Quoique le Biographe universel, auquel il contribuait, se concentrait surtout sur les personnalités françaises, le jeune Molinari compose en 1842 une biographie de Rechid-Pacha. Inspirateur du hatti-schériff de Gulhané et le chef de file des réformes des Tanzimât fut une personnalité turque de premier plan, tantôt admirée, tantôt critiquée. Il fut six fois ambassadeur extraordinaire en France (1834-1836) et à Londres, ministre des affaires étrangères et cinq fois grand vizir après 1839. De cet homme d’État, Molinari retient surtout le traité de 1838 avec les puissances européennes, détruisant les monopoles commerciaux, ainsi que ce hatti-schériff de Gulhané qui remplaça l’arbitraire par l’État de droit, supprima la torture et instaura l’impôt décidé par le vote et la tolérance religieuse. B.M.
RECHID-PACHA.
Le biographe universel, 2e année, quatrième volume, 1ère partie, Paris, 1842, p.38
Dans ces dernières années l’attention de l’Europe s’est, à diverses reprises, concentrée tout entière vers l’Orient. — C’est que jamais intérêts plus importants n’avaient été débattus dans ces contrées. — Un moment l’empire ottoman a semblé près de se dissoudre, laissant en sa place, un vide immense dans lequel menaçait de venir se perdre le vieil équilibre européen. Comment a été amenée une telle situation, comment s’est usée la force de cohésion qui retenait dans un même faisceau tant de peuples de races diverses ? Question complexe et dont la solution ne saurait être obtenue sans un examen approfondi des bases sur lesquelles a été établie la domination ottomane. — Les limites assignées à cet article ne nous permettent point d’agrandir ainsi notre champ ; cependant pour bien faire comprendre la valeur des améliorations accomplies récemment en Turquie, par l’homme d’État dont nous avons à nous occuper, il est nécessaire que nous reportions un instant nos regards sur le passé.
L’État ottoman a été fondé dans les mêmes circonstances et identiquement de la même manière que tous les États européens. — C’est toujours une race barbare, une race jeune, vigoureuse, une race venue d’Asie qui se répand comme un torrent sur les grands territoires du vieil empire romain et qui s’en adjuge sa part ; et pour être venue la dernière, la race turque n’a point obtenu la moins riche portion des dépouilles du vaincu. — Mais là s’arrête l’analogie entre les établissements des vainqueurs de l’Orient et ceux de l’Occident. Les conquérants de l’Europe occidentale s’amalgament et se fondent peu à peu avec les peuples conquis, ils adoptent leur religion, leurs mœurs, leur langage même et ne les dominent plus que par la constitution de certains privilèges, privilèges que le temps altère, modifie graduellement, jusqu’à ce qu’il les efface enfin tout à fait. — Les conquérants de l’empire Byzantin suivent une voie tout opposée : doctrinaires armés, ils s’efforcent plutôt d’imposer les lois, de marquer les empreintes que les autres reçoivent ; ils conservent intactes les institutions qu’ils avaient, déjà toutes formulées, apportées avec eux ; leurs mœurs ne reçoivent aucune atteinte, n’empruntent aucune modification étrangère, leur religion subsiste immuable. Ils apparaissent comme une redoutable théocratie militaire dont le code est placé en regard d’un cimeterre.
Admirablement organisée pour la guerre, longtemps cette théocratie demeura puissante ; seule, pendant une longue période, elle eut sur pied des armées permanentes, seule elle put instantanément porter, sur un point donné, des masses armées ; mais après cette période de prospérité, c’est-à-dire au bout de deux ou trois siècles de domination, on commence à la voir graduellement décroître en puissance ; non pas tant, comme on pourrait le supposer, parce que l’organisation de l’empire turc s’use et s’affaiblit, que parce que les institutions de cet empire demeurent stationnaires tandis que la plupart de celles des autres monarchies se perfectionnent, progressent en se transformant et en se renouvelant. — Or, demeurer stationnaire alors que d’autres avancent, c’est relativement reculer.
Mahmoud II, lorsqu’il monta sur le trône, eut l’intelligence de cette situation; aussi le but constant de ses desseins et de ses entreprises fut-il de la changer ; il voulut faire regagner à la Turquie le terrain qu’elle avait perdu en s’immobilisant, et la remettre au rang des autres nations. C’était là, certes, un but noble et grand ; mais une œuvre difficile et qu’il ne fut point donné à Mahmoud d’accomplir tout entière. — Avant d’essayer l’introduction d’aucune réforme décisive, il fallait d’abord qu’il abattit le corps des Janissaires, qui résumaient en eux l’ancien ordre de choses et s’opposaient systématiquement à toute innovation dont l’effet eût été de diminuer leur influence. — C’étaient, comme on sait, des prétoriens insolents et dominateurs, devenus insuffisants pour sauvegarder l’empire, mais conservant encore assez de puissance pour le troubler. — Ils demeuraient des obstacles après avoir cessé d’être des appuis. — Mahmoud réussit, à force de courage et d’habileté, à les détruire ; les réformes alors devinrent praticables ; malheureusement, des complications fatales de la politique ne tardèrent point à surgir et à absorber toute l’attention du sultan. — Il mourut en laissant son œuvre inachevée.
Mais les intentions du réformateur avaient été connues et comprises en Turquie par quelques esprits d’élite, par quelques intelligences élevées qui s’attachèrent à les réaliser, et qui y parvinrent. Sous leur influence, la réforme fut résolue et presque aussitôt effectuée. Elle fut, en 1839, quelques mois à peine après la mort de Mahmoud, formulée dans le hatti-scheriff de Gulhané. Les institutions nouvelles que cet édit a introduites dans l’empire ottoman, ne sont que les conséquences, que le développement du système de réformes dans lequel était entré Mahmoud II. Nous aurons à donner quelques détails sur ces institutions.
Rechid-Pacha, actuellement ambassadeur de la Sublime-Porte auprès du cabinet des Tuileries et, précédemment, ministre des affaires étrangères à Constantinople, est l’homme qui a le plus contribué à l’accomplissement de l’acte de Gulhané, acte émané à la fois d’une politique saine et prévoyante et d’un sentiment de généreuse fraternité humaine. Homme d’une génération nouvelle, Rechid-Pacha s’est mis au niveau des idées de progrès qui, depuis cinquante années, se sont si rapidement développées dans le monde ; parmi ces idées, il a choisi et il a cherché à faire adopter celles dont l’application lui a semblé salutaire, dans la situation présente de la monarchie ottomane.
Voilà son mérite réel, voilà ce qui lui assigne une place particulière et distincte entre ses compatriotes. — Que l’on ne s’étonne donc pas de le voir figurer dans notre recueil, consacré presque exclusivement jusqu’à ce jour aux notabilités françaises. En lui donnant place à côté des hommes d’État éminents de ce pays, nous n’avons fait que lui rendre strictement la justice qui lui est due.
Moustapha RECHID-PACHA, est né à Constantinople vers la fin de l’année 1216 de l’Hégire (1802). Son père, Moustapha-Effendi, était chargé de l’administration générale des propriétés de la mosquée du sultan Bajazet[1]. Cet emploi jouissant d’un privilège particulier, était de droit héréditaire dans sa famille ; cependant, à la mort de Moustapha-Effendi, le sultan Mahmoud en disposa, pour l’accorder par faveur à l’un de ses chambellans.
Moustapha-Effendi laissa à sa mort quatre enfants : deux fils et deux filles. Rechid était l’aîné des garçons. Il portait, ainsi que son frère, le titre de bey ; — ce titre est accordé, en Turquie, aux descendants des vizirs. — Rechid y avait droit par sa mère. — Celle-ci, devenue veuve et voyant son fils aîné frustré de la position qui lui revenait de droit, résolut de lui donner une éducation qui lui permît l’accès des positions les plus élevées de l’État. — Elle n’épargna rien pour rendre cette éducation aussi solide et aussi complète que possible. — En même temps, elle mariait sa fille à Ali-Pacha, gouverneur de l’une des provinces d’Asie. — En 1817, elle perdit cette fille qu’elle chérissait et bientôt elle la suivit dans la tombe.
Le jeune Rechid, sous le coup de l’affliction que lui avait causée cette double perte, quitta Constantinople. Son beau frère, Ali, l’engagea à venir le joindre en Asie et en fit son secrétaire particulier. — Rechid suivit, en cette qualité, son beau-frère, successivement dans les gouvernements de Morée et de Brusse et, enfin, à Constantinople lorsque Ali fut appelé au grand vizirat. — C’est sous le ministère d’Ali-Pacha, qu’il commença à compter dans la hiérarchie des fonctionnaires publics.
Mais, dans cette même année 1822, la révolution grecque ayant pris, tout à coup, un développement inquiétant, des mesures violentes furent proposées dans le divan contre les insurgés, par Halet-Effendi, alors favori du sultan et naguère ministre influent. Ali-Pacha refusa de s’associer à ces mesures. Destitué et disgracié par suite de ce refus, il fut exilé d’abord à Gallipoli, et plus tard, dans une province de la mer Noire. — Cependant la guerre de Morée se continuait et l’insurrection faisait chaque jour de nouveaux progrès ; Ali-Pacha, dont les talents militaires étaient reconnus, fut rappelé et mis à la tête de l’armée ottomane. — Rechid-Bey l’accompagna encore et partagea avec lui les fatigues et les dangers de la campagne. — L’issue de celle-ci ne fut point heureuse pour les Turcs, et elle amena la destitution d’Ali-Pacha (mort en 1826).
Rechid-Bey, après être demeuré pendant un an en Morée, fut appelé à Constantinople où il entra dans les bureaux du ministère du grand-vizir. — En 1829, il accompagna, à titre de secrétaire privé, Sélim-Pacha, alors grand-vizir, au quartier-général de l’armée mise en campagne contre les Russes. — Il continua les mêmes fonctions auprès d’Izet-Pacha successeur de Sélim. — Enfin, il est nommé rapporteur des pièces officielles que le vizir envoyait au sultan ; à la paix d’Andrinople, il remplit l’office de secrétaire des plénipotentiaires ottomans et, à son retour à Constantinople, il est attaché au ministère des affaires étrangères. — En 1830, il accompagne Pertew-Pacha en Égypte et il obtient, en récompense, la dignité d’Amedzi (grand-référendaire).
Le champ commence à s’agrandir devant le jeune diplomate, son habileté trouve d’année en année de nouvelles occasions de se signaler et elle est bientôt appréciée. En 1833, Rechid-Bey est associé à la mission de Hallil-Pacha en Égypte, puis il est chargé de débattre les conditions de l’arrangement qui fut conclu à Kutaya, entre le sultan et Ibrahim-Pacha vainqueur à Koniah. M. de Varennes, chargé d’affaires de France à Constantinople, l’accompagnait dans cette mission et l’aidait à obtenir, on le sait, quelques adoucissements pour la Porte, dans les conditions qu’imposait le vainqueur.
En 1834, Rechid-Pacha fut nommé ministre plénipotentiaire en France. — Rappelé à Constantinople, après un séjour de six mois à Paris, il fut de nouveau, dans la même année, renvoyé en France avec le titre d’ambassadeur. — L’année suivante on l’envoya, avec la même qualité, à Londres où il demeura pendant un an. — Quelques mois après sa nomination à l’ambassade de Londres, le sultan l’appela à l’exercice des fonctions de sous-secrétaire d’État au ministère des affaires étrangères. — Enfin, en 1837, Rechid-Pacha fut nommé ministre des affaires étrangères et reçut les titres de muchir et de vizir. Un des actes les plus importants de son ministère fut le traité conclu, en 1838, avec les puissances européennes pour l’abolition des monopoles. — Le nouveau ministre préludait ainsi à des réformes plus considérables. — Au mois d’octobre de la même année, il fut encore envoyé à Londres, en mission extraordinaire, tout en conservant son portefeuille.
Ce fut après son départ de Londres et pendant son séjour à Paris, que Rechid-Pacha apprit la mort de Mahmoud et l’avènement d’Abdul-Medjid. — À la fin de 1839, lorsque sa mission fut terminée, il retourna à Constantinople, en passant par Paris, et il fut confirmé dans son ministère par le nouveau sultan.
L’empire ottoman se trouvait alors dans une situation critique.
Mehemet-Ali venait de vaincre à Nesib ; le capitan-pacha amenait à Alexandrie la flotte qui lui avait été confiée pour combattre le pacha rebelle ; une fermentation générale régnait dans les populations de l’empire ; les nombreux abus de l’administration avaient mécontenté à la fois, musulmans et chrétiens : les uns se tournaient vers l’Égypte, les autres vers l’Europe. — Les fanatiques promettaient une amélioration au sort des premiers, à la condition d’un complet retour à l’ancien ordre de choses ; les révolutionnaires parlaient de l’émancipation de la Moldavie, de la Valachie et de la Servie : des mesures décisives devenaient indispensables.
Le nouveau sultan, Abdul-Medjid, comprit l’urgence d’une réforme, et Rechid-Pacha, d’accord avec ses collègues, en formula le texte dans le hatti-scheriff de Gulhané.
Ce décret, dont l’apparition commence une ère nouvelle dans l’existence de l’État ottoman, fut proclamé avec pompe et juré solennellement par le sultan et par tous les fonctionnaires. — Le sultan stigmatisait, par la bouche de son ministre, les abus des administrations précédentes, il leur attribuait les malheurs de l’empire et proclamait l’égalité de tous ses sujets devant la loi. — Il jurait et faisait jurer à tous les fonctionnaires, ainsi qu’aux grands dignitaires de l’État, que désormais l’arbitraire disparaîtrait devant les lois immuables de la justice. Les chefs de toutes les corporations musulmanes et non musulmanes, furent invités et assistèrent à cette cérémonie que rehaussa encore la présence de tout le corps diplomatique.
La charte nouvelle, librement octroyée par le sultan à ses sujets, obtint l’assentiment universel. — Bientôt d’importantes réformes vinrent la compléter. Secondé par Achmet Fethi-Pacha, qui venait d’entrer au ministère du commerce, Rechid-Pacha proposa successivement plusieurs mesures d’amélioration qui, après avoir obtenu l’approbation du sultan, devinrent lois de l’État. Nous citerons parmi les plus considérables, l’abolition du mode de perception du harach ou impôt de capitation, impôt flétrissant auquel étaient soumis les sujets non musulmans de l’empire ; la loi qui organisait les conseils municipaux où furent appelés à siéger les représentants de chaque commune, sans distinction de religions, — toutes les questions devaient y être décidées à la majorité des voix ; — la formation d’un conseil supérieur de justice réunissant les attributions du conseil d’État et de la cour de cassation de France et du conseil aulique d’Autriche ; l’établissement d’un conseil supérieur de santé appelé à prononcer, sans contrôle, sur tout ce qui avait trait aux questions sanitaires et quarantainaires ; enfin la rédaction d’un code pénal où les promesses du hatti-scheriff de Gulhané se réalisèrent en se formulant en lois confiées à la sauvegarde de la nation. — L’honneur, la vie et les propriétés des habitants de l’empire furent mis à l’abri de l’arbitraire des fonctionnaires ; la torture fut abolie et une nouvelle loi promulguée qui divisait les pouvoirs concentrés jusqu’alors entre les mains des gouverneurs de provinces ; l’affermage des charges fut aboli et désormais tous les employés durent être payés par l’État. — Chaque province eut un gouverneur militaire, un chef de finances et un chef de police, relevant du pouvoir central, siégeant à Constantinople, et indépendants l’un de l’autre dans l’exercice de leurs fonctions.
Tel est le sommaire des réformes qui furent accomplies sous le ministère de Rechid-Pacha. — Toutes les populations de l’empire y applaudirent et en exprimèrent leur satisfaction au gouvernement. — Des fonctionnaires, accoutumés à la violence et à l’arbitraire, crurent un instant que les lois nouvelles ne les atteindraient point, mais lorsqu’ils virent que le sultan apposait son sceau aux sentences du tribunal suprême qui frappaient les plus puissants entre les puissants, ils furent effrayés et se soumirent.
Mais bientôt des préoccupations politiques vinrent réclamer les soins et absorber l’attention de la Porte. La question égyptienne commençait à mûrir. — L’intervention des grandes puissances européennes acceptée à Constantinople, en juillet 1839, avant le retour de Rechid-Pacha, avait rendu impossible un arrangement direct entre le sultan et Mehemet-Ali. En 1840, Rechid-Pacha et le ministère ottoman auraient voulu obtenir la coopération de la France au prix de quelques concessions à faire à Mehemet-Ali. — Bien des perturbations inutiles et coûteuses eussent été, par là, évitées en Europe. — Mais les propositions de M. Thiers, alors président du conseil, n’ayant pas été acceptées par les plénipotentiaires des puissances réunies à Londres, le traité du 15 juillet fut signé, et deux mois plus tard mis à exécution. Des mesures coercitives furent employées contre Mehemet-Ali, — chacun en connaît l’historique et les résultats. — Dans ces moments d’irritation générale, les Français n’étaient pas en faveur à Constantinople : Rechid-Pacha n’en intervint pas moins auprès de ses collègues pour que les intérêts de ceux qui étaient au service de la Turquie ne souffrissent point de la froideur qui régnait entre les cabinets de Paris et de Constantinople, et il insista pour qu’ils fussent conservés dans leurs emplois : les sympathies de l’homme privé l’emportèrent sur les ressentiments du ministre.
Lorsque la Syrie eut été reconquise au sultan, le divan fut d’avis qu’il était temps que l’on s’arrêtât , et que Mehemet-Ali, maintenant rentré dans le devoir, pouvait rendre encore à la Porte des services comme pacha héréditaire de l’Égypte. — Telle fut également la pensée de Rechid-Pacha, mais, dès cette époque, des intrigues diplomatiques préparèrent sourdement sa destitution. — Au moment où la flotte ottomane venait de mettre à la voile d’Alexandrie pour se rendre à Constantinople, le sultan donnait à son ministre des affaires étrangères une décoration particulière en témoignage de satisfaction des services rendus par lui à l’empire ; le 20 mars 1841, la flotte rentrait à Constantinople, et le 29 du même mois, Rechid-Pacha recevait sa démission de ses fonctions.
Le 7 septembre 1841, il fut accrédité comme ambassadeur à Paris, où il est arrivé le 19 novembre. — Il occupe encore actuellement cette position.
Résumons. Nous nous sommes surtout appesanti, dans ce court et bien incomplet aperçu biographique, sur les réformes dont Rechid-Pacha a été, à Constantinople, le promoteur le plus zélé. — C’est que ces reformes sont, à nos yeux, son meilleur titre à l’attention de nos lecteurs et qu’en outre, elles donnent parfaitement la mesure de ses idées politiques, dont elles sont, en grande partie, les résultats. — Nous savons que l’on en a contesté, sinon le mérite, du moins l’efficacité. — Telle n’est point notre opinion. — On oublie trop souvent, selon nous, que les peuples qui forment l’État ottoman ne sont point, comme les Grecs du Bas-Empire, abâtardis et énervés ; on semble ignorer que leur sang est encore jeune et vigoureux, qu’ils atteignent plutôt l’âge d’adolescence qu’ils ne descendent dans la période de décrépitude. — Il ne leur a manqué jusqu’à présent que d’être unis pour être forts. — Les institutions fraternelles que l’acte de Gulhané a consacrées leur donneront cette union. — Déjà, on a remarqué que ces institutions ont produit des fruits salutaires, quoique la réaction qui s’est opérée, après la destitution de Rechid-Pacha, en ait en partie paralysé l’action. — Le travail de régénération de l’empire ottoman sera, sans doute, lent et laborieux, mais qui oserait prédire qu’il ne saurait être accompli jusqu’au bout ?
Ce n’est, du reste, qu’on le remarque bien, point une pâle copie de la civilisation des peuples occidentaux que Rechid a voulu importer en Orient. — Il a distingué, avec un tact habile, ce qui pouvait être transplanté avec fruit de ce qui ne l’eût été que stérilement. — Il a tenu compte de ces différences de mœurs, d’habitudes et de climats auxquelles Montesquieu faisait une si large part. — Il a emprunté seulement à nos institutions civiles les éternels principes de justice sur lesquels elles se fondent ; il a choisi parmi nos lois celles qui lui ont paru conciliables avec les coutumes, la religion et le tempérament des Orientaux. — Il a cherché à organiser les nations qui recouvrent le sol du vieux empire byzantin et non à les dénationaliser. — Versé dans la connaissance des lettres arabes et persanes, fidèle observateur des préceptes du Coran, Rechid-Pacha est par son éducation, comme par son origine, un homme de l’Orient. — La civilisation qu’il désire voir fleurir dans son pays porte donc d’autres caractères que la nôtre ; si elle emprunte à celle-ci ses codes exacts et rigoureux, elle conserve néanmoins aux populations ottomanes leur physionomie native, leurs traits originaux et distinctifs. — C’est une civilisation arabe venant se juxtaposer à notre civilisation latine.
Certes, il est permis d’espérer qu’une aussi noble tentative ne demeurera point stérile. — L’Europe est intéressée pour la conservation de son équilibre, au maintien de l’empire ottoman. — Elle veillera donc à son salut et lui donnera le temps de se raffermir et de se régénérer.
Nous venons de donner le portrait, aussi ressemblant que possible, des idées de Rechid-Pacha ; joignons-y maintenant celui de l’homme : — Rechid-Pacha est petit de taille, mais vigoureusement constitué, carré et replet. — Il a les traits assez réguliers, les yeux bruns, la peau basanée. — Sa physionomie porte ce cachet d’immuable impassibilité particulier aux Orientaux ; mais une certaine expression de finesse dans le regard relève, par intervalles, vivement cette physionomie. — Il est inutile d’ajouter que le langage et les manières du diplomate turc sont parfaitement polis.
Rechid-Pacha est commandeur de l’Ordre impérial de distinction particulière de Sa Hautesse, et de celui du grade de Muchir, grand-croix de l’Ordre royal de la Légion d’Honneur de France, de l’ordre de l’Aigle-Rouge de Prusse, de l’ordre de Charles III d’Espagne, de l’ordre d’Isabelle-la-Catholique d’Espagne, de l’ordre du Lion Néerlandais des Pays-Bas, de l’ordre de Léopold de Belgique, de l’ordre de l’Epée de Suède, etc.
Gustave de Molinari
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[1] Les propriétés de la plupart des mosquées sont très considérables. Elles consistent généralement en terres affermées par des baux viagers ou à terme. Les revenus en sont consacrés à la solde du clergé, à l’entretien du culte et des cérémonies ainsi que des édifices religieux. Le surplus en est réservé, porté dans un trésor particulier et compté, en cas d’urgence, au nombre des ressources de l’État.
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