Luc Marco & Stefka Mihaylova, Le débat sur l’organisation du travail en France. De la révolution à Louis Blanc (1791-1850), L’Harmattan, 2016
La décennie 1840 fut l’époque d’une transformation idéologique vive, dont la puissance ne sera reconnue qu’avec l’éclatement de la révolution de 1848 et le début d’essais politiques divers. Dans l’histoire du libéralisme, elle est marquée par l’émergence de structures dédiées à la défense des principes de la liberté individuelle, comme la Société d’économie politique ou les éditions Guillaumin. Période de transformations idéologiques, elle voit aussi la substitution de l’idée d’organisation à l’idée de liberté. La brochure de Louis Blanc sur l’organisation du travail (1840), à laquelle Marco et Mihaylova consacrent une grande partie de leur livre, illustre cette mode naissance : avec neuf éditions en dix ans, elle peut bien être appelée, suivant leurs mots, l’« ouvrage économique français le plus vendu au dix-neuvième siècle » (p.7). Cette brochure, modeste en apparence, fit éclater un débat vigoureux sur la question de la liberté du travail. Pour revenir aux sources, dans le tumulte des débats contemporains sur le marché du travail, les auteurs nous proposent donc d’étudier l’idée d’organisation du travail dans la première moitié du XIXe siècle, à travers le prisme du texte de Louis Blanc, vu comme catalyseur des critiques socialistes de la première moitié du siècle, et comme pièce centrale du débat des années 1840.
La brochure arriva en effet après une première phase de critiques envers le principe de la liberté du travail, qui s’était imposé en maître sur les ruines du système corporatif. Louis Blanc y soutient que le système de la concurrence, loin d’apporter la prospérité, cause la ruine ; qu’il est contraire aux intérêts du bas peuple, qu’il condamne à la mort, aussi bien qu’à ceux de la bourgeoisie, qu’il entraîne dans une lutte aux conséquences tout aussi funestes. Plus qu’un argumentaire, c’est une plainte contre la faiblesse des salaires et les conditions inhumaines du travail, et si Blanc a flatté les préjugés et les sentiments populaires, il n’a pas avancé la compréhension des mécanismes économiques. Ce défaut apparent lui était toutefois un précieux avantage : tout le zèle et la rigueur des économistes s’en trouvaient inutiles, car sur le terrain des arguments, il n’offrait pas de prise. Sa recommandation principale, celle d’ouvrir des ateliers nationaux aux frais de l’État, heurtait les principes les plus sommaires de l’économie politique ; mais en tant qu’utopie, elle était également inaccessible à la critique. Aux yeux des pragmatiques, elle pouvait sembler bancale, mais à défaut de l’avoir essayée, on prétendait ses mérites incapables d’être démentis.
Comme tous ceux qui sont convaincus que ce sont les idées qui font marcher le monde et que le débat courtois favorise le progrès, nous devons nous réjouir de l’insertion, dans ce livre, du texte original de Louis Blanc sur l’organisation du travail, ainsi qu’un certain nombre d’annexes d’économistes libéraux. Il est toutefois à regretter que peu de soin ait été apporté à l’établissement de ces textes, qui comprennent de très nombreuses coquilles (la page 42, à elle seule, en contient 4, assez lourdes). Il n’en est pas moins précieux, car c’est une pièce de grande valeur dans le débat sur les conséquences comparées de la liberté et de l’organisation. Par ses critiques morales, le texte prouve l’incapacité de Blanc à affronter les économistes sur le terrain de la science ; par ses recommandations précipitées, il illustre la difficulté de construire sur d’autres bases que celles de la nature humaine. Ses conséquences pratiques font également réfléchir, car, à l’évidence, l’échec de la tentation dirigiste doit faire trembler les disciples modernes de l’organisation du travail. À ce titre, néanmoins, on doit regretter que les deux auteurs n’aient pas plus approfondi l’étude des effets économiques des tentatives faites sous plusieurs gouvernements de l’époque de mettre en place les idées de Blanc — on le regrette, car si les belles théories font rêver, les histoires de banqueroute et de ruine laissent toujours plus dubitatif.
Après avoir présenté le contexte et le texte même de Blanc, les auteurs parcourent un certain nombre d’auteurs ayant participé au débat sur l’organisation du travail, tels que Pecqueur, Saint-Simon ou Fourrier. Leurs aperçus, toujours rigoureux, manquent malheureusement de jugements critiques, positifs ou négatifs, sur la valeur et les travers des idées défendues par chacun d’eux.
Le chapitre suivant est consacré à la réception du texte de Louis Blanc dans les revues économiques de l’époque, et notamment au sein du Journal des économistes, centre de la pensée économique libérale. C’est toutefois les commentaires apportés par les publications de tendance socialiste qui s’avèrent particulièrement curieux : l’accueil assez froid qu’elles lui réservèrent est une preuve de plus que chaque forme de socialisme a pour premier ennemi toutes les autres formes concurrentes de socialisme.
Au-delà des textes de la pensée socialiste sur ce thème, dont les principes ne s’avèrent compatibles qu’avec un ordre social d’où est exclue la liberté humaine, l’intérêt qu’a cette problématique de nos jours doit nous inciter à redécouvrir certains des chefs-d’œuvre de la pensée libérale sur cette question, notamment De la liberté du travail (1845), le magnum opus de Charles Dunoyer, ou certains textes plus courts de Joseph Garnier. De ce point de vue, on se réjouit de l’insertion de certaines pièces de ce genre dans les annexes du livre. Face aux nostalgiques des corporations ou du dirigisme, tous ces maîtres enseignent que les entraves à la liberté du travail paralysent l’activité économique et transforment en d’injustes privilégiés les acteurs protégés du marché. Dans le débat plus général sur les avantages de la liberté sur la contrainte, ils sont une voix qu’on entend trop peu.
Benoît Malbranque
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