Les prétextes des industriels pour obtenir des privilèges

C’est Jean-Baptiste Say qui disait, dans son Traité d’économie politique (éd. 1803, I, p.255) que « s’il y a quelque bénéfice à retirer d’une industrie, elle n’a pas besoin d’encouragement. S’il n’y a point de bénéfice à en retirer, elle ne mérite pas d’être encouragée. » C’est une réflexion du même ordre que développe Dupont de Nemours dans une note extraite du Journal de l’agriculture, du commerce et des finances de novembre 1765. Selon lui, « c’est le plus bel éloge que l’on puisse faire d’une Manufacture, que de dire qu’elle ne prétend, pour se soutenir, à aucun privilège exclusif. » À l’époque, ces privilèges exclusifs sont des monopoles accordés ou par pure faveur, ou par reconnaissance pour une invention — et à ce titre ils peuvent être considérés comme une forme ancienne de brevets. Dupont de Nemours soutient ici qu’ils sont absolument à prescrire, à cause du tort qu’ils font au public consommateur et à l’esprit de concurrence entre les producteurs. En réservant un secteur économique à un producteur unique et privilégié, ils violent aussi le droit qu’a chaque homme de travailler dans le domaine de son choix — une liberté qui est, dira plus tard son ami Turgot, la première et la plus fondamentale de toute les libertés humaines. B.M.


Réflexions sur les prétextes qu’on allègue pour obtenir des privilèges exclusifs

par Dupont de Nemours

Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, novembre 1765, p.189-196

C’est le plus bel éloge que l’on puisse faire d’une Manufacture, que de dire qu’elle ne prétend, pour se soutenir, à aucun privilège exclusif. Car c’est une preuve qu’elle est assez parfaite dans son exécution, et combinée avec assez d’économie dans ses travaux, pour ne pas craindre les effets de la concurrence ; et ce qui est plus rare encore, c’est une preuve que les Entrepreneurs de cette Manufacture sont assez Citoyens, et pensent d’une manière assez désintéressée et assez noble, pour ne vouloir pas s’avilir en employant tous les prétextes, tant de fois répétés, par lesquels les Entrepreneurs des Manufactures ont, dans presque tous les Pays, surpris à la sagesse des Gouvernements des privilèges, qui ne sont autre chose que le droit d’établir sur le public, au seul profit d’un ou de quelques Particuliers, et au nom du bien public, un monopole destructeur de l’émulation, de l’industrie, et propre à intervertir l’ordre naturel des dépenses, et à le tourner de manière qu’il procure une plus petite consommation, et par conséquent une moindre population ; (voyez dans la Philosophie rurale, Chap. 10 la formule du tableau économique du luxe.)

Notre siècle doit s’applaudir de ce que la lumière, qui se répand de jour en jour sur les vérités économiques, rend les Particuliers moins hardis à demander, et les Ministres moins faciles à accorder des privilèges exclusifs. Autrefois c’était la chose du monde la plus aisée à obtenir, et il n’y a aucune branche d’industrie qui n’en ait été grevée ; et de nos erreurs passées sur ce sujet, il nous reste les Communautés d’Artisans et les Corps de Métiers qui subsistent, et que nous voyons encore tels qu’après un torrent impétueux on découvre les ravins qu’il a laissés sur son passage.

Mais aujourd’hui les hommes sages, sur qui roule le soin de l’administration, savent tous qu’ils peuvent répondre à ceux qui sollicitent des privilèges exclusifs : Ou votre entreprise est utile, ou elle ne l’est pas. Si elle n’est pas utile, IL NE VOUS FAUT POINT DE PRIVILÈGE EXCLUSIF : si elle est utile, IL FAUT BIEN SE GARDER DE VOUS DONNER UN PRIVILÈGE EXCLUSIF : car pourquoi empêcher un autre de faire comme vous une entreprise ou un établissement utile ? Nous n’en saurions trop avoir. D’ailleurs, ou vous avez porté votre entreprise au plus haut degré de perfection et d’économie, ou vous ne l’avez pas fait. Si vous l’avez portée au plus haut degré de perfection et d’économie, IL NE VOUS FAUT POINT DE PRIVILÈGE EXCLUSIF ; car ceux qui pourraient venir après vous seront longtemps à acquérir le degré de perfection où vous êtes parvenus, et quand ils y arriveraient, vous aurez toujours et tout naturellement la préférence sur eux, comme Inventeur, et comme le premier établi et le premier lié de correspondance avec les acheteurs. Si vous n’avez pas porté votre entreprise au plus haut degré de perfection et d’économie, IL FAUT BIEN SE GARDER DE VOUS DONNER UN PRIVILÈGE EXCLUSIF. De quel droit empêcherait-on un Citoyen plus habile et plus intelligent que vous de perfectionner votre invention, que vous donnez pour utile, et de l’exécuter d’une manière moins dispendieuse ; et par conséquent plus profitable au Public ? Mais, répliquent les Demandeurs de privilèges, un autre profitera de mes découvertes, et devenu sage à mes dépens, il pourra faire la même chose à moins de frais, et par conséquent la donner à meilleur marché, et moi Inventeur je resterai sans débit. Tant mieux encore une fois, répond le Ministre, si un autre trouve le moyen de faire la même chose à moins de frais que vous, il sera donc aussi un peu Inventeur dans sa partie, et son exemple vous instruira, et vous vous ingénierez ; et comme vraisemblablement vous ne manquez pas d’intelligence dans le métier que vous voulez faire (car autrement vous n’oseriez sans doute solliciter un privilège exclusif) comme vous ne manquez pas d’intelligence, vous parviendrez à travailler à aussi peu de frais que le nouveau venu, peut-être le surpasserez-vous ; mais toujours le Public profitera de votre économie et de votre concurrence. Mais, reprend le solliciteur, j’ai fait de fausses dépenses et des essais coûteux avant que de réussir, n’est-il pas juste que, sur le produit de mon travail je retire de quoi me dédommager, non seulement de ce qu’il me coûte habituellement, mais de ce que m’a coûté antérieurement le talent qui me rend capable de le faire. J’entends, dit le Ministre, vous voulez faire payer votre apprentissage au Public : en cela vous êtes plus exigeant que vos Confrères les Artisans, car ils font apprentissage à leurs frais, et seulement pour se mettre ensuite à portée de débiter leur travail au prix que la concurrence règle entre eux. Mais supposé que votre demande fût légitime, il serait toujours bon de savoir s’il y a quelque proportion entre les dépenses de votre apprentissage et le dédommagement que vous demandez, et encore s’il y a quelque proportion entre le dédommagement que vous voulez recevoir, et le tort qu’il causera au Public. Or quant au premier point, c’est ce que ni vous, ni moi ne savons ; car nous ne pouvons évaluer quel profit vous reviendra du privilège exclusif que vous demandez ; et cependant avant de favoriser un homme aux dépens de ses Concitoyens, il est indispensable de savoir à quoi se monte la faveur qu’on lui accorde. Notre bon Roi Henri le Grand y fut trompé ; il croyait avoir accordé au Comte de Soissons une gratification de 30 000 liv., tandis qu’elle se montait à trois cent mille écus, et le sage Sully, après avoir compté, se vit obligé d’arrêter les effets de la bienfaisance de son Maître ; mais encore Sully pouvait-il compter, et ici nous ne le pouvons pas. Pour ce qui est du second point, nous le pouvons encore moins ; mais sans compter, nous voyons très bien qu’il n’y a nulle proportion entre l’avantage que vous pouvez retirer en survendant le travail de votre Manufacture et le dommage qui résultera pour la société, en étouffant l’industrie de tous ceux qui auraient pu courir la même carrière que vous, qui l’auraient fait mieux que vous, et qui auraient multiplié les choses utiles auxquelles votre entreprise est consacrée, qui en auraient rendu la jouissance plus facile et moins coûteuse à leurs Concitoyens, et qui par conséquent auraient laissé dans la société plus de richesses employables à la consommation directe des productions de la terre, d’où serait résulté un plus grand revenu disponible pour tous les propriétaires du produit net de la culture, pour les Possesseurs des terres, pour le Roi, pour les Décimateurs. Non, mon ami, VOUS N’AUREZ POINT DE PRIVILÈGE EXCLUSIF.

« Quoi, diront quelques Lecteurs, un homme qui a fait une invention utile, ne doit-il en retirer aucun profit extraordinaire ? Ne faut-il pas que les Citoyens aient, pour imaginer des choses nouvelles, et pour se livrer à des entreprises coûteuses, la perspective d’un avantage assuré résultant de leur travail même ? Ces avantages n’excitent-ils pas l’émulation de ceux qui aspirent à en avoir de pareils ? Faut-il laisser l’industrie sans encouragement ? »

Nous avouons que nous voudrions bien voir un Traité de la manière d’exciter l’émulation et d’encourager l’industrie par des privilèges exclusifs. Ce serait un curieux ouvrage. Les privilèges exclusifs défendent à qui que ce soit d’avoir de l’émulation et de l’industrie dans tel genre qui a été choisi par un tel, lequel a souvent très peu d’industrie, et qui étant tout seul ne saurait avoir d’émulation, mais qui par concession, ou par achat est porteur de tel privilège. Et l’on regarderait ces privilèges comme propres à exciter l’émulation et l’industrie.

Il faut sans doute récompenser les talents et les services utiles à la Patrie ; les bons et grands Principes, et les Ministres habiles n’y ont jamais manqué ; mais ils savent bien, que si l’homme à récompenser est pauvre, une pension le récompensera tout aussi bien qu’un privilège, et coûtera beaucoup moins au Fisc, attendu que le privilège, qui ne rapporterait à son porteur que la valeur de la pension, détruirait une somme dix fois plus forte dans les richesses renaissantes et dans le produit net de la culture dont l’impôt a une grande part. Quand aux Citoyens qui sont riches, les sages Administrateurs d’État se garderaient bien de leur avilir le cœur par des récompenses pécuniaires, ou par des privilèges exclusifs qui ne produisent qu’un profit pécuniaire. Une marque de distinction, un éloge, l’honneur d’être consultés par le Gouvernement dans la partie sur laquelle ils se sont distingués, les lauriers académiques, le cordon de quelque Ordre : voilà les récompenses qui sont belles à donner et à recevoir.