qu’un prix d’équilibre vienne à s’établir naturellement sur tout le territoire. « La liberté de cette communication est nécessaire à ceux qui manquent de la denrée… elle est nécessaire aussi à ceux qui possèdent le superflu » explique l’arrêt du conseil du 13 septembre 1774. En effet, dans les provinces abondantes, les blés tombent à vil prix et leur vente ne rapporte pas assez aux producteurs, ce qui provoque leur ruine.
Cependant, au moment où Turgot prépare cette réforme, on annonce de mauvaises récoltes. Le ministre ne recule pas devant ces difficultés : il sait qu’un commerce libre pourra au moins répartir les faibles quantités, quand le système réglementaire ne le pourra pas. Il préfère les prix temporairement haut, que rien ne saurait empêcher, à une famine violente précipitée par un système réglementaire néfaste.
Les récoltes, comme anticipées, sont mauvaises, et au début de l’année 1775, la population voit les prix du pain s’envoler. Le commerce des grains, qui ne forme pas l’occupation habituelle d’une classe de marchands, puisqu’il vient à peine d’être autorisé, est encore trop peu déployé pour faire sentir partout ses effets. La disette s’installe et des troubles surgissent.
Pour certains, ils sont l’œuvre des adversaires de Turgot. Cette affabulation ne résiste pas à l’examen des faits, quoique certains témoignages restent troublants et que le comportement de certains critiques de Turgot ait accompagné cette émotion populaire.
Ce fut le cas de Necker qui essaya de tourner en ridicule la politique libérale de Turgot et défendit son projet de système réglementaire sur la question des grains, dans un opuscule à succès qu’il intitula : Sur la législation et le commerce des grains. « Si j’avais eu à écrire sur cette matière et que j’eusse cru devoir défendre l’opinion que vous embrassez, lui dira Turgot, j’aurais attendu un moment plus paisible »
Les ennemis de Turgot, quoi qu’il en soit, profitent de l’occasion pour haranguer une foule incapable de peser les arguments en faveur de la liberté ou de la restriction. À l’image du Parlement, ils réclament que le prix du pain soit abaissé administrativement, sans se soucier de la démagogie de leurs propos.
Turgot obtient le soutien du Roi et fait arrêter les causeurs de trouble. Le prix du pain reste élevé mais les émeutes ont cessées. La libéralisation du commerce des grains apparaît, pour les chroniqueurs, comme une demi-victoire pour Turgot ; avec le recul de l’histoire, c’était plutôt une demi-défaite.
4) Le pari des Six Édits
Dans l’entourage immédiat de Turgot, on peut remarquer deux tendances : une tendance « précipitationniste », représentée par Condorcet, et une autre, celle de la modération et même de la lenteur, représentée par Dupont de Nemours.
On peut dire qu’à l’envers de la sagesse commune, Turgot a d’abord cédé à la première, avant de céder à la seconde : c’est-à-dire qu’après avoir été excessivement modéré, au début de son ministère, au moment où justement il pouvait accomplir beaucoup, il est devenu impatient, presque féroce. Après avoir réprimandé Condorcet en lui disant : « Vous n’êtes pas à portée de juger ce que les circonstances rendent possibles, surtout vous êtes trop impatient », il a mérité le reproche d’être un brusque-tout. Comme le lui diras Malhesrbes, pourtant son collègue et ami, « Vous êtes trop pressé ; pourquoi vouloir faire tant de choses à la fois ? Vous vous imaginez avoir l’amour du bien public ; point du tout, vous en avez la rage. »
C’est cette attitude précipitationniste, développée à un moment qui n’apparaît plus propice (nous sommes après les 100 jours, et surtout après le demi-échec de la question céréalière), qui explique ce coup de poker que représentent les Six Édits.
En six Édits, en effet, Turgot ne se propose pas autre chose que de renverser l’Ancien régime, en détruisant ses principaux fondements.
En renforçant encore la liberté du commerce des grains, Turgot mine définitivement le fameux contrat tacite par lequel le Roi se présente à ses sujets comme leur père et leur assure par je ne sais quelle autorité ou puissance leur pain quotidien.
La suppression de la corvée relève la condition du pauvre peuple (qui devait être, justement, « taillable et corvéable à merci ») et introduit pour la première fois l’égalité devant l’impôt, puisque la taxe en argent qui doit remplacer la corvée sera payée par tous, sans distinction de privilèges dus à la noblesse ou au clergé.
La suppression des corporations détruit un système qui remonte à l’invasion romaine et qui a acquis sa forme définitive autour du XIIIe siècle. Il remplace ces institutions par la liberté totale du travail, qui paraît impensable, comme elle le paraît encore aujourd’hui pour beaucoup de Français.
Nous n’étudierons pas en détail les trois autres édits, plus mineurs, consacrés respectivement aux droits de halage sur les grains, aux charges sur les ports, et aux droits sur les suifs. Nous ne reviendrons pas non plus sur la question des grains, déjà abordée précédemment.
5) Les corporations, une institution immémoriale
Les corporations de métiers sont des associations obligatoires dans lesquelles sont intégrées tous les artisans ou les commerçants d’un même métier dans une ville donnée. Chacune a ses statuts, c’est-à-dire son règlement : il fixe les conditions pour entrer dans le métier et les règles à suivre dans la production ou la vente. Comme il existe des centaines de métiers et que chaque métier a des statuts différents dans les différentes villes du Royaume, j’ai décidé de présenter le problème des corporations par l’exemple des serruriers parisiens. Je ne fais pas ce choix par hasard : Louis XVI avait comme passe-temps favori (avec la chasse) la confection de serrures, au point qu’on disait que dans une autre vie, il aurait pu être serrurier.
Pour être serrurier à Paris, il fallait :
- Être un homme. À part une poignée de corporations féminines dans le domaine du textile, le travail dans l’artisanat et le commerce est interdit aux femmes par la loi.
- Être catholique. Fait très commun à l’époque, les statuts affirment que nul candidat ne sera reçu s’il ne peut prouver qu’il appartient à la religion catholique.
- Avoir achevé 5 années d’apprentissage. L’apprentissage est une période de formation, payante la plupart du temps, qui doit permettre à un jeune homme d’apprendre le métier.
- Avoir achevé 5 années de compagnonnage. Cette période de formation supplémentaire a été ajoutée progressivement dans tous les métiers pour limiter le nombre des confrères dans chaque métier et donc leur concurrence.
- Réussir l’épreuve dite du chef-d’oeuvre. Il s’agit d’une sorte d’examen, passé devant des jurés, qui sont des maîtres de la communauté, c’est-à-dire des membres déjà reçus du métier. Il est de notoriété publique que, pour citer le Dictionnaire de Trévoux, « le principal point est de bien arroser le chef-d’oeuvre, c’est-à-dire de faire bien boire les jurés. »
- Enfin la réception à la maîtrise s’accompagne de frais d’entrée, à payer à la corporation et parfois au Roi lui-même, et elle est fêtée par de grands banquets qui sont à la charge du candidat et où tous les confrères sont invités à participer.
Turgot est convaincu, comme son maître et ami Vincent de Gournay, que les longueurs de l’apprentissage et du compagnonnage écartent du monde du travail un grand nombre d’individus. Ces exclus se retrouvent dans le nombre des mendiants et des vagabonds, qui est un véritable fléau au XVIIIe siècle.
Comme il l’indique dans le préambule de l’édit, au-delà des abus sans nombre des corporations, ces institutions blessent surtout un droit sacré, la liberté du travail. « Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. »
C’est un langage qu’aucun ministre n’avait jamais prononcé. Les corporations, établies depuis des siècles, étaient en passe d’être abolies ; chacun pourrait travailler à sa guise. C’était une véritable révolution.
6) La question des corvées et le début de l’égalité devant l’impôt
La corvée est l’un des impôts les plus typiques de l’Ancien régime. Il s’agissait d’une charge fiscale en nature : les corvéables (qui ne sont composés que des éléments du bas peuple, les nobles et le clergé étant exemptés) doivent fournir plusieurs journées de travail pour la confection ou la réparation des routes du voisinage de leur habitation.
Plus qu’un impôt, la corvée est également un marqueur social. Elle illustre d’une manière frappante la disproportion des charges entre les différentes strates de la population. En effet, non seulement la charge est uniquement supportée par les pauvres sujets, mais les premiers à tirer profit de routes nouvelles ou bien entretenues, sont précisément les exemptés : les propriétaires ruraux notamment, dont les voies de communication permettent le débit de leur production.
Lors des années de son Intendance dans le Limousin, Turgot avait expérimenté le remplacement de la corvée par une taxe en argent. Il avait pu se convaincre que non seulement une telle imposition est plus juste, mais qu’elle est également plus efficace économiquement : les routes construites par les corvéables étaient de piètre qualité, car les ouvriers étaient de pauvres paysans sans expérience de ce genre d’occupation, travaillant de force et sans salaire.
Lorsque Turgot propose de supprimer la corvée à l’échelle du pays entier, et de la remplacer par une taxe en argent, dont tous les habitants sans exception devraient s’acquitter, il propose une innovation révolutionnaire.
La réforme, soutiennent ses détracteurs, minerait les fondements de la monarchie en contribuant à égaliser les états, en amalgamant le noble et le bourgeois, le paysan et le maître d’une corporation, le propriétaire foncier et l’ouvrier agricole.
En faisant participer tous les Français à l’impôt, la réforme brise un état de fait qui est à la base de l’ordre social de l’Ancien régime. Elle introduit à petite dose une égalité devant l’impôt qui effraie naturellement les privilégiés, et qui sera au cœur de la démarche révolutionnaire de 1789.
6) La chute de Turgot et ses causes
Après la libéralisation du commerce des grains, Louis XVI avait tenu bon et soutenu son ministre et sa politique audacieuse. En février 1776, la situation n’a pas changé et malgré les protestations véhémentes de bon nombre de corps divers, les six édits de Turgot sont enregistrés lors d’un lit-de-justice exceptionnel tenu par le Roi, le Parlement ayant refusé de valider ces mesures. (C’est le 49-3 de l’époque).
Turgot acquiert là une victoire à la Pyrrhus. Le Roi s’était plu à faire montre de son autorité et à jouer, pour un temps, les audacieux ; mais le rythme des réformes l’inquiète ; la communauté des avis défavorables le fait douter. Incapable de tenir une décision ferme, Louis XVI se range à la solution de facilité, celle d’en revenir à la politique des anciens jours et de sacrifier Turgot.
Il est vrai que Turgot avait bien des ennemis, ses réformes bousculant bien des intérêts particuliers. On devait compter, parmi les plus féroces adversaires de Turgot :
- Les Parlements. Ils jouèrent dans cette situation un rôle semblable à celui de nos syndicats aujourd’hui. Je m’explique. Sous l’Ancien régime, les parlements doivent normalement se cantonner à enregistrer les lois, à les valider, après avoir éventuellement donné conseil au Roi. Ils se présentent toutefois comme des représentants autoproclamés du peuple, dont ils ne sont pourtant pas issus (ce sont des privilégiés). Au fil des siècles, et même si leur rôle est de valider les lois, ils se mettent à bloquer les décisions royales et à freiner volontairement les ré Ils ont de fort préjugés antilibéraux et aiment à jouer la démagogie avec le peuple, pour s’attirer sa sympathie.
- La cour. Elle s’inquiète des coupes budgétaires et voit Turgot comme un étrange personnage.
- La famille du Roi. Elle s’inquiète également des coupes budgétaires ; au-delà, les princes de sang tirent profit des corporations par leur pouvoir de vendre des titres de maîtrise dans certaines bornes. La suppression des corporations les touche directement.
- La Reine. Elle s’est alliée à Choiseul et souhaite la fin de l’ère Maurepas-Turgot, pour le voir revenir au ministère. Elle n’apprécie pas beaucoup non plus la rigueur budgétaire de Turgot.
- Le clergé. La tolérance de Turgot en matière religieuse est connue, le clergé l’accuse d’être un philosophe, un encyclopédiste (ce qui est pire), et un ennemi de la religion. L’idée d’imposer le clergé pour la construction des routes est vécue comme une déclaration de guerre.
- Les artisans et commerçants des corporations. Ils doivent abandonner leurs privilèges chèrement achetés et craignent l’afflux massif de concurrents dans leurs professions respectives.
- La Ferme générale. Il s’agit de l’organisation semi-privée qui lève l’impôt pour le compte du Roi : on croit que Turgot veut supprimer cette institution ; toutefois il sait que ce serait beaucoup entreprendre : « M. Turgot n’est pas assez étourdi pour culbuter sur le champ le bail des fermes» dit Baudeau, son ami.
- Les financiers. Prêteurs de la royauté, ils voient habituellement d’un bon œil les difficultés financières de l’État, car cela cause la hausse des taux d’intérêts.
- Les détenteurs d’offices. On compte à l’époque 6 000 offices civils et 8 000 offices militaires : pour faire simple, tous les hauts fonctionnaires de l’époque sont détenteurs d’office, ils ont acheté une charge, comme on achète une licence de de Taxi, et ils tirent une rémunération annuelle du Trésor royal tant qu’ils conservent leur charge. Turgot veut réduire leur nombre et en supprimer le plus possible.
- Les armées. Turgot veut réduire le budget du ministère de la guerre et verrait d’un bon œil un équilibre des puissances et une paix européenne, ce qui n’est pas du goût des armes.
- Les rivaux. Plusieurs économistes antilibéraux, comme Necker ou Galiani, défendent des idées contraires à Turgot et souhaitent son échec. Dans le cas de Necker, l’intérêt est plus direct encore : il se présente aux yeux de tous comme son concurrent, son successeur.
- Les autres ministres. Quand Turgot se retrouve en difficulté, ses collègues ministres l’abandonnent, de peur de tomber avec lui : ils le font même d’autant mieux que peu partagent son libéralisme.
Le peuple était le seul, peut-être, à trouver un intérêt direct, immédiat, au succès des réformes de Turgot. Toutefois, son enthousiasme premier, qui s’estompa lors des émeutes céréalières de 1775, fit finalement place à une répulsion, à un découragement. Entraîné par l’opinion des puissants, dont l’intérêt était à l’opposé du sien, le peuple abandonna Turgot. Cette situation, le Contrôleur général l’avait anticipé dès sa prise de fonction, écrivant dans sa lettre-programme au Roi : « Le peuple… est si aisé à trompé, que peut-être j’encourrai sa haine par les mesures mêmes que je prendrai pour le défendre contre la vexation. »
7) 1789 : la Révolution entérine l’œuvre de Turgot
« Dans dix ans la nation ne sera plus reconnaissable », disait Turgot au début de son ministère. Les réformes de tout ordre qu’il voulait entreprendre auraient transformé l’ancien régime en une monarchie apaisée, plus libre et plus vigoureuse.
En quittant le Contrôle général, Turgot sentait que la voie des réformes avait échoué. Il sentait que le bouillonnement des idées, face à la résistance des abus, provoquerait un embrasement dangereux. C’est le sens de sa prédiction au Roi, dans la lettre qu’il lui remet à son départ : « Mon désir, Sire, lui dit-il, est que vous puissiez croire que j’avais mal vu et que je vous montrais des dangers chimériques. Je souhaite que le temps ne me justifie pas, et que votre règne soit aussi heureux, aussi tranquille, et pour vous, et pour vos peuples. »
Le ministère Turgot à peine refermé, les adversaires des réformes et du statut quo pouvaient jubiler. Les corporations se voyaient rétablies, ainsi que la corvée. Des prohibitions sur le commerce des grains furent réintroduites.
Une graine cependant avait été laissée en terre. Turgot avait prouvé que nulle institution, aussi ancienne, aussi bien établie soit-elle, n’est à l’abri de la réforme voire de la suppression, si elle contient des abus, blesse la justice et l’efficacité économique.
Les hommes de la Révolution surent s’en souvenir. Le 4 août 1789, tous les privilèges étaient abolis. En mars 1791, après plusieurs mois d’une sorte de flou juridique, les corporations étaient également supprimées et l’entière liberté du travail était instaurée.
8) Et aujourd’hui ? Avance-t-on vers une révolution ?
Je reviens, après ce long exposé, sur la problématique de départ. Si la voie des réformes échoue lors de ce quinquennat, comme elle a échoué fatalement sous Turgot, risque-t-on de voir surgir une tornade révolutionnaire ?
Pour m’aider à répondre à cette question, je voudrais commencer par solliciter deux auteurs.
Le premier est Tocqueville, qui écrivait dans l’Ancien régime et la Révolution :
« Ce n’est pas toujours en allant de mal en pis que l’on tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu’un peuple qui avait supporté sans se plaindre, et comme s’il ne les sentait pas, les lois les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s’en allège. »
Ainsi, en suivant cette analyse, de faibles réformes, insuffisantes à guérir tous les maux de la société, mais suffisant pour dégoûter de l’état présent des choses, peuvent conduire à une révolution.
Deuxième analyse : celle de Bastiat. Selon lui, l’Etat interventionniste, en multipliant inlassablement les promesses, et en manquant non moins inlassablement de les réaliser, développe une rancœur puissance qui fait le lit des révolutions. Il écrit :
« Mais si le gouvernement se charge d’élever et de régler les salaires et qu’il ne le puisse ; s’il se charge d’assister toutes les infortunes et qu’il ne le puisse ; s’il se charge d’assurer des retraites à tous les travailleurs et qu’il ne le puisse… ne voit-on pas qu’au bout de chaque déception, hélas ! plus que probable, il y a une non moins inévitable révolution ? »
Ces deux auteurs fournissent deux raisons en faveur de la probabilité d’une révolution. Voyons-en quelques-unes supplémentaires :
* Le système français, à tous les niveaux, est à bout de souffle. Comme Mercier de la Rivière, un ami de Turgot, pouvait le dire sous l’Ancien régime : « la nation a besoin d’être régénérée ».
* Un échec en 2017 prouverait une incapacité de réformer la France autrement que par révolution.
On peut toutefois trouver plusieurs arguments qui militent en faveur de l’impossibilité d’une révolution :
* La mentalité « plus à perdre qu’à gagner ». On lit souvent que les révolutions surviennent lorsque les gens n’ont plus de quoi manger, que leur survie est compromise, et que, en bref, ils n’ont plus rien à perdre. Le relatif confort matériel des Français, considérés en général, serait ainsi un frein à une révolution.
* Les régimes en crise se battent jusqu’au bout pour s’offrir une mort lente. C’est une observation que l’on peut faire d’une manière générale en observant l’histoire. De même que les armées vaincues tiennent parfois leur position dans des bastions retranchées pendant plusieurs jours ou plusieurs semaines avant de périr finalement, les régimes politiques survivent parfois longtemps après qu’ils ont été condamnés par l’opinion et par la raison. Ils ressemblent à ces arbres pourris de l’intérieur, qui de l’extérieur paraissent forts et solides, et qu’un moindre coup de vent, à un moment donné, suffira pour renverser.
* Absence de principes clairs pour guider une révolution. Schématiquement, on représente souvent la philosophie des Lumières comme l’avant-garde théorique de la Révolution française, en suggérant que le « programme politique » des Lumières, après avoir échoué sous Turgot, fut finalement appliqué par la force par le peuple lui-même. Cet énoncé masque une grande diversité de doctrines, que ce soit simplement entre Rousseau, Voltaire, Diderot ou Turgot. Le fait qu’aujourd’hui il n’y ait pas de doctrine unifiée, pas de « programme politique » clair, n’implique pas qu’un renversement violent du système global de la France ne soit pas possible : il signifie uniquement qu’après la période de destruction, si révolution il y a, la phase de reconstruction pourrait prendre des formes très variées, et donc très surprenantes.
L’Histoire, par définition, nous surprendra, qu’elle prenne la forme de réformes, d’une révolution ou d’une continuation éternelle du statut quo. L’essentiel, peut-être, pour préparer les esprits et favoriser autant que l’on peut l’avancée dans la bonne direction, est la pédagogie des idées.
C’est le travail que le Cercle Bastiat et bien d’autres organisations, dont l’Institut Coppet fait partie, ont mis au cœur de leur action. Puisse-t-il porter ses fruits et se concrétiser de la manière la plus douce et la plus pacifique qui soit !
Fin.
Bibliographie conseillée
Deux ministres de tendance libérale se sont intéressés à Turgot et ont fait servir leur propre expérience à la compréhension du ministère Turgot et de ses implications, il s’agit de :
Edgar Faure, La disgrâce de Turgot
Et :
Léon Say, Turgot
Enfin, l’Ancien régime et la Révolution de Tocqueville reste un classique incontournable pour réfléchir sur cette période qui offre tant de similitudes, malheureusement, avec notre temps.
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