Rapport sur le concours relatif à l’utilité du repos hebdomadaire

En 1874, Henri Baudrillart rend compte pour la section de morale de l’Académie des sciences morales et politiques du résultat d’un concours organisé sur le thème du repos hebdomadaire. Très religieux, Baudrillart n’accepte pas les prétentions de l’un des mémoires, qui appelle de ses vœux une société où la religion aura laissé la place à la religion. Le prix sera partagé par deux mémoires qui ont correctement analysé la question, dit Baudrillart, c’est-à-dire qui reconnaissent le besoin du repos hebdomadaire le dimanche, mais qui ne demandent pas à la loi et au pouvoir politique le soutien premier de cette habitude morale. 

RAPPORT SUR LE CONCOURS RELATIF À L’UTILITÉ DU REPOS HEBDOMADAIRE

PAR M. BAUDRILLART

Lu dans la séance du 4 janvier 1874.

(Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, t. XV, première partie, p. 227-243.)

MESSIEURS,

L’Académie a mis au concours, pour le prix Stassart échéant en 1871, le sujet suivant :

« De l’utilité du repos hebdomadaire pour les enfants et pour les adultes, au triple point de vue de la morale, de la culture intellectuelle et du progrès de l’industrie.

Peut-on remplacer le repos hebdomadaire par la limitation de la durée du travail quotidien ? Dans quelle mesure la loi peut-elle intervenir pour assurer aux enfants le repos hebdomadaire ? Par quelles institutions peut-on, en réservant absolument la liberté individuelle, propager l’habitude de ce repos, en régler et en utiliser l’emploi ? »

Un tel programme marquait toute l’importance de la question. Loin d’avoir diminué, cette importance, très réelle à toutes les époques, semble s’être encore accrue avec les développements du travail manufacturier. En même temps les termes précis dans lesquels elle est énoncée traçaient aux concurrents le cadre qu’ils avaient à remplir, et indiquaient suffisamment que l’intérêt, l’opportunité du concours était dans l’appropriation d’un problème ancien aux rapports, à bien des égards nouveaux, que le sujet présente avec la morale, l’industrie, l’hygiène et la législation.

Trois mémoires seulement nous ont été adressés. Peut-être est-il facile de s’expliquer ce petit nombre d’envois par la réunion de connaissances qu’exigeait un sujet plus simple en apparence qu’il ne l’est en réalité. La morale, l’économie politique et la jurisprudence constituent des spécialités distinctes. Elles devaient marcher de front dans la question que la Section avait posée. Nous devons nous estimer heureux d’avoir rencontré cette alliance d’éléments divers, mais faits pour se prêter un appui mutuel et pour concourir à une même vérité par des routes différentes, dans deux mémoires que recommande en outre un caractère philosophique sage et élevé.

Nous avions remarqué aussi le mémoire n° 1; nous devons même ajouter qu’il s’y trouve des mérites assez distingués pour que nous croyions devoir nous arrêter un instant sur les motifs qui nous ont commandé de l’écarter. S’il suffisait de parties de chapitres, pensées avec une certaine force, écrites non sans talent, de quelques côtés du sujet bien saisis et bien traités, ce mémoire ne nous aurait certes point paru indigne d’être retenu.

Malheureusement, il est incomplet pour le fond, inégal dans la forme. L’auteur est loin de tirer le parti désirable des renseignements que fournissent le passé et le présent sur la question du repos hebdomadaire. Tout au plus jette-t-il un coup d’œil superficiel sur les nations étrangères. Ce qu’il dit de la France à cet égard ne paraît pas non plus suffisant. Enfin, l’esprit dans lequel ce Mémoire est conçu prête à de graves objections. L’auteur élimine l’élément religieux sous la double forme des religions positives et du simple théisme philosophique. Il proteste en termes explicites contre l’idée que « la religion soit un élément indestructible de la société ». Et, pour motiver son opinion, il ne se borne pas à la critique fort vive de telle religion en particulier, comme le catholicisme, il généralise sa pensée et prédit « qu’un jour l’institution religieuse ne sera pas plus nécessaire aux sociétés qu’elle ne l’est aujourd’hui à un grand nombre d’individus dont elle s’est définitivement retirée pour faire place aux enseignements de la science et de la raison (p. 121) ».

Ce n’est pas tout : il croit pouvoir étendre à l’idée de la Providence elle-même cette décadence qui lui paraît frapper d’une sorte de mort plus ou moins lente les religions positives. « L’idée de la puissance et de l’intervention divine, écrit-il, perd de plus en plus son empire. » L’auteur n’hésite pas à voir là un progrès. Il y salue l’avènement de la raison, de la science pure, qui prépare la voie à la morale scientifique, indépendante de toute sanction religieuse, cette sanction fût-elle cherchée dans ce qu’on a appelé la religion naturelle. Ce serait calomnier l’auteur du Mémoire n° 1, que de l’accuser de prêcher un matérialisme avilissant, un athéisme grossier qui, en ruinant l’idée divine, semble ne songer qu’à délivrer l’homme de tout frein et à mettre les plus honteuses passions à leur aise. Il s’en faut que telle soit sa pensée. Il croit à l’innéité du sentiment moral, à l’idée de mérite et de démérite, et, pourvu que l’idée divine soit écartée, il consent volontiers à parler la langue du spiritualisme. — On se demande ce que peut devenir le dimanche, un jour consacré à l’adoration et à la prière, dans une théorie qui repousse comme les signes d’un état intellectuel arriéré la prière et l’adoration. L’auteur n’en conserve pas moins ce jour destiné au repos, et il le réserve à l’édification philosophique au lieu de le consacrer à l’édification religieuse. Il le remplit par des cours de morale qui seraient faits, dit-il, « en dehors des voies stériles de l’éclectisme et des dangers du mysticisme ». Il en occupe les heures par des instructions et des distractions variées, par des exercices hygiéniques de gymnastique et de jeux divers. On se demande si ces descriptions ingénieuses de ce qui doit être le dimanche de l’avenir, à la fois moral et divertissant, n’aboutissent pas simplement, sans que l’auteur paraisse s’en apercevoir, à réinventer, pour ainsi dire, les célèbres décadis Il nous a semblé que plus d’un plan, soit simplement projeté, soit même mis à exécution, pendant la période révolutionnaire, n’était pas sans rapport et pourrait entrer sans trop d’infériorité en parallèle avec l’esquisse qu’il trace d’une main habile. Mais cette expérience n’a-t-elle de valeur qu’à titre temporaire ? Est-elle donc sans portée et sans profit pour l’avenir ? Enfin est-ce seulement pour le moment où parut cet exemple fameux, qu’on put voir qu’il est plus facile au désœuvrement qu’à la morale de remplacer les cérémonies et les pratiques du culte, et qu’il ne suffit pas de décréter les plaisirs publics pour écarter l’ennui ?

Quel que soit l’esprit de tolérance qui anime l’Académie, son respect pour toutes les opinions sérieuses, on pourrait se demander s’il peut lui convenir de patronner indifféremment toutes les doctrines et en particulier celles dont le Mémoire n° 1 est le reflet. Quand d’autres motifs ne l’auraient pas fait écarter, nous aurions encore à demander si, indépendamment de ces théories mises en avant à propos de telles questions, pour le moins imprudemment agitées, l’auteur ne devait pas aux convenances même scientifiques de trancher moins et de prouver davantage. Il ne suffit pas d’affirmer une proposition aussi grave que celle de la disparition de l’élément religieux et des avantages que l’humanité doit, pense-t-on, y trouver. Il faudrait rechercher, à l’aide de cette méthode scientifique qu’on invoque, c’est-à-dire au moyen de l’analyse, s’il est vrai que l’élément religieux n’ait dû sa puissance qu’à des circonstances passagères, et s’il n’a pas ses racines réellement indestructibles, non seulement dans les nécessités de l’ordre social, mais dans les besoins énergiques et permanents de l’âme humaine. C’est une question qu’on peut traiter sans sortir de la pure philosophie, et il y a peu de philosophie peut-être à la préjuger du ton de la foi qui affirme. Quant au fond même des idées exprimées par l’auteur, il ne nous appartient pas de nous y appesantir : il suffit de les signaler. Elles n’ont en elles-mêmes rien de très nouveau. Toutes les époques de trouble et de scepticisme les ont vues paraître. Peu importe qu’elles mettent à se motiver plus d’art et qu’elles visent à plus de profondeur. Ce qui nous a paru nouveau, ce n’est pas la négation d’un Dieu-Providence. Mais attacher à cette négation même une vertu morale, lui attribuer une faculté de produire des fruits de pureté, de justice, de charité, qu’on refuse à l’esprit religieux et à la foi dans l’idée de Dieu, voilà ce qui a paru jusqu’à un certain point nouveau à votre Section, et ce qu’elle a le droit sans doute de repousser au nom de cette morale même qui se fonde sur la connaissance de la nature humaine et non sur de simples vues hypothétiques, trop promptes à se parer du nom de science.

Nous revenons à des idées plus saines et moins ambitieuses avec les Mémoires n° 2 et n° 3. Empreints l’un et l’autre d’un caractère éminemment spiritualiste et moral, se proposant de bien traiter le sujet plus que de l’agrandir inconsidérément, ils évitent toute discussion philosophique ou théologique, aussi oiseuse qu’irritante. Ils acceptent le sentiment religieux comme un fait qui s’impose. Fait en lui-même salutaire malgré ses abus. Un tel fait, précisément parce qu’il est fort et qu’il veut l’être, et le devenir davantage, se traduit et ne peut pas ne pas se traduire par un culte public. Mais les côtés religieux du dimanche ne sont pas les seuls. Les auteurs embrassent avec une égale attention toutes les parties du programme. Nous devons ajouter qu’un même esprit libéral anime également ces deux Mémoires. Disons quelques mots de chacun d’eux en particulier.

Le Mémoire n° 2 atteste une rare solidité de savoir et d’esprit, une vaste lecture. Il semble n’avoir rien omis de ce qui se rattache au sujet, surtout depuis un demi-siècle environ. On peut trouver qu’il abuse parfois un peu des autorités, des citations. C’est un défaut devenu trop habituel dans nos concours et contre lequel nous avons déjà essayé de prémunir les concurrents par plus d’un avertissement. Mais il serait injuste d’exagérer ici cette critique. Du moins ne saurions-nous reprocher à l’auteur d’avoir, comme il arrive trop souvent, substitué une sorte de marqueterie à ce travail de composition qui seul donne l’unité et l’art, à cet effort de pensée personnelle, qui seul fait les œuvres sérieuses. Il lui sera aisé de réduire ou de retrancher les citations trop longues ou trop nombreuses, sans qu’il ait à craindre que son Mémoire ne reste pas assez instructif et substantiel ; car il est difficile de l’être davantage, et l’on peut presque dire qu’il a épuisé la matière ; il suffit, pour en être convaincu, d’en rappeler très rapidement les points principaux.

Le Mémoire n° 2 débute par une introduction historique dont on ne peut contester l’utilité même théorique. L’histoire, en effet, confirme cette coutume du repos hebdomadaire. On la trouve non seulement chez les groupes de populations soumis à la tradition juive et chrétienne, en y comprenant les Musulmans qui se rattachent à la Bible, mais chez des peuples de race fort différente, comme par exemple les Chinois. C’est par l’histoire que l’auteur du Mémoire n° 2 répond à ceux qui croient que cette coupure du temps est chose arbitraire, ou qui puisse dépendre de purs arrangements mathématiques comme est le système décimal. Cette division en semaine, septimana, en sept jours, dont un consacré au repos, présentait assurément, remarque-t-il, une bien grande conformité avec la nature morale et physique de l’homme, pour qu’on la retrouve si souvent reproduite. En Grèce, à Rome, il est vrai, la multiplicité des fêtes semble tenir lieu en partie de cette périodicité d’une régularité absolue, mais bien des époques fixes y ramènent l’interruption du travail manuel et des occupations civiles ou politiques. Quel bienfait ne fut pas l’institution du dimanche au Moyen-âge ! Sans doute la contrainte n’y resta pas étrangère. En pouvait-il être autrement avec la confusion des pouvoirs spirituel et temporel ?Mais comment nier qu’alors la contrainte elle-même n’ait agi à l’avantage des populations rurales et urbaines écrasées de travail ? On avait vu déjà quelques-uns des empereurs de Constantinople prohiber, durant ce jour consacré, ces jeux sanglants et ces spectacles corrupteurs que l’esprit de la religion chrétienne condamnait, et auxquels le culte avec ses pompes magnifiques vint faire une heureuse concurrence. La même œuvre se perpétua durant les siècles qui suivirent par les interdictions des conciles. On cite les conciles provinciaux, tenus à Arles, à Mâcon, à Orléans, à l’époque mérovingienne, et d’autres assemblées du même genre qui, pendant la période carlovingienne et les suivantes, s’attachèrent à faire respecter le repos du dimanche. Le même objet fut poursuivi par les ordonnances des rois de France et par les arrêtés des Parlements, qui semblent lutter de rigueur avec l’Église elle-même. On y trouve défendus plus d’une fois non seulement le travail manuel, mais les foires et marchés, ainsi que les divertissements et les jeux qui avaient lieu pendant ce jour consacré. Nous sommes conduits jusqu’au moment où le protestantisme, réagissant contre le nombre excessif des fêtes religieuses, n’en maintient pas moins le repos obligatoire du septième jour. On sait qu’il le fit avec une sévérité dans la discipline, les règlements et les mœurs, égale et même supérieure à celle que le catholicisme avait déployée. Viennent enfin le XVIIIsiècle et la Révolution française. On trouve dans le Mémoire n° 2 un aperçu intéressant des critiques judicieuses, libérales, excessives aussi, du siècle de Voltaire, commentaire plus véhément parfois des plaintes naïves et fondées que La Fontaine avait placées déjà dans la bouche du savetier qu’il met en scène : « On nous ruine en fêtes ! » La Révolution ne se borna pas à en limiter le nombre, qu’elle augmentait d’ailleurs d’un autre côté, mettant au compte de la politique et du patriotisme ce qu’elle retranchait à la religion. L’auteur raconte et apprécie l’expérience du repos décadaire. Il montre comment cette tentative, s’attaquant violemment à des habitudes séculaires, ne pouvait qu’échouer en dépit de l’appui qu’elle croyait trouver dans la puissance de calculs abstraits. La vérité mathématique sortant de son domaine légitime devait être battue par la coutume ; d’ailleurs, même en dehors de la prescription religieuse, il était naturel qu’on aimât mieux se reposer au bout de sept jours qu’au bout de dix. La tolérance et la liberté trouvent dans une telle expérience leurs meilleurs arguments. Il est curieux, il est triste, il est instructif de voir le Directoire se faire plus intolérant que les Conciles, et prétendre contraindre les individus, sous les peines les plus dures, à ne pas travailler le décadi et à travailler le dimanche ; car la même intolérance qui faisait un crime du travail l’un de ces deux jours fit un crime également du repos durant le jour qu’on était habitué à sanctifier. Cette tentative eut le même succès que les essais inutilement persécuteurs de la Convention. Le Premier Consul consacra avec éclat le retour à la tradition, mais il refusa d’obéir à la pression qui le poussait à faire du repos du dimanche une obligation légale. Napoléon, devenu empereur, prononça même à ce sujet des paroles d’une singulière énergie, et qui même, disons-le, semblent dépasser le but. Il ne serait pas difficile d’en inférer quela nécessité du repos n’apparaissait pas clairement à cet esprit infatigable pour lui-même, qui voyait dans le travail incessant des peuples une condition de prospérité et peut-être d’ordre public.

L’auteur s’étend assez longuement sur la célèbre loi de 1814, qui fit, tout en énonçant des exceptions nombreuses, du travail durant le jour consacré au repos par l’Église, un délit susceptible d’amende. Comment ne pas remarquer que l’auteur devait ici rencontrer pour le citer et en tirer profit un important travail, un mémoire développé, dont notre savant confrère, M. Renouard, en 1865, donnait lecture devant cette Académie? Le Mémoire n° 2 en reproduit les libérales conclusions. Il critique, lui aussi, avec modération, mais avec fermeté, cette législation, laquelle n’a point disparu de nos codes, quoiqu’elle soit appliquée rarement et avec une modicité dans les amendes, taxées à un franc, qui semblerait faite pour désarmer la critique, si les principes n’étaient en jeu, et si on n’y pouvait voir comme une arme de réserve dont il n’est pas bon de laisser muni l’arsenal des lois ! L’auteur rappelle que, tout récemment encore, la Cour de cassation a maintenu par ses arrêts la loi du 18 novembre 1814, dont certains tribunaux avaient méconnu la force obligatoire. Si respectables que soient ces arrêts, peut-on ne pas voir dans cette loi, si mal accueillie lorsqu’elle fut promulguée, une confusion de l’ordre religieux et de l’ordre civil, un démenti à l’esprit même de notre droit public, qui répugne à traiter ce qui peut être un péché aux yeux de la foi comme une contravention punissable ? « Les pouvoirs de police, écrivait déjà M. Renouard, quelque latitude qu’on leur accorde, n’ont de prise légitime que sur les troubles réels causés à l’ordre matériel… L’ordre que la loi de 1814 a en vue de maintenir, ne touche point à la police ; car il n’intéresse en rien la paix, la sécurité, la circulation, la salubrité ; c’est l’ordre à mettre dans les idées, les habitudes, les pratiques religieuses, morales et économiques. Rien de cela n’est du domaine ni de la police ni de la loi. » L’auteur du Mémoire n° 2 ne s’en montre pas moins empressé à reconnaître tout ce qu’il y a de salutaire dans le respect du repos hebdomadaire, et à en recommander la pratique à l’aide de tous les moyens de propagande morale et par toutes les résolutions individuelles ou collectives qui peuvent y contribuer efficacement.

Ces considérations historiques et cette partie juridique traitée avec le plus grand soin sont suivies de développements consacrés aux différentes questions énumérées dans notre programme. C’est ainsi que l’auteur s’occupe de l’utilité du dimanche, sous le rapport religieux et moral, en étendant les mêmes considérations à tout autre jour choisi par d’autres cultes que la religion chrétienne, et par exemple au jour du Sabbat consacré par le culte israélite. Outre les effets moraux produits par le recueillement et par les exercices religieux, de quel droit penser que les spectacles et les pompes par lesquelles le culte public parle à l’imagination et aux sens de nos populations laborieuses dont la vie est souvent si monotone et si triste, puissent être dédaignés par le moraliste ? Et combien d’autres avantages moraux attachés pour la classe ouvrière à l’existence d’un jour qui arrache le travailleur à la tâche matérielle absorbante, à la préoccupation exclusive de l’intérêt, qui le fait pour quelques heures en quelque sorte l’égal de l’homme de loisir, qui lui permet de s’instruire, de satisfaire une utile curiosité, de se mettre au courant des affaires publiques auxquelles nos institutions l’appellent à participer, toutes choses dont il peut être fait abus sans doute, mais dont il faut d’autant plus recommander le bon usage ! Comment nier aussi, au point de vue de la même classe, l’avantage d’un jour voué, pour ainsi dire, à la sociabilité, consacré aux relations, à l’amitié, à la parenté ! Sous le rapport hygiénique, le sujet est étudié avec une particulière abondance de preuves. On ne peut mieux faire ressortir les inconvénients physiques du travail excessif, et par exemple les maladies engendrées par un labeur sans discontinuité. Enfin, le repos étant absolument nécessaire, comment l’inobservation du dimanche n’entraînerait-elle pas le choix de quelque autre jour ? C’est ce qui est arrivé pour le lundi. Cette célébration du lundi, si on peut ainsi parler, n’est-elle pas une des plaies les plus profondes de la classe ouvrière ? L’auteur s’applique à la sonder, non seulement en moraliste, mais en économiste. Il reproduit les calculs qui montrent toute l’étendue de la perte que cette déplorable habitude fait subir, d’une part à l’épargne de l’ouvrier, ce gage de sa dignité, ce premier titre de son indépendance, d’autre part, à la richesse publique, atteinte dans une proportion notable par le chômage du travail et par l’intempérance qui s’y alimente. Cette première partie est terminée par une étude comparée des différentes régions industrielles de la France. Le Mémoire n° 2 compare aussi la France elle-même avec les nations étrangères, comme l’Angleterre qu’il étudie dans ses grands centres, tels que Londres, Birmingham, Manchester, Liverpool, Leeds et Glasgow, comme les États-Unis, la Prusse, la Russie, la Hollande, d’autres pays du Nord, l’Italie, etc. Il y recherche les effets aussi bien que les causes de l’observation plus ou moins satisfaisante ou défectueuse du repos du dimanche.

Serait-il possible de remplacer ce jour de repos par d’autres combinaisons ? C’est une question intéressante qu’avait posée votre programme. Le Mémoire n° 2 la résout négativement. Et d’abord ne pourrait-on pas laisser ce jour à l’arbitraire individuel ? Évidemment non. Si chacun le choisissait selon son caprice, il nuirait aux travaux d’autrui qui doivent se coordonner avec les siens. Il en résulterait toute sorte de dommages pour les relations de la vie sociale. Tous les services, administrations, tribunaux, doivent vaquer le même jour, aussi bien que les transactions et les affaires. On ne peut donc dénier à l’État le droit, il faut même lui reconnaître le devoir indispensable de fixer ou plutôt d’accepter de la coutume un jour ayant un caractère officiel et légal. Quant à croire qu’on pourra obtenir les mêmes bons effets par la réduction des heures du travail de la semaine d’un nombre égal à celui que donne le dimanche, c’est une pure chimère. Les raisons qui exigent qu’un jour tout entier soit consacré au repos ou reçoive des emplois variés en dehors de la tâche quotidienne, sont frappantes. Elles sont présentées avec des développements qui ôtent à l’idée ce qu’elle pourrait avoir à force d’évidence, pour ainsi dire, de trop banal. Nulle part plus que dans les deux dernières parties, l’auteur n’a réuni de faits intéressants, de raisons concluantes en faveur de sa thèse. Il examine les effets de la loi de 1841 sur la situation des enfants employés dans les manufactures, il en montre l’insuffisance et en maintient le principe, tout en en proposant la réforme. On trouve là les vues les plus exactes sur la nature et la mesure d’intervention qu’il convient d’appliquer dans cette délicate matière, et aussi quelques observations utiles sur ce qu’on a appelé le système de demi-temps. S’il faut toujours craindre ici que l’intervention charitable nuise à la liberté de l’industrie, tandis qued’un autre côté un respect trop scrupuleux de cette liberté pourrait mener à l’oppression morale et physique de l’enfance, aussi criminelle que dommageable à l’État, la même observation s’applique avec encore plus de force à l’indication des moyens propres à ranimer l’observation du dimanche. Là aussi la liberté et l’autorité risquent de se trouver en conflit. C’est à faire leur part que s’est appliqué, dans la quatrième partie, l’auteur du Mémoire n° 2, et nous croyons pouvoir dire qu’il a réussi à la bien faire. — Ce n’est qu’exceptionnellement ou pour ses effets indirects qu’il admet et invoque l’autorité de la loi. Il croit peu à l’efficacité des prohibitions. Discutant diverses mesures propres, pense-t-on, à imposer la tempérance, il conclut à la négative, il ne fait d’exception, par des raisons dans l’examen desquelles nous n’avons pas à entrer, que pour un impôt sur l’alcool. Il se prononce pour l’emploi d’associations, pour le respect du repos du dimanche par les patrons, pour la paie faite aux ouvriers un autre jour que le samedi, et indique, outre les grands remèdes de la moralité et de l’instruction, divers moyens de détail. C’est dans les développements donnés à ces indications queconsiste le mérite du Mémoire n° 2. Avec la vérité des principes, si bien saisie et mise en lumière, c’est ce caractère de précision et d’exactitude, porté à un remarquable degré de rigueur, qui nous a paru recommander surtout ce travail, où l’on trouve à chaque instant la preuve d’une étude consciencieuse et d’une véritable compétence en des matières très variées.

Des mérites, à quelques égards, différents, mais non pas inégaux, nous ont paru recommander le Mémoire n° 3. Certes le savoir n’y manque pas, quoiqu’il soit sans doute moins étendu. Mais, sans rien ôter de leur valeur aux recherches qui en rendent la lecture très instructive, on peut dire que c’est par d’autres qualités qu’il a attiré surtout l’attention de la Section. La marche en est rapide, intéressante. On sent, dans les pages de ce Mémoire, du mouvement, de la vie, un accent en quelque sorte personnel à l’auteur. On voit qu’il a le goût de son sujet, et il a su le communiquer aux lecteurs. Des sept chapitres qui composent son Mémoire, plusieurs semblent traités avec un soin tout particulier et avec beaucoup de connaissance de cause. L’auteur paraît avoir surtout étudié la condition des ouvriers, leurs relations avec les patrons, tout ce qui constitue la vie industrielle. Quant au sujet lui-même, nous trouvons un fond d’idées trop analogue à celui que nous avons vu développé dans le Mémoire n°2, pour qu’une analyse ne nous condamnât pas à des redites inévitables. Aussi nous en abstiendrons-nous. Nous louerons franchement l’élévation des idées, le bonheur fréquent de la forme, nous bornant à mêler quelques légères critiques à ces justes éloges. Peut-être le degré auquel l’auteur pousse l’espoir d’une transformation complète des classes laborieuses, est-il un peu excessif. Assurément c’est là un noble but qu’il ne faut pas désespérer d’atteindre. Mais là encore, la théorie de la perfectibilité a ses limites. L’auteur nous a paru quelquefois les franchir, et ne pas se garder toujours des entraînements et des illusions de l’enthousiasme. Si c’était là un danger, lui-même y aurait remédié d’ailleurs, car il ne cesse de s’adresser à la plus pure morale, et c’est à elle, c’est-à-dire à des efforts individuels, et non à de chimériques panacées, dont la société fait seule les frais, qu’il en appelle constamment. Il y a peut-être aussi un peu d’inexpérience dans quelques parties du tableau qu’il trace de l’emploi du dimanche, des instructions et aussi des joies que les classes ouvrières peuvent y trouver. Il tombe là dans des détails excessifs que pourrait seule soutenir la plume de l’écrivain le plus consommé.

On voudrait enfin, pour conclusion, autre chose que la citation d’une pièce de vers, si distinguée qu’elle soit, empruntée à un auteur contemporain.

Ce sont là des taches que l’auteur n’aura pas de peine à effacer en révisant son travail. Elles ne nous ont pas arrêtés. Nous avons pensé que, comme pour le Mémoire n°2, les défauts étaient loin de balancer les mérites, et ne devaient pas ôter aux auteurs le bénéfice de leur travail considérable et à plusieurs égards distingué.

En conséquence la Section de morale vous propose de partager le prix Stassart entre le Mémoire n° 2 portant pour épigraphe : « Dans l’institution du dimanche réside le secret de la moralisation de la classe ouvrière », et le Mémoire n° 3 portant cette inscription tirée de Rousseau : « Le grand secret de l’éducation est de faire queles exercices du corps et ceux de l’esprit servent toujours de délassement les uns aux autres. »

Les conclusions de la Section sont adoptées.

L’Académie partage le prix entre l’auteur du Mémoire n° 2, M. Joseph LEFORT, avocat à la cour d’appel, et l’auteur du mémoire n° 3, M. Julien HAYEM, licencié en droit.

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