Dans la préface qu’il donne aux ‘Problèmes de l’histoire’ de Paul Mougeolle (1885), Yves Guyot expose ses vues critiques sur la manière dont l’histoire est considérée par ceux qui s’occupent de l’écrire. L’individu agissant, qui subit les influences de son milieu, mais qui transforme aussi celui-ci par ses choix, lui paraît la fondation d’une vue psychologique de l’histoire, qui doit permettre de produire un récit historique enfin satisfaisant.
LES PROBLÈMES DE L’HISTOIRE
PAR PAUL MOUGEOLLE
Relations des faits dans l’espace et dans le temps.
Les hommes, les sociétés, les races, les dieux, les milieux.
Lois, théories, écoles historiques.
À Monsieur Yves Guyot
Mon cher ami,
Permettez-moi d’inscrire votre nom en tête de cette page. Dans ce petit livre, j’essaie de rendre un peu de vie aux système historiques, en retraçant leur genèse, leur filiation, leur développement ; j’essaie aussi, après tant d’autres, d’en faire la critique, et, à l’aide de ces matériaux de provenance diverse, mais soigneusement tirés, de donner un corps à la science de l’histoire. Mieux que personne vous êtes à même de me juger, vous qui, par vos études si remarquables de physiologie sociale et d’économie politique, avez tant fait pour vulgariser dans ces sortes d’ouvrages la pratique de la méthode expérimentale et l’habitude des procédés scientifiques. Permettez-moi d’ajouter, certain que vous ne me désavouerez pas, qu’en plaçant ce livre sous votre patronage, c’est à la « pensée nouvelle » que je le dédie, à la pensée nouvelle dont vous êtes un des plus vaillants défenseurs.
Votre tout dévoué,
Paul MOUGEOLLE.
PRÉFACE PAR YVES GUYOT
Mon cher ami,
Vous avez voulu inscrire mon nom sur la première page de votre livre : c’est un honneur dont je vous suis profondément reconnaissant.
Dans votre Statique des civilisations, vous avez tracé avec une autorité, une abondance de preuves, une multitude de faits, une solidité de démonstration qui rendent votre thèse irréfutable, la loi du développement des civilisations de l’équateur vers les pôles. Aujourd’hui vous examinez divers problèmes historiques, tels que les ont posés vos prédécesseurs dans cette étude encyclopédique, qui s’appelle la philosophie de l’histoire. La solide instruction que vous avez acquise à l’École polytechnique vous avait admirablement préparé à cette tâche. Mais permettez à un ignorant, plus mêlé que vous aux faits humains, de vous demander si la loi de Goethe que vous citez (page 442) ne s’applique pas un peu à votre conception de l’histoire : « Aucune partie ne peut augmenter sans qu’une autre partie ne perde de son volume, et réciproquement. »
I. Vous attribuez, avec juste raison, une influence considérable au milieu physique sur l’homme ; mais avez-vous suffisamment fait ressortir l’influence de l’homme sur le milieu ?
La Mésopotamie était une terre d’une telle fertilité qu’Hérodote, qui ne redoutait pas le merveilleux, avait peur d’être taxé d’exagération en la décrivant. Après le passage de multitude de conquérants, les califes en retiraient encore des sommes considérables. Les champs du Sawad ou « terres noires » fournissaient à Omar un impôt de 85 millions de francs. Un canal, attribué à Nabuchodonosor, reliait Hit à la mer par un parcours de 800 kilomètres. Tous les travaux hydrauliques décrits par le voyageur grec ont été détruits [1].
Babylone avait 24 kilomètres de côté, 576 kilomètres carrés. Il n’en reste que des ruines.
À Baalbeck, on trouve des blocs monolithes de 22 mètres de long, représentant un volume de 900 mètres cubes, un poids de 800 tonnes ; on en voit un de 432 mètres cubes pesant 1 000 tonnes. Comment se fait-il qu’il n’y ait plus que quelques Arabes nomades et misérables vivant au milieu de ces débris ?
Les historiens persans disent qu’au douzième siècle, Hérat, « la capitale du monde », avait 441 000 maisons, 12 000 boutiques, 6 000 bains publics et caravansérails. Au siècle suivant, Djenghiz-Khan s’emparait de la ville et massacrait ses 1 600 000 habitants ; 40 000 seulement auraient échappé à cet égorgement. L’air de Hérat conserve sa pureté légendaire ; elle n’a pas suffi à combler le vide fait par une semblable extermination.
Qu’on attribue au déboisement la décadence de l’Asie Mineure, ce déboisement n’est-il pas le résultat de l’action de l’homme sur le milieu qui l’entoure ?
Comme vous le prouvez pour la Palestine, le climat n’a pas changé autant que les civilisations qui y sont écloses et qui ont disparu de ces régions. Il y a donc, en dehors de la simple question de climat, des causes humaines. L’homme a détruit ces forêts, a abandonné ces temples et ces palais, a laissé ces canaux se combler, ces travaux hydrauliques s’obstruer, mais pourquoi ?
Au contraire, l’Anglais a des mines dont il n’a pas fait grand usage pendant longtemps. Il y a moins d’un siècle, James Watt invente sa machine à vapeur qui remplace des millions de travailleurs et qui exige pour aliment, quoi ? cette houille. L’Anglais creuse des puits, dresse des cheminées, lance des bateaux sur toutes les mers, et fait de son île perdue dans la brume le point où l’homme peut se procurer le plus facilement toutes les utilités du globe. Sans doute, l’homme n’a pas créé son milieu ; mais ne l’a-t-il pas transformé ?
II. Vous avez raison de combattre l’histoire-miracle, l’histoire-accident, et de dégager les grandes causes des causes secondaires des évènements historiques. Mais vous me paraissez bien absolu quand vous condamnez complètement la méthode biographique. Toute étude doit avoir recours à des monographies : c’est par leur rapprochement que se constitue la synthèse.
Tout homme a une action sur le milieu social dans lequel il se trouve, sur sa femme, sur ses enfants, sur son voisin, et réciproquement. Les plus forts, les plus énergiques, les plus habiles font rayonner leur action sur un cercle plus large, par la force, comme Alexandre ou César ; par le livre, comme Platon ou Aristote ; par la parole, comme Paul. On appelle un grand homme celui qui a l’action la plus énergique, la plus décisive, la plus étendue sur ses contemporains ou la postérité. Pouvez-vous en faire abstraction ? Les grands hommes sont des récepteurs, soit ; mais ils réunissent, condensent et amènent à leur maximum d’intensité les actes, les idées, les tendances, les aspirations épars chez leurs prédécesseurs et leurs contemporains. Ce sont des sujets d’étude aussi intéressants que le fou pour le psychologue ; car ils montrent dans tout leur relief les phénomènes à l’état flou chez les autres. Si la théorie de Carlyle et des types d’Émerson doit être rejetée, on ne peut cependant pas supprimer du développement humain les grandes individualités. Enlevez de l’histoire Voltaire ou Napoléon, eût-elle été identique ? Le mot de Florus n’est pas inexact : « Tant vaut le général, tant vaut l’armée ». L’homme, comme tous les animaux sociables, a une tendance moutonnière : dès que quelques personnes sont réunies ensemble, il faut un chef, un organisateur, un individu qui formule, interprète la volonté indécise des autres et se charge de la besogne. Tyrannique, il devient insupportable ; sans décision, il ne remplit pas la tâche qui lui incombe. Dites-moi maintenant que les sociétés n’ont que les gouvernements qu’elles méritent, je suis de votre avis ; mais le gouvernement, à son tour, est-il sans influence sur la société ?
Qu’est-ce qu’un gouvernement ? Imposé par la conquête, c’est l’action d’un peuple sur un autre ; émané de la nation elle-même, c’est le produit de tous les coefficients sociaux. Comment une pareille force resterait-elle sans influence sur le milieu social dans lequel elle agit, soit pour le ruiner et le détruire, soit pour augmenter son développement et sa prospérité ?
Je sais que les anciens historiens ont attaché une importance beaucoup trop grande à l’action politique. L’Inde a prouvé que la permanence des forces sociales pouvait se maintenir en dépit des plus grands bouleversements politiques. En France même, malgré nos révolutions périodiques depuis un siècle, nous trouvons encore une multitude de survivances séculaires. Mais prenons garde de tomber d’un excès dans un autre : parce que nos prédécesseurs ont donné trop d’importance à un facteur, est-ce une raison pour le supprimer ? Non, mais pour en déterminer la valeur exacte.
III. Longtemps les mêmes historiens, qui prenaient l’anecdote pour l’histoire, n’ont essayé d’en dégager aucune loi. D’autres sont venus, qui ont tenté de prouver que tous les événements historiques obéissaient à un plan général. Bossuet a essayé de démontrer, dans son Discours sur l’histoire universelle, que tous les événements accomplis avaient eu pour unique objectif le peuple juif. Herder a proclamé que la fatalité de la nature est la loi du développement des individus et de l’humanité. « Quel que tu aies été à ta naissance, tu es ce que tu devais être et où tu devais être, n’abandonne pas ta chaîne, ne t’élève pas au-dessus, mais restes-y fermement attaché. » Ce système aboutit à un fatalisme égal à celui des musulmans. Dire que tout est nécessaire, c’est beaucoup !
Un jeune homme passe un jour par une rue plutôt que par une autre, à une heure plutôt qu’à une autre. Une jeune fille, précisément, passe ce jour-là plutôt par cette rue que par une autre, plutôt à cette heure qu’à une autre. Pourquoi ce jour, cette heure, cette rue ? De ces circonstances fortuites résulte un enfant. Dans un moment de distraction, sa mère le laisse tomber sur la tête. Le voilà idiot. Elle le rattrape à temps. C’est Copernic, Newton ou Lavoisier.
Un boulet, par ricochet, enlève la tête de Bonaparte à Toulon : Napoléon et inconnu, et l’histoire de l’Europe moderne est changée !
Est-ce le doigt de la Providence qui a détourné le boulet ? Telle a été la légende ; vous n’y croyez pas, mais vous concluez : Cela devait se passer comme cela, puisque cela s’est passé comme cela.
Alors cet artilleur qui a braqué son canon cinq centimètres trop haut, fait nécessaire ! Ce caillou qui a fait dévier le boulet à droite au lieu de le faire dévier à gauche, fait nécessaire ! De toute éternité, toutes les actions combinées de l’univers ont préparé toutes les conceptions qui ont lieu dans le monde, toutes les morts, à jour et à heure fixes. — Je sors. Une tuile me tombe sur la tête. Entre toutes les causes qui ont fait tomber la tuile et les motifs qui m’ont fait passer dans la direction de sa chute au moment précis, il m’est impossible de trouver aucune connexité. — Vous ne l’apercevez pas, me répondez-vous, parce que vous ne pouvez pas saisir tous les rapports des faits de l’univers entier. — C’est vrai. Mais y a-t-il réellement un rapport nécessaire entre les causes de la chute de la tuile et les motifs qui ont réglé ma vie de telle sorte que je m’en trouve victime ? Le réseau des faits de l’univers est-il tellement serré qu’il y ait connexité fatale entre les phénomènes qui peuvent s’accomplir dans les mondes que nos télescopes ne sont pas encore parvenus à découvrir et la naissance ou la destruction d’un microbe ?
Vous ne me paraissez pas, permettez-moi de vous le dire, tenir un compte suffisant de la distinction, établie par le dix-huitième siècle, entre les faits contingents et les faits nécessaires. Supprimez la terre, le soleil, les planètes ; supposez que les proportions de l’azote, de l’oxygène, de l’hydrogène soient interverties dans l’atmosphère, vous n’avez plus ni eau, ni terre, ni végétaux, ni animaux, et l’homme n’existe pas. Voilà des faits nécessaires.
Mais est-il nécessaire que je sorte plutôt à un moment qu’à un autre ? Est-il nécessaire qu’un enfant soit conçu aujourd’hui plutôt que demain ? Et cependant, à vingt-quatre heures d’intervalle, selon le plat qu’il aura plu à la cuisinière de préparer, selon tel événement qui, dans la journée, aura pu influencer les parents, l’enfant ne sera pas identique à ce qu’il eût été : malgré tous mes efforts pour entrer dans ce système, tous ces faits ne me paraissent pas nécessaires ; ils sont contingents ; leur rencontre est fortuite — et je subis le hasard, tout en le maudissant ! Certes, vous avez raison quand vous démontrez qu’il ne faut pas attribuer les grands événements à de petites causes ; mais c’est tomber dans un excès contraire que d’attribuer les petits événements à de grandes causes.
Vous considérez qu’une multitude de petites causes agissent sur chaque individu ; mais la société n’étant qu’un total d’individus, ce sont donc ces petites causes qui agissent sur elle ; si elles agissent sur le dernier des mendiants, elles agissent aussi sur les hommes qui se trouvent en état de peser de la manière la plus efficace sur les destinées d’une des portions de l’humanité.
Plus le gouvernement est despotique, plus le sort de millions d’hommes est attaché à un de ces hasards. Voltaire a peut-être exagéré quand il a dit que « les plus faibles ressorts font les grandes destinées ». Mais son exagération a pour cause qu’il vivait au milieu de gouvernements absolus. L’hystérie de Philippe V a eu de l’influence sur les destinées de l’Espagne. La légende, souvent plus vraie que l’histoire, raconte que l’incendie du Palatinat eut pour point de départ une discussion entre Louis XIV et Louvois sur la grandeur d’une fenêtre du palais de Versailles. Une fille, la Fillon, découvre par hasard le complot de Celamare et déjoue le plan d’Alberoni. L’incertitude de la bataille de la Moskowa, que les Russes célèbrent comme une victoire sous le nom de Borodino, est attribuée à un rhume de Napoléon. Si Marmont eût été moins impatient d’expulser à lui seul les Anglais de l’Espagne, il n’eût pas livré et perdu la bataille de Salamanque. Qu’un orage n’eût pas éclaté dans la nuit du 17 juin 1815 et que Napoléon n’eût pas souffert de la prostate, la bataille de Waterloo n’eût peut-être pas été perdue par nous. La mauvaise direction d’une dépêche fut cause de la bataille de Navarin. On prétend à Vienne que si, par suite d’un accident, le général autrichien ne s’était pas trouvé éloigné de son poste, Napoléon III eût été fait prisonnier à Magenta ; et les destinées de la France ont été renfermées dans sa vessie malade. Pascal n’avait pas tort quand il donnait de l’importance à la longueur du nez de Cléopâtre.
Ces petits faits constituent des arguments aussi bien contre le despotisme que contre le fatalisme de Herder.
Une petite cause pouvant avoir une influence considérable sur un homme, elle peut avoir sur le milieu social une influence proportionnée à l’influence exercée par cet homme.
IV. L’homme n’est responsable ni de ses parents ni du milieu dans lequel il a vécu, ni de l’éducation qu’il a reçue. On ne peut pas plus reprocher son imbécillité féroce à un Australien que le venin à la vipère. En dehors du climat, il y a donc trois facteurs humains susceptibles de l’action la plus énergique sur l’individu: l’hérédité, l’éducation, l’état social. Il y en a encore un quatrième : son action sur lui-même.
V. Sous la même ligne isothermique, à quelques lieues de distance, vous trouvez les plus profondes différences intellectuelles. Le chaud et le froid ne font pas tout. Entre le climat de la Normandie et celui de la Bretagne, la différence n’est pas grande, et entre le Normand et le Breton, elle est du tout au tout. Mais en basse Bretagne même, vous trouvez le grand dolichocéphale blond et le petit Celte brachycéphale, qui n’ont aucune affinité. La question de race se mêle donc à la question de milieu.
Certains historiens, comme M. de Gobineau, ne veulent tenir compte que de la première. Un Allemand, le docteur Wirth, demandait que, pour la reconstitution de la patrie allemande, on chassât tous les Allemands qui ne sont pas blonds, parce qu’ils ne seraient pas les vrais descendants des Germains dont parle Tacite. C’était peut-être un peu exagéré, mais peut-on faire abstraction de l’hérédité qui pèse sur chacun de nous ? Dans nos pays occidentaux, les races sont enchevêtrées et entremêlées de telle sorte que nul ne peut réclamer une généalogie authentique.N’est-ce pas un des motifs de leur aptitude à la transformation ? Le père et la mère sont de souches diverses et multiples, et le produit ne peut être identique ni à l’un ni à l’autre. Les organes les plus compliqués se perfectionnent par l’accumulation de variations innombrables, quoique légères ; de même, les organismes sociaux. L’hétérogénie est une des causes de la force de la France, et les hommes qui s’efforcent de la détruire, non seulement entreprennent une tâche impossible, mais font une œuvre rétrograde : ils aspirent, sans s’en douter, à nous ramener aux civilisations figées de l’Asie.C’est un malheur pour les Chinois, les Arables, les sectes qui peuplent l’Hindoustan d’avoir conservé leur hégémonie.
VI. L’état social a une action prépondérante. Il n’est pas indifférent à un homme de naître dans un pays d’égalité ou dans un pays de caste, de naître dans la classe opprimée ou dans la caste privilégiée. Il ne lui est pas indifférent de naître dans un pays de gouvernement despotique ou dans un pays libre, en Angleterre ou en Russie. Autrefois, l’élément politique constituait toute l’histoire ; c’était trop. Il ne doit plus en être considéré que comme un coefficient, mais coefficient important.
Il en est de même pour la religion. Vous êtes peut-être trop absolu quand vous dites : « Les religions ne mènent pas les peuples ; ce sont les peuples qui acceptent les religions ». Oui, quand ils en changent ; mais vous connaissez la puissance de l’habitude, qui n’est que l’action réflexe accumulée. Des individus sont pliés dès l’enfance à certains rites ; leur cerveau est encombré de formules toutes faites qu’on y a implantées à force de répétitions ; par l’hérédité, ils étaient déjà préparés à les recevoir ; l’éducation les a pétris ; ils se trouvent emboîtés dans une savante organisation. Direz-vous qu’ils acceptent librement la religion à laquelle ils ont été voués dès la circoncision ou le baptême ? Ils la subissent. Un événement brise le moule, et les voilà émancipés. En 1794, la séparation de l’Église et de l’État est un fait accompli ; six ans après, la France n’avait plus de culte.
Il faut tenir compte de ces facteurs comme on doit tenir compte du mouvement scientifique, industriel et économique. C’est avec juste raison que vous en faites ressortir l’importance. La plupart des historiens ne s’en occupent encore que très peu. La découverte de l’imprimerie n’a pas cependant été étrangère au mouvement de la Réforme. Les machine de Watt et d’Arkwright ont eu une autre influence sur les destinées de l’humanité que telle bataille qui a fait grand bruit en son temps, et dont il ne reste que quelques drapeaux pendus aux Invalides, un tableau à Versailles, et le souvenir d’un village qui, autrement, fût resté ignoré au-delà d’un rayon de six lieues.
La doctrine du libre-échange fut formulée d’une manière définitive par Adam Smith en 1776. Elle fut longtemps ignorée des hommes politiques ; mais, soixante-quinze ans après son éclosion, grâce à elle, l’Angleterre gagnait plus de milliards qu’elle n’en avait perdu dans ses guerres contre la Révolution et l’Empire.
Il n’est pas indifférent pour un homme de naître dans un pays de protection ou dans un pays de liberté commerciale. Dans le premier, il demande à l’État de lui créer du bonheur et de la richesse ; dans le second, il ne compte que sur lui-même pour améliorer son sort.
— Mais, me direz-vous, ce pays l’a acceptée parce qu’il était déjà préparé à la doctrine du seft-government.
— Ne généralisez pas autant. Est-ce que le progrès ne se fait pas toujours par les minorités ? Voyez le temps qui s’est écoulé entre le livre d’Adam Smith et l’application de ses doctrines ! Est-ce que Pelham Villiers n’avait pas déposé quatorze fois un bill de rappel pour les corn laws avant que Cobden et Bright entreprissent la campagne qui, au bout de six ans, finit par emporter dans la débâcle les préjugés et les intérêts coalisés ? Maintenant, selon l’expression de Mac-Carthy, en dépit des efforts de lord Salisbury et de ses amis les réactionnaires, le libre-échange est aussi indiscutable en Angleterre que la règle de trois. L’homme qui naît aujourd’hui, après la solution de cette question, se trouve-t-il donc dans la même situation que l’homme né au moment où elle s’agitait ? N’a-t-elle pas changé le milieu dans lequel il est élevé, instruit, il vit, il agit ?
L’orientation peut transformer une société ; hier, cette foule se perdait dans les rêveries du surnaturel, occupée à préparer son séjour au-delà de la mort ; Bacon arrive et la dirige du côté de l’utile terrestre. Les efforts, perdus dans la philosophie spéculative, se retournent vers la science et ses applications. Les subtilités de la métaphysique deviennent d’ingénieuses combinaisons mécaniques. Il a une conception de la vie autre que son ancêtre du Moyen-âge, l’enfant, le jeune homme, à qui son père, ses professeurs, ses amis, tous ceux avec qui il se trouve en contact, répètent chaque jour : « Compte sur ton effort et non sur la prière, sur la science et non sur une intervention surnaturelle ; le paradis n’est pas dans la tombe ; tu dois le trouver dans l’action ! ».
Voltaire fait avec admiration l’énumération des inventions de son temps [2]. Son admiration nous fait sourire, car elles se réduisent à rien, comparées à celles qui allaient éclore à la fin de son siècle et à celles qui éclosent tous les jours, sans surprendre notre étonnement blasé.
D’individu à individu, de famille à famille, de groupe à groupe, de nation à nation, se produit un double phénomène d’endosmose et d’exosmose. M. Taine, dans son dernier volume, les Origines de la France contemporaine, a commis une grossière erreur en ne voulant voir que le milieu parisien dans lequel s’agitait la Convention et en oubliant le milieu extérieur dont l’impression se traduisait par ces mots : « La patrie en danger ! ». Il eût commis une erreur encore bien plus grosse s’il n’eût tenu compte que du milieu physique. Il est vrai que, dans ce cas, il n’eût pas écrit son livre.
VII. Vous avez eu bien raison de rejeter toutes ces entités qui s’appellent des sociétés. Auguste Comte prétendait que l’unité sociale était la famille, comme si partout elle avait été coulée dans un moule unique. En réalité, il n’y a qu’une unité irréductible, c’est l’individu. Enfant, il demeure longtemps avant d’acquérir le sentiment de la personnalité, et beaucoup d’hommes, sous ce rapport, sont encore enfants ; mais leur nombre diminue chaque jour, au grand effroi des dépositaires des dogmes religieux et sociaux. Chacun des actes de l’homme moderne de nos civilisations proteste contre le fatalisme d’Herder ; et c’est fort heureux qu’il n’en tienne pas compte ; autrement, il ne lui resterait qu’à s’abîmer dans le nirvana bouddhique.
Par son effort sur son propre organisme, par l’entraînement, l’homme peut arriver à faire subir à ses organes les plus profondes modifications. Le premier saltimbanque venu est une preuve de cette puissance de transformation de l’individu agissant sur lui-même ; mais s’il a rendu ses muscles capables d’accomplir des tours de force qui font de lui un homme phénomène, à côté de lui, tel penseur fera accomplir à son cerveau des tours de force autrement prodigieux.
Léonard de Vinci et Léon Battista-Alberti empêchent, par leur propre exemple, de taxer d’exagération leur adage : « L’homme peut tirer de soi tout ce qu’il veut ».
D’après la thèse de Herder, ni le saltimbanque ni le savant ne se seraient livrés à cette gymnastique ; ils se seraient hypnotisés dans la contemplation de l’agitation des autres. « À quoi bon ? dit le musulman accroupi, en savourant sa pipe et son café. La volonté d’Allah ! ».
Le déterminisme fataliste est la négation de la perfectibilité que vous admettez ; cette doctrine aboutit à une stagnation. Les faits humains n’ont cependant pas la permanence que sont trop souvent portés à leur attribuer les auteurs de systèmes. Quételet se trompait quand il déclarait la criminalité invariable.
Pendant la période de 1826 et 1840, il y avait en France 24 accusés par 100 000 habitants ; de 1866 à 1880, ce nombre est tombé à 12, soit une différence de 50% [3]. En Angleterre, en 1840, il y eut 34 000 condamnés ; il n’y en a plus que 17 0000 en 1879.
Qu’on attribue à la vaccination ou à d’autres causes hygiéniques la diminution de la petite vérole, il n’en est pas moins vrai que cette maladie a cessé d’être un redoutable facteur de mortalité. La moyenne de la vie humaine s’est allongée depuis soixante ans par suite de ces causes multiples : meilleure alimentation, meilleure hygiène, habitude de propreté, vie plus régulière, toutes choses qui se résument en un mot : le progrès !
VIII. Dans l’antiquité, l’ordre et le progrès étaient regardés comme incompatibles. Les privilégiés royaux, sacerdotaux, guerriers, cherchaient l’équilibre dans l’immobilité.
Maintenant, la généralité des hommes, au moins de nos contrées, commence à comprendre qu’il n’y a pas d’ordre possible si le progrès n’y a pas sa part. La mobilité des produits, des personnes, est une des conséquences des découvertes de la science depuis trois siècles. L’homme n’est plus une sorte de végétal attaché à sa glèbe originaire ; il est devenu un animal automoteur. La civilisation cristallisée doit faire place à la civilisation à l’état fluide. Ce n’est pas le changement que nous devons redouter, c’est la stagnation.
Jadis, la religion promulguait un dogme indiscutable auquel tout se rapportait. On discutait sur l’interprétation du dogme, mais non sur la validité du dogme lui-même. L’hérésie était criminelle. La science, au contraire, admet une perpétuelle transformation. Tout problème résolu pose un nouveau problème. L’hypothèse scientifique, vraie hier, sert de point de départ à de nouvelles recherches qui la renverseront. Mais, au milieu de toutes ces transformations, se dégagent certaines règles fixes, certaines lois qui sortent du domaine de la discussion, qui sont des faits définitivement acquis, auxquels se rapportent toutes les nouvelles découvertes. La même opération se fera pour les sciences sociales. L’économie politique a commencé à formuler certaines lois qui se trouvent exactes dans tous les rapports humains. Je n’en veux citer qu’une : la loi de l’offre et de la demande. L’empirisme financier, commercial, a établi certains organes, certains rouages qui se retrouvent partout : le billet à ordre, la traite, le billet de banque, le chèque, la comptabilité en partie double, etc. Les organisations des sociétés commerciales et financières n’ont que trois ou quatre formes, qui se retrouvent chez tous les peuples arrivés à un certain niveau de civilisation. Le système parlementaire de l’Angleterre n’est pas évidemment le dernier mot de l’organisation politique ; cependant, il a été le point de départ de toutes les constitutions des pays qui se prétendent libres. Le suffrage universel devient l’instrument politique de tous les gouvernements fondés sur la délégation et la discussion ; et maintenant, le despotisme pur, la monarchie absolue, l’autocratie, sont éliminés chaque jour des formes politiques. Le domaine de l’État subit aussi des éliminations définitives. Autrefois, il était directeur des consciences ; maintenant, il n’ose plus prêter son bras séculier à l’Église ; les orthodoxies d’idées, d’opinions,qu’il imposait jadis se rétrécissent au profit de la liberté de penser, de parler et d’imprimer. Ce sont là les faits acquis, comme la loi de la pesanteur. À travers toutes sortes d’incertitudes, de tâtonnements, d’emportements passionnés et de réactions, on arrivera à trouver le dosage exact des attributions de l’État ; c’est le grand problème qui s’impose à la fin du siècle, la vraie question sociale, qui se représente aussi bien dans les monarchies que dans les républiques.
IX. Considérée comme l’étude des lois qui régissent les faits humains, l’histoire doit planter les jalons qui tracent la route de l’humanité. Elle reste toujours vraie la définition qu’en donnait Thucydide : « Connaître la vérité sur le passé afin de prévoir l’avenir. » Shakespeare la connaissait-il quand il faisait dire à Warwick dans le Roi Henri IV : « La vie de tous les hommes représente la nature des temps qui ne sont plus, et par l’observation de cette histoire, un homme peut prophétiser presque à coup sûr les choses probables qui sont encore à naître et qui reposent enveloppées dans leurs semences et leurs faibles origines » ? Le rôle de l’historien est grave, car il prépare l’histoire à son tour. Voyez l’influence qu’onteue, à la fin du dix-huitième siècle, les historiens des républiques grecque et romaine sur la politique française et, dans notre siècle, les historiens de la Révolution française, sur les conceptions politiques de notre époque.
Les faits, dans l’histoire, n’importent que comme symptôme révélateur. La tâche de l’historien est de démêler ses causes, de se rendre compte des mobiles qui l’ont provoqué. L’histoire n’est qu’une analyse psychologique.
Envisagée ainsi, rien de plus vivant, car ce sont des hommes qu’elle montre, avec leurs passions secrètes, leurs intérêts immédiats, leur égoïsme et leur altruisme. Entrer dans la pensée d’une reître et d’un pape du quinzième siècle, d’un manant et d’un seigneur, d’un roi et d’un moine, d’un bourgeois de 1789 et d’un émigré de 1792, d’un jacobin et d’un girondin ; la lire couramment derrière les textes, les chartes, les chroniques, les cartulaires, les légendes, les discours, les batailles, les événements ; restituer aux événements leur caractère réel, poser devant chaque acte, petit ou grand, le comment scientifique ; suivrel’enchaînement des faits, expliquer le triomphe des uns, l’avortement des autres ; comprendre l’intellect de l’humanité dans ses diverses transformations à ses divers degrés : tel est le programme que doit se donner l’historien. Hier encore, il se bornait à la morphologie sociale ; maintenant, il doit arriver à la physiologie.
Vous avez puissamment, mon cher ami, contribué à cette évolution de la science de l’histoire par votre Statique des civilisations, et, dans votre livre actuel, vous avez admirablement posé de redoutables problèmes. Mais quand vous dites : « Ni le milieu fait homme ni le milieu changeant ne nous ont donné la clef de l’histoire », vous êtes-vous demandé si vous pouviez ouvrir toutes les portes de l’histoire avec une seule clef ? Prenez garde de vouloir enfermer tant de phénomènes si complexes dans une formule trop générale et trop simple ! Pascal avait dit : « L’homme s’agite, Dieu le mène ». Vous avez dit : « L’homme s’agite, le milieu le mène ». J’ajoute : « L’homme change son milieu, comme il change ses dieux ».
Yves Guyot.
Novembre 1885.
_______________
[1] Voir Élisée Reclus, la Géographie, t. IX, p. 403.
[2] Précis du siècle de Louis XIV, ch. XLIII.
[3] Yvernès, Statistique de la criminalité de 1826 à 1880 (document officiel).
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