Réflexions sur la contrebande

C’est en laissant libre, c’est en limitant toute contrainte, toute entrave contre le commerce, qu’on peut supprimer la contrebande. C’est d’ailleurs ce que nous montre la Hollande, dit Gournay, « où tout est permis et où les droits sont très modiques, et où on ne connaît point la contrebande. » C’est ce qu’illustrent toutes les nations commerçantes de l’Europe. Ce qu’elles ont compris et que le pouvoir français néglige, c’est qu’on ne peut lutter contre l’intérêt personnel des individus ; c’est qu’il est dangereux et funeste d’aiguiller cet intérêt dans un sens illégal, par des prohibitions, des taxes, des règlements et des procédures fatigantes, pour réprimer ensuite sévèrement les hommes qui ont marché dans ce sens. B.M.


Bibliothèque municipale de Saint-Brieuc
Man. 83

I-3 Réflexions sur la contrebande

À Grenoble, septembre 1753

C’est chercher à s’abuser que de croire que l’on pourra parvenir à faire agir continuellement plusieurs millions d’hommes contre leur intérêt particulier ; plus cet intérêt sera considérable, et plus la chose sera difficile.

L’intérêt particulier de tout habitant du Dauphiné et de nos frontières le porte à faire la contrebande, surtout en tabac et en toiles peintes, parce qu’il y a beaucoup à gagner à tirer des toiles peintes de Genève et de Savoie pour les introduire en France.

Tandis que le tabac vaudra en Savoie 22 s. et en Dauphiné 58 s. en détail, il y aura toujours des gens violemment tentés de faire la contrebande. Le bon marché se fait jour au travers de toutes les prohibitions et de toutes les barrières ; pour empêcher donc qu’il ne se fasse de la contrebande dans un pays, il faut faire en sorte qu’il n’y ait aucun profit à la tenter.

Les fermiers généraux ont paru sentir cette vérité en établissant le prix du sel en Dauphiné à peu près sur le même pied que ce qu’il vaut en Savoie ; aussi m’ont-ils dit que la contrebande du sel était fort peu de chose.

Si la conduite qu’ils tiennent sur le sel est bonne, elle indique celle qu’ils devraient tenir pour le tabac, et alors la contrebande cesserait aussi pour cette partie ; il n’est pas douteux qu’ils regagneraient par un débit plus considérable ce qu’ils sembleraient perdre par la diminution du prix.

C’est une erreur de croire qu’un État qui a des voisins puisse gouverner et taxer à son gré ses propres denrées ; s’il les surhausse, le voisin en profite pour introduire les siennes et s’attirer l’argent ; nous sommes donc obligés malgré nous de régler et notre commerce et nos finances sur la conduite des autres nations qui nous environnent, comme une armée est obligée de régler sa position et ses mouvements sur ceux de son adversaire.

Je ne connais qu’un moyen efficace pour empêcher la contrebande de toiles peintes ; c’est de trouver chez nous-mêmes un équivalent qui puisse satisfaire le goût des consommateurs et leur être libre et aussi bon marché ; c’est en vain que l’on défend à une nation de s’habiller d’une étoffe, si on ne lui offre pas un équivalent qui puisse remplacer celle qu’on lui défend et qui possède toutes les convenances et les qualités de celle que l’on prohibe.

Le meilleur et le plus sûr de tous les équivalents que nous puissions fournir aux sujets du Roi pour les toiles peintes étrangères, ce sont des toiles peintes fabriquées chez nous, ou peintes chez nous ; surtout si nous avons attention à ne point en augmenter la valeur par aucun droit ni sur la matière ni sur les drogues servant à les peindre. Alors pouvant nous procurer ou ces toiles ou les matières servant à les faire à meilleur marché que nos voisins, nous serons au-dessus de la contrebande, et bien loin qu’ils versent sur nous, nous les verseront sur eux ; et au lieu d’une barrière de commis, nous leur en opposerons une d’ouvriers qui sera bien plus sûre et plus impénétrable.

Nos prohibitions et le défaut d’équivalent, les droits d’une province à une autre, dont plusieurs de nos matières premières et de nos marchandises sont encore chargées, doivent donner à nos voisins un prodigieux avantage sur nous, puisque ceux qui font la contrebande m’ont dit qu’ils payaient ordinairement 10 pour cent pour l’introduction des toiles peintes, et 15 à vingt pour cent sur des draps et autres marchandises étrangères ; quelle meilleure preuve de la fausseté de nos mesures et de nos idées sur le commerce ; puisque malgré des frais aussi considérables, ils trouvent encore à vendre avec profit, et que la foule des contrebandiers ne fait qu’augmenter par l’appas qu’ils y trouvent.

Une des choses qui favorise encore le plus la contrebande chez nous sont les formalités sans nombre, auxquelles nous avons assujetti le commerce permis et légitime ; souvent un homme après avoir passé par trois ou quatre bureaux est saisi au cinquième, parce que la corde à laquelle son plomb était attachée s’est usée, ou que les plombs sont effacés ; en sorte que jusqu’à ce qu’une marchandise soit arrivée à sa destination, elle est dans un risque continuel d’être saisi, souvent sans la faute du propriétaire ; tout cela favorise le contrebandier qui n’ayant qu’un seul risque à courir, qui est celui d’être pris, met toute son étude à s’en garantir soit par force ou par adresse et y réussit ordinairement ; si quelqu’un est pris, il est bientôt remplacé par un autre ; car tel est le sort des professions lucratives qu’elles recrutent sur toutes les autres et ne manquent jamais de sujets.

La contrebande est un des plus grands maux qui puisse affliger un État ; car non seulement elle nuit pour le moment aux revenus du Roi, mais elle en tarit la source en substituant d’autres étoffes à la place de celles que nos ouvriers ont travaillées ; par là eux et leurs familles tombent bientôt dans le découragement et la misère ; ils périssent, et passent chez nos voisins ; la diminution de nos fabriques diminue les équivalents que nous faisions passer à l’étranger ; bientôt il ne nous doit plus rien, et notre dette vis-à-vis de lui augmente ; la balance de notre commerce se trouve affectée, et il faut payer le solde en argent. De là vient notre appauvrissement, et avec lui la diminution du peuple.

La contrebande en elle-même est encore une cause continuelle de dépeuplement ; un laboureur qui gagne à peine 12 s. par jour est tenté continuellement de faire la contrebande qui lui vaut 6 liv. et souvent plus ; s’il est pris, il est pendu ou envoyé aux galères, par conséquent toujours perdu pour l’État ; et avec lui ses complices qui craignant un pareil sort se hâtent de passer à l’étranger. L’appas du métier tente bientôt une nouvelle troupe qui, dispersée par les mêmes raisons, est encore remplacée par les mêmes motifs.

Depuis vingt ans que la commission de Valence est établie en Dauphiné, la contrebande n’y a pas cessé ; le remède est donc mal appliqué ou insuffisant ; cependant on m’a assuré que cette commission fait pendre chaque année au moins dix hommes et en envoie cinquante aux galères ; voilà donc depuis vingt ans douze cents personnes de moins dans l’État. Qu’on ajoute à cela un pareil nombre qui dans la crainte d’être chargé dans les dépositions de ceux qui sont pris à quitter le pays. Il se trouve que l’État a perdu deux mille quatre cents sujets qui auraient peuplé et consommé ; cependant la contrebande dure encore.

Les revenus et les forces du Royaume ne peuvent augmenter qu’avec le nombre des hommes qui l’habitent ; comment peut-on donc se flatter de faire accroître l’un et l’autre en détruisant les hommes qui en sont la source ? Nos neveux pourront-ils croire que nous ayons été réellement une nation aussi policée et aussi éclairée que nous nous vantons de l’être, quand ils liront qu’au milieu du XVIIIe siècle, l’on pendait encore un homme en France pour avoir été acheter à Genève à 22 s. ce qu’il pouvait vendre 58 s. à Grenoble ? Peut-on exposer continuellement des hommes à une tentation aussi vive et aussi fréquente, et les punir d’y avoir succombé ?

Il n’y a point de prohibition qui ne tarisse chez nous quelque genre de travail qu’elle va susciter chez l’étranger, et le travail que nous nous interdisons étouffe toujours chez nous une source de richesses qu’il ouvre chez nos voisins.

En Hollande, où tout est permis et où les droits sont modiques, l’on ne connaît point la contrebande. Le seul moyen de l’empêcher en France, c’est d’y faire toutes les choses que les étrangers nous introduisent ; alors nous serons en état de verser sur eux, au lieu qu’ils versent aujourd’hui sur nous, et un ou deux pour cent de droit sur leurs marchandises nous en garantiront mieux et plus sûrement que de tripler les barrières d’employés.

On dira peut-être que ces maximes sont bonnes pour un État qui ne produit rien comme la Hollande, mais seraient nuisibles à un État qui produit beaucoup par lui-même comme la France ; on répondra à cela que les productions étrangères ne nuiront jamais aux nôtres, si nous prenons de bonnes mesures pour que tout puisse être produit et travaillé chez nous sans valeur fictive, et sans être surchargé de droit qui en augmentent la valeur, et que si nous tirons les productions des étrangers, ce sera en échange d’autres valeurs que nous leur aurons fourni avec avantage, et qu’ils n’auraient pas pu prendre de nous, si nous n’avions pas reçu leur denrée en paiement, (quand même elles seraient de la même espèce que les nôtres) et que rassemblant par là chez nous le concours de toutes les marchandises du monde, l’étranger qui vient chercher une chose s’accommodera en même temps d’une autre qu’il trouvera à sa convenance ; par là nous deviendrons le magasin et l’entrepôt général de l’Europe, et nous réunirons aux avantages d’un pays qui produit beaucoup ceux qu’a su se procurer un pays qui ne produit rien dans une position bien moins avantageuse que la nôtre.

Nous rassemblerons chez nous le double avantage d’être à la fois fabricants et merciers. [5] Tel étranger qui vient enlever ce que nous vendons comme fabricants enlèvera en même temps ce que nous vendrons comme merciers, et tel autre qui viendra chercher des merceries qu’il trouvera chez nous enlèvera en même temps ce que nous fabriquons.

Que si l’on croit qu’en ôtant toute sorte de droits sur nos matières premières et nos marchandises, on ôtera au Roi une branche considérable de revenu, on se trompe fort ; plus de facilité et de moyens de travailler feront commercer le peuple en l’enrichissant, feront trouver avec usure sur plusieurs branches de revenu ce que l’on semblera perdre sur une. On en jugera par un petit exemple : le pois de Marseille est affermé quarante mille écus, et le Bureau de la poste cent mille francs. Si le commerce y était plus libre et plus étendu, le pois s’affermerait cent mille écus, et le revenu de la poste serait triplé. Tout s’augmente et tout s’accroît par un commerce libre et protégé.

D’ailleurs un aussi grand commerce que celui où nous pouvons prétendre, et où nous parviendrions dans peu d’années, repeuplerait bien vite le Royaume, objet le plus important et le plus désirable de tous pour ceux qui souhaitent véritablement le soutien et l’augmentation de la puissance du Roi ; car il sera toujours vrai de dire que même en possédant des pays plus vastes que ses prédécesseurs, si ces pays contiennent la moitié moins de monde qu’autrefois, il s’ensuit nécessairement que le Roi est la moitié moins riche et moins puissant que ses prédécesseurs, quoique possédant des pays plus étendus. Or la dépopulation est ce qui frappe le plus visiblement les yeux de tout homme qui parcourt le Royaume avec quelque attention.

Le Directeur du Bureau de Grenoble attribue l’excessive contrebande qui se fait par le pont de Beauvoisin et les gorges des montagnes du Dauphiné à ce qu’il ne peut pas garder tous les postes, n’ayant que trois cents hommes. Il prétend qu’il en faudrait douze cents, et qu’il ne peut pas se passer au moins de huit cent vingt-quatre, suivant un état qu’il a envoyé aux fermes ; voilà donc cinq cent vingt-quatre hommes qu’il faut recruter encore sur les laboureurs et les artisans, sous prétexte d’empêcher la contrebande qu’on n’empêchera point, parce qu’il sera encore avantageux de la faire. Penser qu’on empêchera la contrebande en multipliant les commis, c’est croire qu’on peut se garantir une inondation en multipliant les brins d’une haie d’osier ou les barreaux d’une grille de fer.

Je regarde nos foires de Lyon et de Beaucaire comme des marques visibles du peu de progrès que nous avons fait dans les vraies connaissances du commerce et des obstacles que nous apportons nous-mêmes à son accroissement ; notre conduite ressemble à celle d’un homme qui s’abstiendrait de manger pendant plusieurs mois pour avoir le plaisir de manger beaucoup à certains jours marqués, et pendant un certain nombre de jours consécutifs. Tout de même, nous nous interdisons de commercer pendant la plus grande partie de l’année pour pouvoir commercer davantage pendant un très petit nombre de jours. Cependant l’activité et le volume de notre commerce ne peuvent qu’en recevoir de la diminution, parce qu’on ne peut jamais autant commercer pendant un petit nombre de jours qu’on peut le faire pendant toute l’année ; si nous voulons donc avoir un grand commerce et arrêter les progrès que notre méthode fait faire à nos voisins, il faut traiter le commerce en France toute l’année comme nous le traitons pendant les foires, parce qu’alors notre pays sera une foire continuelle. Les nations véritablement commerçantes ne connaissent point de foires chez eux, mais par le peu de droits que les marchandises y paient, ils jouissent d’une foire continuelle. Celle de Hollande n’est même diminuée que depuis qu’elle a augmenté ses droits, où on ne le fait jamais impunément, et Hambourg a gagné ce qu’elle a perdu. Les Anglais par leurs drawbacks ou restitution de droits se procurent aussi une espèce de foire continuelle, mais moins avantageusement que la Hollande et Hambourg.

Nous ne trouvons point l’or et l’argent comme les Espagnols en fouillant la terre. Nous ne pouvons donc l’attirer que par le travail ; nous nous enrichirons toutes les fois qu’on nous mettra en état de travailler plus facilement et à meilleur marché qu’aucune autre nation de l’Europe.

Si l’on veut donc tirer beaucoup de subsides de la nation française, il faut commencer par la faire gagner en mettant en état de travailler et à meilleur marché qu’aucune autre.

Une nation que l’on oblige continuellement à se nourrir et à s’habiller plus chèrement qu’elle ne pourrait et ne voudrait, ne peut travailler à aussi bon marché qu’elle le pourrait, et par là reste exposée à la contrebande que ses voisins, qui ne sont point forcés de vivre et de s’habiller aussi chèrement, sont continuellement en état de faire sur elle.

Tout homme qui agit s’enrichit, ou enrichit un autre.

Au contraire tout homme qui ne fait rien s’appauvrit, ou appauvrit celui aux dépens duquel il vit.

Ces deux mots, laisser faire et laisser passer, étant deux sources continuelles d’actions, seraient donc pour nous deux sources continuelles de richesses.

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[1] Réflexions sur la contrebande, Grenoble, septembre 1753, Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.29

[2] Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.32-33

[3] Ibid., p.27

[4] Ibid., p.30

[5] Il faut entendre ici le mot de mercier dans le sens des corps et communautés d’arts et métiers qui définissent le mercier marchand de tout faiseur d’hier. Il faut entendre aussi par merceries les marchandises que nous n’aurons pas fabriquées. (Note de l’auteur)

A propos de l'auteur

Négociant passé dans l'administration, Vincent de Gournay a defendu ardemment la liberté du travail contre les règlements de son époque. Son oeuvre, longtemps perdue, est depuis sa redécouverte l'objet d'un important travail d'analyse.

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