Ministre d’Henri IV, Sully s’est attaché à ranimer l’agriculture, tombé en stagnation par suite du dégât des guerres et des faux systèmes. Il a eut soin de protéger les agriculteurs des exactions, d’alléger la charge de l’impôt, et d’ouvrir leurs débouchés par la libre exportation des grains. Grâce à ces réalisations, il a gagné l’estime de Boisguilbert, de Quesnay et des Physiocrates, qui le citèrent sans cesse comme modèle. B.M.
SULLY ÉCONOMISTE. L’ÉCONOMIE POLITIQUE AU XVIe SIÈCLE, par Edmond Bonnal (1872)
PREMIÈRE PARTIE : DE LA PRODUCTION DES RICHESSES.
CHAPITRE PREMIER.
Agriculture.
Le système agricole du premier ministre dépendit de la restauration des finances. Ce fut après avoir mis à la raison les seigneurs pillards de haut et bas étage qu’il s’occupa d’enrichir le prince en enrichissant les sujets. Labourage et pâturage, étaient à ses yeux les deux mamelles dont la France estoit alimentée et les vrais mines et trésors du Pérou[1]. Ce qui constitue en partie la grandeur de Sully, ce sont les mesures protectrices prises en faveur du peuple. Nulle classe ne lui fut plus chère que celle des paysans. Il voyait en elle le plus ferme appui du trône, l’élément le plus sûr des forces militaires. Le souverain comprenait comme lui que la France devait être le premier pays agricole de l’Europe. Tous deux trouvaient dans les bestiaux et les cultures fourragères le principe de la fécondité des terres[2], mais les troupes mercenaires étaient un obstacle à la régénération de l’agriculture. Elles erraient dans les campagnes pour les désoler. Ce fut à détruire cette anarchie militaire qu’on s’était attaché dès 1595. Sully prit en main les intérêts agricoles par les édits de 1597 et d’avril 1598 qui montrent toute sa sollicitude. Étudions-en la teneur.
La déclaration du 16 mars 1595, antérieure à son ministère, portait que les laboureurs ne pourraient être exécutés par leurs créanciers, soit par voie de contrainte par corps, soit par saisie de leurs bestiaux ou meubles. « Nous voyons devant nos yeux, disait Henri IV, nos dits sujets réduits et proches de tomber en une véritable ruyne pour la cessation du labour, presque générale en tout nostre royaume. » La milice du temps avait accablé les paysans d’impôts vexatoires dont il importait d’atténuer la suite. C’est ce que faisait la déclaration en cassant tout arrêt, saisie, ou main mise sur les bestiaux et l’outillage agricole. Les paysans emprisonnés devaient être rendus à la liberté avec une entière abolition de leur peine. La réglementation des corvées était aussi rappelée ; il était interdit de distraire les laboureurs de leur travail ordinaire en dehors des permissions fixées par lettres patentes[3].
Cette déclaration fut impuissante à conjurer le mal, alors que la guerre civile durait encore. Le 24 février 1597, Sully fit défendre aux gens de guerre de courir les champs et écrivit aux gouverneurs de leur courir sus et de les tailler en pièces. Le nouvel édit constate l’oppression et la barbare cruauté des soldats. Il annonce la résolution de renouveler les rigoureuses ordonnances déjà faites « jusques à » ce que nous en voyons l’exécution si entière que nos dits pauvres subjects n’ayant plus d’occasion de continuer leurs plaintes douloureuses et pitoyables lamentations, lesquelles montant jusques au ciel, pourroient, enfin, après une longue patience, retomber justement sur les testes de ceux qui peuvent y apporter le remède et ne le font pas, quelques commandements très exprès qu’ils ayent de nous. » Aussi les gouverneurs des provinces, les lieutenants-généraux ou leurs délégués sont-ils obligés de poursuivre et de punir ceux qui tenaient la campagne sans une commission royale. Quant aux détenteurs de ces provisions, ils doivent rejoindre au plutôt l’armée du roi, les provinces et les garnisons sur peine de la vie. Ceux qui pourraient recevoir une autorisation par lettres patentes, devront se présenter eux-mêmes ou par un envoyé aux gouverneurs des provinces qu’ils doivent traverser. Ces derniers répondent personnellement des vexations commises par les troupes de passage. Les gouverneurs sont tenus, en retour, de les loger et de les faire vivre par étape en observant les lois militaires, à la moindre oppression du pauvre peuple. Faute de quoi, les gens de guerre seront déférés aux Parlements du royaume. La noblesse, les communautés, les paroisses, chacun en ce qui le concerne, reçoivent l’autorisation de faire sonner le toc saint, le cas échéant. Enfin, les maréchaux de France et les gouverneurs doivent envoyer au roi un état mensuel des troupes qui auront fréquenté leurs provinces, et la conduite qu’elles y auront tenue.
La déclaration du 4 avril 1598, rendue à Monceaux, défendait le port des armes à feu, sous peine d’amende et de confiscation pour la première fois, de la vie en cas de récidive. Quoique soldat, Sully ne ménageait pas les gens de guerre ; il restait fidèle à notre législation. La défense du port d’armes remonte à Charles VIII (édit du 25 septembre 1487). François Ier l’avait renouvelée le 16 juillet 1546 et l’ordonnance de Moulins, rendue en février 1566, était non moins restrictive dans ses articles 27 et 30[4].
Les voyages de Sully dans les provinces[5] pour juger en personne de l’état des campagnes, amenèrent l’édit de mars 1600. Ce fut de son propre mouvement qu’il soumit au roi le projet de visiter les généralités du royaume. La relation de ses Mémoires donne seule une idée exacte des entraves qui furent suscitées par le conseil des finances. Henri IV dut se charger de la proposition. Les conseillers se récrièrent néanmoins et invoquèrent pour eux-mêmes ce droit. Mais le prince n’en choisit qu’un d’entre eux, et laissa à son ami le principal rôle.
Il fut chargé, en effet, des quatre généralités les plus grandes et les plus étendues. La calomnie ne fut pas désarmée. On accusa Sully d’ignorance et d’étourderie. Il ne fut pas plutôt entré dans l’exercice de ses fonctions qu’il s’aperçut de la prévoyance de ses ennemis. Les trésoriers de France, les receveurs généraux et particuliers, les contrôleurs, les greffiers, jusqu’aux moindres employés, tous étaient vendus au conseil des finances. Sully trouva chez les uns les bureaux fermés, les autres lui présentèrent des états composés avec toute la finesse de gens qui se sont fait un art de la friponnerie. C’est ainsi qu’il en parle, et pour preuve il ajoute qu’il ne saurait détailler leurs ruses ou leurs doubles emplois. Il se contente de marquer le déficit qui s’élevait, en quatre années, à cinq cent mille écus volés au Trésor. Quant au déficit réel, il se déclare incapable de l’évaluer. — Nous reviendrons sur ce point en traitant des finances.
L’édit de mars eut en vue la diminution de l’impôt foncier. L’arrérage des tailles comprenait trois années, 1594, 1595 et 1596. Pour amener le paiement des années 1597, 1598 et 1599, il abaissa la grande crüe de l’année 1600 de dix-huit cent mille livres. Mais les abus de la répartition étaient bien plus graves que l’impôt en lui-même. Le roi se proposait de faire jouir ses sujets des fruits que produit la paix sous un bon roy et il reconnaissait que les répartiteurs et les collecteurs agissaient arbitrairement. « L’égalité, dit-il, n’a esté gardée par les esleuz au département des paroisses, moins encore par les asseeurs en l’assiette et ès taxes des particuliers habitans qu’ils ont gratifié, surchargé ou exempté, comme il leur a pleu, sans y garder autre règle que celle de leur passion et intérest : comme aussi à cause de la fréquence, longueur et frais excessifs des procez meuz entre eux pour raison de ce, et des violences, exactions et larcins commis impunément par les sergens employez au recouvrement des tailles. »
Le mode de perception de la taille fixé par les articles 3, 4 et 5, l’ordonnance règle les conditions des jugements sommaires à intervenir pour surtaxe ou fausse répartition. Elle les déclare nuls de tous frais et institue une sorte de jury composé des principaux habitants de la paroisse ou des paroisses voisines. Cette tentative d’égalité pratique, qui s’inspirait du sentiment de l’équité, est trop importante pour n’y pas insister. Voici les termes de cet article :
« Voulons encore… que l’ordonnance d’Orléans, en l’art. 134, soit gardée et suivant icelle les parties ouyes devant les esleuz, esdoctes causes ces personnes et sans ministère d’avocat, ny procureur, pour après estre jugées sommairement sur le roolle des trois années immédiatement précédentes, et par l’advis des trois ou quatre principaux habitans de la parroisse ou des parroisses circonvoisines, dont les parties seront tenuës convenir dans un bref délai à faute de quoy les juges en prendront d’office sans les appointer comme en procez par escrit, ny prendre aucun droit d’espices, à peine de concussion. »
L’édit se plaint, en outre, que les asséeurs taxent les pauvres de préférence aux riches, et se déchargent eux-mêmes ou leurs familles. Des peines sévères sont portées, surtout en matière de récidive. Les gens aisés des campagnes doivent être tour à tour collecteurs et asséeurs. Les habitants peuvent vérifier l’assiette de l’impôt et la fortune du répartiteur répond du préjudice causé par lui. L’opposition ou la violence faite aux collecteurs par les nobles entraîne la perte de leurs fiefs et droicts de haute justice. En retour, les asséeurs doivent veiller à ce que certains habitants ne frustrent pas le Trésor par de fausses indications domiciliaires ou ne prétendent point résider là où les tailles sont réelles lorsqu’ils habitent des pays où elles sont personnelles. Les sergents des tailles préposés au recouvrement s’étaient précédemment laissé corrompre. Moyennant une somme inférieure à l’impôt, ils en avaient exempté les plus riches, rejetant leur taxe sur les pauvres. L’article 34 les rend responsables sur leurs propres biens. Ils ne peuvent réclamer aucun salaire des collecteurs et des contribuables, étant payés par les receveurs royaux, sous peine de la vie. Enfin, les paroisses ont le droit de racheter sans indemnité, en remboursant le prix actuellement payé par les acquéreurs, les communaux vendus pendant les guerres civiles.
Telles sont les principales dispositions de cette célèbre ordonnance.
L’édit sur la réforme des tailles amena, en février 1601, la libre exportation des grains interdite sous les Valois, plus spécialement sous Charles IX et Henri III ; la nouvelle autorisation fut un encouragement direct pour la production agricole. Mais Sully fut arrêté, en ce qui concerne la gabelle, par les desseins politiques de son maître contre la maison d’Autriche. Pour détruire cet impôt, sur une denrée de première nécessité, il avait proposé au roi d’acheter les salines de l’ouest, de les adjoindre au domaine de la couronne et de faire du sel une marchandise pour ne le plus bailler par impôt[6]. Il s’attachait à détruire les derniers abus et travaillait pour l’avenir, afin que l’esprit de suite se manifestât dans la protection accordée au cultivateur par le règlement des impôts. Il voulait enrichir son roi sans en appauvrir les sujets. Un pareil langage n’était certes que trop rare, car les finances étaient au pillage, depuis le duc d’Epernon jusqu’au dernier hobereau des esleus.
L’ordonnance défendant de constituer les rentes à plus haut prix que le denier seize fut le corollaire de tant de mesures favorables à l’agriculture. De 8 et 10 pour cent, l’intérêt de l’argent était abaissé à 6. Un peu supérieur au taux établi par Charles IX, en juin 1572, il avait du moins cela de favorable que la prévoyance de Sully le garantissait de toute révocation. Le loyer du capital à 6 ¼ persista, en effet, trente trois années durant[7].
Il faut donc arriver au XVIe siècle pour voir l’agriculture fleurir en Europe, et d’abord en France ; ce n’est qu’après les guerres religieuses qu’elle est pratiquée par les souverains, mieux comprise par les peuples. Chez nous, l’honneur en revint à Sully, à son roi et à un gentilhomme protestant, qui fut l’un des plus zélés promoteurs de l’industrie agricole. Olivier de Serres contribua à populariser les prescriptions du grand ministre, mais il fut surtout un précepteur pratique. Il eut en vue les labours, les amodiations, le fermage, les prairies artificielles, les engrais, la culture de la vigne, les jardinages, enfin la théorie d’une science dont il fit un art. Le Théâtre d’agriculture et ménage des champs, publié en 1600, était dédié à Henri IV. Nul plus que lui n’était à même de subir le charme de ce style grave et coloré, de ces exposés simples et instructifs ; aussi, pendant quelques mois, en lisait-il tous les jours des fragments. C’est que le Théâtre d’agriculture est empreint, sous la plume de son auteur, d’une majesté que l’on trouve à peine chez les anciens.
La guerre civile avait désolé les campagnes[8] ; Henri IV et Sully ne voulurent pas seulement les remettre en culture, mais tirer de la terre ce qu’elle pouvait produire. Il fallait réparer au plus tôt quarante ans de stérilité. Nous les avons vus protéger d’abord les paysans par les édits contre les gens de guerre et contre le port d’armes ; suivent le dégrèvement de l’impôt foncier, les établissements de prairies artificielles et l’exportation des grains. L’élève du bétail est facilitée par l’ordonnance de mars 1595 qui le rend insaisissable. L’industrie manufacturière et extractive se crée, la viabilité s’améliore, c’est dire que la restauration de l’agriculture est complète.
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[1] Économies royales, c. 82 du t. I, p. 283.
[2] Recherches sur les finances, t. I, p. 35.
[3] Voir articles 1, 2 et 3, de la dite déclaration.
[4] En juin 1601 et en juillet 1607, deux édits sur le droit de chasse et la défense du port d’armes contiennent les prescriptions antérieures. Mais le mal était si invétéré qu’un an avant la mort d’Henri IV, il fut rendu une deuxième ordonnance, 12 septembre 1609, sur la défense du port d’armes et prohibition de porter sur soi des pistolets de poche, sur peine, de la vie.
[5] Le premier voyage est de 1596 et le second de 1598.
[6] Économies royales, t. II, p. 16, 18,178.
[7] Il faut aller jusqu’en 1634, pour voir Louis XIII prescrire un autre taux de l’intérêt.
[8] « L’histoire des troubles passés faict assez voir l’horrible confusion et misérable estat de la France depuis la mort du très chrestien roy Henri II, sous le règne de ses trois enfants qui, conseillés de remédier à tant de maux par la précaution des symptosmes, ont aigry plus qu’empesché le progrès et entresuitte de tant d’aftlictions, mesmement de celles qui ont esté enfantées sous les prétextes zélés de la religion ; et sembloient l’avoir advancée jusques au dernier poinct de ses malheurs, si la discrétion et vaillance du très chrestien et invectissime roy Henri IV ne l’eust garantie. » Économies royales, t. I, c. 82, p. 283.
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