Rapport de L. Reybaud récompensant le mémoire de P. Leroy-Beaulieu sur le travail des femmes
On lit d’abord, en résumé, dans les Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, année 1870, 4e trimestre, Paris, 1870, p. 454 :
M. Reybaud, au nom de la section de morale, fait un rapport sur le concours relatif à l’instruction et au salaire des femmes employées dans l’industrie. Le sujet de ce concours avait été proposé dans les termes suivants :
« De l’instruction et du salaire des femmes employées dans l’industrie, et des moyens de concilier pour elles le travail salarié et la vie de famille.
« Y a-t-il lieu de recourir à l’intervention de la loi pour réglementer le travail des femmes ?
« Quels sont, à cette égard, la législation et les usages des principaux pays industriels ? »
Deux mémoires ont été adressés à l’Académie, et encore n’y a-t il pas lieu de s’arrêter longtemps sur le n°1. — Ce mémoire, en deux cahiers, se compose de 115 pages sous ce titre : Les femmes, le travail, le progrès, et avec cette épigraphe : La position faite aux femmes qui se nourrissent du travail de leurs mains est mauvaise. L’auteur a le tort grave de se tenir presque toujours hors du sujet. Il n’y touche guère qu’en essayant de présenter des portraits de la femme dans ses diverses conditions d’existence ; mais ces portraits sont à peine des ébauches, et tout le manuscrit n’est en réalité qu’une suite de notes recueillies confusément. Une vaste association des sociétés coopératives y est en définitive indiquée comme remède au sort misérable des femmes. La section, en écartant le mémoire n°1 pour ses illusions, ses écarts et son défaut de méthode, rend toutefois justice aux intentions bienveillantes qui animent l’auteur.
Le mémoire n°2 se compose de 307 pages d’une écriture très serrée, sous ce titre : Le travail des femmes, et avec cette épigraphe de J.-B. Say : « Quand on est raisonnable, on ne délibère pas si l’on fera remonter un fleuve vers sa source. Mais il est fort nécessaire de prévoir les ravages de ce fleuve, et surtout de profiter du bienfait de ses eaux. »
L’auteur entre en matière par un exposé de la question, telle que la montrent l’expérience et l’histoire, et dans une analyse raide il exclut les théories qui conduiraient au désœuvrement des femmes. Mais soit dans le gynécée antique, soit, au Moyen-âge, dans la masse tributaire ou seigneuriale, et même dans la corporation, le travail des femmes ne comportait guère que l’atelier domestique ou quelques ateliers réduits. C’est dans le cours du XIXe siècle seulement qu’avec les moteurs à feu commence une révolution qui peu à peu gagnera tous les ateliers et à laquelle l’auteur du mémoire n°2 nous fait assister. Avec un soin attentif et une grande abondance de renseignements, il montre pas à pas, industrie par industrie, ce qu’est devenu le travail des femmes dans cette épreuve où il paraissait devoir succomber ; et il explique comment et à l’aide de quels ménagements la transition a pu arriver au point où nous la voyons pour les articles qui en étaient susceptibles, le coton, le lin, la laine et en partie la soie, tâche de femme presque toujours.
Aux graves difficultés du problème l’auteur propose des solutions très sensées. Dans des considérations et une statistique d’ensemble sur le nombre des femmes vouées à l’industrie, il fait preuve d’une science et d’une justesse de vues dignes des plus grands éloges. Les mêmes qualités se retrouvent dans le détail qu’il donne du salaire des femmes en étudiant les diverses branches de leur travail, et il n’est pas moins bien inspiré quand il parle de l’instruction des femmes employées dans l’industrie et qui se confond avec la grande thèse de l’instruction à donner aux femmes en général et en dehors des distinctions techniques. Enfin, passant à l’examen, essentiellement désigné dans le concours, des lois et coutumes qui régissent le travail des femmes en France et à l’étranger, l’auteur fait suivre dans son mémoire tous les incidents qui en Angleterre se rattachent au principe de réglementation de cette matière, et indique, en les appréciant, les bills qui en ont assuré les moindres effets ; mais il ne découvre pas les mêmes sujets de satisfaction lorsqu’il passe en revue l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique et la France.
Les derniers chapitres du mémoire n°2 couronnent dignement cette suite de recherches. Après ce qui s’est fait pour le travail des femmes, l’auteur se demande ce qui reste à faire, et aux limites de cet examen il arrive à des conclusions qui résument les faits et fixent quelques principes.
En résumé, le mémoire n°2 renferme, avec des parties toujours bien étudiées, des aperçus neufs et des discussions solides. Dans la recherche des faits l’auteur montre un savoir rare, dans leur classement une méthode habile, dans les déductions qu’il en tire une grande sagacité. Il a su garder, dans des questions délicates, une mesure qui n’exclut pas la fermeté du jugement et qui donne à son mémoire un ton d’autorité réelle. C’est en un mot une opinion sensée, toujours conforme à elle-même et soutenue, dans le cours de trois cents pages, avec la même sobriété d’effets, la même maturité d’esprit. Quant au style, il est en tout point ce que comportait le sujet : clair, simple, avec de la vigueur quand il en faut, et toujours une manière tempérée et raisonnable d’exposer et de discuter les choses. La forme est ainsi assortie avec le fond. Il y a cependant quelques longueurs dans cette composition, et certaines répétitions que l’auteur découvrira en se relisant, et qu’il fera à coup sûr disparaître. En somme, l’œuvre a un vrai mérite, et il y a lieu de s’applaudir d’un concours dont les conditions ont été si heureusement remplies.
La section de morale propose, en conséquence, à l’Académie de décerner le prix au mémoire inscrit sous le n° 2.
L’Académie adopte les conclusions de ce rapport et décerne le prix au mémoire inscrit sous le n°2. Le billet cacheté, joint à ce mémoire, est ouvert et fait connaître comme en étant l’auteur M. Paul Leroy-Beaulieu, déjà plusieurs fois lauréat de l’Académie.
Le nom de M. Leroy-Beaulieu sera proclamé dans la prochaine séance publique.
* * *
Le rapport complet de Louis Reybaud lu dans la séance du 30 juillet 1870, fut par la suite inséré dans la collection des Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques (tome XIII, 1872) :
RAPPORT FAIT AU NOM DE LA SECTION DE MORALE SUR LE CONCOURS RELATIF À L’INSTRUCTION ET AU SALAIRE DES FEMMES DANS LES TRAVAUX D’INDUSTRIE
PAR M. REYBAUD
Lu dans la séance du 30 juillet 1870.
Dans l’un des concours que l’Académie a ouverts pour les prix du budget et dont les termes expiraient en 1869, figurait le sujet suivant :
« De l’instruction et du salaire des femmes employées dans l’industrie, et des moyens de concilier pour elles le travail salarié et la vie de famille.
« Y a-t-il lieu de recourir à l’intervention de la loi pour réglementer le travail « des femmes ?
« Quels sont, à cet égard, la législation et les usages des principaux pays industriels ? »
Le sujet, on le voit, était bien déterminé ; point d’équivoque possible sur les intentions de l’Académie. Elle posait aux concurrents des questions précises, leur demandant de quelles améliorations est susceptible le régime du travail des femmes, et excluant de cette recherche ce qui pourrait porter une atteinte trop profonde à la coutume, aux mœurs et aux traditions. Toutes les civilisations ont compris le travail des femmes dans leur cadre d’activité ; il ne s’agissait donc que d’en fixer la nature et la mesure, l’emploi le plus régulier et le plus généreux. Cette étude devait naturellement comprendre l’observation des phénomènes qu’a apportés dans l’économie des tâches manuelles la période de transformation qu’elles traversent depuis près de cent ans. De domestiques, beaucoup de ces tâches sont devenues industrielles, ce qui en a changé le siège, les instruments et le mode d’exécution : l’atelier commun a remplacé dès lors l’atelier de famille. De là des modifications que le programme de l’Académie signalait aux concurrents comme matière d’analyses et de discussions. La plupart de ces modifications ont donné lieu à des problèmes résolus par l’expérience, et il était bon d’en faire le départ ; d’autres, en petit nombre, gardent des problèmes à résoudre, ou plutôt des tempéraments à trouver, et il était bon également que l’esprit d’investigation s’y exerçât. La culture morale des populations laborieuses y est engagée au moins autant que leur bien-être matériel. Nous n’avons pas d’ailleurs à y insister ici. L’examen qui va suivre reviendra sur ces détails, à mesure que les auteurs auront à dire ce qu’ils en pensent et que la section aura à juger le plus ou moins de solidité de leurs opinions. Comme conclusion générale, il s’en dégagera ce fait qu’ici comme ailleurs la civilisation poursuit son œuvre par des voies lentes, mais sûres, sans secousse comme sans discontinuité.
Si intéressant qu’il fût, le concours n’a fourni que deux mémoires, et encore n’y a-t-il pas lieu de s’arrêter longtemps sur le n°1. Ce mémoire, en deux cahiers, se compose de 115 pages, sous ce titre : Les femmes, le travail, le progrès, et avec cette épigraphe : « La position faite aux femmes qui se nourrissent du travail de leurs mains est mauvaise (Mme Romieu, La femme au XIXe siècle). » Ce travail a le tort grave de se tenir presque toujours en dehors du sujet ; l’auteur s’attaque d’abord à des difficultés que le programme de l’Académie ne soulevait pas, et qui devaient bon gré mal gré le conduire à des déclamations ; par exemple, la subordination de la femme et la prétendue déchéance où la tiennent nos lois et nos mœurs. Même avec un grand talent, de telles digressions sont ingrates, et l’auteur ne pouvait réussir là où M. John Stuart Mill vient d’échouer. [1] Dans les pages qui suivent, l’auteur répond mieux pourtant aux termes du concours : ce sont des portraits de la femme dans ses diverses conditions d’existence, la paysanne, l’ouvrière, la fille de magasin, les filles de la bourgeoisie, la femme du monde, les sous-maîtresses, les lectrices, les dames de compagnie. Cette suite de portraits, sous une main habile, aurait pu s’animer ; ici ce ne sont que des indications, et à peine des ébauches. Le manuscrit est ainsi composé qu’on y passe d’un objet à l’autre sans transition, sans que les idées s’y enchaînent : on dirait une suite de notes, recueillies confusément et mises sous l’autorité des noms les plus disparates. L’auteur a pourtant un système, et naturellement un remède souverain ; c’est ce qu’il annonce dans son second et dernier chapitre, intitulé : Voies et moyens. Ce système, ce remède, c’est la coopération qu’il restitue à son véritable parrain, Robert Owen. La coopération a occupé et occupe encore en Europe bien des imaginations : voici un plan entre mille qu’elle a suggéré, plan très succinct, ce qui nous permet d’en faire mention, ne fût-ce que pour bien indiquer l’esprit qui règne dans le mémoire n°1.
L’auteur n’y procède pas sur une petite échelle. Jusqu’ici les sociétés coopératives avaient agi isolément ; il veut les réunir dans une vaste association. Les plus beaux chiffres sont alignés dans ce but. La production de la France, d’après des calculs approximatifs, est de vingt milliards, dont douze au moins, portant sur des consommations, sont mis en coupe réglée par les intermédiaires. Le moins qu’on puisse évaluer la rançon qu’ils prélèvent là-dessus est de 35% ; c’est sensiblement quatre milliards. Or ces quatre milliards, c’est comme si on les tenait, et avec cela, que de bien à faire ! Inutile de citer la part de ce bien qui est étrangère au concours, mais, avec le reliquat, que d’améliorations à apporter au sort des femmes ! Les misères de l’apprentissage, les hécatombes de l’allaitement artificiel, seraient à l’instant supprimés ; il y aurait des places en abondance pour toutes les femmes dans les commerces qui sont de leur ressort, la lingerie, les confections, la nouveauté ; elles pénétreraient bon gré mal gré dans les industries dont on leur dispute encore l’accès ; ce serait une réhabilitation et la plus heureuse de toutes, celle qui résulte à la fois de la force des choses et du concours des volontés. On devine le reste ; c’est toujours un âge d’or en perspective ; le thème est ancien. Ce qui en ressortira pour l’Académie, c’est qu’en écartant le mémoire n°1 pour ses illusions, ses déviations et son défaut de méthode, la section a pu et dû rendre justice aux intentions bienveillantes qui animent l’auteur.
L’un des mérites du mémoire n° 2, et il en a beaucoup, est d’être plus considérable que le précédent. Il se compose de 307 pages d’une écriture très serrée, sous ce titre : Le travail des femmes, et avec cette épigraphe de Jean-Baptiste Say : « Quand on est raisonnable, on ne délibère pas si l’on fera remonter un fleuve vers sa source. Mais il est fort nécessaire de prévoir les ravages de ce fleuve, et surtout de profiter du bienfait de ses eaux. » Ce mémoire reste seul dans le concours, mais il suffit pour le remplir : la section proposera à l’Académie de vouloir bien lui décerner le prix.
L’auteur entre en matière par un exposé de la question, telle que la montrent l’expérience et l’histoire. « À l’homme et à la femme, dit-il, la nature a départi d’inégales forces et des charges inégales ; mais, par une sorte d’inconséquence, elle a rejeté la supériorité des charges précisément du côté où elle avait mis l’infériorité des forces. Elle a rendu l’homme vigoureux, capable de longues et dures tâches, elle a fait la femme faible et soumise à de périodiques épreuves, et pourtant c’est sur la femme qu’elle a fait porter le poids de la gestation, de l’enfantement et de l’allaitement. Il est vrai que cette inégalité de forces et de charges devait aboutir, comme compensation, à la nécessité de la famille, c’est-à-dire à l’union indissoluble de l’homme et de la femme. Dans la famille chaque membre a sa fonction qui lui est spéciale et qui est proportionnée à ses forces. Chaque membre doit être actif, mais d’une activité différente et inégale ; chaque membre doit travailler à la prospérité du corps entier, mais par des voies diverses. Pour l’homme et la femme l’obligation du travail est la même, mais une division naturelle s’opère dans la forme et l’intensité du travail. L’homme a dans son lot les travaux du dehors, la femme les travaux sédentaires. C’est la règle que les exceptions confirment. »
Telle est, dans une analyse rapide, le point de départ du mémoire n°2 ; il exclut, on le voit, les théories qui conduiraient au désœuvrement des femmes. Là-dessus, tous les témoignages de l’antiquité sont unanimes, et l’auteur s’en appuie. Dans les écrits, dans les monuments, dans la tradition, il trouve la femme employée, qu’elle soit libre ou non, à des travaux plus ou moins rudes, plus ou moins opiniâtres. La Bible, Homère, les chroniques du Moyen-âge, abondent en exemples de ce genre familiers aux moins érudits. Chez les Latins et les Grecs, le travail des femmes se renferme dans les gynécées ; chez les barbares il se retrouve dans les manses tributaires et les manses seigneuriales. Pour ces dernières existaient sous l’œil et la main des châtelaines des ateliers de femmes et de filles serves, où l’on filait et tissait la laine et le lin. De même dans les abbayes. Celle de Niederalteich avait un atelier de 22 personnes, femmes et filles ; celle de Stephansmert employait 24 serves au tissage des toiles et à la confection des vêtements. Partout l’emploi des bras, partout l’activité. Cette activité ne cesse même pas sous le régime des corporations qui semblaient devoir l’exclure. En feuilletant le Registre des métiers de Depping, on y retrouve des ateliers de femmes avec leurs attributs spéciaux des : fileresses de soie à grands fuseaux et à petits fuseaux, des ouvrières en draps de soie, des tisserandes de couvre-chef, des brouderesses, des crespinières, etc. En vain l’homme dominait-il en maître dans la corporation ; bon gré mal gré, il y avait fait une place à la femme. Il paraît même que, dans quelques corps, elle pouvait concourir aux dignités. On sait que toute corporation se donnait des chefs qui portaient les noms tantôt de maîtres du métier, tantôt de prud’hommes, tantôt d’élus ; on cite plusieurs cas où ces fonctions pouvaient être données à des femmes. Les artisans de tissus de soie, par exemple, avaient trois maîtres et trois maîtresses ; les tisserandes de couvre-chef avaient trois preud’femmes.
Ce travail des femmes dans le château, l’abbaye et la corporation, ne comportait guère que l’atelier domestique ou quelques ateliers réduits, et pourtant, au sujet des mœurs, de la tenue et du régime de ces ateliers du Moyen-âge, figurent dans les chroniques d’alors les mêmes plaintes que nous avons vues éclater à propos des ateliers de manufacture. Le mémoire n°2 a suivi période par période les traces de ce mouvement d’opinion. Ce sont des doléances qu’on dirait copiées des nôtres, d’où il faudrait conclure qu’au jugement des contemporains et dans des circonstances données, les femmes ne sont aujourd’hui ni meilleures ni pires qu’autrefois. Une autre conclusion à en tirer, c’est que, sous la forme de groupe volontaire ou de corporation fermée, l’atelier commun a toujours existé pour elles.
Nous arrivons ainsi à la fin du dix-huitième siècle. Jusque-là, point d’industrie qui eût employé autre chose que les bras de l’homme ou quelques instruments élémentaires. Avec les moteurs à feu commence une révolution qui, peu à peu, gagnera tous les ateliers, et à laquelle l’auteur du mémoire n°2 nous fait assister. Avec un soin attentif et une grande abondance de renseignements, il nous montre pas à pas, industrie par industrie, ce qu’est devenu le travail des femmes dans cette épreuve où il paraissait devoir succomber. En soulageant les bras humains, les nouveaux agents commençaient par les destituer dans une forte proportion, et, ce qui était pire, par les déplacer en brisant l’atelier de famille au profit de l’atelier collectif. L’auteur explique comment, et à l’aide de quels ménagements, la transition a pu arriver au point où nous la voyons pour les articles qui en étaient susceptibles : le coton, la laine, le lin et en partie la soie ; tâches de femmes presque toujours. Il ajoute quelques détails curieux sur des industries plus récemment introduites dans le domaine de la mécanique, comme les objets de confection. Ici c’est la machine à coudre qui entre en scène, et l’auteur du mémoire n°2 en parle pertinemment. L’Académie me permettra une petite digression sur cet instrument créé d’hier et déjà très répandu ; sa place est marquée dans l’histoire du travail des femmes.
Comme d’habitude, le véritable inventeur est encore à découvrir, au milieu de prétentions qui se combattent. Le fait est que l’outil n’a pas été créé de toute pièce et qu’il a fallu, pour le rendre propre à un bon service, y revenir à plusieurs fois et détail par détail. Le premier brevet sérieux fut pris à Paris en 1804, au nom de deux Anglais Thomas Stove et James Henderson ; ce brevet pour machine à coudre ne semble pas avoir eu d’autre valeur que l’étiquette ; il resta lettre morte. Un Français, nommé Thimonnier, ne fut pas plus heureux en 1828 ; son procédé, imité du tissage de la mousseline, resta sans application. Ce fut alors que les Américains se mirent en ligne et produisirent à l’envi brevet sur brevet. En 1834, c’est Walter Hunt ; deux ans plus tard, c’est Singer, avec un perfectionnement réel ; enfin, en 1844, Elias Howe, qui produisit la première machine d’un usage vraiment industriel. Présentée d’abord à l’exposition de Londres en 1851, elle excitait l’attention et obtenait en 1855, à l’exposition de Paris, un succès général de curiosité. Des perfectionnements survinrent, une foule de brevets furent pris ; on les combina, et des essais heureux fixèrent la vogue. Déjà en 1860 on comptait à Paris 2 097 machines à coudre : les prisons en avaient un grand nombre, les régiments en comptaient 481. Dès 1859, une grande usine de Paris introduisait dans ses ateliers la couture à vapeur ; en 1866 on appliquait l’électricité à la machine à coudre, et un ouvroir se fondait dans nos quartiers populaires, pourvu de machines à coudre à moteur électro-magnétique. Ainsi, dans l’espace de quelques années, l’outil domestique avait fait son chemin, la révolution était complète ; on va voir en quoi elle consistait.
Une bonne couseuse fait de 25 à 30 points à la minute, vitesse extrême ; une bonne machine en fait 800 avec aisance, et en atteindrait même 1000 si la mécanicienne la pouvait suivre. La vitesse de l’instrument serait donc trente fois plus forte que celle de la main la plus exercée. En pratique, il faut beaucoup rabattre de ces données théoriques : il y a des arrêts, il y a des malfaçons, et, dans l’état actuel, le produit d’une machine à coudre ne fournit guère que le produit de six ouvrières, ce qui est déjà énorme ; on porte cette évaluation à douze hommes pour les gros ouvrages de la cordonnerie et de la sellerie où la résistance est plus forte. Ajoutons que, dans l’état actuel, une machine à coudre ne peut pas s’employer avec profit pour toutes les parties du vêtement ou de la lingerie. Il faut souvent plusieurs personnes pour préparer le travail et le finir ; le concours de quatre auxiliaires par machine est nécessaire dans la généralité des cas. Il en est toujours ainsi dans chaque perfectionnement : un instrument qui s’adresse à un besoin général recrute plus de bras qu’il n’en congédie, et surtout les rétribue mieux. Son profit se trouve non dans la main d’œuvre qu’il épargne, mais dans la plus grande quantité de services qu’il rend, et dans le surcroît de débit qui en est la conséquence forcée.
On peut d’ailleurs juger les premiers effets de la découverte sur la condition des ouvriers ou ouvrières qu’emploie directement la machine à coudre. Dans l’un des grands établissements de Paris, la moyenne des salaires des femmes qui conduisent une machine est de 3 fr. 50 par jour. Dans un autre établissement, l’ouvrière ordinaire n’a que 3 francs, mais les ouvrières d’élite ont 5 et 6 francs. Les auxiliaires qui bâtissent et finissent ont en moyenne 2 fr. et 2 fr. 50, et par exception seulement 3 fr. et 3 fr. 25. En Angleterre, les rétributions seraient, d’après M. Edwin Chadwick, sensiblement plus fortes. Les mécaniciennes y gagnent 16 à 25 schellings (20 à 31 fr. 25) par semaine, quelquefois plus ; la moyenne serait de 20 schellings (25 fr.), ce qui est un peu plus de 4 francs par jour. L’Allemagne est loin de ces prix ; c’est un pays pauvre, on le voit bien. On ne donne aux mécaniciennes, et encore aux meilleures, que 3 à 4 thalers et demi (11 fr. 25 à 15 fr.) par semaine, ce qui est considérable au prix des vivres et au taux habituel de la main-d’œuvre dans le pays. Règle générale, le salaire des mécaniciennes qui conduisent un appareil de couture est supérieur au moins d’un tiers, souvent de moitié, à celui des meilleures couseuses. La machine à coudre n’a donc fait que des heureux autour d’elle, mais au-delà, parmi ces milliers, on pourrait dire ces millions de femmes dont l’aiguille est le seul instrument, quelquefois le seul gagne-pain, il y aura un compte à régler qui commence seulement et ne sera pas vidé dans un siècle !
Le mémoire n° 2 ne se dissimule pas la gravité du problème, et il y oppose des solutions très sensées. Il rappelle que, lorsque Hargraves et Arkwright livrèrent au public les découvertes qui ont illustré leurs noms, personne n’eût pu prévoir qu’on retrouverait au centuple les 5 200 fileuses et les 2 700 tisseurs de l’époque du rouet. Il rappelle également les surprises que la multiplication des chemins de fer réservait à ceux qui les ont accueillis avec quelque incrédulité. Soit pour le dernier point qui a été pour la communauté un bienfait sans mélange ; mais quant au premier point, c’est-à-dire le passage de l’industrie à bras à l’industrie mécanique, il faut se souvenir pourtant qu’il n’est pas encore tout à fait franchi et de quelles souffrances il a été payé. Avant de désarmer, certains métiers à bras ont tenu bon pendant un demi-siècle avec des salaires dérisoires ; deux générations s’y sont succédé et n’ont cédé que de guerre lasse. Rien de plus triste que de telles rigueurs ; ce qu’on peut dire, c’est qu’elles sont inévitables. De loin en loin, les civilisations font litière de ce qui a vieilli pour préparer le terrain à de nouveaux ensemencements. L’auteur du mémoire fait là-dessus une réflexion fort juste. Pour fortifier les changements que la mécanique a introduits dans les industries textiles, il fallait que la confection y participât, que de manuelle elle devînt industrielle pour aboutir à une consommation vraiment populaire et élargir les débouchés. Ce serait alors la devise américaine, née en pleine démocratie : travailler pour le plus grand nombre, dût-on négliger l’élite.
Les industries textiles ne sont pas les seules où le travail des femmes ait un rôle assigné ; on le retrouve dans d’autres industries où il ne semblait pas devoir pénétrer, dans les mines et dans les ateliers où l’on travaille le fer. Une enquête anglaise, faite en 1843, cite, par exemple, des manufactures de vis et d’écrous où les femmes sont en majorité, et qui employaient 300 femmes contre 60 hommes. Elles y entrent à l’âge de treize ans quelquefois, plus généralement à quinze ans. Les manufactures de boutons métalliques ne font pas une moindre part aux femmes ; à Wolverhampton, elles sont en nombre dans les manufactures de clous, et, dans l’enquête, un fabricant disait que leur ouvrage valait celui des hommes. À Warrington, dans la manufacture d’épingles, il y a plus de jeunes filles que de jeunes hommes, soit 180 filles contre 141 garçons au-dessous de 13 ans, et 130 jeunes femmes contre 50 jeunes garçons de 13 à 18 ans. En général, la fabrication des épingles dans l’ouest de l’Angleterre se fait principalement par des jeunes femmes. Les renseignements de l’enquête de 1843 sont confirmés par de récentes communications faites à l’Association pour l’avancement des sciences sociales : les ateliers de Birmingham occupent toujours la même proportion de femmes pour les ouvrages métalliques. On nous représente les ouvrières du Staffordshire, employées à la fabrication des clous, comme noires de suie, charnues, musculeuses et repoussantes d’aspect. Dans beaucoup de poteries, d’ateliers de porcelaines et de briqueteries, on compte quelquefois moins d’hommes que de femmes, qui, dans ces emplois, ont perdu pour ainsi dire les dehors de leur sexe. Dans les papeteries, le nombre des femmes est souvent égal, quelquefois supérieur à celui des hommes ; en Belgique, on en voit encore beaucoup dans les mines ; en Angleterre, elles y aidaient autrefois en grand nombre aux travaux du fond, aujourd’hui on ne les emploie plus qu’aux travaux de surface ; en Silésie enfin, elles n’ont quitté les tâches souterraines qu’à la suite d’un récent arrêté.
À combien peut-on évaluer le nombre des femmes ainsi réparties ? En Angleterre, ce recensement a été fait avec quelque précision ; pour les industries textiles 467 261 femmes, pour les poteries 20 000 ; pour les industries récemment soumises au régime de l’acte des manufactures 130 000 ; dans les autres ateliers, 130 000 encore ; en tout 741 261. Chiffre considérable cité par lord Brougham qui, après une étude faite avec soin, en était venu à déclarer publiquement que « les trois quarts des femmes adultes non mariées, les deux tiers des veuves et un septième des femmes mariées sont occupées en Angleterre à des travaux indépendants et isolés » — ce sont ses expressions — sans compter la multitude des épouses, des filles et des sœurs qui participent, soit au comptoir, soit dans les fermes, soit dans les ateliers domestiques, aux industries de la famille. Cette distribution du travail a amené, soit dit en passant, les plus singulières anomalies dans la répartition des sexes. Ainsi, tandis que, dans l’ensemble de la population regnicole, cette répartition se balance à une petite fraction près, il y a de notables inégalités d’une localité à l’autre. Les villes, par exemple, où se fabriquent la bonneterie et la dentelle comptent plus de femmes que d’hommes ; au contraire, les villes vouées aux travaux métalliques ont beaucoup plus d’hommes que de femmes. Nottingham, qui compte 100 000 habitants, a 10 000 femmes de plus que d’hommes, soit 55 000 contre 44 000. La proportion est inverse à Pudley, où l’on travaille le fer et où les hommes dépassent de beaucoup les femmes. Partout où l’agriculture emploie en grandes masses, sous le nom d’agricultural gangs, les femmes et les enfants, cette même disproportion des sexes se reproduit.
La Belgique est sous ce rapport un reflet de l’Angleterre ; le nombre des femmes employées à des travaux soit de force, soit d’adresse, y est très considérable. Le recensement de 1846 constatait qu’il y avait 7 066 femmes, filles, adultes et enfants employées aux travaux des houillères, et 63 036 employées aux travaux des manufactures ; en tout environ 71 000. Depuis lors ce nombre s’est considérablement accru par l’emploi plus développé des femmes dans les filatures. En 1868, d’après les renseignements communiqués au parlement belge, l’on comptait 13 524 femmes et filles occupées à l’exploitation des houillères, travaux du fond ou du jour ; c’est à peu près le double de 1846. Il n’est pas téméraire de dire que le nombre des femmes et des filles travaillant dans les manufactures a dû suivre la même progression, et alors le nombre d’ouvrières, employées en Belgique, dans les manufactures et dans les mines, serait porté à 140 000. Encore ne tiendrait-on pas compte dans ce chiffre des industries diverses qui se sont soumises depuis quelque temps au régime du travail aggloméré.
Il serait difficile d’appliquer à la France des recensements analogues à ceux que fournissent la Belgique et l’Angleterre ; les documents précis font défaut ; il y a quelques enquêtes de détail, mais point d’enquête générale. En Allemagne et dans l’Amérique du Nord le même vide existe, et, quand on parle aux Américains du travail des femmes, ils traitent la question de chimérique. Il y a pourtant un travail américain pour les femmes, et ce n’est pas se tromper de beaucoup que d’évaluer à cent mille le nombre de celles qui en vivent. Les États du Nord-Est comptent beaucoup de manufactures où leur emploi est presque exclusif et qui par leur régime sévère ont fixé depuis longtemps l’attention de l’Europe. D’autres États du Centre, comme l’Ohio et la Pennsylvanie, ont aussi des ateliers de femmes, et l’État de New-York cite avec orgueil ses magasins de détail et ses ateliers de confection où les femmes trouvent des cadres qui leur sont naturellement réservés.
Dans ces considérations générales et cette statistique d’ensemble, l’auteur du mémoire n°2 fait preuve d’une érudition et d’une justesse de vues dignes des plus grands éloges. Les mêmes qualités se retrouvent dans le détail qu’il donne du salaire des femmes en étudiant les diverses branches de leur travail. Il avait là, entre autres guides, deux enquêtes successives de la Chambre de commerce de Paris, qui, outre leurs données sûres, lui fournissaient l’occasion de curieux rapprochements. Il a aussi traité et résolu d’une façon très ingénieuse une question délicate, les causes de l’inégalité des salaires entre les hommes et les femmes. Il n’est pas moins bien inspiré quand il parle de l’instruction des femmes employées dans l’industrie et qui se confond bon gré mal gré avec la grande thèse de l’instruction à donner aux femmes en général et en dehors des distinctions techniques. Enfin il passe à l’examen, essentiellement désigné dans le concours, des lois et des coutumes qui régissent le travail des femmes en France et à l’étranger.
Au seuil même de cet examen une circonstance frappe l’auteur, c’est que le seul peuple qui ait donné au travail des femmes des garanties sérieuses est celui qui se montre le plus jaloux du maintien de toutes ses libertés, le peuple anglais. S’est-il contredit en agissant ainsi ? Non, et l’auteur le démontre ingénieusement. La loi anglaise ne pouvait rien stipuler pour l’homme adulte, quelque abus qu’on en fît ; elle a pris alors la femme qui est, à certains égards, en Angleterre, dans la position d’un enfant. Fille, la loi la protège contre la séduction ; mariée, elle est dépouillée de tous les droits que notre code reconnaît ; l’autorité maritale pèse d’un poids écrasant sur elle et encore plus sur sa fortune. Dans ces conditions, la loi a pu se croire autorisée à étendre sur le travail cette sorte de tutelle, et en réalité, les abus une fois nés, elle l’a fait sans hésitation comme sans scrupule : par la force des choses, elle a atteint l’homme sans le comprendre nominativement, à raison de la connexité qui règne entre l’homme et la femme dans les travaux industriels. C’est ainsi que dans la législation civile on avait placé les cours d’équité à côté et en face des cours de droit strict.
Ce fut sir Robert le père qui, le premier, fit passer l’acte 42 George III, chap. 73, pour la conservation de la santé et de la moralité des jeunes ouvrières employées dans les manufactures de coton et de laine. Le travail au-delà de douze heures y était prohibé. Plus tard, en 1819, un nouveau bill, amendant le précédent, défendait l’emploi de l’enfant au-dessous de 9 ans. L’effet de ces deux bills fut à peu près nul ; une sanction y manquait, l’inspection salariée. Pour rencontrer le premier règlement du travail industriel, il faut arriver à 1833 ; ici commence pour les Anglais ce qu’ils nomment leur factory act. Les prescriptions antérieures y étaient rappelées et confirmées : de plus il y avait interdiction du travail de nuit pour toute personne au-dessous de 18 ans ; le travail de jour était limité à 12 heures par jour et à 69 heures par semaine. Rien cependant jusque-là ne s’était directement appliqué au travail des femmes. Le premier document qui en fait mention est l’acte de 1844, 7 et 8 Victoria, chap. 15. On y assimile pour la première fois les femmes au-dessus de 18 ans aux jeunes gens pour lesquels des restrictions étaient stipulées soit dans ce bill, soit dans les bills antérieurs. C’était donc en cachette, pour ainsi dire, et presque subrepticement, que la femme adulte entrait dans le domaine de la loi et, dans la mesure que nous avons indiquée, y entraînait l’homme. L’acte de 1844 renfermait en outre cette clause importante (paragraphe 35) que les enfants, les jeunes garçons et les femmes adultes par conséquent ne pourraient être employés, l’après-midi du samedi, plus tard que quatre heures et demie, et cela sous aucun prétexte. Tous ces bills étaient si bien pour l’homme adulte un assujettissement indirect que depuis lors ce chômage partiel du samedi est devenu la règle générale des manufactures.
Il faut suivre dans le mémoire n°2 tous les incidents qui se rattachent à ce principe de réglementation et les bills de détail qui en ont assuré les moindres effets ; il faut également étudier avec les inspecteurs salariés la sanction de la loi dans la surveillance qu’ils exercent et les rapports qu’ils livrent au public. On s’assure ainsi que la mesure est complète et que désormais, comme l’a déclaré l’Association pour l’avancement des sciences sociales, le travail des enfants, des jeunes garçons et des femmes est, en Angleterre, « judicieusement ordonné et réglé ». En jetant les yeux sur les autres États, l’auteur n’y découvre pas les mêmes sujets de satisfaction. Il passe successivement en revue l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique et la France : partout il y a eu des essais, mais nulle part encore on n’a réalisé les garanties que, dans son génie patient, l’Angleterre a pu donner à ses populations laborieuses, sans porter atteinte à l’esprit et à la lettre de ses institutions.
Les derniers chapitres du mémoire n°2 couronnent dignement cette suite de recherches ; après ce qui s’est fait pour le travail des femmes, l’auteur se demande ce qui reste à faire. Il parcourt d’abord le cercle des carrières où elles n’ont pas pénétré et de celles aussi où elles n’ont pénétré qu’insuffisamment ; il examine ce qu’on peut attendre de l’enseignement professionnel des femmes et dit ce qui se passe là-dessus dans les grands États de l’Europe. Il fait ensuite la part des objections et des obstacles : le travail des couvents, celui des prisons, des ouvroirs et des femmes du monde. Tous ces sujets sont judicieusement traités et semés d’indications très heureuses. On y recueille presque à chaque page cette impression que, sans sortir des voies tracées, il reste bien des découvertes à faire et l’auteur en cite des exemples qui sont en effet concluants. Parmi les obstacles il y en a qui tiennent aux mœurs, aux coutumes, et qu’il faut franchir un à un ; il y a aussi ceux qui, pour certains métiers, proviennent de la concurrence des hommes, concurrence souvent implacable ; il y a enfin ceux que suscite aux industries libres le régime du travail dans les établissements pénitentiaires et charitables. L’auteur n’a pas de peine à prouver que ces empêchements, limités dans leurs effets, ne portent que sur des quantités restreintes et ne justifient pas les émotions populaires dont, en temps de crise, ils ont été le prétexte. D’ailleurs, pour quelques-uns de ces établissements, comme les prisons, un intérêt d’ordre public est engagé dans le maintien du travail, soit comme un moyen de discipline, soit comme source du pécule que les libérés toucheront à leur sortie. Dans les ouvroirs, c’est l’apprentissage pour les classes pauvres qui est en jeu, combiné avec l’instruction élémentaire ; enfin, dans toutes ces exceptions, il y a, près de dommages insignifiants, des avantages moraux qu’aucune société ne peut envisager avec indifférence, des situations à ménager ou à respecter.
Le même besoin qui a donné naissance aux ouvroirs se retrouve dans quelques établissements sur lesquels l’auteur insiste avec raison et qui sont le type de ce qu’on peut imaginer de mieux pour la préservation des mœurs dans les ateliers agglomérés. L’auteur nomme ce type l’internat industriel, mieux vaudrait dire manufacturier ; il y voit une imitation de quelques fondations américaines que notre savant confrère M. Michel Chevalier a rendues depuis longtemps populaires en Europe, comme la colonie des jeunes filles de Lowell, aujourd’hui ville de 36 000 âmes, comme d’autres localités où l’on file et tisse le coton, Lawrence, Providence, Fall-River, qui, dans l’ensemble, transforment près d’un million de balles de matière brute au moyen de sept millions de broches mises en activité. Le trait distinctif, on peut dire initial, de cette main-d’œuvre américaine, c’est que l’emploi des femmes y est dominant et qu’on l’a entourée d’autant de garanties que comporte la plus stricte prévoyance. La colonie de Lowell se composait à l’origine de jeunes filles des campagnes voisines qui venaient passer dans l’usine le temps nécessaire pour s’amasser une dot. Elles vivaient groupées par dix ou quinze, dans de petites maisons tenues par des femmes respectables, et, à côté de l’apprentissage industriel, y apprenaient à tour de rôle à tenir un ménage. Quand elles quittaient l’usine, elles rapportaient chez elles, avec de bonnes mœurs, une somme plus grande d’expérience et une épargne en argent qui leur donnait le choix entre les partis. Cette tradition est restée la même à Lowell, quoique l’accroissement du nombre y ait introduit un peu de mélange. À Lawrence, dans le Massachussetts, les garanties contre tout écart ont été poussées plus loin encore. L’usine du Pacific Mill, immense tissage de laine et de coton, occupe 3 600 personnes sur lesquelles on compte 1 700 femmes dont 825 vivent sous le régime de l’internat le plus complet. Les jeunes filles pensionnaires sont réparties dans dix-sept habitations régies par des surintendantes, que choisit avec soin le chef de l’établissement. Chaque ouvrière a sa chambre chauffée en hiver, bien éclairée et décemment meublée. Le salaire de l’ouvrière interne est le même que celui des ouvrières externes, mais il est divisé en trois parts : la première retenue par la maison contre les dépenses de logement et de nourriture, la seconde remise à l’ouvrière pour subvenir à son entretien, la troisième enfin devant concourir à la petite épargne nécessaire à son établissement. Tel est le contrat scrupuleusement exécuté. La liberté de ces jeunes filles reste d’ailleurs entière ; l’objet et la sanction de ce régime sont de leur apprendre à se gouverner elles-mêmes et sous leur responsabilité ; une règle très étroite compense d’ailleurs ce désistement apparent. À la première faute, il y a une réprimande ; à la seconde un impitoyable renvoi. Rien de plus efficace ; il est peu de ces ouvrières qui s’exposent de gaieté de cœur à perdre ou à compromettre le bénéfice de ce stage manufacturier.
Ce que nous avons essayé en ce genre est plus récent et naturellement plus conforme à la culture d’esprit de nos populations. C’est également sur les classes rurales qu’on a fait en France l’épreuve de l’internat, et pour que ce régime y eût la moindre chance de succès il a fallu y associer une influence puissante et directe. C’est à l’influence religieuse qu’on a eu recours ; c’est elle qui anime une dizaine d’établissements où l’on traite l’industrie de la soie et qui peu à peu se sont ouverts à des jeunes filles recrutées dans les campagnes. L’auteur du mémoire n°2 en cite trois des plus importants : Jujurieux dans l’Ain, la Séauve dans la Haute-Loire, Tarare dans le Rhône. Ici point d’écart pour la jeune fille ; la discipline s’empare d’elle dès son entrée et ne la quittera qu’à la sortie. Il n’y a même plus de place pour le caprice ; un contrat a été passé entre la famille et le chef de l’établissement et les conditions de l’apprentissage y sont nettement déterminées. Il faut ajouter que les volontés de ces filles de la campagne s’assouplissent bien vite sous la direction de sœurs qui sont l’âme de ces maisons et qui trouvent dans un mélange de travaux industriels et d’exercices de piété de quoi occuper amplement ces jeunes mains et ces jeunes têtes. Quand on songe à quels rudes travaux et surtout à quelles séductions ces ouvrières échappent, il est impossible de ne pas voir dans ces établissements une sorte de port de refuge pour une adolescence toujours difficile à passer. Le meilleur éloge qu’on en puisse faire, c’est que, dans la plupart des cas, ils rendent aux campagnes, après quelques années d’un service très doux, des femmes bien formées et pourvues d’une épargne, en place de filles à peine dégrossies et vêtues de haillons qu’on leur avait confiées.
Il y a pourtant dans ces internats, nombreux dans le Midi, une condition d’existence sur laquelle il importe d’insister. Presque tous impliquent une gestion des plus délicates ; qu’il s’agisse du moulinage, comme dans la plupart des cas, ou du tissage de la soie, l’entretien des ouvrières est tout entier à la charge des établissements, logement, couchage, nourriture, vêtements ; l’ouvrière est exonérée dès qu’elle fournit sa tâche. Il y aurait donc là ce que l’on nomme un économat ; à qui le confier ? Presque toujours,
c’est sur les sœurs que ce soin retombe, et pour la plus grosse part, sur la supérieure. Pour elle, c’est naturellement une grave responsabilité ; c’est en même temps, pour les entrepreneurs, un souci réel. Plusieurs de ces maisons
comprennent jusqu’à 400 jeunes filles ; la moindre dépense s’y multiplie par le nombre ; quelques centimes de plus ou de moins par tête et par jour ne sont rien en apparence ; en réalité, ces quelques centimes peuvent être une cause de succès ou de ruine pour l’établissement. Voici donc une entreprise industrielle dont la fortune dépend d’une supérieure et de sœurs qui n’y ont qu’un intérêt moral pour ainsi dire, et très indirect dans tous les cas ; les pouvoirs ne se trouvent donc pas du même côté que les risques et la responsabilité ; c’est évidemment un cas d’exception. Et qu’on ne s’imagine pas que, dans un conflit, le dernier mot reste au maître de la maison. Les supérieures ne sont pas toutes accommodantes ; elles ont leurs scrupules et s’en réfèrent, dans les questions épineuses, à leurs conseillers naturels, l’aumônier, quelquefois l’évêque. On en a vu vider les lieux avec éclat plutôt que de céder. Dans ces conditions, les chefs d’usine, qui introduisent chez eux ces saintes filles, ont d’abord à se démettre entre leurs mains d’une partie de leurs attributions, et presque tous, par une piété déférente, s’y prêtent de bonne grâce. Or il se trouve que cette piété serait encore le meilleur des calculs. Sur ce pied, les choses marchent au mieux ; l’accord est complet, et il est au moins douteux qu’il eût pu s’établir dans d’autres conditions.
Nous voici arrivés aux limites de cet examen et aux conclusions de l’auteur. Ces conclusions résument les faits et fixent quelques principes. Fermer les manufactures aux femmes ou leur en restreindre l’accès est une entreprise qui serait calamiteuse si elle était praticable. Il s’agirait d’une diminution de main-d’œuvre dont il est impossible de calculer les suites morales et les préjudices matériels. À quoi bon d’ailleurs et sous quel prétexte ? Entre la manufacture et le travail des femmes, il n’existe pas d’incompatibilité sérieuse, tout au plus quelques inconvénients chaque jour palliés, et qui à la longue disparaîtront. Les femmes, par leur instruction, les manufactures par leurs perfectionnements, tendent visiblement à se rapprocher et à se concilier. Dans les ateliers agglomérés, déjà bien des réformes ont été faites : on a successivement interdit le travail de nuit pour les femmes, le mélange des sexes dans les salles et à la sortie des ateliers ; on a plus récemment créé des demi-payes pour les femmes en couches, ménagé aux mères des facilités pour l’allaitement dans le cours du travail, enfin multiplié toutes les combinaisons que peut suggérer à des hommes de bien un patronage généreux et judicieux. L’atelier de famille n’a pas été négligé non plus. Ne dirait-on pas que la machine à coudre est venue à point nommé pour lui rendre un élément de vie, et l’occasion d’étendre presque indéfiniment ses services ? Dans quelques localités, la vapeur y avait pourvu déjà, et des courroies de transmission ont porté jusque dans des ménages d’ouvriers une quantité appropriée de mouvement et de force. Des moteurs à gaz, des appareils électriques, complètent la série de ces instruments portatifs, et permettent d’en varier l’emploi. L’industrie du domicile, régénérée par la mécanique, n’est donc pas à naître ; elle est née, et c’est aux femmes surtout qu’elle profitera : comment leur disputer un domaine qui leur est si naturel ?
Tel est le mémoire n°2, et cette analyse ne peut donner qu’une idée incomplète de ce qu’il renferme de parties bien étudiées, d’aperçus neufs et de discussions solides. Dans la recherche des faits, l’auteur montre une érudition rare, dans leur classement une méthode habile, dans les déductions qu’il en tire une grande sagacité. Il a su garder, dans des questions délicates, une mesure qui n’exclut pas la fermeté du jugement et qui donne à son mémoire un ton d’autorité réel. C’est en un mot une opinion sensée, toujours conforme à elle-même et soutenue, dans le cours de trois cents pages, avec la même sobriété d’effets, la même maturité d’esprit. Quant au style, il est en tout point ce que comportait le sujet, clair, simple, avec de la vigueur quand il en faut, et toujours une manière tempérée et raisonnable d’exposer et de discuter les choses. La forme est ainsi assortie avec le fond dans une composition qui n’a point de disparates ; tout au plus resterait-il à signaler à l’auteur des longueurs et des répétitions très clairsemées qu’il découvrira en se relisant, et qu’il fera à coup sûr disparaître. En somme, l’œuvre a un vrai mérite, et il y a lieu de s’applaudir d’un concours dont les conditions ont été si heureusement remplies.
La section de morale a donc l’honneur de proposer à l’Académie de décerner le prix du budget au mémoire n°2 dans le concours expiré en 1869, qui avait pour sujet : le Travail des Femmes.
L’Académie adopte les conclusions de ce rapport et décerne le prix du concours au Mémoire n°2 ; l’auteur de ce mémoire est M. Paul LEROY-BEAULIEU, avocat.
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[1] Le livre de John Stuart Mill, The Subjection of Women (1869), fut publié dès la même année dans une traduction française de M. E. Cazelles chez l’éditeur Guillaumin, alors dirigé par une femme, Félicité Guillaumin, la fille de Gilbert, décédé en 1864, sous le titre : L’assujettissement des femmes. L’édition ne s’accompagnait d’aucune préface ou note introductive, et laissait ainsi l’auteur parler seul. L’ouvrage ne fut pas non plus commenté dans le Journal des économistes, qui publiait habituellement un compte-rendu des ouvrages récemment publiés par Guillaumin. C’est que les rédacteurs et auteurs qui participaient à la revue, à la Société d’économie politique ou qui étaient publiés par Guillaumin, estimaient peu ces théories féministes. Des auteurs avancés comme Frédéric Bastiat ou Gustave de Molinari avaient déjà exprimé leur opposition à la liberté de la femme. Les occasions ultérieures prouvèrent la longue survivance de cette conception. En 1890 parut dans la « Petite bibliothèque économique française et étrangère » un volume consacré à John Stuart Mill, comme il y en avait eu d’autres pour Quesnay, Malthus, Ricardo, Bastiat, etc. Rendant compte d’une nouvelle fournée de ces petits ouvrages, et s’arrêtant un instant sur celui de Mill, Henri Baudrillart crut judicieux d’insister encore, en demandant rhétoriquement : « Connaissait-il bien exactement la nature humaine, non pas future, mais existante, celui qui dans son livre sur l’Assujettissement des femmes leur attribue les mêmes facultés et à peu près la même destinée qu’au sexe masculin ? » (Journal des économistes, mars 1890, p. 448) (B.M.)
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