Réflexions sur le journalisme libéral, à propos de «Contrepoints»

 

Réflexions sur le journalisme libéral, à propos de «Contrepoints»

par Benoît Malbranque

 

Le journal libéral français de référence, Contrepoints, se restructure, adopte une nouvelle ligne et de nouvelles ambitions. L’occasion d’examiner dans le passé les productions du journalisme libéral, pour en tirer des enseignements. 

Le journalisme libéral de l’âge d’or (le XIXe siècle) est partout et toujours une réunion de talents. Au Journal des Débats se côtoient les plus grands représentants du courant, quoique parfois sans se parler ni toujours s’apprécier personnellement, et en maintenant des vues divergentes. Vers 1870, par exemple, on lit côte à côte Léon Say, Gustave de Molinari, Prévost-Paradol, Michel Chevalier et son jeune beau-fils, Paul Leroy-Beaulieu. 

C’est qu’un journal a la mission de fabriquer des réunions sympathiques ou de circonstance. Il y a des bonnes volontés sur lesquelles on peut toujours compter, tel Frédéric Passy, qu’on retrouve partout, depuis l’Économiste Belge de Gustave de Molinari en 1857, jusqu’au Siècle d’Yves Guyot un demi-siècle plus tard. Mais c’est aussi une grande affaire que d’apaiser les susceptibilités, les rancœurs, au profit de l’effort commun. Les luttes politiques, les nominations, les élections, laissent parfois des traces, mais il faut aller au-delà. Frédéric Bastiat, qui peste contre le Journal des économistes dans sa correspondance privée, continue cependant à y contribuer. (Lettre à Richard Cobden du 9 novembre 1847).

Parfois la mort éclaircit les rangs, et alors il faut savoir recruter, dénicher les talents. Mais tout libéral n’est pas un bon journaliste, et tous les bons journalistes ne sont pas libéraux. Il y a des portes auxquelles il vaut mieux ne pas frapper. Alexis de Tocqueville, qui se disait un médiocre orateur, ne se croyait pas non plus un habile journaliste. « La nature ne m’a pas prédisposé à être un journaliste », disait-il à son ami Beaumont. « Il n’y a rien de plus profondément antipathique à ma constitution morale et intellectuelle que ce métier. Je dis le style aussi bien que les mœurs. » (Lettre 19 septembre 1842) Il ne faut pas forcer la nature.

Une fois l’équipe constituée, le journalisme libéral est une affaire industrielle, et il faut faire preuve de capacités managériales. Paul Leroy-Beaulieu, à la tête de l’Économiste Français, fait face à ces difficultés : ses journalistes manquent de « tact » et font des bévues, tout comme d’ailleurs l’équipe des imprimeurs, basée à Montmartre. Il doit constamment « sermonner » les uns et les autres, et craint toujours de s’éloigner de Paris et de son bureau. (Extraits de sa correspondance inédite avec sa femme, à paraître à l’Institut Coppet).

Sur le plan des idées, il faut adopter une ligne, quelle quelle soit, mais tout en sachant en assumer ensuite les conséquences. Car adopter un principe ferme et qui n’est accepté dans toute sa rigueur que par peu de monde, vous isole, vous prive du concours d’autres talents. Gustave de Molinari est d’abord assez esseulé à l’Économiste Belge, mais ayant compris la nécessité d’adoucir son langage, de limiter ses audaces, il est rejoint ensuite par d’autres collaborateurs de mérite. Paul Leroy-Beaulieu ne peut pas compter non plus sur un grand nombre de contributeurs, car il a ses positions marquées sur la colonisation, qui peuvent éloigner certaines plumes. 

Mais aussi on ne constitue pas une équipe, on ne lance pas un journal pour ne pas couvrir pleinement ensuite l’actualité de la France et du monde. Chaque journal en traite à sa manière, car il a parfois une spécialité, économique, politique, ou autre ; mais il en traite. Aucun sujet n’est laissé sur la table — ou « sur le marbre », comme on dirait. Le Siècle d’Yves Guyot consacre quelques lignes aux résultats sportifs, car c’est déjà devenu de mode. Le journalisme libéral est toujours une entreprise de grande envergure, qui réclame un minimum de collaborateurs. Il faut y viser.

Le numérique a introduit à notre époque des transformations ; mais, de l’époque de Turgot à la Première Guerre mondiale, la presse s’est aussi transformée, elle a eu ses étapes, ses défis. Sous la Restauration, Charles Compte et Charles Dunoyer transforment leur feuille hebdomadaire en volume, pour échapper à la censure, et ils fondent un journalisme d’une nouvelle sorte. En 1848, Frédéric Bastiat et ses amis répondent à l’agitation révolutionnaire en publiant une feuille de deux pages, qu’on puisse coller sur les murs et lire comme une affiche. En 1857, Gustave de Molinari fonde à Bruxelles un journal intitulé La Bourse du Travail, où il parle de l’état du marché du travail, des offres d’emploi, des chances d’émigration dans tel ou tel pays, pour des ouvriers de telle ou telle industrie, etc. : c’était une première. — Mais aussi l’audace n’est pas une obligation : la plupart des journaux libéraux dans l’histoire n’étaient pas fondamentalement innovants. Le marché ne réclame pas toujours des innovations. Il y a des essais, une période de tâtonnements à subir : ce n’est pas toujours aux libéraux à les assumer. Parfois aussi ils ne le pourraient pas.

En conclusion, le journalisme libéral est un métier exigeant. Il est très difficile de le faire seul, et déjà assez risqué de s’y aventurer avec une belle équipe de rédacteurs aguerris. La ligne éditoriale est une question de mesure : la rigueur absolue est impraticable, et le journaliste intelligent sait « mettre de l’eau dans son vin » sans se renier ; mais l’ouverture aussi doit avoir ses bornes, car sans cela l’identité propre du journal serait perdue de vue. Elle dépend aussi de l’état du marché, du nombre et de la qualité des contributeurs potentiels, et des idées du consommateur. On peut être innovateur, et aussi on peut ne pas l’être. Mais il faut toujours avoir des capacités managériales, au-delà même du journalisme pur, car la production de cette denrée immatérielle qui s’appelle une idée, ou en pratique un article, un journal, requière la collaboration de multiples personnes, qu’il faut savoir conduire.

Pour finir, il est un critère à avoir en tête : aujourd’hui, on peut relire avec intérêt les articles libéraux du Journal des Débats, du Siècle, de l’Économiste Belge ou de l’Économiste Français, comme aussi de la Minerve française de l’époque de Benjamin Constant, etc. Ceux qui font du journalisme libéral aujourd’hui doivent pouvoir se dire que dans cent ans, dans deux cents ans, on relira leurs écrits, et qu’on en tirera une certaine utilité et un certain plaisir. « Il ne faut rien écrire qui ne doive durer deux mille ans », disait François Quesnay à Dupont de Nemours (Collected works, vol. 1, p. 128). C’était il y a 250 ans, et les noms de ces deux personnages ont survécu à un huitième de la durée. À nous aujourd’hui de nous mettre sur la brèche, et l’avenir nous jugera.

Benoît Malbranque
Institut Coppet

A propos de l'auteur

Benoît Malbranque est le directeur des éditions de l'Institut Coppet. Il est l'auteur de plusieurs livres, dont le dernier est intitulé : Les origines chinoises du libéralisme (2021).

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