Jean-Baptiste Say (1767-1832) fut l’un des plus grands économistes français. Nous lui devons la loi des marchés, ou « loi des débouchés » ou encore tout simplement « loi de Say ». Il a été l’un des premiers à mettre l’accent sur l’action humaine comme clé de la science économique, anticipant ainsi les travaux de l’école autrichienne. Pendant un temps, il avait disparu des manuels. Désormais, il fait son grand retour en force sur la scène intellectuelle, française et internationale.
Redécouvrir Jean-Baptiste Say, théoricien des crises et de l’action humaine
Par Damien Theilier
Jean-Baptiste Say est né à Lyon en 1767. Il est issu d’une vieille famille protestante du sud de la France, qui s’est installé à Genève puis à Paris. À l’âge de quinze ans, au plus fort de la Révolution française, il est fortement influencé par l’autobiographie de Benjamin Franklin, ses principes d’économie, d’éducation et de vie morale. Il passe également deux ans à Londres, où il apprend l’anglais et lit La Richesse des nations d’Adam Smith.
Comme rédacteur en chef de la revue des « Idéologues », La Décade philosophique, littéraire et politique, il écrit des articles sur la philosophie sociale puis l’économie politique de 1794 à 1799. En 1799 il est nommé au Tribunat, où il siège au Comité des finances. Cependant Napoléon, souhaitant mener une politique protectionniste axée sur la guerre, l’évince du Tribunat en 1806, après la publication du Traité d’économie politique qui critique sa politique. Say va saisir cette opportunité pour se lancer dans les affaires. Il monte une entreprise de filature et se retrouve bientôt à la tête de 400 salariés.
Malgré l’interdiction de Napoléon, le Traité va connaître quatre éditions du vivant de Say. Thomas Jefferson le lit dans une traduction en anglais en 1821. Il écrit alors que le livre de Say est « plus court, plus clair et plus sain » que La Richesse des nations. Jefferson propose même à Say de venir enseigner à l’Université de Virginie, mais celui-ci refuse, préférant vivre à Paris. L’édition anglaise du Traité restera le manuel d’économie le plus populaire aux États-Unis jusqu’à ce qu’il soit remplacé par celui de John Stuart Mill suite à la Guerre de Sécession.
En 1819, cherchant à diffuser sa pensée, Say inaugure le premier enseignement d’économie politique en France au Conservatoire des arts et métiers où il est nommé professeur. Il participe la même année à la fondation de l’École spéciale de commerce et d’industrie, aujourd’hui l’ESCP-Europe. Il est nommé en 1830, professeur d’Économie politique au Collège de France, chaire qui est créée pour lui.
Il correspond régulièrement avec Thomas Malthus et David Ricardo, qu’il considère comme des amis proches, mais reste en désaccord avec eux sur des questions fondamentales. Il meurt à Paris le 14 novembre 1832 à l’âge de soixante-cinq ans et est enterré au Père Lachaise. Son petit-fils Léon Say, auteur du Nouveau dictionnaire d’économie politique, sera élu à l’Académie des sciences morales et politiques et mènera une carrière politique comme ministre des finances de la IIIe république (Voir Paul-Jacques Lehmann, Léon Say ou le libéralisme assumé, Les Belles Lettres, 2010).
Say était un grand partisan du système économique de la concurrence, de la liberté naturelle et du gouvernement limité d’Adam Smith. Mais il est surtout redevable à des auteurs proches des physiocrates comme Gournay, Turgot. En outre, il fréquente assidument le cercle des Idéologues, et lit l’abbé de Condillac, qu’il qualifie lui-même d’ « ingénieux ». La valeur-utilité, la productivité de l’industrie et du commerce, la distinction de l’entrepreneur et du capitaliste, du profit et de l’intérêt, tout cela se trouvait déjà chez Condillac dans Le commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre (1776). Toutefois, le génie de Say, appuyé sur son expérience concrète des affaires, est d’avoir appliqué ces notions à la compréhension des crises.
La loi de Say et les crises économiques
La fameuse « la loi de Say » ou « loi des débouchés », énoncée dan le Traité d’économie politique, est parfois exprimée à tort par la formule : « l’offre crée sa propre demande ». En fait, c’est John Maynard Keynes qui a énoncé cette formule dans sa Théorie Générale. Aujourd’hui, la plupart des économistes conviennent que Keynes a gravement déformé la véritable signification et les implications profondes de la loi de Say. En effet Say ne dit jamais qu’il suffit de produire pour créer la demande. « L’homme, dit-il, dont l’industrie s’applique à donner de la valeur aux choses en leur créant un usage quelconque, ne peut espérer que cette valeur sera appréciée et payée, que là où d’autres hommes auront les moyens d’en faire l’acquisition. Ces moyens, en quoi consistent-ils ? En d’autres valeurs, d’autres produits, fruits de leur industrie, de leurs capitaux, de leurs terres : d’où il résulte, quoiqu’au premier aperçu cela semble un paradoxe, que c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits. » Son idée c’est donc que les nations et les personnes profitent mutuellement de la hausse du niveau de production car elle offre des possibilités accrues de commerce mutuellement bénéfique. L’obstacle à la richesse, selon l’auteur du Traité, n’est pas la sous-consommation ou le manque de demande mais un déficit de production.
Comme le souligne Ludwig von Mises, la loi de Say est venue mettre fin au XIXème siècle aux idées fausses en économie. La première idée fausse, c’est que l’échange serait un jeu à somme nulle et que les uns ne pourraient s’enrichir qu’au détriment des autres. Cette idée est très présente dans la littérature et la philosophie classique, de Montaigne à Voltaire, en passant par La Fontaine. Say montre au contraire que chacun a intérêt à ce que les autres soient prospères (et cela vaut aussi à l’échelle des nations).
De plus, l’idée qu’il y aurait des crises de surproduction globale est également fausse. La loi de Say, nous dit Mises, a permis de distinguer les économistes des charlatans.La croyance de l’époque était que les périodes récurrentes de crises étaient dues à une pénurie de monnaie et à une surproduction générale. Mises écrit : « Adam Smith, dans un passage célèbre de La Richesse des nations avait démoli le premier de ces mythes. Say s’était surtout consacré à une réfutation du second. » (In Lord Keynes and Law’s Say, The Freeman, 1950).
En effet, selon Say, une crise de surproduction globale est impossible, car si une branche de l’industrie produit plus qu’elle ne l’aurait dû, cela profitera au reste de l’économie. Sans doute des crises sectorielles sont possibles. Mais pour prévenir et pour réduire de tels déséquilibres il faut intensifier et diversifier au maximum la production au lieu de la diminuer.
Quelles leçons peut-on en tirer pour aujourd’hui ? D’abord qu’il faut s’abstenir de toute intervention politique. « L’équilibre, écrit Jean-Baptiste Say, ne cesserait d’exister si les moyens de production étaient toujours laissés à leur entière liberté. » La réduction des impôts et des réglementations est donc la seule politique économique favorable à la croissance. Ensuite, il faut laisser aux entrepreneurs le fait de rétablir la situation en changeant leur production pour l’adapter au marché. Cela signifie que l’innovation est une des lois fondamentales de l’économie.
Le voile de la monnaie
Selon notre auteur, le pouvoir d’achat est la rémunération de la fabrication d’un produit : les salaires des ouvriers et des employés, les rémunérations des cadres et des dirigeants, les profits du capitaliste… C’est avec ce pouvoir d’achat que l’on peut acheter d’autres produits. Au fond, le boulanger n’achète pas sa viande avec de l’argent, mais avec du pain. Ainsi, écrit Say, « dans les lieux qui produisent beaucoup, se crée la substance avec laquelle seule on achète : je veux dire la valeur. L’argent ne remplit qu’un office passager dans ce double échange ; et, les échanges terminés, il se trouve toujours qu’on a payé des produits avec des produits. Il est bon de remarquer qu’un produit terminé offre, dès cet instant, un débouché à d’autres produits pour tout le montant de sa valeur. »
Mises explique : « Ce n’est pas contre de la monnaie mais en fin de compte contre d’autres biens que s’échangent les biens, nous fait savoir Jean-Baptiste Say : la monnaie n’est que le moyen d’échange communément utilisé, elle ne joue qu’un rôle d’intermédiaire ; ce que le vendeur veut finalement obtenir en échange de biens vendus, ce sont d’autres biens ; tout bien produit est donc en lui-même un prix, pour ainsi dire, en terme des autres biens produits. C’est pourquoi la situation du producteur d’un bien quelconque se trouve effectivement améliorée par tout accroissement de la production des autres biens. Ce qui porte tort aux intérêts du producteur d’un article déterminé, c’est de ne pas avoir correctement prévu la situation à venir du marché. »
Dès lors, les auteurs et politiciens keynésiens qui accusent de tous les maux la prétendue pénurie de monnaie et proposent l’inflation (au sens de l’augmentation de la masse monétaire) comme panacée, n’ont pas compris la leçon de Say. En réalité, ni la consommation (la dépense monétaire), ni la politique monétaire (l’inflation) ne constituent un moteur pour la croissance. Say se range clairement du côté d’Adam Smith sur ce point, le moteur de la croissance c’est la division du travail, la production et l’épargne.
L’analyse libérale de la lutte des classes
D’après Say les différentes tâches réalisées par l’entrepreneur industriel ne permettent plus de le considérer comme un parasite. Au contraire l’entrepreneur est aussi un producteur. En effet dit Say, les services fournis sur le marché sont des « biens immatériels » productifs, c’est-à-dire utiles. On ne produit jamais que de l’utilité, et donc tous les produits sont immatériels en tant que produits. Say a souligné le rôle essentiel joué par l’entrepreneur dans l’activité économique et la création de biens « immatériels », tels que les services, le capital humain et les institutions, nécessaires à la création de la richesse. C’est pourquoi, le profit perçu par l’entrepreneur rémunère ce dernier pour les tâches ainsi accomplies et les risques encourus. Selon ce point de vue, il y a de nombreux contributeurs à l’industrie : les propriétaires d’usines, les entrepreneurs, les ingénieurs et les techniciens, mais aussi les enseignants, les scientifiques et les intellectuels.
Mais les germes d’une théorie libérale des classes se trouvent dans la deuxième édition du Traité d’Économie Politique (publié d’abord en 1803). L’auteur écrit : « Les énormes récompenses et les avantages qui sont généralement liés à l’emploi public avivent grandement l’ambition et la cupidité. Ils créent une lutte violente entre ceux qui possèdent des postes et ceux qui en souhaitent. » Et il écrit encore « Entre les mains d’un gouvernement, une grosse somme fait naître de fâcheuses tentations. Le public profite rarement, je n’ose pas dire jamais, d’un trésor dont il a fait les frais : car toute valeur, et par conséquent toute richesse vient originairement de lui. »
La doctrine de Jean-Baptiste Say a directement inspiré le mouvement dit des « industrialistes ». Charles Comte (gendre de Say), Charles Dunoyer et Augustin Thierry, vont développer une analyse de type historique et sociale : entre ceux qui entreprennent, quelque soit le secteur d’activité auquel ils appartiennent et de l’autre ceux qui détiennent le pouvoir et les privilèges – c’est à dire l’État et les classes privilégiées qui lui sont liées, il y a une opposition irréductible. Ils posent l’existence d’un collectif élargi « d’industriels » (au sens de Say) qui luttent face à ceux qui veulent faire obstacle à leur activité ou qui en vivent de façon improductive par des rentes.
Un autre disciple de Jean-Baptiste Say, Adolphe Blanqui, qui lui succéda à la chaire d’économie politique au Conservatoire des arts et métiers, écrit dans ce qui est probablement la première histoire de la pensée économique publiée en 1837 : « Dans toutes les révolutions, il n’y a jamais eu que deux partis en présence : celui des gens qui veulent vivre de leur travail et celui des gens qui veulent vivre du travail d’autrui… Patriciens et plébéiens, esclaves et affranchis, guelfes et gibelins, roses rouges et roses blanches, cavaliers et têtes rondes, libéraux et serviles, ne sont que des variétés de la même espèce. » (Adolphe Blanqui, Histoire de l’Économie politique en Europe depuis les anciens jusqu’à nos jours, 1837, vol. 1, p. x.). En bref, l’histoire de toutes les civilisations est celle du combat entre ceux qui produisent les richesses et ceux qui les spolient et non entre les riches et les pauvres comme le pensera Marx un peu plus tard. Dans l’histoire, ceux qui consomment les richesses produites par les autres, sont les véritables prédateurs de l’ordre social : ils forment des entraves à l’industrie, dévaluent la monnaie et confisquent ainsi l’épargne des citoyens. Puis, pour augmenter ses effectifs et donc ses revenus, la classe politique et bureaucratique étend ses activités tous azimuts : au nom du bien commun, elle commence à s’occuper de l’éducation, de la santé, puis de la vie intellectuelle et des mœurs.
En conclusion, Jean-Baptiste Say apparaît comme un précurseur sur de nombreux points. Il a été l’un des premiers à mettre l’accent sur l’action humaine comme clé de la science économique, anticipant ainsi les travaux de l’école autrichienne. Face aux crises, c’est la créativité, c’est-à-dire la capacité des entrepreneurs à ré-allouer les ressources vers des secteurs plus porteurs qui permet d’envisager une sortie. Et s’il fallait retenir une ultime leçon de l’œuvre du génial français, c’est aussi celle-ci : l’entrepreneur est le meilleur ami du pauvre.
A lire :
Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique (1803)
G.Minart, Jean-Baptiste Say, Maître et pédagogue de l’École française d’économie politique libérale, 2005, Éditions Charles Coquelin
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